vendredi 26 novembre 2010

La privatisation du public

Le grand phénomène auquel est confronté notre monde d'immanentisme, c'est le symptôme de la privatisation du public. Par privatisation, on entend d'ordinaire les vagues de privatisation qui réduisent les services publics pour faire gagner de l'argent à l'Etat. Plus le temps passe, plus on se rend compte de l'arnaque, surtout quand au nom du libéralisme et de la liberté mal comprise, on privatise des secteurs régaliens comme les énergies.
Mais allons plus loin. C'est de privatisation totale dont il s'agit. De privatisation totalitaire. Qu'est-ce que le fascisme? C'est quand les intérêts privés s'emparent du contrôle de l'Etat, une dérive qui est inscrite au coeur du libéralisme en tant que processus impérialiste masqué. Le fascisme exprime la privatisation du public, soit le fait que le public censé appartenir à l'intérêt général soit contrôlé en fait par des cercles oligarchiques.
Nous en sommes au point où les institutions publiques manquent de tomber sous la coupe d'intérêts privés. Définition du fascisme... Nous nous trouvons dans une période de préfascisme pouvant amener un possible fascisme universel - dont les formes seraient différentes et inédites, sans doute plus ultimes que les formes qu'a prises le fascisme historique, encore circonscrit par les Etats-nations. Ce préfascisme recoupe aux Etats-Unis les idéologies qui soutiennent l'ultralibéralisme, de l'extrême-droite néoconservatrice aux libertariens en ajoutant les ultralibéraux démocrates, proches en France d'un DSK.
Si l'on s'émeut de l'éventualité palpable d'une privatisation totale de la société, c'est l'inflexion qui pourtant pend au nez. On se soucie guère de la dérive radicale d'un processus dont nous sommes les parties intégrantes - quoique peu intègres. On s'effraye de l'élection des libertariens et autres ultraconservateurs assimilés, sous le vocable de Tea party, aux mouvements de protestation dépolitisés (et peu sensés) de millions de citoyens américains qui en ont assez que leur niveau de vie s'effondre et que leur pays, première puissance du monde, tombe si vite dans la tiers-mondisation.
Ces libertariens d'extrême-droite qui promeuvent l'Etat minimaliste ne sont pas si éloignés des ultralibéraux et autres néoconservateurs, et l'on peut distinguer un geste désespéré dans leur élection, comme si les libertariens pouvaient être des opposants au libéralisme - sauce progressiste ou conservatrice. En réalité, les libertariens sont les opposants idéaux qui légitiment les mesures d'austérité draconienne que les libéraux modérés ne peuvent entériner, surtout s'ils sont progressistes (comme Obama l'hypocrite qui n'aura tenu aucune de ses promesses de campagne). Que l'on relise un théoricien du minarchisme comme Nozick, qui flirta depuis le libertarisme avec le libéralisme.
Si l'on doute de cette parenté entre libéralisme et libertarisme, que l'on remonte jusqu'à la prose d'un Hayek, théoricien oscillant entre ultralibéralisme et anarchisme, qui commence par prôner l'ultralibéralisme et qui finit par exiger une privatisation totale (ou presque) de la société. Nous y sommes. Les libertariens se retrouvent ici les alliés des ultralibéraux, que ces libertariens soient des membres de l'extrême-droite ou de l'extrême-gauche. C'est un de ces secrets honteux que l'on voudrait cacher en Occident : que les libertaires d'extrême-droite (comme Rand Paul, le fils de Ron) proposent des thèses pas très éloignées des fondements libertaires d'extrême-gauche vantés en Europe comme progressistes et intéressants - de la même manière que les libéraux américains ne sont qu'une variante progressiste, de louche keynésienne, du libéralisme conservateur dominant en Europe, avec notamment ce Rawls de pensée politique tartuffe, déshonoré en toile de fond par la politique d'Obama.
Cette privatisation du public signe la privatisation du pouvoir : c'est ainsi qu'on se lamente sur la peoplisation de la vie politique ou les modes de vie dignes du show-business de nos représentants publics. Dérive des rives. On a en France l'exemple emblématique et consternant de Sarko le néoconservateur ultralibéral. Notre hyperprésident (hyper étant le synonyme de minus en jargon contemporain) a marié la Bruni, un mannequin qui fait dans la figuration artistico-mondaine. Mais d'où vient cette tendance à la privatisation du public, dont on retrouve une appellation significative dans la mode des partenariats publics/privés? De l'individualisme - comme gradation radicale et extrémiste de l'individu.
Ce n'est pas qu'il faille revenir sur le mouvement historique où l'individu prend de l'importance et s'émancipe du groupe, à partir du monothéisme, de manière accrue avec la Renaissance, qui traduit l'accélération du processus; mais en comprendre les mécanismes pour extirper les déviances et les impasses, dont la crise actuelle est l'expression paroxystique. L'individualisme considère que la fin du sens réside dans les bornes exclusives de l'individu. C'est cette conception qui est mauvaise, qui détruit et l'individu et le groupe, car elle installe la fixité, alors que la notion de groupe (de collectif) permet l'indéfinie croissance comme garantie vitale, qui passe désormais par l'individu. C'est l'erreur principale des libertaires de tous poils et des anarchistes couplés aux ultralibéraux que de croire que le problème est d'ordre collectif et que l'amélioration passe par le supplément d'individualisme (comme si le mal de l'individualisme pouvait être résolu par le pire de l'individualisme).
La notion de privé recoupe les caractéristiques de l'individu conçu dans sa conception extrême comme individualisme. Le public renvoie au peuple. La négation du public est logique dans une mentalité absolument individualiste, qui ne reconnaît que l'existence de ce qui est propre à l'individu, et qui peu à peu glisse dans l'extrémisme en niant l'existence de la volonté générale. C'est vers cette conception anarchisante (de droite) que se dirige un Rosset, emblème de la pensée immanentiste terminale - ce qui indique les soubassements ontologiques des idéologies politiques.
Le privé commence par être attrayant en renvoyant à ce qui est spécial, donc unique et original, puis peu à peu il se révèle dangereux en ce qu'il isole et sépare - jusqu'à détruire. Le destin de l'individualisme est inscrit dans l'étymologie de privé : il finit par détruire tout ce qui n'est pas circonscrit au privé, soit à une partie du réel qui commence par isoler et qui finit par détruire, enfin par s'autodétruire. Destin tragique, dont il est vrai que les immanentistes promeuvent le caractère suicidaire.
Si l'on se penche sur l'histoire de l'immanentisme, c'est dès son fondateur que se retrouvent les traces de l'individualisme exacerbé et de son expression privatisée (plus que privée). Dans l'ontologie éthique de Spinoza (l'éthique privée s'opposant à la morale publique), le fondement de la complétude est accordé au désir. Mais le désir n'est l'expression que partielle, voire parcellaire, de l'individu - cette caractérisation est carencée dès lors. Le désir n'étant pas complet, n'en déplaise aux efforts que Rosset entreprend pour définir en vain cette fameuse autant que fumeuse complétude du désir, mythe introuvable et véritable invérifiable, Atlantide des immanentistes, le fondement du désir n'est pas valable.
La transformation qu'appelle l'immanentisme de ses voeux, pour subvertir et mettre un terme au transcendantalisme, n'est pas viable. Le mythe ontologique du désir complet engendre l'erreur politique de l'individualisme, dont les effets économiques se font sentir dans cette privatisation aberrante du public. Partenariat public-privé : cette dénomination oxymorique va de pair avec la privatisation de la politique et la privatisation des comportements, qui devraient d'autant plus être rattachés à la spécificité publique. L'interindividuel est réduit à l'individuel. La spécificité étonnante et détonante de notre épique de crise, c'est qu'au moment où on aurait plus que jamais besoin d'une promotion du groupe, on promeut l'individualisme à tel point que :
1) on propose encore plus d'individualisme pour guérir des maux de l'individualisme donné;
2) on assiste à une privatisation du lieu par excellence du public, ce pouvoir si représentatif de ce que nous sommes et de ce que nous renvoyons vraiment : le politique.
Quand on contemple des oeuvres artistiques, les personnages politiques ont ceci de supérieur qu'ils incarnent la volonté générale, en regard de laquelle la volonté individuelle apparaît insignifiante (bien fade et bien mesquine). Mais aujourd'hui, la privatisation du public chamboule tellement les mentalités et les représentations que ces mêmes dépositaires du public, ces ex incarnations de la volonté générale, loin de constituer une forme d'acmé du fait du processus démocratique, sont devenues des formes tout à fait insignifiantes.
C'est en regardant leurs frasques que l'on mesure à quel point on est passé du personnage public dépositaire de la volonté générale au personnage public qui se comporte de manière tout à fait programmée, finie - et qui devient au mieux un symbole de réussite sociale, quelque chose comme un superindividu dominant quantitativement les autres individus. Cette privatisation oxymorique (privatisation du public) est une conséquence des valeurs de l'immanentisme, directement issue de l'aristotélisme, via l'ontologie spinoziste.
Dans cette conception désaxée et dangereuse, le réel est le fini. Du coup, le public se trouve évacué comme inutile et superflu, comme la morale et comme toute valeur qui implique le changement et l'infini. On en arrive à une conséquence prévisible, quoique troublante : le personnage public devient une sorte de superprivé, non pas au sens où il serait devenu un détective, mais au sens où toute dimension publique s'estompe au profit d'anecdotes privées, d'événements privés médiatisés et poeple. Du coup, on restaure la propension pour l'anecdotique, qui indique l'erreur de cette conception immanentiste dans laquelle le politique loin d'avoir été remplacé par une forme supérieure se dissout dans l'acide individualiste.

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