jeudi 17 février 2011

La connaissance inutile

De la méontologie (suite).

Démocrite propose un système antagoniste de nihilisme pur, c'est-à-dire incohérent : sans doute est-ce auprès de Démocrite qu'il faudrait trouver les traces de la tradition nihiliste atavique issue notamment des traditions perse, mésopotamienne (babylonienne) et indienne. Le nihilisme se transmet sous la forme que Démocrite lui renouvelle, alors que ce qu'on nomme les sophistes proposent déjà une approche à partir du matériau nihiliste brut, antique.
Les sophistes se concentrent davantage sur la rhétorique et l'art du beau langage; quand Démocrite s'attache à répéter le substrat de la méontologie nihiliste : à savoir que l'être côtoie le néant. Pour Démocrite, l'expression privilégiée de la méontologie est la physique. La physique constitue le pendant nihiliste de l'ontologie transcendantaliste. Dans le nihilisme, l'ontologie perd son utilité, ce qui rapproche la démarche d'un Démocrite (et de la tradition qu'il représente) de l'exigence des logiciens contemporains qui décrètent que la métaphysique pose de mauvaises questions et de faux problèmes (redoublant d'erreur, car ce que ces logiciens néo-positivistes nomment métaphysique englobe de manière amalgamante la métaphysique de tradition aristotélicienne avec l'ontologie antagoniste, de tradition platonicienne).
Je reviendrai sur la question de l'infini (et de l'indéfini), mais le néant se trouve défini par Démocrite : c'est le vide. Le néant est l'infini avec cette inflexion sémantique et fondamentale qu'il correspond à l'un. Le vide est l'un. La physique est fondamentale en ce que l'expression privilégiée et nécessaire (au sens d'un Démocrite) d'un être multiple ne peut être que la physique, qui s'attache à déchiffrer précisément l'être dans ses dimensions plurielles et multiples.
L'ontologie devient inutile dans la perspective nihiliste d'un être qui est fondé sur les atomes. D'ailleurs, la création de la métaphysique par Aristote, et, de manière posthume, par le dernier de ses disciples à la tête du Lycée n'est possible dans une perspective nihiliste que parce que théoriquement Aristote propose une modification d'importance par rapport à Démocrite : selon Aristote, le néant est multiple et du coup, la métaphysique est la correspondance de l'ontologie en tant que l'être multiple possède un substrat théorique qui naît de cette correspondance entre l'être multiple et le non-être multiple.
Mais chez Démocrite, l'être multiple coexiste de manière antagoniste avec le non-être un. La principale objection à cette présentation qui est atavique et qui n'est pas originale à l'érudit Démocrite, c'est que ce système antagoniste n'explique rien. Il se trouve imposé de manière arbitraire, telle la loi du plus fort. Aristote se souviendra de ce point faible que n'ont pas résolu les sophistes mais qu'ils ont éludé, comme en témoigne leur apologie de la rhétorique faisant comme si le problème théorique fondamentale n'existait pas.
Aristote proposera de reculer d'un cran l'assertion indémontrable et indémontrée en la situant dans le sein du non-être - et non plus de l'être, comme c'est le cas chez Démocrite. Du coup, la mauvaise foi du nihilisme selon Aristote est plus indécidable et moins décelable que chez Démocrite, où la sanction de l'oubli indique que l'on comprend très vite qu'une donnée importante ne fonctionne pas. La deuxième objection, qui est liée à la première, de manière logique et plus encore rationaliste que rationnelle, c'est le statut des atomes.
Les atomes seraient des "corpuscules absolument indivisibles, en nombre illimité, de toutes sortes de formes, de grandeurs indéfiniment variables" (citation de Morel). Nous retombons dans un travers, l'indécidable irrationnel. Si les atomes sont des entités dont nous ignorons tout, on pourrait se demander comment les atomistes ont fait pour découvrir leur existence invisible. On explique de manière irrationnelle les phénomènes de l'être sensible, c'est-à-dire qu'on a recours en guise d'explication à une cause qui expliquant tout n'explique rien.
Si l'on remplaçait les atomes par l'hypothèse du divin, l'obscurantisme de cette démarche sauterait plus encore aux yeux. Pour qu'une cause soit donnée, il faut posséder des preuves rationnelles de son existence. L'hypothèse de Dieu (le divin au sens large) pose déjà le problème de la cause invisible quoique rationnellement défendable. D'aucuns ne se sont pas privés d'expliquer que ce qui est invisible n'existe pas. Ce pourrait d'ailleurs être le propos d'un matérialiste atomiste comme Démocrite, à ceci près que cette école use d'un subterfuge logique en substituant à la critique du divin au nom de l'irrationalisme une alternative tout aussi irrationaliste : les atomes.
Démocrite se trouve pris en flagrant délit de mauvaise foi, ce qui en pensée est rédhibitoire et constitue un crime. Si l'on désapprouvera la censure, on ne peut que comprendre la réaction de Platon : car Démocrite propage rien de moins en Grèce que l'option du coup de force pour vaincre les problèmes et les difficultés afférentes et inhérentes. Comment expliquer que les atomes en nombre illimité puissent coexister avec le vide? S'ils sont illimités, ils occupent l'intégralité de l'espace. Or Démocrite nous dit que l'espace de l'être coexiste avec le vide du non-être.
A moins d'adouber une manière de penser irrationaliste, c'est rationnellement incohérent et impossible. Démocrite s'en sort par l'incohérence. Raison pour laquelle ses écrits innombrables (comme les atomes selon les Abdéritains?) ont été perdus par la postérité : le savoir impressionnant de Démocrite s'appuie sur une connaissance dérisoire car nihiliste. Le nihilisme, c'est le refus de la connaissance et la tentative compensatoire de masquer la connaissance vide par l'abondance de savoir, comme si la quantité pouvait remplacer la qualité.

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