En ce moment, nous entendons la mélopée sirupeuse et de plus en plus pressante d'un refrain qui semblerait exclusivement économique : il n'existe qu'une seule solution face à la crise, celle que nous proposent sans distinction politique ou idéologique nos élites dirigeantes, de gauche comme de droite. Autrement dit : renflouer les organismes bancaires sur le dos des peuples. Mais cette antienne politique actuelle, consensuelle, ne se limite pas à l'horizon de notre stratégie actuelle. Elle exprime un air bien connu, une rengaine à la mode, qui ressortit du discours philosophique : en gros, que le réel est la nécessité. Ou : qu'il n'existe qu'une seule alternative au réel, puisque de toute manière, le réel est déjà écrit.
L'acmé du discours postmoderne vantant la nécessité et l'unicité ontologique est exprimée chez Rosset dans la Logique du pire. Rosset reprend les théories ontologiques de Spinoza et de Nietzsche. Il y ajoute sa radicalité d'immanentiste plus schopenhauérien et spinoziste que nietzschéen, lui qui déclare que l'existence est si nécessaire qu'on n'a d'autre choix libre dans l'existence que de se suicider. Peut-être est-ce la raison pour laquelle son complice Jaccard, éditeur influent de la place parisienne (prétendant faire oeuvre de diariste nihiliste), clama son intention incessante et toujours repoussée d'en finir au plus vite - avec la vie (?).
Enfin : se montrer libre dans le donné programmé et nécessaire. Dans cette conception, il n'existe qu'une seule possibilité de réel, la nécessité, et cette réalisation est déjà inscrite à l'avance. La seule possibilité logique pour légitimer la nécessité une est qu'elle soit inscrite à l'avance, dans une forme d'être déterminé et seulement mécanique. Un réel quasi cartésien en somme, à ceci près que l'univers cartésien physique et fini se trouve mû par un deux ex machina irrationnel (ou arationnel pour les bobos laïques).
L'explication au fait que le réel unique soit nécessairement préétabli tient au caractère fini du réel, dans lequel le développement ultérieur de l'être est tout entier contenu dès les limbes programmatiques du Premier Moteur. Entre Aristote et Descartes, le grand changement porte sur la conception du divin. Pour Aristote, le Premier Moteur n'explique rien, puisque la cause première ne fait que repousser le problème de la causalité physique, en particulier l'idée selon laquelle il existe quelque chose avant le Premier Moteur.
Soit c'est l'être - ou Dieu; soit c'est le néant. Aristote parie pour la deuxième option (c'est ce qui explique son opposition taiseuse à Platon). Quant à Descartes, s'il propose un autre modèle de divin que le modèle contestable d'Aristote, son deus ex machina échappe à toute rationalité. Du coup, le caractère miraculeux de Dieu le rend aussi impossible que tout-puissant. Le deus ex machina ne change pas grand chose à l'incohérence aristotélicienne. Descartes s'engage sur la voie de l'aristotélisme, qu'il révise notablement, mais dont il privilégie la piste essentielle de l'irrationalisme.
Mais c'est le saint fondateur de l'immanentisme, d'ailleurs un cartésien initial radical, le marrane Spinoza, qui définit le plus adéquatement la nécessité moderne en fondant l'immanentisme. L'immanentisme est la radicalisation du projet nihiliste antique de type aristotélicien qui amorce déjà la prudence en proposant le compromis et l'apparente modernité. Spinoza reprend l'idée de prudence aristotélicienne, déjà soutenue par son mentor de jeunesse Descartes, en radicalisant le projet nihiliste de finitude pour le resserrer autour du désir.
Le réel devient le désir, en gros. Spinoza affirme que la liberté désigne la puissance. Être libre, c'est accroître sa puissance personnelle, ce qui revient, non pas à fonder une définition nouvelle et supérieure de la liberté, comme aimeraient à le faire accroire les commentateurs immanentistes modernes, mais à revenir à la loi du plus fort dénoncée par Platon et défendue dans les écrits platoniciens par Calliclès, Gorgias et d'autres.
L'option selon laquelle il n'est qu'une possibilité dans le devenir (l'unicité ontologique chère à Démocrite notamment durant l'Antiquité)) s'explique seulement dans un format fini et figé (fixe). Dans cette option théorique, l'unicité nécessaire est même évidence. Problème : ce schéma théorique se fait carcan si l'on s'avise que le réel est tout sauf fini - et même qu'il coule de source qu'il est infini. Ce n'est pas parce que les immanentistes ont produit des théories ontologiques finies et figées qu'ils ont eu raison. On en trouve une illustration caricaturale avec le marxisme, qui d'une théorie philosophique essentiellement idéologique a trouvé de multiples applications politiques.
La catastrophe des applications marxistes montrerait que la théorie marxiste est fausse, comme se plurent à le dénoncer les partisans inconditionnels du libéralisme. Malheureusement pour le libéralisme, moribond vingt ans après le communisme, la raison pour laquelle le marxisme est faux ne repose pas sur l'égalitarisme, soit une mauvaise définition de la liberté, mais sur le fixisme, cette propension théorique curieuse consistant à réduire le réel et à le déformer gravement.
Si Marx s'est trompé, c'est parce qu'il a voulu corriger les erreurs du libéralisme à partir d'un fondement libéral indiscuté. On comprend dès lors et l'aveuglement libéral - et l'erreur de Marx. Dans un schéma de réel fini et fixiste, la seule alternative est aussi l'alternative fausse. Ne reste plus qu'à rejeter la nécessité spinoziste (et aristotélicienne). Et à comprendre que le réel étant toujours incomplet, il reste toujours à faire.
On restaure la fameuse liberté classique, celle du libre arbitre, qui consiste non à décréter que l'homme n'est déterminé par rien, mais que l'homme malgré ces déterminations demeure libre - qu'il conserve une part de liberté au sein de son existence. L'homme n'est pas juste libre de se suicider. L'homme est libre parce que le réel est incomplet; cette incomplétude ruine définitivement le schéma de la nécessité, soutenu par les immanentistes avec une véhémence qui a de quoi étonner : comment savent-ils avec tant de certitude que le réel est fini?
Le coup de force théorique en dit long sur leur mauvaise foi - et qui explique leur virulence. Au final, la restauration de la liberté - consécutive de la caducité de la nécessité de type spinoziste - propose un modèle légèrement différent et supérieur du modèle de la nécessité. Le modèle nécessaire était unique - sans doute le principal argument inavouable qui expliquait pourquoi l'on privilégiait cette unicité nécessaire : du fait de sa simplicité avouée, un peu comme quand Rosset se vante d'être clair (comme si cette simplicité était gage de vérité ou de lucidité).
Dans le schéma de la liberté, on pourrait estimer qu'à l'unicité du possible nécessaire s'oppose la multitude des possibles libres. Si l'on est libre d'agir, du moins pour une bonne part, en sus des déterminations, c'est qu'on dispose d'une infinité de choix. A y bien regarder, le schéma ontologique délivre un verdict sensiblement différent (plus nuancé) : on dispose de deux grands choix, soit le choix nihiliste (réduit à l'unique choix au nom de la nécessité bienvenue); et le choix supplémentaire (ignoré par le nihilisme) qui instaure le libre-arbitre - et nie la nécessité prédéterminée.
C'est à l'intérieur de ce choix duel (double) que l'on dispose d'une multiplicité de choix, puisqu'il est faux de considérer qu'il existe un seul choix nécessaire. Il existe une multitude de sous-choix à l'intérieur du choix nihiliste comme du choix constructeur (créatif). Il est tout simplement simpliste et réducteur de réduire le choix nihiliste au seul choix. L'existence de deux grands choix opposés se manifeste avec acuité lors des crises graves, où l'ensemble des sous-choix multiples se trouve réduit aux deux grandes tendances principielles : soit construire; soit détruire.
C'est le cas à l'heure actuelle, où les deux grandes tendances sont présentes quasiment à l'état pur et où tout le jeu (la ruse sardonique) des nihilistes consiste à faire croire que leur solution est certes douloureuse et pénible, mais inévitable et nécessaire. Grand mensonge qui peut aussi se révéler grand aveuglement - car il est possible de croire sincèrement à une erreur manifeste. La réduction des possibles indique la destruction comme mode de vie, soit le fait que le resserrement du réel coïncide avec la destruction.
Plus le réel est détruit, plus il est réduit, plus on avance l'explication hypocrite de l'unicité nécessaire. L'idée de la dualité du réel s'explique adéquatement (comme dirait Spinoza, quoique dans un sens opposé) par la structure du réel qui suit le cours de l'enversion et du reflet. Autrement dit, le réel n'est pas englobé (l'être dans l'Etre), mais il est structuré en envers, passant sans cesse du néant pur fini à l'être pur fini (d'où le reflet).
Dès le départ, le réel est duel, avec une infinité de nuance entre les deux pôles de l'être et du faire. Ce nuancier est exprimé par le mouvement du reflet. Plus le réel se trouve en situation de croissance harmonieuse et luxuriante, plus les possibles augmentent, au point qu'on oublie qu'ils augmentent à partir d'un fondement duel. Quand surgissent des périodes de crise, cette dualité apparaît tellement dénudée, tellement formelle et pure, que les tenants du parti nihiliste tentent de faire croire qu'ils expriment seulement la voie de la nécessité et, partant, de la lucidité.
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