vendredi 30 septembre 2011

Les confessions d'un tueur humaniste

http://www.dailymotion.com/video/xlc9qy_rastani-le-trader-qui-priait-pour-la-recession-et-le-krach_news?start=87#from=embediframe

Cette vidéo du trader Rastani intervenant sur la BBC pour rendre publique la mentalité des financiers autour de la City de Londres pourrait suggérer une confession. Le trader va proposer aux téléspectateurs une solution au "cancer financier" dont il est un auteur anonyme parmi tant d'autres - qui accumule les victimes exponentielles parmi les populations du monde. Eh bien, pas du tout.  Fidèle à la fable des abeilles de Mandeville et aux successeurs contemporains comme Comte-Sponville, selon lesquels les vices privés se commuent en vertus publiques, notre sympathique trader invite ceux qui écoutent ses confessions à lui emboîter le pas et à faire comme lui : profiter de la crise inéluctable, gagner de l'argent sur le dos de ceux qui souffrent ou meurent. Autrement dit, il s'agit dans cette mentalité pour le moins surprenante de faire du profit avec la misère environnante et de proposer la solution : j'accrédite la méthode destructrice au nom du profit. Avec un mensonge renouvelé, le "diviser pour régner" prend la forme d'une affirmation sidérante : tout le monde pourrait s'enrichir sur le dos de la crise (une entité biologique?) en jouant à la baisse - et pas seulement la clique des initiés aux combines de la spéculation financière.
Affirmation donnant bonne conscience, en premier lieu à l'intervenant lui-même, qui montre que sa viscérale entreprise de prédation n'est pas réservée à son égoïsme ou à celui de quelques complices; mais que cette mentalité peut tout à fait fonctionner sur un mode opératoire plus vaste et généralisé. Raisonnement faux, car la domination ne peut s'étendre sans quoi ce n'est plus de la domination (la domination est élitiste ou n'est pas). En 2010, des théoriciens de haut niveau de l'Empire britannique, localisé autour de la LSE, appelaient rien moins qu'à rationaliser l'irrationnel en recourant à des techniques ultrasavantes de rénovation transdisciplinaire. Autant dire : justifier de l'impossible, soit restaurer le principe de contradiction en guise de raisonnement. Quand notre trader émérite et cynique nous livre le fond de sa pensée, il explique en gros que tout le monde peut dominer.
Cette affirmation contient deux sens opposés :
1) le principe de domination peut être étendu, ce qui est une assertion manifestement fausse et délirante;
2) n'importe qui peut participer à l'exercice de domination, ce qui revient à dire que l'inégalitarisme n'est pas fermé, mais ouvert (qu'il intègre n'importe qui capable de dominer).
C'est ce deuxième sens que le trader défend : il se montre favorable à une forme d'oligarchie ouverte, qui n'est pas népotique, mais où les élites, loin de se reproduire, selon le titre fameux de Bourdieu et Passeron, changent de personnel agissant, tout en conservant leur principe de la sélection drastique et inégalitariste. C'est aussi une conception plus raisonnable que la forme furieuse et démagogique consistant à lancer que tout le monde peut dominer. Je ne pense pas que ce soit une forme stable : l'histoire enseigne que l'oligarchie se déploie selon un mode de caste fermée, dans lequel elle finit par dégénérer et où elle ne parvient pas à se renouveler. Le principe explicatif repose sur le processus de la sélectivité : on ne peut sélectionner que dans un champ fini, où la sélection est possible. Mais toute finitude est entropique : toute oligarchie est fermée.
La solution proposée par le trader ressortit du prétexte et de la parade. Elle rappelle la doctrine spinoziste de la liberté, qui serait révolutionnaire : la liberté comme accroissement de la puissance. A cette aune, n'importe quel désir peut accroître sa puissance (sa complétude), mais également : peu de désirs au final peuvent accroître leur puissance, car le propre de la domination, c'est qu'elle est forcément élitiste et inégalitariste. La liberté selon Spinoza montre sa véritable nature (et son inconséquence); et que cette conception se retrouve chez le trader, qui loin de citer directement Spinoza (qu'il ne connaît peut-être même pas) reprend une mentalité ultralibérale dont la connaissance théorique n'est pas l'impératif premier. Le libéralisme consiste à faire montre de pragmatisme dans l'usage de la domination, posture parfaitement conséquente puisque la domination n'est pas attractive d'un point de vue théorique.
La théorie mène au constat entropique de la destruction, quand la pratique expurgée soigneusement de la théorie procure la jouissance de la domination à qui domine. L'ultralibéralisme est une théorie minimaliste qui se contente de simplifier au maximum l'immanentisme philosophique, celui d'un Spinoza par exemple, pour se concentrer sur les fondements qui légitiment la pratique du commerce (l'impérialisme commercial). L'ultralibéralisme est une simplification de l'idéologie libérale qui comme l'idéologie marxiste est une simplification abusive de la théorie immanentiste, elle-même simplification de la théorie métaphysique, qui par contre rend cohérente le nihilisme antique, fondement théorique inévitable qu'on s'empresse d'évacuer pour se concentrer sur l'aspect pratique (chez les marxistes, c'est l'idéologie entendue comme politique; chez les libéraux, c'est le commerce entendu comme exercice de la domination la plus cruelle, ainsi que l'atteste l'exemple historique de la Compagnie des Indes).
Derrière cet appel simpliste et déculpabilisant à profiter largement - majoritairement? - de la crise, tout phénomène marquant (comme la crise) se déroule de manière majoritaire : si la crise est majoritaire, faire de l'argent avec la crise ne peut être qu'un phénomène minoritaire; et si le phénomène de profit devenait majoritaire, la crise disparaîtrait -  le phénomène de la crise ressortit du désordre et n'amène aucun ordre viable alternatif. En fait, la "solution" que propose le repenti trader sur la voie de la rédemption monétariste quand on cherche à l'appliquer se révèle intenable : on ne peut profiter de la crise que de manière élitiste, dominatrice - en accroissant encore le processus de destruction déjà à l'oeuvre.
Ce que nous dit le trader est marqué du coin du faux : il essaye de nominaliser et de fixer (au sens fixiste) le système oligarchique, plurielle, morcelé, divisé et fragile de l'oligarchie financière en livrant le nom du dominateur stable, secret et tout-puissant : c'est la banque d'affaires Goldmann Sachs qui joue ce rôle. Pas question de chercher à relativiser la responsabilité de Goldmann Sachs dans certains des problèmes qui surviennent de par le monde (comme en Grèce), mais Goldmann Sachs n'est au mieux qu'une composante dans l'organigramme de l'oligarchie financière - et qu'un instrument au service de l'oligarchie tout court, dont la finalité est plus aristocratique que financière. Si Goldmann Scahs était plus qu'un instrument de la spéculation financière, cette banque d'affaires ne se trouverait pas autant dénoncée de par le monde.
Par exemple, on parle moins à Wall Street même des intérêts Morgan (JP Morgan ou Morgan Stanley), alors qu'historiquement et à l'heure actuelle l'influence de Morgan est d'autant plus palpable qu'on en parle beaucoup moins dans les médias - la même remarque pourrait être établie pour un groupe comme Brown Brothers Harriman & Co. On pourrait tout aussi bien préciser que les activités stratégiques de Goldmann Sachs ne sont pas prises à Wall Street, mais dans les bureaux de la City, ce qui confirme la supériorité financière et monétariste de la City sur les marchés financiers mondiaux et apatrides. Le raisonnement du trader tourne fondamentalement autour de la légitimité incontestable de la doctrine libérale dans ce qu'elle propose de plus réactionnaire et radical en ce moment : l'ultralibéralisme promu par Friedmann (et dont on trouve des origines chez les économistes autrichiens comme Hayek, mais aussi chez Walras, le spécialiste du raisonnement formel déconnecté de toute réalité applicable).
L'indignation qu'a soulevée chez les nombreux auditeurs l'intervention du trader vient de sa légitimation cynique et sinistre de la destruction : "on ne peut pas faire autrement", serait la rengaine explicative (frustre et fausse). Comme la plupart des décideurs et stratèges de ce monde libéral purulent, notre petit trader, qui répercute la mentalité en trompe-l'oeil et à courte-vue des marchés financiers et de la spéculation financière, a enfourché le cheval de bataille consistant à légitimer le libéralisme au nom de sa nécessité plutôt que de sa justice. Certes, les méthodes du libéralisme sont de moins en moins défendables; certes, le facteur d'équilibre du libéralisme, véritable deux ex machina de l'idéologie, la fameuse et providentielle "main invisible", se révèle chaque jour plus fausse à l'usage le plus immédiat; mais peu importe, au fond, puisqu'il n'y pas d'autre alternative.
A ce petit jeu de la nécessité venant cautionner les pires politiques de destruction, on sombre bientôt dans des formes de violence et de dictature au nom de l'irréfragable nécessité. J'ai déjà constaté que la nécessité constituait la forme dégénérée d'explication du réel propre au nihilisme, laissant croire que le réel se déploie d'une manière unique et contrainte, c'est-à-dire confondant unité et unicité. L'unité implique que toutes les parties du réel sont unies, bien que le réel soit morcelé et pluriel (hétérogène); l'unicité implique plutôt que le réel soit un et qu'il faille composer avec tous les désagréments éventuels de son avènement, ainsi que l'y engage le test psychologique que Nietzsche intitule l'Eternel Retour (et qui diffère grandement de l'explication ontologique antique, notamment développée par les stoïciens).
Sous couvert d'en montrer les rouages secrets les plus monstrueux, le trader livre une apologie paradoxale et implacable du libéralisme, dont la clé de voûte sophistique serait la nécessité. La nécessité a remplacé la main invisible. L'irrationnel consensuel et miraculeux est remplacé par l'irrationnel radicalisé et radical. La main invisible peut être défendue tant que les prédations libérales inhérentes à l'impérialisme se manifestent au loin, loin du coeur, loin des regards alternatifs des observateurs du monde libéral vivant au coeur du libéralisme (les autres n'existent à ce moment presque pas); quand ces prédations reviennent tel le boomerang toucher le coeur du système libéral, alors la main invisible ne peut plus être proposée comme explication. Le trader la remplace par le mensonge cardinal de la nécessité, et par l'autre mensonge connexe de la possibilité de rendre la domination aussi majoritaire que nécessaire.
Le trader en ment pas; il se ment à lui-même, c'est-à-dire qu'il applique les fondements d'un système qui est faux : le libéralisme historique est faux; les limbes de l'ultralibéralisme théorisé par Walras sont irréalistes; l'ultralibéralisme de Friedmann repose sur la dérégulation, soit l'accroissement de la recette libérale pourtant déséquilibrée. Vous assistez à l'échec public du libéralisme en fin de course, car ceux qui distinguent entre libéralisme politique et libéralisme économique, entre le libéralisme classique nobles et l'ultralibéralisme dégénéré manifestent la même duplication hallucinatoire que les communistes qui au nom de l'idéal disqualifiant les tentatives pratiques toujours ratées (et ne pouvant jamais être réussies), au lieu de disqualifier la théorie au nom de ses erreurs (LaRouche et Cheminade montrent que la critique marxiste du capitalisme passe par la reprise des postulats libéraux).
Avec cette intervention du trader, le libéralisme en fin de course, agonisant et purulent, ne trouve rien de mieux pour se justifier, soit faire parade d'existence, que de décréter que le monstrueux est nécessaire (peut-être monstrueux; toujours nécessaire). C'est : bas les masques, puisque la justification apportée (la nécessité monstrueuse) n'est pas satisfaisante et trouve vite des contestations au nom de la pérennité et de la viabilité. Le trader ne dit rien d'autre que : mon système consiste à légitimer la rapine et la piraterie au nom de la nécessité inévitable; mais si l'on adoubait ce système, les sociétés humaines disparaîtraient assez vite; cependant, je me contrefiche de cette éventualité, car ce qui m'intéresse, ce n'est pas le terme, c'est le court terme, ce n'est pas le processus, c'est (juste) l'instant suivant.
Cette intervention médiatique sur la BBC (la télévision britannique est l'objet de tentatives de régulation du libéralisme qui ne sauraient remettre en question le libéralisme) a engendré des tentatives maladroites de démenti : le trader serait un imposteur et un farceur. Affirmation rassurante démentie par nombre d'articles. Avant même de prendre conscience du caractère vraisemblable (ou non) de l'identité du trader, il était frappant que son intervention légitime l'action des traders, au nom de la nécessité des choses (expression fourre-tout et vague par excellence) et en évacuant le caractère monstrueux de la légitimation de la destruction. Il n'était pas plausible que cette intervention soit une imposture? En tout cas, le discours du trader ne fait que rendre publique la démarche reconnue des marchés spéculatifs, qui consiste à s'aligner sur les théories les plus agressives du libéralisme, en gros la dérégulation friedmanienne et l'école de Chicago, pour légitimer l'action prédatrice en refusant de suivre la logique du processus jusqu'au-boutiste. Au nom de la nécessité, on refuse d'affronter le terme du processus en disséquant ce processus et en le morcelant en instantanés immédiats. Pourtant, un processus de prédation et de piraterie mène à la destruction.
Le trader invoque le bémol de la possibilité de généraliser son action prédatrice, comme si le coucou avançait que tous les oiseaux du nid peuvent aussi faire le coucou. Coucou cocu? Cocu KO? En tout cas, le seul fait que l'on ait pu insinuer que l'intervention du trader ressortit du coup monté, de la comédie gratuite et illusoire, indique à quel point l'action effective des traders repose sur le toc et la mise en scène. En gros, le trader nous explique qu'il vit pour l'immédiat le plus instantané qui soit et qu'il se moque de ce qui adviendra par la suite ou des conséquences de son geste prédateur. Le téléspectateur assiste à la confession d'un tueur à gages financier avec cette nuance que le tueur deviendrait altruiste, généreux et désintéressé - quelqu'un qui vous montre que sa manière de vivre repose sur l'imposture de l'instantané. Pourquoi cette vidéo a-t-elle fait l'objet de tant de démentis qui étaient eux infondés?
Parce qu'elle dérange. Sans doute. Surtout parce qu'elle met à jour que nous vivons dans un système dont les valeurs sont dérangées. Valeurs économiques : valeurs ultralibérales, de spéculation et de dérégulation. Valeurs culturelles et religieuses qui sous-tendent la dévalorisation du politique au profit de l'économique : l'immanentisme sournois et destructeur. Nous vivons dans un système de comédie où l'on mélange la comédie du trader, l'action effective qu'il accomplit et la manipulation qu'il pourrait délivrer, surtout si elle se révèle défavorable au système libéral. Les propos du trader sont si violents qu'il vaudrait mieux qu'ils se révèlent faux. Perdu, ils sont simplement - fous. C'est l'ensemble du système qui nage dans la folie et se berce d'illusions en oubliant que le trader n'est que l'arbre qui cache la forêt, une pitoyable synecdoque, une pathétique projection. Une dernière précision : il reste à inventer le principal : une alternative future supérieure, parce que ce système immanentiste est aussi mort que le cas de la Grèce (et que l'euro en tant que monnaie de la zone euro). Ce n'était pas mieux avant - le retour réactionnaire aux anciennes valeurs monothéistes est périmé. Par contre, ce ne peut qu'être mieux après. Le discours du trader revient à légitimer le recours à la ciguë comme médicament de guérison.

Aucun commentaire: