Quatrième digression.
Un bon moyen de comprendre l'état d'esprit de l'immanentisme terminal consiste à lire Rosset. Comme tous les immanentistes, fidèles à la devise de maître Spinoza, Rosset ne dévoile pas explicitement le nihilisme qui le ronge, mais le représente en réalisme séducteur ou en scepticisme modéré. Le propre de l'immanentisme est de se réfugier dans le déni : depuis Gorgias notamment, on ne sait que trop que l'explicitation des thèses nihilistes débouche sur le rejet et l'oubli. Ce n'est pas une réaction qui serait l'apanage de l'influent Platon; c'est l'ensemble des hommes qui rejettent des prises de position menant vers la destruction.
La prudence des nihilistes s'explique par le fait que le nihilisme repose sur l'erreur et la destruction. Le déni nihiliste s'explique pour les mêmes raisons : on dénie quand on cache - l'erreur. L'erreur centrale du nihilisme consiste à réduire le réel au fini. Cette erreur se réduplique et se renforce dans l'immanentisme, qui explicite le thème mensonger de la complétude du désir - le désir étant l'incarnation du réel. Ce qui est complet est fini : c'est davantage l'esprit de l'immanentisme que sa présentation selon laquelle ce qui est complet est réel.
Dans cette mentalité de déni et de défi, de démesure aussi, il convient d'entériner la réussite du projet ontologique de nature nihiliste : par la mutation. Si le réel est enfin défini, si le désir est complet, ce beau changement de programme implique que la manière de concevoir le réel de manière classique soit fausse. Il faut une nouvelle manière de définir le réel qui soit compatible avec la définition enfin réussie du réel. C'est ici que l'imposture apparaît : cette définition est d'autant plus validée, encensée qu'elle se révèle inexistante.
Le seul moyen de camoufler l'échec retentissant en réussite prodigieuse (l'imposture du plomb transmuté en or) consiste à se réfugier derrière la négativité. Le négatif ne dit pas ce qui est; il dit ce qui n'est pas. Du coup, s'il ne dit rien, il apparaît encore comme l'instance qui dit. Peu importe qu'il ne dise rien - il dit quand même. La négativité exprime le nihilisme. Le négatif est l'incomplétude présentée en complétude. Passe encore de ne dire que ce qui n'est pas; l'imposture consiste à expliquer que ce qui est n'est pas.
Le nihilisme prétend définir le réel dans le moment où il le déforme et le réduit. Le néant naît de l'erreur au sens où l'erreur consiste à libérer l'espace du néant sous prétexte de réduire le réel au fini (sensible). Qu'est-ce que le néant si le néant n'existe pas? Quel est le statut de ce qui n'existe pas? C'est la destruction. Ce qui n'existe pas existe mais sous une forme destructrice - étrangère à l'homme. Cette négativité expression de la destruction passe pour une mutation positive, un changement véritable, une découverte capitale.
Spinoza fait le coup pour fonder l'immanentisme avec son entourloupe de l'incréé : concept (idée au sens fini) tout à fait négatif, au sens où l'incréée est censé (plus que sensé) définir l'infini. Dès les limbes de l'immanentisme, la tentation de néantiser l'infini se manifeste avec l'incréation négativiste. Puis Nietzsche montre à quel point l'immanentisme est du nihilisme modernisé : après son entreprise de critique négative des valeurs transcendantalistes, Nietzsche, que l'humilité n'étouffe guère, prétend apporter enfin la solution à l'immanentisme - force est de constater que ses prédécesseurs, Spinoza, en tête, n'ont rien proposé de tangible.
Nietzsche sombre dans le mutisme délirant avant d'avoir pu proposer quoi que ce soit, mais ses dernières forces sont de plus en plus tournées vers un projet de transmutation de toutes les valeurs, d'inversion des valeurs, de guerre contre le platonisme et le christianisme. Nietzsche propose des alternatives comme le surhomme, l'éternel retour ou la volonté de puissance (ce dernier concept étant d'autant plus à prendre avec des pincettes qu'il est peu expliqué par Nietzsche et qu'il fut déformé par des héritiers traîtres). Des concepts négatifs pour une alternative inexistante.
L'immanentisme croît en faillite à mesure qu'il progresse dans l'histoire. Autant dire qu'il se découvre ou qu'il se démasque. N'en déplaise à Nietzsche, l'immanentisme tardif et dégénéré dont il est le prophète démasque plus ses projets que l'immanentisme originel d'un Spinoza. Avec l'immanentisme terminal, les représentants sont certes des légions éclatées, disséminées. Pour parodier l'ennemi intime de Rosset, ce Derrida spécialiste en concepts foireux, légions différantes. Mais Rosset et ses acolytes de la même mentalité en sont venus à expliciter de plus en plus ouvertement les fondements de l'immanentisme pour montrer que la cohérence tient moins aux idées qu'à la manière de les servir.
C'est l'idée d'un sophiste : je peux tout démontrer, et surtout, je peux démontrer tout et son contraire. C'est bien entendu le gag philosophique défendu par le sophiste Protagoras contre son élève Evathle. L'idée que l'on peut tout démontrer va de pair avec l'idée que l'on peut dominer le réel : dans une configuration finie, le réel est ce que j'en fais. J'en ai fait le tour donc j'en fais ce que j'en veux. Rosset agit de même quand il apporte son interprétation de la pensée ontologique de Parménide : contre l'interprétation classique, contre l'interprétation de Nietzsche, il n'hésite pas à faire de Parménide non un ontologue précurseur du platonisme et de la tradition transcendantaliste, mais un nihiliste affirmant que ce qui n'est pas n'est pas - sous quelque condition que ce soit.
A quelles conditions peut-on tout dire et son contraire? Dans le vocabulaire de Rosset, le réel étant indéfinissable, est réel ce qui est décidé par celui qui a les moyens d'en décider. L'indécidable libère la décision du plus fort. Cette qualité de réel ne découle pas de l'inconnu en tant que tel, mais de la catégorie du figé ou du fixe. Soit de ce qui se présente comme le connu révolutionnaire, alors qu'il est l'inconnu indéfinissable. On ne peut tout dire et son contraire qu'à la condition de se mouvoir dans un espace qui est délimité et dont on maîtrise les limites.
Du coup, le réel n'est pas tant le connaissable ou l'inconnaissable que le dynamique, soit ce qui n'est jamais fini, ce qui change toujours, ce qui possède un sens. Faire sens n'est possible que dans un univers dynamique et infini, quand le sens disparaît dans un univers fixe et faussement connu. Le connu débouche sur l'inconnu, car le seul connu qui soit est le fixe, soit l'erreur. L'infini n'est pas l'inconnu, mais le connu provisoire, soit ce qui fait sens au sens premier : tant il est vrai que l'on peut faire sens sans début ni fin, dans un effort qui est promis à l'amélioration.
L'amélioration indique que le sens est possible et que la connaissance peut progresser. C'est ce que signifie le principe de non contradiction : l'indice non pas tant que le réel est connu (sans contradiction) que l'inconnu présente un moyen de connaissance qui garantit en même temps une certaine méthode. Faire sens, c'est ne pas se contredire. C'est ne pas se contredire tout en sachant que le changement est possible : la cohérence va de pair avec le changement. Le changement peut tout à fait révéler que l'ancien sens est réducteur et que le principe de non contradiction de ce sens se contredit par rapport aux nouveaux critère du sens.
L'idée que le sens ne se contredise pas indique que les principes qui existent ne découlent pas du désir, mais possèdent une extériorité et une indépendance propres. Le principe de non contradiction implique que l'existence du réel ne puisse laisser coexister plusieurs réels indépendants, comme le voudrait la théorie mathématique des multivers. Dire indique que l'on dit une seule chose et pas plusieurs contradictoires, différentes et parallèles (coexistantes).
Cette logique infère l'infinité, pas la finitude. Aristote est connu pour avoir promu le principe de non contradiction. Les sophistes comme Protagoras expliquaient au contraire que tout peut être démontré, une chose et son contraire : ils battaient en brèche le principe de contradiction. Aristote cherche à établir un compromis entre les platoniciens et les sophistes. Le principe de non contradiction est conservé, mais il est inséré dans un réel fini. Le statut du principe de non contradiction fini diffère dans l'infini : d'un côté il signifie l'unicité définitive du réel non défini; de l'autre il explique pourquoi le changement (dynamique) peut être conçu à l'intérieur d'une unicité qui n'est jamais que finie.
L'erreur nihiliste apparaît dans le sens que l'infini fixe au fini : l'ordre fixe existe, l'unicité existe, mais pas en tant que réelle : en tant que partie finie du réel. Le réel lui est infini. Quant à la différence entre Aristote et les sophistes, elle est une querelle d'école à l'intérieur du nihilisme entre ceux qui estiment que le nihilisme peut profiter de la crise monothéiste pour s'expliciter et les tenants de la prudence (du compromis). Ce sont les deux grands courants du nihilisme qui s'affrontent, entre ceux qui estiment que le nihilisme seul est viable et ceux qui pensent que le seul nihilisme viable est issu du compromis passé avec certains pans du transcendantalisme.
Cependant, le principe de non contradiction d'un Aristote fige le réel et n'accepte du sens qu'une version une. Cette conception serait juste si Aristote et ses suivants immédiats avaient découvert l'ensemble du savoir. Leur erreur indique (en particulier) que le réel est infini. La position de l'immanentiste terminal Rosset est proche de celle des sophistes, en particulier de Protagoras et de Gorgias, l'auteur d'un traité périssable sur le non-être, que Rosset n'a jamais cessé de prolonger et de commenter au fond.
Si l'on veut comprendre pourquoi le processus de l'immanentisme suit un mouvement inverse au processus du nihilisme antique, il convient de commencer par le postulat de l'immanentisme : comment faire triompher le nihilisme alors que le nihilisme antique a échoué. Aristote a montré la voie : la prudence, au lieu de l'impudence caractérisée d'un Gorgias (et des autres sophistes) que Platon met en scène. Cette prudence en tant que vertu morale (éthique au sens où la morale nihiliste est finie) est reprise par l'immanentisme qui estime que le nihilisme antique a péché en mettant l'accent sur la finitude du réel, question ontologique, alors qu'il convient de séduire en prêchant la complétude du désir, question morale.
Tant qu'on y est, les immanentistes joignent à leur morale complète un nouvel élan pragmatique, avec l'éloge de la dissimulation plus encore que la prudence. Le masque marque. Leur raisonnement est simple : le plus persuasif moyen de prouver que l'immanentisme fonctionne (au contraire du nihilisme) consiste à présenter une preuve matérielle : la fameuse preuve morale, étant entendu que la morale est pompeusement envisagée d'un point de vue figé (fini). L'opération de diversion consiste à expliquer en gros que le soubassement théorique est valable si l'application pratique (secondaire) est juste.
Afin de faire oublier que l'immanentisme n'a rien résolu au problème ontologique fondamental (le réel est-il ou non fini?), l'immanentisme s'attache à déplacer le problème autour de la question pratique (éthique au sens d'un Spinoza) de la complétude du désir. Si l'on examine la production ontologique la plus achevée de l'immanentisme, celle de l'Éthique, elle ne repose que sur de l'erreur travestie en diversion : l'incréé n'est pas définissable. C'est une pirouette indéfinie.
Dans ce jeu de dupes, l'immanentisme commence par accroître le point de vue du sophiste modéré et prudent Aristote : il s'agit de faire disparaître toute trace de la discorde et de résoudre le problème en le déplaçant - par la complétude du désir. Cette supercherie galvaudée n'ayant rien résolu, le réel finit par revenir s'imposer avec usure, ainsi que l'immanentiste terminal Rosset le proclame lui-même (sans craindre la contradiction). Le processus de l'immanentisme évolue vers la crise structurelle (pour s'exprimer comme les analystes financiers) qui rétablit les réflexes les plus réactionnaires et durs, ceux qui caractérisent les stades du nihilisme explicite.
Suite à l'échec patent de la mutation ontologique défendue par Nietzsche, les disciples de Nietzsche, les immanentistes terminaux dont Rosset est un fidèle indicateur, finissent par cautionner la loi du plus fort et par en revenir aux positions les plus radicales du nihilisme : en gros, ils prônent l'abandon du compromis historique théorisé en Occident durant l'Antiquité par Aristote - et par reprendre les conceptions radicalement fausses des sophistes. Il est frappant de relier Rosset aux programmes (connus quoique grandement perdus) de Gorgias et de Protagoras.
Comme eux, Rosset est un érudit brillant, qui utilise la technique du collage (en langage informatique : du copié-collé) pour mieux légitimer le fait qu'il ne puisse rien réinventer qui n'existe déjà. Un sophiste de l'immanentisme terminal peut au mieux réactualiser ce qui a déjà existé - subsumer ce qui a déjà été pensé, agencé, façonné. Maintenant que l'on a édicté le processus de l'immanentisme qui finit par correspondre au processus du nihilisme antique tel qu'on le connaît en Occident, il convient de citer le passage qui explique de manière centrale la manière dont l'immanentisme terminal prétend abandonner le principe de non contradiction au profit du principe de contradiction.
A l'intérieur du nihilisme, l'école de l'immanentisme terminal entend réaliser la réussite de l'application nihiliste en même temps que l'incarnation de la mutation ontologique chère à Nietzsche. Dans le cadre de la fixité entérinée du réel, la question est de savoir s'il convient de prôner un système de non contradiction ou de contradiction surmontée. Le système de non contradiction fonctionne tant que le cadre fixe est encore valide, soit tant qu'il en est à ses débuts. A partir du moment où le cadre commence à vieillir et à donner des signes de fatigue, la bonne logique telle que celle avancée par maître Aristote commence par vaciller, puis par s'user. Il est alors temps de présenter un durcissement des mesures jugée trop molles en proposant des alternatives radicalement nihilistes : par exemple cette fameuse autant que fumeuse mutation logique du principe de non contradiction.
Citons Rosset dans Le Principe de cruauté (p. 25) comme lui-même se plaît à citer Leopardi :
"On ne peut mieux exposer l'horrible mystère des choses et de l'existence universelle (...) qu'en déclarant insuffisants et même faux, non seulement l'extension, la portée et les forces, mais les principes fondamentaux eux-mêmes de notre raison. Ce principe, par exemple - sans lequel s'effondrent toute proposition, tout discours, tout raisonnement, et l'efficacité même de pouvoir en établir et en concevoir de véridiques -, ce principe, dis-je, selon lequel une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être, semble absolument faux lorsqu'on considère les contradictions palpables qui sont dans la nature. Être effectivement et ne pouvoir en aucune manière être heureux, et ce par impuissance innée, inséparable de l'existence, ou plutôt : être et ne pas pouvoir ne pas être malheureux, sont deux vérités aussi démontrées et certaines quant à l'homme et à tout vivant que peut l'être aucune vérité selon nos principes et notre expérience. Or l'être uni au malheur, et uni à lui de façon nécessaire et par essence, est une chose directement contraire à soi-même, à la perfection et à sa fin propre qui est le seul bonheur, une chose qui se ravage elle-même, qui est sa propre ennemie. Donc l'être des vivants est dans une contradiction naturelle essentielle et nécessaire avec soi-même."
Pour prendre la température de cette psychologie, notons que Leopardi est un aristocrate italien solitaire et malade qui trouve du sens à son existence dans le pessimisme. Il a manifesté certaines sympathies nationalistes, deux attitudes qui le rapprochent d'un autre prince de la misanthropie et de l'absurde, son contemporain Schopenhauer. Même époque, mêmes effets? Leopardi a expliqué sans broncher : « Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. »
C'est ce même Leopardi qui dévoile crûment (au sens que Rosset donne à ce mot de crudité) le lien entre pessimisme et nihilisme : "Dans le néant moi-même" ("nel nulla io stesso"). Certes, Leopardi ne prétend nullement à un quelconque effort de mutation. Pour lui, la vie est intenable, point barre. Traduisez : destructrice. Mais Rosset n'est pas pessimiste; il se présente lui-même comme antipessimiste et tragique. Pour lui, la contradiction de la vie peut être surmontée. Quel est son secret, vu que Nietzsche n'est pas parvenu à instaurer sa mutation ontologique, terrassé par la folie et par des propositions pour le moins bancales? Écoutons Rosset se démarquer de Leopardi : "Le remède [de la vérité] est ici pire que le mal : excédant les forces du malade, il ne peut que soigner un cadavre ayant déjà succombé à l'épreuve d'un réel qui était tau-dessus de ses forces, - ou occasionnellement conforter un bien portant, qui n'en avait pas vraiment besoin."
Telle est la solution à la mutation ontologique impossible de Nietzsche : pour Rosset, le changement dans le réel chez Nietzsche comporte précisément l'erreur de vouloir changer quelque chose (fidèle au principe que rien ne saurait changer rien) : de remplacer la race de l'homme par celle du surhomme, avec toutes ces ratiocinations ubuesques selon lesquelles le surhomme n'est pas une autre race que l'homme, mais qu'il représente la sélection de ce que l'homme produit de meilleur, non pas en un sens physique mais en un sens créateur et artiste (au sens nietzschéen, soit dans un sens figé et immanentiste). Il convient de se montrer plus prosaïque : pourquoi changer - quoi que ce soit?
Les surhommes seront la crème de la crème, fort rare, représentant l'élite : non pas une élite à venir, suivant un processus de mutation, mais une élite qui existe déjà, l'élite de ceux qui parviennent à se montrer heureux dans l'existence, soit à se satisfaire du principe de contradiction qui gouverne le monde. La solution de Leopardi consiste dans l'éloge du suicide, de la mort, de la destruction. Quant à Rosset, il se veut plus lucide que Nietzsche au sens où jamais une élite de surhommes ne remplacera l'homme actuel (suivant une mutation des plus tortueuses qui ne supprime pas l'homme, mais le transforme de manière positive paradoxale). Rosset se rend compte que le projet de Nietzcshe est si embrouillé qu'il est infaisable : au lieu d'un quelconque changement, plus de changement - du tout.
Le surhomme désigne les meilleurs des hommes qui existent déjà, ceux qui si rares sont capables d'aimer la vie dans sa cruauté - malgré son principe de contradiction intenable. Du coup, Rosset ne se montre pas seulement ultra-élitiste et ultra-sélectif, livrant une mentalité dans le droit fil de son maître Schopenhauer - un conservateur exacerbé, encore plus sur le plan ontologique que sur le plan politique (dont le désintérêt signifie qu'il recoupe le terrain fantasmatique de l'ontologie).
La fixité à laquelle tend tout nihiliste se retrouve dans l'immanentisme avec l'évocation de sa fin : la complétude du désir. Pour Spinoza, le changement est possible de manière accessible à n'importe quel humain (encore que cette concpetion implique une élection certaine principe de grâce que l'on retrouve dans les hérésies protestantes dont Spinoza en tant que marrane batave est le contemporain). Pour Nietzsche, qui prend acte de la décrépitude de l'immanentisme, le changement devient un ambitieux et inaccessible plan de mutation qui est impérieux.
Pour Rosset, qui intervient alors que l'échec est consommé, le changement et aussi inutile qu'incertain. Changer implique encore la possibilité - du changement. Le changement est impossible pour un immanentiste terminal qui est épuisé dans le temps où sa mentalité est exsangue. Ne lui reste plus qu'à accepter les choses telles qu'elles sont et telles qu'elles ne peuvent pas ne pas être. La première supercherie consiste à réfuter le principe de non contradiction comme s'il émanait d'Aristote. Aristote fait du bonheur la vertu cardinale de l'homme.
Leopardi de même (sur le mode réceptif et frustré, de l'impuissant famélique et vengeur). Aristote tient cette vertu comme accessible, d'où son adhésion au principe de non contradiction - quand Leopardi la considère comme inaccessible, d'où son pessimisme ravageur (et ravagé). Et Rosset? Sa supercherie consiste à estimer que les élus (dans un sens fort religieux, quoique nihiliste) sont ceux qui dépassent le principe de contradiction par la joie. Joie irrationnelle, joie folle. Mais cette joie indéfinissable est un tour de passe-passe conceptuel qui indéfinissable ne saurait être défini. Si ce qui n'est pas définissable n'existe pas, alors le réel et la joie de Rosset n'existent pas.
Autant dire que cet état qui surmonte le principe de contradiction n'existe pas. Rosset a produit du vent positif - une négativité inavouable qui consiste en fait à réhabiliter le droit du plus fort tel qu'il se trouve déjà défini (cette fois) par Platon dans son Gorgias. Rosset n'a rien inventé. Comme pour sa technique d'écriture, qui consiste à copier-coller, il reprend d'autres citations, en leur donnant un contexte qui est souvent la réactualisation des textes disparus des sophistes. Si j'avais un compliment à adresser à Rosset : au lieu de chercher d'éventuelles découvertes archéologiques, si vous entendez lire des sophistes, vous en avez un contemporain - Clément Rosset. Pas besoin de chercher du côté de chez Protagoras ou surtout de chez Gorgias.
Au fond, cette forme de pensée est toujours la même. C'est l'apologie inconditionnelle du droit du plus fort. Quand cette mentalité se porte bien, elle emprunte les atours de la modération chère à Aristote; quand elle se porte plus mal, aux portes de l'effondrement, elle se présente de manière décomplexée (comme diraient certains néoconservateurs contemporains) et elle loue vertement le plus fort. Droit irrationnel, droit variable, droit qui n'est plus droit, sauf celui de la toute-puissance. Droit d'un Protagoras. Droit travesti derrière le principe surmonté de contradiction.
Ce qui arrive en réalité, c'est la destruction sous couvert d'illusion : destruction de l'homme sous couvert de surmonter le principe de contradiction. Cette destruction se présente à visage quasiment découvert avec le système de l'immanentisme terminal en tant qu'avatar à peine réactualisé des sophistes antiques; le principe de non contradiction contient lui aussi la destruction - évidente dans le cas du principe de contradiction revendiqué. Sous sa formulation aristotélicienne, il contient cette négativité même qui est l'apanage du scepticisme tel que Descartes l'a théorisé à l'aube de la modernité et que son disciple chrétien Marion reprend sans se rendre compte qu'il trahit l'esprit du christianisme de Jésus, de saint Paul et de saint Augustin.
Un bon moyen de comprendre l'état d'esprit de l'immanentisme terminal consiste à lire Rosset. Comme tous les immanentistes, fidèles à la devise de maître Spinoza, Rosset ne dévoile pas explicitement le nihilisme qui le ronge, mais le représente en réalisme séducteur ou en scepticisme modéré. Le propre de l'immanentisme est de se réfugier dans le déni : depuis Gorgias notamment, on ne sait que trop que l'explicitation des thèses nihilistes débouche sur le rejet et l'oubli. Ce n'est pas une réaction qui serait l'apanage de l'influent Platon; c'est l'ensemble des hommes qui rejettent des prises de position menant vers la destruction.
La prudence des nihilistes s'explique par le fait que le nihilisme repose sur l'erreur et la destruction. Le déni nihiliste s'explique pour les mêmes raisons : on dénie quand on cache - l'erreur. L'erreur centrale du nihilisme consiste à réduire le réel au fini. Cette erreur se réduplique et se renforce dans l'immanentisme, qui explicite le thème mensonger de la complétude du désir - le désir étant l'incarnation du réel. Ce qui est complet est fini : c'est davantage l'esprit de l'immanentisme que sa présentation selon laquelle ce qui est complet est réel.
Dans cette mentalité de déni et de défi, de démesure aussi, il convient d'entériner la réussite du projet ontologique de nature nihiliste : par la mutation. Si le réel est enfin défini, si le désir est complet, ce beau changement de programme implique que la manière de concevoir le réel de manière classique soit fausse. Il faut une nouvelle manière de définir le réel qui soit compatible avec la définition enfin réussie du réel. C'est ici que l'imposture apparaît : cette définition est d'autant plus validée, encensée qu'elle se révèle inexistante.
Le seul moyen de camoufler l'échec retentissant en réussite prodigieuse (l'imposture du plomb transmuté en or) consiste à se réfugier derrière la négativité. Le négatif ne dit pas ce qui est; il dit ce qui n'est pas. Du coup, s'il ne dit rien, il apparaît encore comme l'instance qui dit. Peu importe qu'il ne dise rien - il dit quand même. La négativité exprime le nihilisme. Le négatif est l'incomplétude présentée en complétude. Passe encore de ne dire que ce qui n'est pas; l'imposture consiste à expliquer que ce qui est n'est pas.
Le nihilisme prétend définir le réel dans le moment où il le déforme et le réduit. Le néant naît de l'erreur au sens où l'erreur consiste à libérer l'espace du néant sous prétexte de réduire le réel au fini (sensible). Qu'est-ce que le néant si le néant n'existe pas? Quel est le statut de ce qui n'existe pas? C'est la destruction. Ce qui n'existe pas existe mais sous une forme destructrice - étrangère à l'homme. Cette négativité expression de la destruction passe pour une mutation positive, un changement véritable, une découverte capitale.
Spinoza fait le coup pour fonder l'immanentisme avec son entourloupe de l'incréé : concept (idée au sens fini) tout à fait négatif, au sens où l'incréée est censé (plus que sensé) définir l'infini. Dès les limbes de l'immanentisme, la tentation de néantiser l'infini se manifeste avec l'incréation négativiste. Puis Nietzsche montre à quel point l'immanentisme est du nihilisme modernisé : après son entreprise de critique négative des valeurs transcendantalistes, Nietzsche, que l'humilité n'étouffe guère, prétend apporter enfin la solution à l'immanentisme - force est de constater que ses prédécesseurs, Spinoza, en tête, n'ont rien proposé de tangible.
Nietzsche sombre dans le mutisme délirant avant d'avoir pu proposer quoi que ce soit, mais ses dernières forces sont de plus en plus tournées vers un projet de transmutation de toutes les valeurs, d'inversion des valeurs, de guerre contre le platonisme et le christianisme. Nietzsche propose des alternatives comme le surhomme, l'éternel retour ou la volonté de puissance (ce dernier concept étant d'autant plus à prendre avec des pincettes qu'il est peu expliqué par Nietzsche et qu'il fut déformé par des héritiers traîtres). Des concepts négatifs pour une alternative inexistante.
L'immanentisme croît en faillite à mesure qu'il progresse dans l'histoire. Autant dire qu'il se découvre ou qu'il se démasque. N'en déplaise à Nietzsche, l'immanentisme tardif et dégénéré dont il est le prophète démasque plus ses projets que l'immanentisme originel d'un Spinoza. Avec l'immanentisme terminal, les représentants sont certes des légions éclatées, disséminées. Pour parodier l'ennemi intime de Rosset, ce Derrida spécialiste en concepts foireux, légions différantes. Mais Rosset et ses acolytes de la même mentalité en sont venus à expliciter de plus en plus ouvertement les fondements de l'immanentisme pour montrer que la cohérence tient moins aux idées qu'à la manière de les servir.
C'est l'idée d'un sophiste : je peux tout démontrer, et surtout, je peux démontrer tout et son contraire. C'est bien entendu le gag philosophique défendu par le sophiste Protagoras contre son élève Evathle. L'idée que l'on peut tout démontrer va de pair avec l'idée que l'on peut dominer le réel : dans une configuration finie, le réel est ce que j'en fais. J'en ai fait le tour donc j'en fais ce que j'en veux. Rosset agit de même quand il apporte son interprétation de la pensée ontologique de Parménide : contre l'interprétation classique, contre l'interprétation de Nietzsche, il n'hésite pas à faire de Parménide non un ontologue précurseur du platonisme et de la tradition transcendantaliste, mais un nihiliste affirmant que ce qui n'est pas n'est pas - sous quelque condition que ce soit.
A quelles conditions peut-on tout dire et son contraire? Dans le vocabulaire de Rosset, le réel étant indéfinissable, est réel ce qui est décidé par celui qui a les moyens d'en décider. L'indécidable libère la décision du plus fort. Cette qualité de réel ne découle pas de l'inconnu en tant que tel, mais de la catégorie du figé ou du fixe. Soit de ce qui se présente comme le connu révolutionnaire, alors qu'il est l'inconnu indéfinissable. On ne peut tout dire et son contraire qu'à la condition de se mouvoir dans un espace qui est délimité et dont on maîtrise les limites.
Du coup, le réel n'est pas tant le connaissable ou l'inconnaissable que le dynamique, soit ce qui n'est jamais fini, ce qui change toujours, ce qui possède un sens. Faire sens n'est possible que dans un univers dynamique et infini, quand le sens disparaît dans un univers fixe et faussement connu. Le connu débouche sur l'inconnu, car le seul connu qui soit est le fixe, soit l'erreur. L'infini n'est pas l'inconnu, mais le connu provisoire, soit ce qui fait sens au sens premier : tant il est vrai que l'on peut faire sens sans début ni fin, dans un effort qui est promis à l'amélioration.
L'amélioration indique que le sens est possible et que la connaissance peut progresser. C'est ce que signifie le principe de non contradiction : l'indice non pas tant que le réel est connu (sans contradiction) que l'inconnu présente un moyen de connaissance qui garantit en même temps une certaine méthode. Faire sens, c'est ne pas se contredire. C'est ne pas se contredire tout en sachant que le changement est possible : la cohérence va de pair avec le changement. Le changement peut tout à fait révéler que l'ancien sens est réducteur et que le principe de non contradiction de ce sens se contredit par rapport aux nouveaux critère du sens.
L'idée que le sens ne se contredise pas indique que les principes qui existent ne découlent pas du désir, mais possèdent une extériorité et une indépendance propres. Le principe de non contradiction implique que l'existence du réel ne puisse laisser coexister plusieurs réels indépendants, comme le voudrait la théorie mathématique des multivers. Dire indique que l'on dit une seule chose et pas plusieurs contradictoires, différentes et parallèles (coexistantes).
Cette logique infère l'infinité, pas la finitude. Aristote est connu pour avoir promu le principe de non contradiction. Les sophistes comme Protagoras expliquaient au contraire que tout peut être démontré, une chose et son contraire : ils battaient en brèche le principe de contradiction. Aristote cherche à établir un compromis entre les platoniciens et les sophistes. Le principe de non contradiction est conservé, mais il est inséré dans un réel fini. Le statut du principe de non contradiction fini diffère dans l'infini : d'un côté il signifie l'unicité définitive du réel non défini; de l'autre il explique pourquoi le changement (dynamique) peut être conçu à l'intérieur d'une unicité qui n'est jamais que finie.
L'erreur nihiliste apparaît dans le sens que l'infini fixe au fini : l'ordre fixe existe, l'unicité existe, mais pas en tant que réelle : en tant que partie finie du réel. Le réel lui est infini. Quant à la différence entre Aristote et les sophistes, elle est une querelle d'école à l'intérieur du nihilisme entre ceux qui estiment que le nihilisme peut profiter de la crise monothéiste pour s'expliciter et les tenants de la prudence (du compromis). Ce sont les deux grands courants du nihilisme qui s'affrontent, entre ceux qui estiment que le nihilisme seul est viable et ceux qui pensent que le seul nihilisme viable est issu du compromis passé avec certains pans du transcendantalisme.
Cependant, le principe de non contradiction d'un Aristote fige le réel et n'accepte du sens qu'une version une. Cette conception serait juste si Aristote et ses suivants immédiats avaient découvert l'ensemble du savoir. Leur erreur indique (en particulier) que le réel est infini. La position de l'immanentiste terminal Rosset est proche de celle des sophistes, en particulier de Protagoras et de Gorgias, l'auteur d'un traité périssable sur le non-être, que Rosset n'a jamais cessé de prolonger et de commenter au fond.
Si l'on veut comprendre pourquoi le processus de l'immanentisme suit un mouvement inverse au processus du nihilisme antique, il convient de commencer par le postulat de l'immanentisme : comment faire triompher le nihilisme alors que le nihilisme antique a échoué. Aristote a montré la voie : la prudence, au lieu de l'impudence caractérisée d'un Gorgias (et des autres sophistes) que Platon met en scène. Cette prudence en tant que vertu morale (éthique au sens où la morale nihiliste est finie) est reprise par l'immanentisme qui estime que le nihilisme antique a péché en mettant l'accent sur la finitude du réel, question ontologique, alors qu'il convient de séduire en prêchant la complétude du désir, question morale.
Tant qu'on y est, les immanentistes joignent à leur morale complète un nouvel élan pragmatique, avec l'éloge de la dissimulation plus encore que la prudence. Le masque marque. Leur raisonnement est simple : le plus persuasif moyen de prouver que l'immanentisme fonctionne (au contraire du nihilisme) consiste à présenter une preuve matérielle : la fameuse preuve morale, étant entendu que la morale est pompeusement envisagée d'un point de vue figé (fini). L'opération de diversion consiste à expliquer en gros que le soubassement théorique est valable si l'application pratique (secondaire) est juste.
Afin de faire oublier que l'immanentisme n'a rien résolu au problème ontologique fondamental (le réel est-il ou non fini?), l'immanentisme s'attache à déplacer le problème autour de la question pratique (éthique au sens d'un Spinoza) de la complétude du désir. Si l'on examine la production ontologique la plus achevée de l'immanentisme, celle de l'Éthique, elle ne repose que sur de l'erreur travestie en diversion : l'incréé n'est pas définissable. C'est une pirouette indéfinie.
Dans ce jeu de dupes, l'immanentisme commence par accroître le point de vue du sophiste modéré et prudent Aristote : il s'agit de faire disparaître toute trace de la discorde et de résoudre le problème en le déplaçant - par la complétude du désir. Cette supercherie galvaudée n'ayant rien résolu, le réel finit par revenir s'imposer avec usure, ainsi que l'immanentiste terminal Rosset le proclame lui-même (sans craindre la contradiction). Le processus de l'immanentisme évolue vers la crise structurelle (pour s'exprimer comme les analystes financiers) qui rétablit les réflexes les plus réactionnaires et durs, ceux qui caractérisent les stades du nihilisme explicite.
Suite à l'échec patent de la mutation ontologique défendue par Nietzsche, les disciples de Nietzsche, les immanentistes terminaux dont Rosset est un fidèle indicateur, finissent par cautionner la loi du plus fort et par en revenir aux positions les plus radicales du nihilisme : en gros, ils prônent l'abandon du compromis historique théorisé en Occident durant l'Antiquité par Aristote - et par reprendre les conceptions radicalement fausses des sophistes. Il est frappant de relier Rosset aux programmes (connus quoique grandement perdus) de Gorgias et de Protagoras.
Comme eux, Rosset est un érudit brillant, qui utilise la technique du collage (en langage informatique : du copié-collé) pour mieux légitimer le fait qu'il ne puisse rien réinventer qui n'existe déjà. Un sophiste de l'immanentisme terminal peut au mieux réactualiser ce qui a déjà existé - subsumer ce qui a déjà été pensé, agencé, façonné. Maintenant que l'on a édicté le processus de l'immanentisme qui finit par correspondre au processus du nihilisme antique tel qu'on le connaît en Occident, il convient de citer le passage qui explique de manière centrale la manière dont l'immanentisme terminal prétend abandonner le principe de non contradiction au profit du principe de contradiction.
A l'intérieur du nihilisme, l'école de l'immanentisme terminal entend réaliser la réussite de l'application nihiliste en même temps que l'incarnation de la mutation ontologique chère à Nietzsche. Dans le cadre de la fixité entérinée du réel, la question est de savoir s'il convient de prôner un système de non contradiction ou de contradiction surmontée. Le système de non contradiction fonctionne tant que le cadre fixe est encore valide, soit tant qu'il en est à ses débuts. A partir du moment où le cadre commence à vieillir et à donner des signes de fatigue, la bonne logique telle que celle avancée par maître Aristote commence par vaciller, puis par s'user. Il est alors temps de présenter un durcissement des mesures jugée trop molles en proposant des alternatives radicalement nihilistes : par exemple cette fameuse autant que fumeuse mutation logique du principe de non contradiction.
Citons Rosset dans Le Principe de cruauté (p. 25) comme lui-même se plaît à citer Leopardi :
"On ne peut mieux exposer l'horrible mystère des choses et de l'existence universelle (...) qu'en déclarant insuffisants et même faux, non seulement l'extension, la portée et les forces, mais les principes fondamentaux eux-mêmes de notre raison. Ce principe, par exemple - sans lequel s'effondrent toute proposition, tout discours, tout raisonnement, et l'efficacité même de pouvoir en établir et en concevoir de véridiques -, ce principe, dis-je, selon lequel une chose ne peut pas à la fois être et ne pas être, semble absolument faux lorsqu'on considère les contradictions palpables qui sont dans la nature. Être effectivement et ne pouvoir en aucune manière être heureux, et ce par impuissance innée, inséparable de l'existence, ou plutôt : être et ne pas pouvoir ne pas être malheureux, sont deux vérités aussi démontrées et certaines quant à l'homme et à tout vivant que peut l'être aucune vérité selon nos principes et notre expérience. Or l'être uni au malheur, et uni à lui de façon nécessaire et par essence, est une chose directement contraire à soi-même, à la perfection et à sa fin propre qui est le seul bonheur, une chose qui se ravage elle-même, qui est sa propre ennemie. Donc l'être des vivants est dans une contradiction naturelle essentielle et nécessaire avec soi-même."
Pour prendre la température de cette psychologie, notons que Leopardi est un aristocrate italien solitaire et malade qui trouve du sens à son existence dans le pessimisme. Il a manifesté certaines sympathies nationalistes, deux attitudes qui le rapprochent d'un autre prince de la misanthropie et de l'absurde, son contemporain Schopenhauer. Même époque, mêmes effets? Leopardi a expliqué sans broncher : « Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. »
C'est ce même Leopardi qui dévoile crûment (au sens que Rosset donne à ce mot de crudité) le lien entre pessimisme et nihilisme : "Dans le néant moi-même" ("nel nulla io stesso"). Certes, Leopardi ne prétend nullement à un quelconque effort de mutation. Pour lui, la vie est intenable, point barre. Traduisez : destructrice. Mais Rosset n'est pas pessimiste; il se présente lui-même comme antipessimiste et tragique. Pour lui, la contradiction de la vie peut être surmontée. Quel est son secret, vu que Nietzsche n'est pas parvenu à instaurer sa mutation ontologique, terrassé par la folie et par des propositions pour le moins bancales? Écoutons Rosset se démarquer de Leopardi : "Le remède [de la vérité] est ici pire que le mal : excédant les forces du malade, il ne peut que soigner un cadavre ayant déjà succombé à l'épreuve d'un réel qui était tau-dessus de ses forces, - ou occasionnellement conforter un bien portant, qui n'en avait pas vraiment besoin."
Telle est la solution à la mutation ontologique impossible de Nietzsche : pour Rosset, le changement dans le réel chez Nietzsche comporte précisément l'erreur de vouloir changer quelque chose (fidèle au principe que rien ne saurait changer rien) : de remplacer la race de l'homme par celle du surhomme, avec toutes ces ratiocinations ubuesques selon lesquelles le surhomme n'est pas une autre race que l'homme, mais qu'il représente la sélection de ce que l'homme produit de meilleur, non pas en un sens physique mais en un sens créateur et artiste (au sens nietzschéen, soit dans un sens figé et immanentiste). Il convient de se montrer plus prosaïque : pourquoi changer - quoi que ce soit?
Les surhommes seront la crème de la crème, fort rare, représentant l'élite : non pas une élite à venir, suivant un processus de mutation, mais une élite qui existe déjà, l'élite de ceux qui parviennent à se montrer heureux dans l'existence, soit à se satisfaire du principe de contradiction qui gouverne le monde. La solution de Leopardi consiste dans l'éloge du suicide, de la mort, de la destruction. Quant à Rosset, il se veut plus lucide que Nietzsche au sens où jamais une élite de surhommes ne remplacera l'homme actuel (suivant une mutation des plus tortueuses qui ne supprime pas l'homme, mais le transforme de manière positive paradoxale). Rosset se rend compte que le projet de Nietzcshe est si embrouillé qu'il est infaisable : au lieu d'un quelconque changement, plus de changement - du tout.
Le surhomme désigne les meilleurs des hommes qui existent déjà, ceux qui si rares sont capables d'aimer la vie dans sa cruauté - malgré son principe de contradiction intenable. Du coup, Rosset ne se montre pas seulement ultra-élitiste et ultra-sélectif, livrant une mentalité dans le droit fil de son maître Schopenhauer - un conservateur exacerbé, encore plus sur le plan ontologique que sur le plan politique (dont le désintérêt signifie qu'il recoupe le terrain fantasmatique de l'ontologie).
La fixité à laquelle tend tout nihiliste se retrouve dans l'immanentisme avec l'évocation de sa fin : la complétude du désir. Pour Spinoza, le changement est possible de manière accessible à n'importe quel humain (encore que cette concpetion implique une élection certaine principe de grâce que l'on retrouve dans les hérésies protestantes dont Spinoza en tant que marrane batave est le contemporain). Pour Nietzsche, qui prend acte de la décrépitude de l'immanentisme, le changement devient un ambitieux et inaccessible plan de mutation qui est impérieux.
Pour Rosset, qui intervient alors que l'échec est consommé, le changement et aussi inutile qu'incertain. Changer implique encore la possibilité - du changement. Le changement est impossible pour un immanentiste terminal qui est épuisé dans le temps où sa mentalité est exsangue. Ne lui reste plus qu'à accepter les choses telles qu'elles sont et telles qu'elles ne peuvent pas ne pas être. La première supercherie consiste à réfuter le principe de non contradiction comme s'il émanait d'Aristote. Aristote fait du bonheur la vertu cardinale de l'homme.
Leopardi de même (sur le mode réceptif et frustré, de l'impuissant famélique et vengeur). Aristote tient cette vertu comme accessible, d'où son adhésion au principe de non contradiction - quand Leopardi la considère comme inaccessible, d'où son pessimisme ravageur (et ravagé). Et Rosset? Sa supercherie consiste à estimer que les élus (dans un sens fort religieux, quoique nihiliste) sont ceux qui dépassent le principe de contradiction par la joie. Joie irrationnelle, joie folle. Mais cette joie indéfinissable est un tour de passe-passe conceptuel qui indéfinissable ne saurait être défini. Si ce qui n'est pas définissable n'existe pas, alors le réel et la joie de Rosset n'existent pas.
Autant dire que cet état qui surmonte le principe de contradiction n'existe pas. Rosset a produit du vent positif - une négativité inavouable qui consiste en fait à réhabiliter le droit du plus fort tel qu'il se trouve déjà défini (cette fois) par Platon dans son Gorgias. Rosset n'a rien inventé. Comme pour sa technique d'écriture, qui consiste à copier-coller, il reprend d'autres citations, en leur donnant un contexte qui est souvent la réactualisation des textes disparus des sophistes. Si j'avais un compliment à adresser à Rosset : au lieu de chercher d'éventuelles découvertes archéologiques, si vous entendez lire des sophistes, vous en avez un contemporain - Clément Rosset. Pas besoin de chercher du côté de chez Protagoras ou surtout de chez Gorgias.
Au fond, cette forme de pensée est toujours la même. C'est l'apologie inconditionnelle du droit du plus fort. Quand cette mentalité se porte bien, elle emprunte les atours de la modération chère à Aristote; quand elle se porte plus mal, aux portes de l'effondrement, elle se présente de manière décomplexée (comme diraient certains néoconservateurs contemporains) et elle loue vertement le plus fort. Droit irrationnel, droit variable, droit qui n'est plus droit, sauf celui de la toute-puissance. Droit d'un Protagoras. Droit travesti derrière le principe surmonté de contradiction.
Ce qui arrive en réalité, c'est la destruction sous couvert d'illusion : destruction de l'homme sous couvert de surmonter le principe de contradiction. Cette destruction se présente à visage quasiment découvert avec le système de l'immanentisme terminal en tant qu'avatar à peine réactualisé des sophistes antiques; le principe de non contradiction contient lui aussi la destruction - évidente dans le cas du principe de contradiction revendiqué. Sous sa formulation aristotélicienne, il contient cette négativité même qui est l'apanage du scepticisme tel que Descartes l'a théorisé à l'aube de la modernité et que son disciple chrétien Marion reprend sans se rendre compte qu'il trahit l'esprit du christianisme de Jésus, de saint Paul et de saint Augustin.
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