mardi 1 février 2011

Reconnais-toi toi-même

Pourquoi autant parler du nihilisme alors que c'est un mouvement historique récent, intéressant, quoique mineur? Quand on parle de mineur, on parle d'une reconnaissance qui est officielle, c'est-à-dire qui existe de manière reconnue et apparente. Le critère principal de la reconnaissance tient à la conscience de soi, soit au fait que la reconnaissance implique que c'est à la conscience de se reconnaître elle-même. Principe d'auto-reconnaissance, qui fait qu'on considère qu'une identité est vraie quand elle est reconnue (endossée) par certains. Plus l'idée est reconnue, plus elle est importante. Selon ce critère, le nihilisme est une idée mineure.
Cette manière de considérer les choses peut poser un problème de cohérence si l'on s'avise que la doctrine principale religieuse de par le monde, le transcendantalisme, fonctionne sur l'idée selon laquelle le principe du monde (que les monothéistes nomment Dieu) est caché et invisible, du moins selon les critères de la reconnaissance. Par ailleurs, le fait selon lequel l'homme découvre de nouvelles idées continuellement, au fil de son histoire, implique que la structure du réel ne soit pas donnée une bonne fois pour toutes. Sinon, l'histoire des idées se clôturerait avec son fondateur et la création d'idées serait impossible. L'histoire du divin, pour s'en tenir à cette hypothèse explicative majeure, nous indique que le critère d'autoreconnaissance n'est pas suffisant et qu'au contraire le réel est formé de telle manière qu'il n'est jamais constitué une bonne fois pour toutes - de manière complète et définitive, ouverte et claire, homogène, unilatérale.
Le réel n'est pas défini implique que le réel n'est pas définissable. L'idée selon laquelle on peut juger de la valeur d'une idée en fonction de sa représentativité historique, de sa reconnaissance, est fausse, car elle nie le principe de découverte et le principe d'explication. Elle nie tout bonnement le principe de réel selon lequel le réel n'est pas formé sur un modèle fini et défini, homogène et linéaire. Le réel est formé selon un modèle d'enversion, soit d'hétérogénéité. L'histoire comme phénomène du changement n'est pas possible selon ce modèle. Non seulement on ne peut nier que le caché soit la part qualitative la plus importante du réel, mais l'argument selon lequel le nihilisme serait un mouvement mineur n'est valable que si on lui accorde justement la valeur exclusive de ce qui est visible, reconnu et historique.
Si l'on se souvient que Dieu est caché, il faut en conclure que ce qui est important n'est pas visible en tant que tel, que le visible souffre forcément d'imperfection et de changement - surtout que le réel demande à être explicite par opposition au visible expliicte. Quand une découverte se produit, surtout dans un domaine bien sectorisé comme une branche scientifique, on se rend compte qu'un aspect fondamental du réel n'avait pas été aperçu, alors qu'il s'agit d'une certaine réalité simple et évidente. La découvert d'Einstein pourrait être résumée ainsi d'un point de vu ontologique : que l'espace et le temps n'existent pas a priori.
Ce serait verser dans le préjugé que d'estimer que la découverte physique d'Einstein est définitive. Au contraire, elle est provisoire et sera un jour révisée comme Einstein révisa la découverte physique attribuée à Newton et Kepler. Cette idée de découverte provisoire et en progrès implique que le réel ne délivre jamais son sens définitif, mais qu'au contraire il soit dans sa structure incomplet. Du coup, ce qui existe n'est pas l'ensemble du réel, tant s'en faut; et ce qui n'existe pas ne concorde pas avec ce qui est caché (le moteur de ce qui est caché).
Quelle est la différence entre l'illusoire et le caché? L'illusoire est ce qui n'existera jamais, quand le caché est ce qui existe sans reconnaissance et qui peut advenir à la reconnaissance. La parenté structurelle entre l'illusoire et le caché indique l'importance ontologique du caché. Qu'il puisse y avoir de l'illusoire en plus du caché exprime que la structure du réel n'est pas uni ni homogène. Quant à la différence entre l'illusoire et le caché, c'est que le caché existe quand l'illusoire n'existera jamais.
Cette manière de penser n'implique pas que l'on tienne ce qui n'existe pas pour l'existant, car la différence est notable entre le domaine du caché et celui du faux (au sens aristotélicien). Selon cette définition somme toute classique, le nihilisme peut tout à fait être une manière de considérer le réel aussi importante qu'encore non perçue (encore cachée). Ce n'est pas un argument pertinent que d'objecter que le nihilisme se résume à ses productions visibles - à ce que les hommes reconnaissent de lui.
Qui plus est, la définition du nihilisme consiste à s'appuyer sur le déni. Le déni définit l'inclination à refuser que le réel soit tel qu'il est. Le nihilisme désignerait le refus du réel tel qu'il est (en enversion) pour privilégier le réel tel qu'il apparaît (uni et homogène). Si le réel était immuable et stable, cette inclination au déni régresserait petit à petit - aurait disparu depuis longtemps - pour disparaître tout à fait. Le déni tend à dénier la part de changement qui fait surface dans le réel, soit à ne pas prendre en considération le réel dans sa dimension fondamentale de changement. Le déni refuse le changement au sens où l'aspiration métaphysique (mésontologique) du nihilisme consiste à promouvoir le même tout en cherchant à supprimer le changement, à l'expulser du monde de l'homme.
Si l'on se penche sur la démarche décisive et emblématique d'Aristote, on se rend compte :
1) qu'Aristote parle très peu du néant (ou du non-être);
2) qu'Aristote accorde pourtant une place fondamentale au non-être puisqu'il explique l'être par le non-être.
Cette attitude paradoxale d'Aristote (le non-être est aussi indicible que capital) illustre ce qu'est le nihilisme et pourquoi le nihilisme repose sur le déni. Si Aristote parle très peu du néant alors qu'il lui accorde une place essentielle, c'est parce qu'il considère qu'il n'y a rien à dire du néant. Rien à dire sur le rien. Le rien existe, mais d'un type de mésexistence qui néantise tout type d'existence et tout type de discours. Il n'y aurait rien à objecter à cette approche d'Aristote si elle ne reposait sur l'impossibilité logique : impossible en effet de promouvoir la contradiction au sein du réel. Impossible de promouvoir la destruction.
C'est pourtant à ces résultats calamiteux que court tout nihilisme et c'est la raison pour laquelle Aristote propose une stratégie qui confère au nihilisme une cohérence de discours limité à l'être. Il suffira de repousser l'incohérence d'un cran - dans le non-être. Cette position qui peut sembler très prometteuse de prime abord n'est pas tenable puisqu'elle propose un schéma du réel intenable. Toute l'oeuvre d'Arsitote corrobore le non-être comme non-dit. Non pas qu'Aristote considère que la question du non-être est secondaire, mais qu'il tient le nihilisme pour indicible.
Comme le dira Wittgenstein après lui, dans une veine assez proche de la sienne, puisque Wittgenstein défend une conception des idées mathématiques antiplatoniciennes et opposée au néoplatonisme fervent de Gödel, ce dont on ne peut parler, il faut le taire (il faut le parer). La question est : ne parle-t-on pas du non-être parce qu'il n'est pas important (secondaire) - ou n'en parle-t-on pas parce qu'il n'y a rien à en dire? La réponse coule de source quand on se rend compte qu'Aristote explique la multiplicité de l'être par la multiplicité (incohérente et indémontrable) du non-être. L'importance du nihilisme repose sur le déni du nihilisme - son non-dit.
Aristote rend le nihilisme compatible avec le standard ontologique platonicien, qui détruit lesmésontologies des sophistes ou des atomistes. Ne nous y trompons pas : il le rend en fait compatible avec la mutation du polythéisme vers le monothéisme. L'histoire de l'aristotélisme mâtiné de christianisme démontre ce rapprochement. Mais de même que l'hypothèse capitale de Dieu repose sur le caché, de même l'hypothèse majeure du nihilisme repose sur le déni et le non-dit. Si l'on ne parle pas du nihilisme ou si on lui accorde une importance historique intéressante quoique secondaire, c'est parce qu'on définit mal le nihilisme.
Si le nihilisme se résume à une attitude de désenchantement et de détestation du monde, alors ce nihilisme n'est pas du nihilisme, mais du pessimisme. Le nihilisme correspond souvent à une forme d'hédonisme qui veut se donner un genre social moins repoussant. Mais si le nihilisme exprime le déni du réel hétérogène, et l'approche du réel homogène, alors cette attitude est bien plus ancienne - et elle se révèle atavique. Contrairement à l'idée selon laquelle la première inclination serait religieuse dans un sens classique (transcendantaliste), il appert que le nihilisme est al première réaction de l'homme face au scandale du mystère du réel.
L'homme originel découvre avec effroi qu'il ne sait pas et que la connaissance sera longue et pénible. L'homme est désespéré de découvrir que le savoir sera laborieux. Raison pour laquelle l'attitude courante consiste à verser dans l'obscurantisme (le culte de l'ignorance) et que la réaction versant dans le culte du savoir est une opposition reposant sur le même fondement : la validation du réel fini et fixe.
Quand on ne sait pas, il est tentant de souscrire au réel fixe et fini parce qu'elle délivre la connaissance du réel. Tel est le mouvement explicatif du nihilisme et l'opposition au nihilisme ainsi défini n'est que seconde. C'est le religieux au sens classique qui se manifeste de façon transcendantaliste et qui reprend une communauté de vue du mythe biblique de la Genèsejusqu'à Platon et au christianisme (puis au monothéisme islamique). Le nihilisme n'est plus du tout un mouvement assez contemporain et secondaire; c'est l'origine même de la pensée humaine. Il se retrouve assez facilement chez Aristote, caché sous la finitude du réel et le non-dit du non-être; ou chez Spinoza, enrobé sous l'incréation non définie ou la complétude centrale du désir (rendant superfétatoire tout autre recherche de type ontologique).

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