dimanche 13 février 2011

Total totalitarisme

A première vue, il existe une incompatibilité prononcée entre le choc des civilisations et la fin de l'histoire. La totalité immanentiste (l'immanence) est incompatible avec la reconnaissance de l'extériorité contenue dans le choc des civilisations. Le choc des civilisations reconnaît que la totalité n'est pas encore advenue, mais qu'elle adviendra suite à son action. Cette contradiction n'en est peut-être pas une au sens où le choc des civilisations jouerait comme un correctif reconnaissant l'erreur de la fin de l'histoire tout en essayant de la promouvoir sous une autre forme.
Si l'on prend la notion de choc des civilisations comme concept-clé de la stratégie de guerre contre le terrorisme et de NOM, elle n'est la reconnaissance d'une faille dans la fin de l'histoire que dans la mesure où elle prétend parfaire cette fin de l'histoire - et implicitement elle considère que la fin de l'histoire est un objectif non seulement possible mais souhaitable. Un correctif intervient pour corriger ce qu'il confirme et adoube. Le choc des civilisations adoube la fin de l'histoire.
Si le choc des civilisations apparaît chronologiquement avant la fin de l'histoire popularisée par Fukuyama, l'objectif de fin de l'histoire préexiste au choc des civilisations. De Hegel à Nietzsche en passant par Marx (dont le communisme constitue une fin de l'histoire), il s'agit d'instaurer une alternative ) l'échec du projet immanentiste au sein du réel tel qu'il est. L'idéalisme consiste à instaurer un changement dans le réel, qui chez Marx passe par un changement idéologique et qui culmine chez Nietzsche par le projet contradictoire te fumeux de mutation idéologique au sein du réel tel qu'il est.
Hegel propose aussi son idéalisme qui est un projet à la fois plus rationnel que l'idéal nieztcshéen postromantique et en même temps qui exprime déjà les prémisses de la récupération de l'idéalisme et de la dialectique platoniciennes par une conception hégélienne qui enferme l'infini dans l'irrationnel (à la manière de Descartes, mais en plus poussée). Si Hegel présente un projet moins délirant que Nieztcshe, il est à constater que l'échec de son projet politique (un totalitarisme à la mesure de son appréhension totale de la réalité) se trouve nominalement repris par la clique des experts postmodernes affiliés à l'Empire britannique (dont un Fukuyama incarne un exemple significatif).
Ces gens essayent de corriger la fin de l'histoire dans une mise en abîme sardonique et diabolique : la fin de l'histoire étant originellement une correction de l'histoire classique. Cette fin de l'histoire revue et corrigée propose comme nouvelle inflexion le libéralisme terminal (l'ultralibéralisme inspiré de la Société du Mont-Pèlerin) qui serait la véritable fin de l'histoire. La défaite de la fin de l'histoire est prévisible depuis Hegel : sa dialectique est irrationnelle; mais la correction de la fin de l'histoire est encore plus fausse. D'ailleurs, quand on lit Fukuyama, on ne peut qu'être choqué du simplisme du propos, comme si la fin manifeste de cette fin de l'histoire recoupait la fin d'un Huntington : non pas la profondeur, mais la propagande.
Le choc des civilisations entérine la mort de la civilisation et son remplacement par le monde du désir, qui consiste à susciter un ennemi fantasmatique pour perpétuer son idéal d'immanence. L'emploi du terme civilisation recèle un sens ambigu, puisqu'il contient une connotation colonisatrice (voire raciste) et une connotation assez neutre. Le connotation colonisatrice implique un inégalitarisme entre les civilisations, quand la connotation neutre est dénuée de jugement de valeurs.
Bien qu'il s'en défende, le choc des civilisations contient un impérialisme et un colonialisme obvies, quoique latents en son sein, puisqu'il implique que le modèle occidental de facture libérale (voire laïque) soit le modèle à suivre. Dans une connotation forte, le choc des civilisations implique qu'il faille éradiquer purement et simplement les civilisations autres que le modèle occidental libéral. Mais dans une acception plus modérée (perverse), le modèle implique que les autres civilisations puisse se convertir au modèle supérieur libéral, tout comme le modèle occidental est passé du christianisme au libéralisme.
La supériorité du libéralisme sur le modèle religieux signe plus que la supériorité de l'idéologie sur le religieux. Il faut déceler derrière cette déclaration qui reste confinée à l'idéologique l'empreinte de l'immanentisme : soit la supériorité de la complétude du désir sur le religieux transcendantaliste. Le libéralisme qui dompte d'une manière ou d'une autre l'Islam signifie que le monothéisme se trouve en position d'infériorité par rapport au désir.
La civilisation devient unie : c'est la civilisation mondialisée (globalisée), c'est aussi la civilisation du désir complet, qui est une par rapport à la multiplicité des civilisations religieuses. La seule unification de la civilisation, la seule acception selon laquelle il existe une seule civilisation, c'est la civilisations du désir, par opposition à la multiplicité des cultures d'ordre religieux et transcendantaliste.
Cependant, la production de la théorie du choc des civilisations indique un certain constat d'échec par rapport au constat d'hégémonie durable du modèle libéral triomphateur et unilatéral, avec notamment la théorie de la fin de l'histoire. Dans la fin de l'histoire propagée par Fukuyama, l'homme est parvenu à un stade de nouveauté où l'histoire est une catégorie dépassé et inférieure. Mais la théorie de la fin de l'histoire rendrait inutile la théorie conjointe du choc des civilisations (émanant de cercles anglo-saxons proches du libéralisme unilatéral).
La théorie du choc des civilisations reconnaît implicitement que quelque chose cloche dans la belle harmonie libérale. Le problème touche à la complétude : l'immanentisme fonctionne seulement si la complétude est assurée. Mais la complétude du désir présente un vice de forme : ce qui ne touche pas au domaine du désir existe quand même. Pis, non seulement cette existence étrangère affecte d'un coefficient négatif la complétude du désir, mais encore elle l'affecte de manière redoublée par la destruction qu'elle occasionne.
La complétude est niée par le fait qu'elle ne parvient pas se débarrasser d'un élément d'existence étrangère. Du coup, ce qui est étranger au désir concurrence le désir, voire vient le détruire. L'instauration du choc des civilisations intervient comme un rectificatif de la fin de l'histoire. Est reconnue que la fin de l'histoire n'est pas totalement la fin de l'histoire, soit que le désir n'est pas tout à fait complet. Il faut un ennemi extérieur et imaginaire au désir complet pour poursuivre son existence.
Qu'il faille une extériorité à la complétude agit comme une contradiction : signe que la complétude est un mythe et que la complétude du désir ne correspond pas à l'achèvement de la finitude du réel, mais à la production de la loi du plus fort. Cette loi du plus fort dérive inévitablement vers l'échec. Le désir est assuré de s'effondrer en tant que modèle de civilisation. L'échec du désir total est contenu dans son programme qui lie le mythe de la totalité avec le totalitarisme politique.

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