La guerre de tous contre tous n'est possible que dans un monde fragmenté, parcellisé, qui ne voit que les différences sans jamais les réunir sous la valeur fondamentale et originelle (primordiale) de l'unité. On connaît le ton décrié des publicités d'une marque de vêtements, Benetton, appelant à cultiver sa différence dans l'unité, au milieu des années quatre-vingts. Le slogan final sonnait le rappel de la marque-phare du groupe : United colors of Benetton. Tous unis autour de Benetton. Publicité qui fut primée plus encore que contestée parce qu'elle insinuait que l'unité se trouvait désormais autour d'une marque industrielle.
Cette apologie débridée du libéralisme pur et dur (d'un certain capitalisme, aussi) traduit par la publicité l'évolution du sens de l'unité, qui passe en gros de l'unité ontologique chère à Platon à l'unité idéologique chère à Friedmann. Cherchez la réduction de l'erreur. Mais ce qui est intéressant dans cette apologie de l'unité ultralibérale en remplacement de l'unité ontologique, c'est sa faillite : dans le libéralisme, l'Etre disparaît dans la loi du plus fort de facture commerciale, que l'on maquille en main invisible, si bien que l'on pourrait oser que l'Etre devient la main invisible.
L'Etre devient invisible : puisqu'il est remplacé par la domination, l'unité n'étant autre que cette domination implacable et irrationnelle, qui ne peut être considérée comme telle qu'au travers du prisme déformé et accommodant de ceux qui dominent. Dans l'oligarchie, la vie est belle pour le petit nombre des élus. Comme l'insinuait Nietzsche, l'unité exprime quelque chose comme l'acte créateur et libre de l'artiste libéré de la dictature du troupeau... Cette unité-là est mensongère, si tant est que l'unité du réel implique l'unité de celui qui la pose.
L'unité de l'homme. Or l'unité n'est pas compatible avec la main invisible libérale, qui avantage les plus forts. Spinoza avait trouvé une variante avantageuse de la main invisible miraculeuse et irrationnelle : c'est l'accroissement de la puissance en guise de définition de la liberté - et de substitut à la liberté classique. L'acmé de cette démystification survient suite à la destruction de ces faux-semblants qui laissent encore penser que l'unité existe. Fausse unité, promue par ceux-là mêmes qui ont intérêt à remplacer l'unité authentique par l'unité mensongère et manipulatrice.
Mais chez ceux qui n'y ont pas intérêt? Chez ceux qui subissent la loi du plus fort travestie en unité new wave? Aussi surprenant et malsain que cela puisse paraître, les victimes de la loi du plus fort, loin de se révolter contre son injustice, la soutiennent plutôt, et qui plus est sans s'en rendre compte - et avec vigueur. Souvent emplis d'inculture et d'incompréhension, ils retournent la violence qu'ils subissent en haine de l'intelligence et de la pensée. De ce fait, leur haine est l'allié le plus fidèle de la loi du plus fort.
C'est ainsi qu'on peut entendre la promotion de la différence chez les victimes de la loi du plus fort. Rien de bien étonnant à ce que les bénéficiaires de la loi du plus fort maquillent leur loi en unité superficielle et fallacieuse; mais que les victimes détruisent l'unité qui leur est profitable, c'est un spectacle aussi désolant que celui des ouvriers-esclaves épuisant leur maigre paye dans des bouges douteux et avinés au lieu de réclamer l'augmentation de leurs droits.
Pourtant, il est normal que les victimes de la loi du plus fort l'adoubent : car le propre du plus fort est de détruire - et la destruction (la violence) empêche la vision de l'unité du réel. Le remplacement de l'unité par la différence promeut une conception aberrante du réel, qui sans unité n'est plus le réel. On retombe sur les innombrables chapelles de la contre-culture. L'apôtre de la différence en lieu et place de l'unité prône une conception intenable du réel, dans laquelle le réel apparaît comme fragmenté, démembré et kaléidoscopique - à ceci près que la vision kaléidoscopique, pour déformée qu'elle soit, comporte et conserve son unité, quand l'apologie du réel en tant que différence pure signale la production de l'incohérence et de l'irrationalité juste avant l'explosion de la folie.
Même Deleuze, un postmoderne thuriféraire impénitent du spinozisme et du nietzschéisme, ne déclare pas cette absurdité exclusive : "A la limite, seule la différence se répète", tranche-t-il. Certes, on pourrait épiloguer sur le fait que l'on passe du couple platonicien du même et de l'autre au couple spinoziste et immanentiste de la différence et de la répétition. Deleuze lui-même vante de manière explicite les vertus du plan de l'immanence, soit le fait que l'on se situe dans une dimension radicalement aristotélicienne et finie du réel.
L'affirmation de la différence pure n'est tout simplement pas tenable et ne peut être tenue que par un discours allumé et disjoncté. Même la célèbre publicité lancée par Benetton ne vantait les mérites de la différence (jouant sur le refrain antiraciste à la mode) qu'en jouant sur le paradoxe (commercial) de l'unité martelée dans l'appellation de la marque (United colors of Benetton). Impossible de vanter la différence sans l'unité. Ceux qui désossent la différence de son lien consubstantiel avec l'unité font le jeu de ceux qu'ils prétendent combattre - des dominants et des oppresseurs sociaux.
Sans doute est-il impossible à un esprit figé dans le réel fini de proposer une opposition qui soit création. La raison en est qu'un réel fini serait un réel signifiant l'existence pure de contradictions. L'individu qui vit dans le fini pur se meut dans les contradictions pures : c'est du fait de ses contradictions qu'il est voué à soutenir à son corps défendant les points de vue de ceux qu'il prétend combattre. La victime fait le jeu de son bourreau parce qu'elle se meut dans les contradictions. Impossible de se sortir des rets de la contradiction - raison pour laquelle l'apologie de la différence pure signifie la position intenable du chaos.
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