S'il est catastrophique d'accorder de l'importance au savoir pur et finaliste, dans une forme d'académisme exacerbé, il est encore plus pernicieux, vicieux et bête, dans une forme de réaction, de prêcher pour le culte de l'ignorance, de l'obscurantisme, voire d'une espèce de différence qui se montrerait égalitariste dans la mesure où elle rétablirait la fin du savoir pur sous couvert de respecter tous les types de savoir au nom de leur différence. Au passage, cette différence censée résoudre le problème de l'inégalitarisme ne rétablit le savoir pur que dans la mesure où elle est d'inspiration nihiliste (ce dont l'affirmateur de la différence pure ne se rend pas compte).
La première critique qui vient quand on constate la ruine de ce qu'on nomme les savants et qui signifie rien moins que les élites du savoir, c'est la critique classique (platonicienne via son Socrate) à adresser à ceux qui en savent beaucoup, mais qui ne savent pas qu'ils ne connaissent pas. La critique du savoir s'opère à partir de la supériorité de la connaissance sur le savoir - pas de l'ignorance. La différence entre connaissance et savoir? C'est le contact (la rencontre) entre fini et infini. Le nihilisme recoupe cette distinction en ce qu'il tient la connaissance pour illusoire, quand il prise l'érudition la plus académiste.
La connaissance désigne le fait de subordonner le savoir à l'infini, ce qui implique que tout savoir soit d'expression finie. Ce n'est pas le savoir qu'il faut critiquer, mais le savoir pur ou l'académisme : le fait de considérer que la fin du savoir est finie - par conséquent que la connaissance n'existe pas différemment du savoir, soit qu'il n'existe que du savoir. La connaissance pourrait à la limite désigner le savoir le plus haut. On tombe alors dans les dangers du nihilisme, qui prône l'érudition la plus poussée, à condition qu'elle s'intègre dans la négation de la connaissance. Le modèle du savoir pur est celui du nihilisme.
Ce n'est pas contre le savoir qu'il faut en avoir, mais contre le pédantisme consistant à tenir le savoir pour l'expression la plus haute de la connaissance. Tout savoir fini reste fini, aussi important et élevé soit-il. L'académisme ou le pédantisme réduisent et rabaissent la connaissance au rang du savoir, alors que le propre de la connaissance tient dans sa dynamique : connaître, c'est situer le savoir par rapport à l'infini; c'est aussi rappeler que le propre de l'homme, c'est de savoir dans l'infini (connaître), pas de savoir dans le fini (aussi important soit ce savoir).
On mesure pourquoi les nihilistes de toutes époques et de toutes tendances ont valorisé si fortement le savoir : parce qu'il était compatible avec la définition du réel comme fini et même qu'il valorisait cette définition. Gorgias était un des plus remarquables érudits de son temps. Aristote aussi. Spinoza fut un marginal fort savant. Idem pour Nietzsche, qui commence par une carrière de philologue virtuose, avant que la maladie (d'ordre psychiatrique?) ne le mette socialement de côté. Maintenant que l'on a défini le danger du pédantisme et de l'académisme, ce pédantisme est-il ontologiquement plus destructeur que l'ignorance?
Le goût un brin incohérent pour l'ignorance ressortit de l'obscurantisme. Le pédantisme et l'obscurantisme se rejoignent quant à leur fondement initial : le nihilisme. L'obscurantisme tend plus directement vers le néant, quand le pédantisme exerce la domination sociale et intellectuelle sur l'obscurantisme. La haine de l'obscurantisme envers le savoir ne peut que contenir en son sein la défaite, quelles que soient ses protestations : la haine contient la négativité, sans aucune positivité, tandis que le pédantisme contient la positivité de la domination finie.
Si socialement, on aurait tendance à charger trop sévèrement le pédantisme et à dédouaner l'obscurantisme au nom de sa faiblesse, sans mettre à jour le lien consubstantiel et souvent pervers de leur relation spéciale, à l'examen, c'est l'obscurantisme qui est le plus à blâmer. Dans la loi du plus fort qu'induit toute définition ontologique finie, la domination repose toujours sur le plus grand nombre. Il faut beaucoup d'obscurantistes et d'ignares pour former l'aréopage élitiste des élus (les cercles oligarchiques).
Le soutien des pédants repose sur la haine à première vue dirigée contre les choses de l'intelligence des obscurantistes. et si l'on s'étonne de ce paradoxe qui voit la victime soutenir son bourreau alors qu'elle professe le détester et le renverser, le système libéral se trouve aujourd'hui soutenu au premier chef par ses membres les moins favorisés - et pas du tout par ses élites dominatrices, qui seront les premières à quitter le navire et à tenter de se recycler dans les nouvelles formes alternatives, violentes ou changeantes.
Ce soutien de l'obscurantisme au pédantisme enferme ces deux catégories à l'intérieur du champ du savoir pour les opposer à la connaissance. Dynamique contre fixité. L'acquisition de la connaissance n'est pas incompatible avec le savoir; tout au contraire, la connaissance présuppose le savoir tout comme le contenant implique le contenu. Mais l'état de finitude n'est pas viable sans l'infini. De même, la connaissance se montre supérieure au savoir. L'illusion funeste du pédant est d'estimer que le plus savant est celui qui connaît, alors que cette erreur d'optique ramène l'infini au fini.
Quant à l'état de l'obscurantisme, il renvoie nécessairement à la finitude. C'est dans le système oligarchique que l'on a besoin d'une majorité d'obscurantistes dominés par une élite de savants (que les obscurantistes haïssent en tout aveuglement, et avec le profit objectif des maîtres, ce qui explique l'expression d'idiot utile). Les obscurantistes sont incompatibles avec le principe de la connaissance : car si l'obscurantisme est l'allié utile du pédantisme qu'il hait mais qu'il sert, la connaissance implique la destruction de l'obscurantisme et de l'ignorance et la progression du savoir au nom du progrès qualitatif (anti-entropique).
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