jeudi 2 juin 2011

Droit au but

"Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice."
Mathieu, 5, 1-12.

Christophe Barbier : - Il y avait des trucs bizarres, quand même. Des apports en liquides massifs, des choses étranges, un plafond juste frôlé...
Roland Dumas : - Chacun, chacun avait une explication...
Christophe Barbier : - Et vous invalidez Jacques Cheminade alors que vous ne touchez pas aux gros?
Roland Dumas : - Mais bien sûr! Jacques Cheminade était plutôt maladroit. Les autres étaient adroits..."
(Christophe Barbier hoche de la tête et lance un petit sourire entendu et amusé).
Extrait de l'émission Face aux Français, 4 mai 2011, France 2.

En 1995, Jacques Cheminade a vu ses comptes pour la Présidentielle française invalidés pour irrégularités rédhibitoires par le Conseil constitutionnel présidé par Roland Dumas. Sans nul examen approfondi, il est manifeste que les irrégularités de Cheminade sont de la petite bière à côté des graves délits commis par le candidat Balladur (entre autres). Après examen, il s'avère de surcroît que Cheminade n'a pas accompli de délits juridiquement définis et que l'acharnement dont il est victime depuis relève du harcèlement et de la calomnie.
Sur un plateau télévisé, un représentant du journalisme oligarchique à tendance progressiste, Christophe Barbier, ose demander à un représentant politique de l'oligarchie progressiste, Roland Dumas, ce qu'il pense de ce traitement injuste, sauf à avaliser le traitement de faveur en lieu et place de la justice universelle. Il est intéressant et instructif que l'aveu soit délivré par des partisans de l'oligarchie progressiste doté d'une tendance particulière : la subversion de l'idéologie socialiste par l'idéologie libérale. Dumas était un des lieutenants fidèles de Mitterrand, la figure historique du socialisme subverti par le libéralisme. Barbier intervient au moment où le libéralisme se trouve lui-même dominé par sa tendance la plus viscérale, l'ultralibéralisme. De ce fait, un Barbier devient idéologiquement proche de DSK.
Nos deux oligarques cherchent à trouver une explication au sort attristant de Cheminade : un candidat qui se retrouve ruiné et calomnié ne peut pas être victime d'injustice au sens universaliste (platonicien). L'injustice ressortit d'une mauvaise compréhension, au sens où aucune valeur n'est universelle. La valeur est relative à la force du moment, au sens où tout ordre est subordonné au non-être. Dans cette mentalité, l'universel n'existe pas; le relatif le remplace comme analyse non seulement supérieure, mais venant remplacer une mentalité naïve pour la populace par une mentalité seulement accessible à une élite ouverte intellectuellement et socialement (en particulier économiquement).
Jamais un partisan de l'universalisme n'aurait laissé passer l'explication fumiste de Dumas tant elle lui apparaîtrait malhonnête et choquante. Mais pour un tenant de l'oligarchie s'appuyant sur des références philosophiques antiques, rien de choquant à l'amoralisme. Dumas pourrait être un libertin du dix-septième siècle; quant à Barbier, son goût pour le théâtre pourrait le rapprocher du matérialisme des Lumières. Quelle justification (spécieuse) produit Dumas avant que son interlocuteur sourie et préfère le silence consentant face à une réponse désopilante qui a pour seul mérite la franchise?
Jacques Cheminade n'était pas "adroit". Qu'est-ce que l'adresse? C'est être "gros", donc puissant; mais aussi "avoir une explication", sous-entendu bien mentir. En termes vénitiens : se monter habile. A l'aune de pareilles considérations, on comprend que Dumas ait été un proche de Mitterrand le faux socialiste et vrai synarchiste, mais pas qu'il puisse défendre les mêmes principes socialistes que Jaurès ou Blum. Etre adroit, c'est se trouver du côté du plus fort; être maladroit, c'est choisir la valeur inférieure et vulgaire de la vérité.
L'adresse désigne l'endroit où il faut aller : la destination. Manquer d'adresse serait manquer de destination. Cette explication apparaît un peu courte quand on s'avise que dans une mentalité oligarchique, tout se trouve au final égalisé par le non-être. L'inégalité de la multiplicité ne saurait constituer une adresse définitive, tout juste provisoire et instable au sein de l'être. Mais l'adresse visée et désirée prend tout son sens quand on accorde au terme une connotation postale et foncière. Etre adroit, c'est jouir d'une adresse. Etre maladroit, c'est être locataire, ou, pis, SDF.
L'oligarchie a fondamentalement partie liée avec la valorisation de la propriété foncière. L'oligarque, c'est le gros propriétaire terrien, pour s'exprimer comme Barbier. La justification loufoque de Dumas pourrait apparaître comme particulièrement faible pour un esprit souscrivant à une pensée universaliste dans la lignée de Platon. Mais si l'on s'avise que Dumas est imprégné de relativisme philosophique, comme les nominalistes du Moyen-Age par exemple, on se rend compte qu'il se montre sincère à sa manière et qu'il expose avec franchise les fondements de sa mentalité : quand on est gros, on est adroit; quand on est petit, on est maladroit.
Peu importe que l'on ait raison ou tort. Ce sont des critères vulgaires et au mieux déformés. Reste à savoir si Dumas a raison dans sa bulle minoritaire (mentalité de l'oligarque inégalitariste forcené); ou s'il se trompe, ce qui ne fait qu'ajouter l'erreur à son arrogance. L'histoire montre que la conception platonicienne l'emporte sur le nihilisme au point qu'Aristote sera contraint de ruser et d'entamer un compromis avec l'ontologie (sa fameuse métaphysique désormais moribonde depuis Heidegger). La défaite programmatique et inexorable du parti oligarchique (et de son fondement philosophique le nihilisme) se trouve à mon avis pleinement exposée dans une anecdote impliquant Alexandre le Grand :
"Tel ce personnage que Quintilien et Montaigne nous livrent comme exemple de parfaite ineptie, qui réussissait à enfiler de loin les pois chiches sur une aiguille et dont Alexandre le Grand récompensa, dit-on, la virtuosité par le cadeau d'un boisseau de pois chiches."
Anecdote rapportée par Clément Rosset dans Principes de sagesse et de folie. De même que le lanceur virtuose de pois chiches accomplit un exploit dérisoire, la virtuosité des nihilistes repose sur la supercherie, à ceci près qu'elle apparaît comme moins farfelue et plus sérieuse. Le fait d'expliquer ce qu'on ne connaît pas par ce qui n'existe pas ressortit d'une façon d'expliquer l'inconnu par le plus incontestable - au sens où l'incontestable ne peut se trouver contesté parce qu'il se situe hors de portée de la vérification physique.
Quoi qu'il en soit, Roland Dumas a raison : Cheminade n'est pas adroit parce qu'il est honnête. Cette vertu suppose d'autres qualités que l'adresse. L'adresse implique au pis le relativisme, au mieux une qualité qui se trouve circonscrite au domaine physique, voire sportif. L'honnêteté relie le physique avec cette autre partie du réel qui n'est pas physique et qui n'est pas le non-être. Platon l'appelait l'Etre (suivant la doctrine enseignée par les prêtres égyptiens); nous la nommerons enversion, du fait qu'elle repose sur une structure du plein ou du quelque chose qui n'est pas homogène par rapport à la structure du réel physique.

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