mardi 30 novembre 2010

Un culte

Qu'est-ce que la culture? C'est l'Un. Et qu'est-ce que la contre-culture? C'est le multiple. L'Un désigne le fait que le réel est unique. Aussi bien cette unité signifie-t-elle profondément que l'Un n'est pas la nécessité, soit le fait que les choses soient déterminées à l'avance. Car cet Un nécessaire débouche sur l'impossibilité contradictoire de l'unité dans le schéma de la nécessité : si l'Un est écrit à l'avance, il faut bien qu'il soit écrit par quelque chose ou quelqu'un. De ce fait, la nécessité n'est pas compatible avec l'unité, comme le montre le schéma nihiliste, tel qu'il est théorisé par Démocrite (avant qu'il ne soit à peine modifié par Aristote).
Le fondement du nihilisme, c'est l'antagonisme duel, qui s'oppose à l'unité du réel. Distinguons entre unité et unicité. Car c'est par cette confusion que la nécessité peut sembler de l'unité, alors qu'elle est de l'unicité. L'unicité distingue l'idée qu'il n'est qu'une forme de réel, soit que ce que l'on nomme réel et unique. C'est ici qu'entre en jeu la mauvaise foi - le sophisme : qu'appelle-t-on réel? Les nihilistes à la suite d'Aristote vous expliqueront que le réel est le physique (phusis). Dès lors, l'unicité du réel entendu comme le fini aménage insidieusement mais irréfutablement l'existence d'un complément nécessaire à ce réel.
L'unicité va de pair avec le dualisme. Mais le dualisme ne s'accommode pas de l'unité. Car l'unité entend que tous les éléments du réel soient unis entre eux, autrement dit compatibles, ou encore qu'il ne puisse exister une quelconque partie qui ne soit pas unie avec les autres parties. Évidemment, les nihilistes objecteront que le néant (rien) ne relève pas de l'existence - d'une quelconque partie. Mais justement, l'unité contredit cet antagonisme entre ce qui est et ce qui n'est pas.
L'unité implique que la considération de ce qui n'est pas ne puisse être antagoniste à ce qui est. Par ailleurs, l'unité implique secondairement que le lien soit la caractéristique commune à tous les éléments du réel. Les éléments qui composent le réel peuvent être fort hétéroclites, dissemblables; la structure du réel peut fort bien reposer sur une absence d'unicité ou d'homogénéité (contredire de manière capitale le schéma transcendantaliste usuel dans l'histoire); il n'empêche que le réel est un - Un.
Cela implique que l'idée de fixation (le figé) ne soit compatible qu'avec la multiplicité, quand la dynamique chère à l'école platonicienne n'est compatible qu'avec l'unité. Il n'est pas d'unité fixe, écrite à l'avance. D'où la leçon sur la structure du réel : la dynamique de l'Un implique que l'unité ne procède pas d'un lieu stable et figé, mais au contraire que cette dynamique provienne d'une absence de lieu. L'Un ne désigne pas un lieu, mais un état. C'est ce qu'estimaient les néoplatoniciens, selon qui l'Etre engendre le changement (ils font remonter d'un cran l'Un en l'identifiant au non-être entendu comme Dieu).
C'est dans un schéma de type monothéiste que l'on en vient peu à peu à identifier le changement comme l'expression attitrée de l'Etre, parce que l'immobilité renvoie à ce qui est le morcelé, l'éclaté, le multiple. L'erreur de la nécessité qui débouche sur l'apologie de la multiplicité, c'est la pensée de Rosset, sorte de symptôme emblématique de l'immanentisme terminal - tellement plus représentatif de cet mentalité, plus cohérent à sa manière, dans l'éloge transie de l'incohérence et de l'irrationalité, qu'il n'est pas considéré comme postmoderne par les postmodernes eux-mêmes.
Rosset s'émerveille de la vision plotinienne, parce qu'il escompte récupérer cette intuition foudroyante et irrationnelle pour la plaquer sur sa multiplicité et exclure l'Un cher à Plotin. Cette subversion du néoplatonisme (en particulier de son représentant le plus valeureux) au service du multiple travestit en unicité la nécessité. Pourtant, Rosset lui-même accrédite le lien entre nécessité et multiplicité - également entre nécessité et unicité. Car le fait de reconnaître que la vision plotinienne de l'Un est la même que la sienne, à ceci près qu'il défend plutôt la vision du multiple, indique que la multiplicité est la seule possibilité cohérente au sein de la nécessité.
Ce qui est nécessaire ne peut être que fini. Cette identité indique que pour programmer, même de manière hasardeuse et aveugle (ce qui est un moyen de botter en touche le problème de la causalité) le réel, il convient de le normer de manière finie. L'infini ne saurait être nécessaire. L'existence irréfutable de l'infini, contre lequel butte la rhétorique d'ensemble du nihilisme, d'Aristote à Spinoza, en passant par Descartes, réfute la validité de cette thèse.
La culture porte la thèse de l'Un, qui énonce l'unité du réel plutôt que son unicité. La contre-culture est un terme bien choisi en ce qu'il exprime cet antagonisme entre ce qui est et ce qui n'est pas. Du coup, si la culture tend vers l'infini, la contre-culture en tendant vers le fini tend aussi vers la multiplicité de ses chapelles. C'est ce qu'on remarque avec le caractère aussi médiocre que foisonnant de toutes ces productions contre-culturelles, qui ont pour effet comique de se réclamer de l'authenticité, chacune à l'opposé des autres.
Toutes sont d'autant plus uniques qu'elles se ressemblent. En même temps, il est prévisible que ce qui se montre médiocre et multiple concorde avec les caractéristiques qui le déterminent. L'unité de la culture s'oppose à la multiplicité des contre-cultures. Non que cette unité signifie son unicité, mais au contraire qu'elle signale que la multiplicité des points de vue culturels trouve son unité dans leur adhésion commune à l'infini. Tandis que la multiplicité des contre-cultures va de pair avec le caractère coupé, schizoïde, de leur manifestation. Quand on constate cette multiplicité pratique, on ne peut s'empêcher de constater que la dualité théorique qui la soutient n'est pas viable.

Aucun commentaire: