Souvent, la réputation qui est faite aux nihilistes est d'accorder une considération de premier ordre au réel. Pourtant, le nihilisme finit toujours par détruire le réel. Comment expliquer ce paradoxe où ce qui détruit le réel exprimerait - le réel? Le nihilisme incarne le mouvementoriginel de la pensée consistant à réduire le réel à sa partie la plus immédiate, puis à décréter que cette partie est l'ensemble du réel, avec une particularité : le réel est total. La connaissance intégrale est possible puisque le réel total est découvert.
La réduction théorique précède la totalisation, si l'on préfère. La totalisation soi-disant valide et valable exprime le totalitarisme ontologique. Ce n'est que par suite de la question de la totalité que surgit dans la mentalité nihiliste la question du néant : le néant vient combler le réel total et indiquer la faillite du raisonnement nihiliste. Mais le vice est présent dès le début du positionnement nihiliste : c'est suite à la reconnaissance du néant pur que l'on peut postuler que le réel = immédiat/apparence. Le nihilisme n'est pas conscientisé dès le départ du raisonnement, mais surgit après l'intuition du réel total.
L'erreur consiste non pas à accréditer la thèse du néant, mais à accréditer la thèse du sens premier. D'une certaine manière, le nihilisme est littéralisme. Ce n'est que suite à l'erreur littéraliste que l'on en vient à édicter, toujours implicitement, le rôle nécessaire du néant. C'est la croyance selon laquelle ce qui est premier est le réel - qui engendre le nihilisme. La plupart des nihilistes n'agissent pas par conscience et appétence du nihilisme, mais par dégoût de l'incompréhension qu'engendre leur idée, au départ séduisante et novatrice, de l'immédiateté.
Comprendre le réel implique que le réel soit compréhensible (donné une bonne fois pour toutes). Or le réel est incompréhensible et incomplet, à tel point que le sens part du littéral pour aller vers le figuré - dans ce schéma où le sens affronte l'incomplétude, le nihilisme ne conserve que le littéral du réel, quelque chose comme le littoral des côtes. Les nihilistes n'accordent d'importance au réel que dans la mesure où ils le défigurent. Aristote dans un fameux tableau pointe le doigt vers le sol comme si sa démarche philosophique se préoccupait de problèmes concrets et de questions pragmatiques (alors que son maître et ennemi Platon se trouve dans ce tableau emblématique de la réputation ontologique attiré par le ciel de l'idéal). Aristote est bien entendu le plus prudent et le plus profond des nihilistes antiques, que l'on pourrait subsumer sous le vocable de sophistes (quoique les nihilistes de cette époque ne se retrouvent pas tous sous ce terme, tant s'en faut).
La réputation d'Aristote, en tant que philosophe préoccupé par le réel plus que par l'idéal, ne tient pas la route si l'on s'avise que la réputation d'idéaliste de Platon s'accompagne du titre deprince des philosophes. Comment expliquer qu'un philosophe qui serait versé dans les études chimériques et éthérées soit tenu pour le prince des philosophes - un penseur d'une telle importance qu'un logicien britannique peu suspect d'admiration à son endroit a expliqué que la philosophie occidentale postplatonicienne se résumait à une suite de notes en bas de page d'un de ses écrits?
Le réalisme prêté au nihilisme consiste à réduire le réel à la catégorie la plus immédiate du sens : le littéral, le premier. Réalisme très particulier, réalisme défiguré et fort peu figuré. Réalisme contradictoire et mensonger, si l'on veut. On partirait de l'idée selon laquelle le réel vérifiable est le réel immédiat et l'on arriverait à l'idée selon laquelle seul ce réel existe. Raison du culte que les nihilistes vouent à la simplicité et du fait que cette simplicité mensongère débouche sur l'adoration paradoxale du savoir le plus érudit et de l'affectation la moins simple. La réputation trop élogieuse de simplicité et de réalisme débouche le plus souvent sur ce qu'il y a de moins réel et de plus destructeur. C'est ce que reprochait déjà Platon aux sophistes - des monstres froids de savoir qui hors de leur champ de savoirs considérables confondent le savoir et la connaissance.
Or le prolongement conséquent du savoir n'est pas la connaissance, mais - le néant. Que le néant repose sur le déni implique que le réel n'est pas formé par prolongement et englobement, dans une figure qui serait incomplète, mais aisément complétable - il suffirait de poursuivre ce qui est donné pour obtenir ce qui est réel. Il faut que la structure du réel repose sur le mystère, soit sur ce qui ne peut se poursuivre. La structure du réel n'est pas explicitement devinable. Scandale pour un nihiliste.
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