samedi 19 février 2011

Servitude volontaire

Tant qu'un certain état, un certain donné, se trouve en mesure de dispenser une certaine libéralité, voire une certaine prodigalité, à ses membres, il ne s'en prive pas. Jamais un système donné ne s'amuse pour une raison futile ou gratuite à détruire. Tant que la domination permet le progrès, la conception oligarchique y est favorable (le progrès oligarchique étant limité). Ce n'est qu'avec l'effondrement prévisible du donné (de l'état) que la domination n'est plus en mesure d'assurer le progrès moyen de son environnement limité et qu'elle dérive de plus en plus violemment et ouvertement vers la tyrannie - la version la plus dure de l'oligarchie.
Nous avons vécu dans un système qui était encore capable d'assurer à son centre fini et névralgique (l'Occident) cette idée de progrès et de partage. Puis nous nous trouvons dans la période de transition où nous pouvons basculer dans des régimes oligarchiques durs, qui traduisent l'effondrement du système libéral (ayant dérivé dans l'ultralibéralisme). Effondrement prévisible : ce qui est fini finit par être détruit. Le changement nous laisse face à deux grandes options, l'option de la stagnation étant impossible : soit croître, soit décroître. Dans les deux cas, changer - progresser ou disparaître.
Ce n'est pas sciemment, de manière volontaire et nuisible, que des structures d'oligarchie dure (tyrannie) se mettent en place : c'est pour conjurer l'inéluctable effondrement de tout donné, de tout état qui s'inscrit dans le fini, le statique, selon la loi d'entropie. Ces périodes deviennent des moments historiques heurtés et violents, dans lesquels pullulent les complots, les manipulations et les folies collectives (en sus des démences individuelles). Sans doute est-ce la nécessité de réagir, soit de croître, qui pousse un certain donné à refuser son effondrement (décroissance) et à inventer un nouveau donné, un donné anti-entropique (pas une stimulation désintéressée).
Nous nous trouvons dans une telle période de changement, à ceci près que le changement en question est majeur. L'homme passe ni plus ni moins du transcendantalisme à autre chose, à une nouvelle ère - ce que j'ai appelé le néanthéisme. Politiquement, cette période de vacuité s'appuie sur la résurgence religieuse et ontologique du nihilisme moderne : l'immanentisme. On parle beaucoup de la caducité des Etats-nations et de leur remplacement par l'idéologie mondialiste d'inspiration libérale. C'est une manière masquée de légitimer le remplacement de la protection garantie par les Etats par la loi du plus fort, la fameuse lutte de tous contre tous, vantée dès les prémisses de l'Empire britannique par le philosophe politique et partisan indécrottable de l'oligarchie Hobbes.
Nous, citoyens de démocraties libérales condamnées et en péril imminent, pensons (mal) que nous pouvons trouver des solutions (lesquelles?) qui permettent de sauvegarder l'état actuel et de différer, à la Derrida, voire d'empêcher le changement de type platonicien (surtout pas hégélien). Erreur majeur : le changement est nécessaire. Soit nous changeons et nous fondons un nouvel état plus vaste (anti-entropique); soit nous sombrons dans le chaos et la destruction (la fin de l'entropie et de la décroissance). Nous sommes sans autre choix. C'est le mode de fonctionnement lié à la représentation du réel, selon des normes finies, qui se trouve remis en question : le concept de réel fini n'est pas seulement faux; il est rétrograde au sens où il empêche la pérennisation de l'homme.
La théorie entropique est une théorie physique. L'actuelle mode masquée du positivisme et du scientisme conjoints (sous des avatars divers et sophistiqués) permet de passer d'une théorisation physique de l'entropie à sa valorisation philosophique de tendance métaphysique (dans un sens aristotélicien). Que l'on puisse faire passer une imposture philosophique pour une innovation philosophique est caractéristique de l'aveuglement nihiliste dans lequel nous nous mouvons, surtout depuis l'ère immanentiste. Le réel n'est pas entropique. Pas plus que la Terre n'est plate ou que l'espace et le temps ne sont des éléments a priori.
L'interprétation philosophique de l'entropie aboutit à l'apologie du chaos et à l'adaptation sociale et économique de l'homme à la décroissance contradictoire et grotesque. Mais cette réduction du réel à l'économique, puis, telle une peau de chagrin, à l'écologique, indique que l'on installe des barrières entre l'homme et son développement effectif, à tel point que l'on en vient à légitimer de manière insidieuse la nécessité et l'unicité de mesures qui ne sont nécessaires et uniques que dans la perspective destructrice du nihilisme. 2011 : c'est dans cette déformation que l'homme se situe, mais cette méthode n'est pas volontaire.
L'oligarchie n'est jamais volontaire. Elle est, comme elle l'indique elle-même, nécessaire. Le programme oligarchique dégénère en destruction et tyrannie parce qu'il comporte dans le sein de son fonctionnement une erreur cardinale. Pas parce qu'il serait délibérément conscient de cette erreur et qu'il entendrait promouvoir la tyrannie. Parce que l'option tyrannique en tant qu'oligarchie explicite et virulente n'est que le prolongement nécessaire de l'erreur contenue dans les prémisses du réel fini. La théorie entropique est la caution philosophique qui encourage l'erreur nihiliste. Quand on en vient à tenir le physique pour le philosophique, on perpètre le crime nihiliste qui s'appuie sur la confusion théorique entre le physique et le philosophique.
Socrate selon Platon l'enseignait déjà : l'erreur n'est pas volontaire. Le choix de la nécessité oligarchique n'est par conséquent jamais un choix. C'est pourquoi l'expression de servitude volontaire, employée par La Boétie, est une expression qui a obtenu un succès historique et intellectuel d'autant plus important qu'elle repose sur l'erreur : aucune servitude ne peut être volontaire - pas davantage que programmée. Le succès vient du fait que l'expression repose sur une conception immanentiste dans laquelle toute action ne peut résulter que du désir (ou de son parent la volonté).
Il conviendrait sans doute mieux de parler de servitude nécessaire pour indiquer que la nécessité connote et désigne le rétrécissement du réel vers le fini. La volonté de servitude provient de l'erreur qui consiste à estimer que l'option de la tyrannie et de la servitude est unique. C'est non pas la volonté, mais le mimétisme qu'il faut désigner, étant entendu que la volonté en l'occurrence désigne une faculté humaine imparfaite et aveuglée qui ne saurait en aucun cas occuper la place ultime dans l'explication ontologique. Le désir comme fin de l'homme instaure la réduction de l'homme.
Quand on intègre que tout programme oligarchique repose sur le vice, que la théorie immanentiste est erronée, l'expression de servitude volontaire demeure un paradoxe superficiel et qui demeure précisément dans l'esprit de contradiction - dans l'oxymore. La servitude n'est possible que de manière involontaire. La volonté qui est réduite à la fin de l'existence n'est plus de la volonté. C'est une faculté hypertrophiée. La servitude est involontaire au sens où la volonté est subordonnée.
Subordonnée à la raison, qui elle-même se scinde en deux activités intellectuelles et pratique : la raison finie et la raison créatrice, qui crée à partir du moment où elle contacte l'infini. La servitude serait incompatible avec la création. La raison créatrice permet de sortir de la servitude. L'ordre oligarchique engendre immanquablement et nécessairement la servitude. Non pas qu'il fasse exprès, mais qu'il contienne un vice de forme. Pour faire exprès, il faudrait proposer une démarche cohérente. Quand on dispose d'une démarche incohérente, on ne s'en rend pas compte.
La violence détruit la lucidité. Plus de jugement sain dans une mentalité oligarchique et mimétique. Voilà qui nous indique la structure du réel : le réel est incomplet et ouvert au sens où toute tentative de détruire aboutit à la destruction des possibles et à l'instauration de force du mimétisme. Ce n'est jamais par liberté que l'on choisit la nécessité et la destruction. C'est par aveuglement.

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