dimanche 7 novembre 2010

L'amoraline

Comme il est très à la mode de s'afficher contre la morale, qu'on assimile hâtivement au moralisme, sans bien définir ce terme suremployé, surconnoté, revenons au sens que peut bien(tant bien que mal) recouvrir cet obscur combat contre la morale, qui est typique de l'immanentisme. Si c'est à partir de l'immanentisme tardif et dégénéré que s'intensifie le combat contre la morale, afin de donner un peu de corps à l'immanentisme en voie d'écroulement, on trouve l'idée que les notions de bien et de mal sont superflues dès la prose éthique, et point du tout morale, du fondateur de l'immanentisme, son saint vénéré par ses thuriféraires bêlants - Spinoza.
Le truc de la contre-culture, c'est d'être contre sans être pour et surtout en se montrant persuadé radicalement d'appartenir à une petite minorité contre la majorité aliénante (dominatrice). On est d'autant plus certain d'être un opposant à rien que tout le monde, en tout cas la majorité, s'oppose - et que c'est dans l'opposition que se constitue la position nihiliste (vide de sens et purement négative).
C'est ainsi que les immanentistes se vivent comme d'éternels minoritaires plus ou moins persécutés, élitistes et marginalisés du fait de leur excellence, alors qu'ils sacrifient à la mentalité à la mode. Pourquoi un Nietzsche prend-il tant de temps et de soin à abolir la morale? C'est que la morale désigne le comportement approprié dans le réel reconnu en tant qu'infini. Le caractère moral implique une forme qui s'est créée à l'intérieur du réel. Alors que le coeur de l'immanentisme consiste à revendiquer que le désir soit la réduplication pour la représentation humaine de la texture ontologique du réel.
Le réel disparaît sous une revendication de synecdoque : le réel est fini. Partie pour le tout, et vice versa, il se réduplique dans le désir. Le réel devient inutile, à partir du moment où le désir suffit (la complétude métonymique). Du coup, l'immanentisme tend à évacuer le réel au profit du désir, puisque ce réel non désirant est aussi non désiré, vanité inutile, un brin superfétatoire. Les prolégomènes au kantisme se situent dès le spinozisme. L'éthique s'oppose à la morale en ce que l'éthique évacue tout problème qui n'est pas centré autour du désir, alors que la morale tient compte des problèmes posés par le réel excédant le désir (réel englobant).
Se montrer amoral comme le réclame Nietzsche implique l'évacuation du réel au profit exclusif du désir. C'est ainsi que l'individualisme monte en flèche et que la littérature contemporaine se résume à un flot de narcissisme et d'imprudences impudiques, alors que grondent de manière hilarante et contradictoire les rumeurs d'effondrement de ce système faux et bancal. Mais cette revendication nietzschéenne, qui s'impose comme l'étape de la gradation d'un fondement propre à l'histoire de l'immanentisme, n'est possible que si et seulement si le projet nietzschéen se trouve positivement défini.
Tel n'est pas le cas. Pour se rendre dans un lieu supérieur au lieu moral, il convient de définir ce lieu. Quand Spinoza fonde l'immanentisme, il croit qu'il a réussi par son projet éthique à abolir la morale en constituant une contre-ontologie viable, qui finalise enfin le projet nihiliste antique en le rendant pérenne. Force est de constater qu'après deux siècles de lutte, l'immanentisme enfin au pouvoir a renversé le transcendantalisme et n'a pas réussi à imposer son changement harmonieux.
Nietzsche survient en tant que prophète imnantiste pour inverser la tendance. Raison pour laquelle il commence par tant admirer Schopenhauer pour brusquement et définitivement le critiquer : il estime que Schopenhauer le maître de l'absurde plus que du pessimisme s'est trompé et qu'il est demeuré dans les rets de la morale. Traduire : dans les pièges et les sornettes du réel transcendantaliste. Catastrophe. L'immanentiste n'honnit rien tant que celui qui ne s'affranchit pas assez de l'héritage transcendantaliste.
Avec Nietzsche, l'effort de guerre implique une mutation ontologique des plus curieuses, qui consiste à changer non pas de réel, mais de désir. On reste certes dans ce réel et l'exigence révolutionnaire consiste à changer la représentation (en termes kantiens) ou le désir (en termes spinozistes). En termes schopenhaueriens : la volonté. Commençons par remarquer que l'ennemi de Nietzsche, son maître spirituel, n'est au fond pas si éloigné de lui, car la proposition de mutation ontologique de Nietzsche est façonnée en réaction directe au programme de renonciation de Schopenhauer face au spectacle et au spectre de l'absurde.
Schopenhauer est plus réaliste que Nietzsche, qui à sa manière est un utopiste et un idéaliste. Mais son idéal est utopique au sens où le lieu de son idéal est irréalisable et irréaliste. Changer sans changer, tel est le credo de Nietzsche, qui veut instaurer la mutation ontologique non pas en changeant le réel, mais en changeant le désir, en façonnant une génération nouvelle de surhommes, qui ne soit pas une nouvelle espèce biologique (sorte d'homme bionique ou de posthomme), mais qui repose sur la capacité à devenir des artistes créateurs de leurs propres valeurs.
Quand on commence à analyser avec du recul cet enthousiasme nietzschéen, on ne s'étonne plus qu'il ait basculé dans le délire, car il faut une imagination surchauffée pour pondre des théories aussi irréalistes et destructrices. Nietzsche s'en est lui-même rendu compte et c'est la principale raison de son effondrement mental. Au fond, les immanentistes les plus conséquents d'aujourd'hui sont des conservateurs assez intransigeants qui ont compris que le programme nietzschéen ne pouvait s'effectuer que de manière élitistes et au sein de la société demeurée telle quelle, c'est-à-dire à l'état de troupeau d'esclaves mus par l'instinct grégaire.
Mais cette impossibilité de l'idéal immanentiste, qui, après avoir constaté l'échec de sa révolution politique, essaye de trouver une voie dans la mutation sous toutes ses formes, à condition que ce soit une mutation non transcendantaliste, de facture immanentiste, signale l'idée que d'un point de vue ontologique le romantisme immanentiste (qui est n'en déplaise aux immanentistes la marque de fabrique de la réaction nietzschéenne, au sens politique en particulier, mais aussi ontologique) est le fondement de ses implications inférieures politiques et morales.
Le nihilisme s'exprime de manière ontologique, car il est la religion du déni du religieux, soit le religieux niant la manifestation transcendentaliste du religieux. Pour le nihiliste, le religieux s'exprime de manière fallacieuse par la bouche des prophètes depuis l'inspirateur divin. Seuls les hommes peuvent penser. L'ontologie hellène est une dissidence du religieux transcendentaliste, qui penche vers le transcendantalisme, comme l'explicite le plus notable des ontologues, Platon.
Mais le nihilisme est au coeur de la dissidence ontologique, qui s'exprime chez les matérialistes d'Abdère ou les sophistes. Cette dissidence ontologico-nihiliste trouve son équilibre avec l'art du compromis rhétorique enseigné par Aristote, qui a compris que le nihilisme ne pouvait exister qu'en se masquant sous le fard de l'ontologie platonicienne (plus généralement transcendantaliste). L'ontologie se trouve directement reliée à la morale, ainsi qu'en témoigne le projet nietzschéen d'amoralisme, qui est une implication pratique de la théorie nietzschéenne.
Cette conséquence, le lien de l'ontologie avec la morale, se trouve déjà en partie contestée dans la rhétorique nihiliste, qui possède une faille ou un point révélateur dans l'affirmation selon laquelle l'ontologie serait déconnectée de la question politique ou de la question morale. Cette déconnection, ce morcellement sont l'expression d'une vision tronquée où le réel se trouve constamment réduit, raccourci à une expression finie et fixe. Du coup, toute conception nihiliste est contrainte de morceler pour éviter d'avouer que son mode de pensée repose sur l'erreur - qu'il existe bel et bien quelque chose d'autre et d'existant à l'extérieur (en dehors) du domaine analysé et défini comme le tout.
C'est ainsi que l'immanentiste Rosset, qui survient dans la période terminale de l'immanentisme (qui se manifeste par l'actuelle crise dite financière), décrète une coupure épistémologique entre l'ontologie et le politique. Au final, Rosset finit par expliquer que sa conception politique est déconnectée de sa philosophie ontologique, à tel point qu'il serait un ontologue presque pur.
Bien entendu, si Rosset agit de la sorte, c'est parce que son inconséquence politique et morale se révèle tellement voyante que reliée elle discréditerait son ontologie. L'inconséquence ontologique, parce qu'elle aborde un sujet théorique avec peu d'implications pratiques, passe mieux. Rosset peut tranquillement dresser l'apologie de la joie folle ou du principe de contradiction cher à Leopardi sans éveiller des soupçons qui, s'ils étaient affirmés en politique, le feraient passer pour un horrible ultraconservateur flirtant dangereusement avec le fascisme.
Si l'on veut une indication raisonnable, quoique approximative, de ce qu'est un immanentiste terminal masqué (conséquent dans son inconséquence), il suffira de consulter le blog du nihiliste déclaré (donc faux et hédoniste chic) Roland Jaccard, qui se complaît lui-même dans son sobriquet d'infâme. Le fait de se dénommer de la sorte réduit les prédispositions de cet influent éditeur à l'infamie, jusqu'à le rabattre dans la catégorie peu reluisante des hédonistes profitant de leur domination sociale pour assouvir leurs pulsions narcissiques, égocentriques et mesquines.
Cette ruse du nihilisme, déconnecter l'ontologie fondamentale de ses implications pratiques plus concrètes, ne doit pas faire perdre de vue que si d'un point de vue théorique il n'existe aucun lieu où l'amoralisme se produit, ce qui dénote la supercherie ou l'échec du projet nietzschéen, le lien entre ontologie, morale et politique se retrouve directement (ces deux derniers termes étant connectés, n'en déplaise aux tordus comme Kissinger qui faisant assaut et parade d'érudition prétendent que le lieu de la stratégie politique serait dénuée d'enjeux moraux).
Justement : quelle est l'implication pratique de cette théorie? La domination brute. L'amoralisme éthique et vertueux, qui théoriquement ne recoupe aucune réalité positive, signifie la domination inavouable et déceptive, car le lieu au-dessus de la morale n'existe tout simplement pas. Par-delà bien et mal désigne le lieu où c'est la loi du plus fort qui commande. Nietzsche n'a nullement répondu à Platon et aux objections ataviques du transcendantalisme face au nihilisme originel. Il s'est contenté en philologue érudit et en penseur paresseux de ressusciter de manière à peine modifiée, remise au goût du jour le programme antique des sophistes ou chez Platon d'un Calliclès (d'un Thrasymaque).
Nietzsche qui reprend le mythe de Dionysos pour l'opposer à la figure du Christ n'a rien ressuscité, sans vilain jeu de mots. Il n'a fait que pomper de vieilles resucées nihilistes, dont il a retrouvé la trace en Grèce, en philologue averti, et qui viennent pour cette époque de traditions perses provenant de la vieille culture hindoue (et de ses multiples conceptions bigarrées, variées, souvent antagonistes). Maintenant, vous savez : l'amoralisme est une arnaque théorique qui dénote positivement le droit le plus faible et le plus inavouable, celui qui fascine tant les faibles : le droit du plus fort. Le droit du plus fou - aussi. Il faut être malade pour entériner ce droit comme tel, mais que valent ceux qui le soutiennent de manière masquée et implicite - au travers par exemple de la critique souvent simpliste du moralisme? Que signifie d'ailleurs ce terme de moralisme?
Est-ce la morale absolue, ce qui dénote une position contestable et minoritaire au sein des idées? Est-ce le fait de considérer que ce qui nuit relativement à un observateur partial est tenu par ses bons soins comme immoral? Si la critique du moralisme prospère tant, c'est qu'elle s'appuie sur une définition aussi confuse que vague. Souvent, ceux qui professent de critiquer le moralisme le font pour des raisons immorales : en rejetant toute notion de bien et de mal, on réhabilite l'immoral, tenu désormais et depuis Nietzsche non seulement pour une négativité péjorative fausse, mais pour le lieu de l'amoral par excellence.
Mauvaise foi et déni se conjuguent et se tiennent la main pour légitimer l'immoral au nom de la critique du moralisme et de la catégorie novatrice et supérieure de l'amoralisme. De la même manière que la catégorie de l'amoralisme repose sur la supercherie, la catégorie du moralisme permet de légitimer ce qu'il y a de plus immoral en biffant le problème. Plus de morale, du moralisme. Abracadabra : plus d'immoral. Malheureusement, un problème dénié finit par ressurgir avec usure. Le déni du problème moral n'implique nullement la disparition d'un faux problème.
Au contraire : le problème moral n'est que l'implication du problème ontologique selon lequel le réel n'est pas fini. L'amoralisme laisse entendre qu'il existerait une réalité finie supérieure aux catégories morales du bien et du mal. Cette proposition est limpide : la limite morale est inférieure à la limite définie par l'immanentisme - tout comme la conception du divin transcendantaliste se retrouve dans cette conception inférieure à l'ontologie immanentiste qui ne dit pas son nom : le néant - nom de non.
Alors que je prenais soin de distinguer morale et moralisme, et de reconnaître des acceptions valables et valides au moralisme, voilà que je m'avise que le propre de l'immanentisme est de morceler le point de vue en se prévalant toujours de la contestation minoritaire. Normal : chaque chapelle minoritaire s'agrège dans le dédale tortueux des myriades de chapelles qui prises séparément sont effectivement fort minoritaires; mais qui additionnées les unes aux autres se révèlent d'une mentalité dominante unie, qui se prétend d'autant plus minoritaire qu'elle est en réalité majoritaire.
Tels sont la ruse et le masque de l'immanentisme. Se faire passer pour le minoritaire alors qu'il exprime la mentalité dominante, simplement fractionnée en sous-catégories en apparence antagonistes, en réalité complémentaires. Fort de cette ruse, un Schiffter, qui se présente comme nihiliste alors qu'il est hédoniste, présente toujours ses récriminations comme minoritaires alors que fondamentalement son pessimisme, son individualisme exacerbé et son hédonisme sont des valeurs partagées par la majorité des populations occidentales.
Quand Rosset estime qu'au fond morale et moralisme ne font qu'un, et que toute morale est moraliste, on pourrait estimer qu'il y va fort et qu'insidieusement il réhabilite le droit des plus forts. Mais c'est la mentalité dominante qu'il exprime, soit la mentalité de l'immanentisme terminal qui sévit en Occident. Toute morale est insidieusement amalgamée puis caricaturée en moralisme, suivant une acception péjorative - qui quand on l'examine se révèle des plus insensées.
Car le procès du moralisme rapproché de la morale est instruit en définitive contre le réel en tant que notion d'infini. Pas de morale dans le réel immanentiste fini et ramené aux bornes du désir. Problème de normes. La morale n'est compréhensible que dans des normes dynamiques. Finalement, Rosset avec son point de vue extrémiste empêche toute approche morale puisqu'elle se trouvera immédiatement ramenée à l'acception péjorative du moralisme. Seul prévaut le droit du plus fort. C'est la mentalité qui meut l'immanentisme terminal : réfuter la morale au nom du moralisme.
On commence par se déclarer fièrement non moralisateur, pas hypocrite, libéré des préjugés traditionnels, et l'on avoue en fait piteusement que l'on reprend les catégories de la crapule, du plus fort et du pervers pour mieux les réfuter? Si morale = moralisme, moralisme = morale. Ne cherchez pas plus loin, dans des sens qui pourraient être valables ou sanctionner les tartuffes. En réalité, toute approche morale se trouve condamnée au nom du moralisme dans une conception qui réfute l'infini quand elle réfute la morale. La libération du moralisme usuel indique l'enfermement mental et confusionnel dans la gangue d'une conception étriquée et paresseuse du réel, où l'on refuse de penser, de faire fonctionner sa raison, pour se réfugier de manière sécuritariste dans le faux cocon du désir séduisant et bientôt pervers.

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