mardi 19 juillet 2011

La transmutation

Nietzsche, la transmutation de toutes les valeurs (la mutation) et le monde tel qu'il est - conservé.


Alors qu'on aurait tendance de nos jours à voir dans Nietzsche un sage foudroyé, tendance allumé à la fin de sa vie, plus encore illuminé, voyons quelle est la clairvoyance de notre philologue ayant embrassé la tragédie pour louer le dionysiaque et saper de manière emportée et postromantique le platonisme et le christianisme. La particularité de Nietzsche consiste à se réclamer du réel (position réaliste) tout en appelant à une mutation étrange et peu définie (position d'idéalisme immanentiste), qu'il baptise de l'expression ésotérique et alchimique (chamanique) de "transmutation de toutes les valeurs" (selon le vocabulaire propre aux histoires de magie adolescentes).
L'autre paradoxe est typiquement contradictoire : selon les dires ébaubis de ses commentateurs, Nietzsche passe pour le contempteur translucide du nihilisme contemporain, le visionnaire (fou-droyé) qui a vu le nihilisme qui advenait sans coup férir - si l'on ne prenait pas les mesures qu'il préconise pour contrer la gangrène dévastatrice et généralisée diagnostiquée depuis les hautes montagnes : "Le désert croît". Mais cette condamnation élitiste contre la masse, les moutons et le troupeau crédule devient nettement contradictoire quand on s'avise que la solution que Nietzsche propose pour contrer le nihilisme revient au... nihilisme.
Le nihilisme que moque et condamne Nietzsche est le nihilisme populacier et majoritaire, quand le nihilisme qu'il propose en alternative est un élitisme hautain, oligarchique. Nietzsche, après avoir été victime de grossières déformations idéologiques (qu'on nous rabâche pour nous rappeler avec culpabilisation que toute critique négative de Nietzsche penche vers la tentation déformatrice et de vilaine nature), se trouve aujourd'hui expurgé dans l'autre sens - dédouané, blanchi, certifié conforme par la pensée dominante (libérale), inattaquable : alors qu'on accusait notre philologue-philosophe de liens directs avec le nazisme et l'antisémitisme (terme impropre), voilà déformais que suite à l'action des postmodernes gauchistes, puis des commentateurs libéraux, Nietzsche a réussi le prodige de passer pour un philosophe sans lien direct avec l'action, surtout l'action politique, un penseur de pure philosophie, incompris parce qu'il représente le parti minoritaire de la contre-philosophie, de la philosophie opposée à Platon et au christianisme.
Chaque fois qu'on critique Nietzsche, la parade commentatrice est trouvée : cette sous-critique revient à de l'incompréhension et de la déformation. J'en veux pour preuve la manière de considérer que le surhomme de Nietzsche serait un concept trop tardif et trop peu utilisé pour signifier quoi que ce soit qui ne soit subordonné de toute façon à l'allégresse et au dionysiaque. Nous y voilà : l'apologie du surhomme rejoint la définition de la joie dionysiaque. Si l'on cherche l'identité de Dionysos, on tombe sur un dieu étranger à la cosmogonie grecque, en lien avec la violence et la folie des instincts déchaînés livrés à eux-mêmes.
N'en déplaise à Rosset qui, depuis sa Philosophie tragique, estime qu'il personnifie le type de philosophe postchrétien et nietzschéen, le surhomme désigne bien plus que le seul philosophe postnietzschéen ayant eu l'insigne mérite d'échapper aux griffes du christianisme par supériorité : le philosophe remplaçant le philosophe platonicien maître de la République n'est pas un nouveau modèle de philosophe, voire un modèle supérieur, mais le modèle atavique d'opposition au philosophe républicain et platonicien - le philosophe qui dirige les oligarques et qui regroupe sous sa tutelle les artistes créateurs de leurs propres valeurs. La cohérence des thèmes nihilistes prônés par Nietzsche (qui en digne nihiliste n'a rien inventé de positif) frappe quand ses commentateurs-thuriféraires ressassent qu'il serait le grand philosophe antinihiliste de notre temps, au nom de son affirmation inconditionnelle de la joie comme quintessence de la vie. Quelle est cette vie qui finit dans la folie (surtout que Nietzsche proposait de voir dans la philosophie une confession généalogique du corps)?
Quelle est cette joie qui est définie comme dionysiaque? Qu'est-ce que cet "artiste créateur de ses propres valeurs" si le lien avec le surhomme relève de l'extrapolation? Le moyen rhétorique que trouvent les nietzschéens de nos jours, en général des libéraux bien érudits et polis, après les gauchistes antimarxistes, et les fascistes intellectuels, c'est d'opposer à toute critique de Nietzsche le contre-fait/contre-feu que Nietzsche aurait énoncé un contenudifférent, donc incompris. Toujours et absolument - différent. Donc incompris. On ne peut oser cette démarche typiquement nihiliste que si l'on arrive à réellement définir la différence (contenu effectif), non si l'on détruit le message positif derrière du verbiage (contenu inexistant et relevant du néant).
Combien de fois se trouverait-on encore confronté à une critique impertinente qui oserait insinuer que Nietzsche est un horrible antisémite ou un néo-nazi? On tombe désormais plus fréquemment sur des critiques de Nietzsche qui sont impertinentes parce qu'elles refusent la critique négative au nom (censeur) des erreurs passées. Triste tabou contemporain : Nietzsche inattaquable - l'immanentisme inattaquable. Rien n'indique que le destin de toute critique contre Nietzsche soit de renouveler ces erreurs. Curieux moyen de réfuter la critique et de censurer l'opposition aux valeurs de Nietzsche. Les nietzschéens supporteraient-ils mal la critique - ou Nietzsche aurait-il caché un fondement dérangeant dans le contradictoire? Ce serait le signe que sa philosophie n'est guère solide - qu'il existe un vice caché et un poison rance dans cette opposition galvanisante et extatique.
Nietzsche, loin d'être philosophe aussi incompris qu'infaillible, mérite la critique parce qu'il défend le parti oligarchique en terre politique - nihiliste dans son fondement philosophique. L'opposition religieuse de Nietzsche au christianisme se comprend mieux quand on mesure que pour lui l'expression philosophique est religieuse et qu'il utilise la philosophie pour vendre sa religion nihiliste adaptée au format de son temps (l'immanentisme tardif et dégénéré).
Si l'on réfute cette manière qu'a la critique nietzschéenne de réfuter la critique contre Nietzsche, l'on en arrive à la question de la - transmutation des valeurs. Nietzsche propose comme dessein élevé et valorisant assigné à la philosophie à partir de lui d'opérer une mutation dionysiaque (dionysienne?) aux fins d'échapper au nihilisme moutonnier et populacier. Mais cette mutation n'est pas l'opération progressiste des idéologues à la sauce Marx, consistant à changer ce monde-ci suivant le désir de l'homme; pas davantage de détruire le monde pour échapper au nihilisme (comme c'est le dessein des fascismes, au premier rang desquels le nazisme désaxé) - voire, en plus, et pas toujours, pour récréer un autre monde, supérieur, qui serait le monde des surhommes, des artistes créateurs capables de dire oui à la vie et de rejeter le ressentiment.
Nietzsche propose de changer de réel tout en se réclamant du réel; et comme il ne propose pas d'opération surnaturelle pour changer les coordonnées du sensible (pour lui le seul réel, ici et maintenant), on peut se demander si le projet nietzschéen ne repose pas sur la supercherie. Nieztcshe n'aurait rien proposé - et ses admirateurs invoqueront la folie venue faucher le génie de Dionysos au moment où il allait nous expliquer son projet de surhomme (en même temps que la volonté de puissance). C'est oublier que Nieztsche marche, par la mentalité diffuse, avec une certaine conscience tout de même, dans les pas de Spinoza. Il entend réformer l'immanentisme selon une conviction (lucide quant à l'immanentisme) : ce n'est pas le réel qu'il convient de changer, seulement le désir, en décidant que le changement du désir changera le réel dans l'optique de l'homme.
Toute philosophie immanentiste prône la complétude du désir comme gradation, voire acmé du nihilisme antique. Nietzsche adapte l'immanentisme en voie d'effondrement à son époque en proposant une "solution" : la mutation consiste à faire muter le désir et non le réel. La transmutation du désir est la transmutation des valeurs au sens où les valeurs proviennent de la généalogie du désir, et non du réel extérieur. On comprend l'accent donné au philosophe-guide-surhomme ou à l'artiste qui crée ses valeurs. Il s'agit de partir du constat selon lequel le désir complet comporte une imperfection : il est fondé sur la raison.
L'élitisme derrière la liberté (l'accroissement de la puissance du désir individuel implique la domination d'une élite de désirs complets) implique l'usage du critère de raison pour départager qui est complet de qui ne l'est pas (le petit nombre du troupeau). La faille de l'immanentisme fondé par Spinoza et en voie d'effondrement dès Nietzsche : le rôle de la raison suppose que le changement peut se faire dans l'homme, alors que Nietzsche avance et grade d'un pas dans l'irrationalisme en décrétant qu'il s'agit de ne rien changer du tout si l'on veut changer réellement, en opérant la grande mutation ontologique à laquelle il aspire (la transmutation de toutes les valeurs) et en parvenant enfin à faire du projet immanentiste un projet fiable (la fin de la philosophie selon Nietzsche).
Nietzsche pourrait apparaître comme le correcteur du spinozisme fondateur, mais sa formation de philologue et sa mégalomanie maniaque (qui s'accroît à la fin de sa vie consciente) le pousse à plus d'ampleur historico-philosophique : il remonte jusqu'à l'Antiquité, il loue les sophistes et élude Aristote. Nietzsche reproche à Aristote le rôle trop prééminent et proéminent qu'il accorde à la raison dans le réel défini comme fini, alors que les sophistes méritent réhabilitation en ce qu'ils sont ses précurseurs dans l'irrationalisme - l'exigence d'irrationalisme va plus loin que tout rationalisme, fût-il fini.
Nietzsche entend changer le désir, pas le réel - réduit le réel au désir, dans un geste imprécis et débonnaire, selon lequel seul ce qui ressort du domaine du désir importe à l'homme, le restant du réel étant étranger à l'intérêt humain, une forme d'être inaccessible à l'homme et assez proche de la catégorie de réel majoritaire - le non-être. La réforme du désir que Nietzsche entend instaurer au nom de l'irrationalisme (le désir complet irrationaliste), c'est la suppression du rôle de la raison, qu'il juge encore trop anthropomorphique - l'homme disposerait de la libre possibilité de contacter sa raison et en fonction de son évolution donnée, il pourrait la développer jusqu'à atteindre la complétude du désir (le changement élitiste spinoziste).
Nietzsche critique cette possibilité et aimerait que les choses soient données (fixées) une bonne fois pour toutes. Selon ce schéma, l'élitisme est expliqué par le donné irréfragable et inéchangeable. La raison existe certes, mais elle est donnée dans l'individu et ne peut rien changer de manière indépendante. Elle peut seulement révéler ce qui est et n'est pas perçu. On ne peut changer le réel. Par contre, on peut promouvoir ceux qui dans une proportion restreinte et valorisante disposent de facultés intellectuelles leur permettant d'atteindre enfin à la mutation ontologique du désir, soit la transmutation des valeurs. Cette mutation est très étrange, au sens où elle part du principe que l'on ne peut rien changer et que le meilleur moyen de changer et de ne rien changer. Le changement serait simple révélation de ce qui est déjà.
On peut juste trier l'or - de la boue. L'action de Nietzsche va dans ce sens : il existe un tout petit nombre d'artistes créateurs de leurs valeurs, et c'est à eux de fonder le nouveau monde des surhommes qui permettra non seulement de pérenniser l'immanentisme, mais aussi d'échapper au nihilisme populacier et moutonnier. L'irrationalisme consiste à nier le rôle de la raison et à le remplacer par la domination. La raison est au service du désir au sens où tous deux visent la domination et que c'est le désir qui est la faculté ultime de la domination.
Mais la mutation ontologique que vise Nietzsche n'est pas un changement dans l'ordre du réel, infini ou fini (comme chez les idéologues progressistes); c'est la transmutation des valeurs consistant à penser que le seul changement qu'on puisse occasionner consiste à mettre en évidence le donné préexistant. Changer, c'est révéler la hiérarchisation forcenée du donné, tel qu'il est et tel qu'il ne peut changer, sans en appeler à l'usage d'une faculté qui permettrait de changer le réel. Changer, c'est demeurer dans le donné, ne pas changer : c'est recueillir le meilleur du donné en acceptant que le donné ne puisse être changé.
Cette conception de Nietzsche se heurtera toujours au fait qu'il n'ait pu la développer puisque les thèmes qui la sous-tendent ont été à peine ébauchées avant l'effondrement final, la maniaqui résulte peut-être d'une tension psychique trop forte liée à un isolement extatique et kamikaze. On retrouverait un prolongement de cette ébauche nietzschéenne dans la conception que Rosset propose du donné et de l'existence (notamment dans Le monde et ses remèdes et dans Logique du pire) : la seule liberté dont on disposerait dans l'existence serait de se suicider. Nietzsche ne pose pas le problème de manière aussi frontale, mais il estime avoir trouvé une nouvelle manière de muter : non pas changer au sens où le changement dépend d'une disposition libre qui décide de changer indépendamment d'éléments extérieurs et étrangers; mais changer au sens où tout est déjà donné, y compris les possibilités de mutation.
Le changement viendrait de la libération d'une donnée fondamentale et non décelée (cachée) du réel - à condition que le réel soit donné une bonne fois pour toutes et que Nietzsche par cette découverte vienne clôturer la connaissance du donné. Les surhommes ont toujours existé, la volonté de puissance a toujours existé, l'éternel retour du même a toujours existé, mais tous ces éléments étaient inaperçus. Le pouvoir de la raison est d'amener à la conscience. Ce qui rend actif le caché, c'est sa conscientisation. Quant à l'élitisme, qui expliquerait que ce phénomène majeur de l'homme et de l'expression de son désir soit demeuré si longtemps inaperçu ou déformé, il se trouve corroboré par le même motif qui animait un Spinoza : dans un monde fini, on ne peut que dominer ou être dominé.
Ce qui a de la valeur domine, mais la domination n'est pas forcément explicite et peut demeurer cachée, du fait de son caractère hasardeux. Une bonne part de l'oeuvre de Nietzsche est consacrée à expliquer que ce qui est bon (l'aristocratique) est dénigré et dénié par les valeurs populacières du troupeau (démocratiques). Nietzsche déteste le christianisme et adore le dionysiaque, alors que la majorité en Occident adore le christianisme et a oublié le dionysiaque.
La raison de cette propension de l'homme à adorer le mauvais et à dénigrer le bon résulte du fait que la structure du réel n'est pas fondée sur des valeurs positives et conscientes, mais sur des valeurs hasardeuses et nécessaires, du coup caché au sens d'ignorer, à découvrir. Le réel hasardeux laisse ses parties dans l'ignorance. Ignorance non voulue, mais ignorance fondamentale, qui ne laisse la possibilité qu'à un seul type de changement : la prise de conscience que ce qui est donné n'est pas connu. Et que ce qui est fini est connaissable une bonne fois pour toutes. Néanmoins, Nietzsche éprouve des difficultés à expliquer que le faible triomphe du fort par le hasard parce que sa vision de l'histoire généalogique ne suffit pas à justifier que le fort soit vaincu - et néanmoins fort. Le lecteur se demande au final si Nietzsche ne se trompe pas dans sa définition du fort - et si tout son système n'est pas branlant.
Le rôle de l'artiste pour Nietzsche n'est plus d'exprimer le beau classique, mais de faire advenir à la conscience l'impensé. Cette vision est extrêmement sombre (pas pessimiste), car le pessimisme suppose que le négatif soit voulu (au sens d'un Schopenhauer), alors que le sombre renvoie au tragique (hasard et nécessité), l'élément premier et le fil conducteur de la pensée nietzschéenne. Nietzsche en arrive au point où il estime que chacun est à sa place et que le philosophe (qu'il est) incarne l'excellence théorique consacrée à sa place - d'excellence. Lui Nietzsche se trouve chargé (en toute mégalomanie) de révéler la volonté de puissance et d'expliquer cette révélation soudaine et tardive par le tragique et le ressentiment. C'est que Nietzsche est excellent et incompris, d'où son isolement d'ermite en haut des montagnes, tout un symbole. Mais l'excellence incomprise est donnée, tout comme la médiocrité majoritaire : chacun à sa place. Le rôle de Nietzsche le philosophe (et du philosophe selon Nietzsche) se borne à révéler le donné caché, à faire advenir le caché à la conscience, ce que réclame Rosset dans sa Logique du pire (un ouvrage philosophique supérieur à la surévaluée et creuse Logique du sens de Deleuze à la même période).
L'importance du caché révélé chez Nietzsche aboutit dans une position immanentiste à une pensée sombre et immuable. La folie de Nietzsche vient sans doute du fait que chez lui tout est figé, fixé, au point d'être englué et glauque. Chez son maître philosophique Schopenhauer, c'est toujours la même mouche qui vient bourdonner par-delà le défilé des individus mouches successifs. On retrouve chez Schopenhauer ce thème de l'immuable donné, mais avec l'inflexion de la volonté qui concède encore à la conscience une part trop importante (indépendante) tendant à réhabiliter le changement dans le donné.
Nietzsche se trouve en désaccord avec Schopenhauer sur ce point précis que le donné n'est pas soumis au changement. La lecture de Rosset s'avère la plus lucide parmi la génération des postmodernes (dont Rosset se trouverait en marge au sens où les postmodernes désigneraient un certain groupe). La nouveauté de Nietzsche tiendrait dans cette idée que tout est donné au point d'être immuable et que tout est déjà là. La seule concession qui peut être faite au changement, c'est que si tout est là, tout n'est pas donné explicitement, mais caché, non de manière volontaire, mais au contraire hasardeuse et nécessaire.
Cette thématique de Nietzsche le rapporte dans le processus immanentiste à un moment de gradation de l'immanentisme, qui prend conscience que son projet s'effondre et que le seul moyen de se sauver consiste à accroître les présupposés et les inflexions de sa base théorique : la nécessité et le donné fini se trouvent portés au point de tension où ils deviennent complètement bloqués, figés, impossibles à changer. Jamais le rôle accordé au changement n'a été aussi fiable. Jamais l'irrationalisme n'a été porté aussi haut, puisque la différence entre Nietzsche et les sophistes, c'est que Nietzsche s'amuse plus en consignant par écrit ses remarques théoriques (à l'inverse de la désinvolture de Protagoras ou Gorgias).
Raison pour laquelle Nietzsche estimera être parvenu au point de tension maximale de la philosophie, allant jusqu'à s'attribuer un rôle historique supérieur au Christ lui-même (ce qui indique que dans sa raison troublée par la mania, Nietzsche admirait le Christ et sans doute les chrétiens eux-mêmes). Du coup, il propose à la fin de réformer le calendrier chrétien en le remplaçant par son propre calendrier. C'est qu'il a découvert (selon lui) que le réel était donné à jamais (figé et fixé) et qu'il détenait enfin le fondement caché du réel, celui que l'on ne découvrit que suite à de longs tâtonnement, durant l'Antiquité jusqu'à la modernité.
Nietzsche s'estime donné en tant que penseur historique pour offrir la vérité à l'immanentisme, à ceci près qu'il échoua dans son projet grandiloquent devant la folie curieuse (et ironique). Dans le processus immanentiste, un Rosset corrige encore les dernières approximations de Nietzsche en proposant quelques arrangements en gradation : on en arrive à une pensée de sophiste, où Rosset se montre moins emporté que Nietzsche, mais où il fige l'existence d'une manière qui ne peut la rendre supportable. Nietzsche essaye encore de s'inscrire dans la philosophie, en prenant pour exemple des philosophes peu orthodoxes comme les moralistes français.
Rosset est déjà dans une forme de philosophie qui n'est pas la nouvelle philosophie en tant que telle, mais, dans le sens que Nietzsche lui conférait, le retour de formes anciennes de nihilisme, comme la sophistique, à ceci près que les sophistes n'étaient pas allés au terme de leur programme, essentiellement à cause de la réaction du monothéisme; quand Rosset espère y parvenir en triomphant du nihilisme moutonnier et majoritaire pour offrir son projet de surhomme antithétique; Rosset serait le révélateur du surhomme de Nietzsche.
Une objection historique : sommes-nous vraiment sortis du nihilisme quand on voit l'effondrement systémique actuel? On pourrait penser que le nihilisme ne fait qu'advenir et que ce n'est qu'après cette période de chaos généralisé que l'on connaîtra la venue du surhomme, qui remplace le Messie monothéiste. Mais on peut aussi estimer que l'on sort du nihilisme si l'on s'avise que le nihilisme a pris la forme du libéralisme démocratique et que le projet de Nietzsche correspond trait pour trait à l'idéal oligarchique. Après le libéralisme, l'oligarchie : en ce sens, Rosset intervient en tant que philosophe qui clôt la période de nihilisme et qui appelle l'avènement des surhommes.
Rosset à la différence de Deleuze ou d'autres postmodernes n'a pas commenté Nietzsche dans le but de poursuivre l'histoire de la philosophie et de proposer sa propre philosophie comme un moment philosophique en appelant d'autres; Rosset a cherché à corriger Nietzsche en l'améliorant. Si Nietzsche était arrivé au bout du processus immanentiste, on ne pourrait le corriger. Rosset estime que Nietzsche est encore trop polémique et qu'il n'a pas vraiment précisé quelle était sa philosophie positive. Il s'en est tenu à une philosophie négative comme la critique de la morale et du ressentiment.
Ce que Rosset retient de Nietzsche, c'est son apologie de la musique comme masque de philosophie positive, en lieu et place de la métaphysique. Le véritable irrationaliste ne propose rien de positif, puisque le rationalisme est circonscrit à l'être. L'irrationaliste est négativiste au sens où il place la limite de l'être dans le non-être. Le négatif limite le positif. Rien ne sert de chercher un positif dicible, puisque le propre du négatif est l'indicible et que le propre du réel est de finir de manière suprême dans l'indicible.
C'est en assumant le négatif et en biffant le positif que Rosset cherche à corriger et améliorer Nietzsche, avec cette idée selon laquelle Nietzsche est encore trop postromantique et trop axé sur l'idée de changement, fût-ce le changement sans changements, soit l'amélioration de ce réel-ci par la mutation du donné. La mutation ontologique à laquelle aspire Nietzsche se nommerait peut-être révélation. Faisant référence à la transmutation de type alchimique, elle consiste bien à transformer le plomb en or, soit le désir condamné par le christianisme en désir complet et surhumain.
Le surhomme est dans l'homme, à condition de préciser qu'il réside dans une petite caste d'hommes supérieurs, qui ont fini par oublier leur supériorité suite au travail de sape des esclaves et du troupeau. Nietzsche vient rétablir la vérité sur le changement, mais en oubliant que ces thèmes sont inutiles et qu'il est inutile de trop chercher à instaurer du nouveau. Selon Rosset, le nouveau (positif) est remplacé par le donné négatif, au sens où l'être est bordé par le non-être.
Le changement devient un gros mot au sens où Nietzsche croyait encore que le réel surhumain succéderait au réel humain, quand bien même ce qui devient se tient dans ce qui est. Rosset abolit le changement. Il considère que le changement est l'illusion de la quête de positivité et que le mieux est de s'en tenir au négatif. La musique est le masque idéal du remplacement, puisqu'elle demeure indicible et qu'elle renvoie à l'expérience humaine du non-être.
Le surhomme est une catégorie qui n'exprime pas le besoin d'une transmutation, mais qui au contraire se tapit à l'intérieur d'un société extérieure, comme le coucou parasite le nid. Rosset estime que la limite de Nietzsche, son postromantisme si l'on veut, consiste à avoir encore trop cherché à se positionner par rapport au changement, à donner une définition du changement, aussi subversive soit cette définition tendant à nier le changement au sens classique et usuel. L'erreur de Nietzsche se trouve encore exacerbée par Rosset : il nie le changement, alors que le changement existe.
L'erreur du changement dénié correspond au changement. Raison pour laquelle la solution que propose Nietzsche pour sortir du nihilisme ne peut être que nihiliste : pour échapper au nihilisme, encore faudrait-il que Nietzsche propose quelque chose de défini et de nouveau. Comme il tape sur le platonisme et le christianisme, il se retrouve avec la critique de la métaphysique sur les bras et il cherche à proposer quelque chose de supérieur et de nouveau par rapport à la métaphysique. Il n'y arrivera jamais et l'aurait-il proposé que ce serait une alternative assez bancale.
Nietzsche va plus loin que la métaphysique, mais son romantisme de type postromantique consiste encore à essayer de rendre le changement conciliable avec l'immanentisme tardif et dégénéré. Rosset reprend ici Nietzsche et décèle l'erreur de Nietzsche. Et si Rosset n'avait fait que poursuivre dans l'erreur de l'immanentisme, qui grandit et grossit à mesure que le processus immanentiste croît en intensité et décroît en influence? L'erreur de la conception du processus selon l'immanentisme est de considérer que le processus est fini. Dès Aristote, on considère que la philosophie peut toucher son terme : car le processus fini comporte bien entendu un terme.
Nietzsche ne fera que rédupliquer et accentuer l'erreur d'un Aristote. L'immanentisme croit dès sa formulation originelle, avec Spinoza, que le terme de la philosophie est atteint - avec la correction du désir complet. Mais la survenue de Nietzsche, puis de sa suite, devrait suffire à indiquer que le processus ne peut être fini, au sens où le processus stable d'un certain niveau, d'une certaine plate-forme, conduit vers un nouveau niveau, et non au terme du processus fini. L'erreur de l'immanentisme, qui ne fait que croître avec la chute progressive mais inéluctable de l'immanentisme, repose sur l'erreur consistant à définir le nihilisme comme l'alternative au nihilisme.
Certes, le nihilisme élitiste diffère du nihilisme du troupeau. Il présente au moins le mérite d'afficher la couleur et de se montrer lucide - on ne peut pas proposer un nihilisme cohérent qui ne soit élitiste. Mais le masque du nihilisme élitiste s'explicite comme le changement dans le même donné, soit comme la négation du changement présentée ocmme changement, ou encore la contradiction insoluble pour la logique. Au passage, le choix du terme "transmutation" par Nietzsche suppose une révélation déjà présente, à un niveau souvent atomique, donc proche de l'atomisme antique de l'école d'Abdère.
Le fait que la transmutation de toutes les valeurs débouche sur le nihilisme pour échapper au nihilisme montre que Nietzsche identifie mal l'identité, en particulier la différence, et qu'il recouvre d'une positivité fausse (le surhumain) une négativité juste (le nihilisme). L'irrationalisme exprime l'appel à ce que la rationalité soit dépassée par l'irrationalité. Le nihilisme n'est pas forcément irrationaliste au sens où il peut considérer que la pensée s'applique juste au rationnel (l'être fini) et que l'irrationnel est impensable, quoiqu'il existe. Le nihilisme irrationaliste exprime donc l'effondrement du modèle le plus modéré de nihilisme, le nihilisme rationaliste, et l'obligation de passer à l'irrationalisme nihiliste.
Face à l'effondrement du modèle rationaliste, il s'agit comme solution d'ouvrir l'être en déconfiture au non-être, soit le positif au négatif. Autant dire que cette "solution" revient à détruire ce qui est si l'on identifie le non-être comme le nom négatif et imprécis de la destruction (contradiction). Dans cette perspective, il est prévisible que Nietzsche confonde le nihilisme avec le nihilisme. C'est l'erreur qui survient quand on propose le négatif comme alternative au positif (l'irrationalisme) - soit quand on ne propose rien d'autre que ce qui est confus (mal identifié) à la place de ce qui est. L'erreur du nihilisme est de séparer ce qui n'est pas de ce qui n'est pas en donnant au non-être un visage de positivité.
A partir de ce moment, le nihilisme est promis à la confusion brillante et c'est ce qui arrive à Nietzsche. Ses commentateurs transis sont trop obnubilés par le brio de ses analyses diverses pour s'apercevoir de l'erreur de leur penseur fétiche. C'est pourtant par ce genre d'analyse qu'ils parviendraient à comprendre ce qui se passe dans notre époque, où un Rosset entérine l'entrée de la destruction dans l'être, un peu comme le cheval de Troie à l'intérieur de Troie indique la destruction et le saccage de la cité. Le chaos plus que le KO.
Les commentateurs se trouvent tellement imprégnés de positivisme et de néo-positivisme qu'ils n'interrogent jamais le postulat initial de l'histoire de la philosophie selon lequel l'auteur commenté présente la base de données indiscutable et donnée à l'analyse académique. Les commentateurs reprennent le coup du donné, qui est une arnaque d'obédience nihiliste, selon lequel on ne peut pas penser sans donné : l'être est le donné. Le donné est tout l'être. Cette manière de penser, outre qu'elle fige la dynamique de la pensée dans un certain domaine, aussi riche soit-il, interdit le renouvellement que seule la créativité autorise et accélère le processus de destruction, que légitime la théorisation analogique de l'entropie.

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