J'entends à la radio que l'on qualifie la révolte tunisienne de révolution de jasmin. Cette expression se révèle aussi creuse qu'inappropriée (le jasmin évoque la preuve d'amour). Si l'on veut en rester au stade du symbolisme, le jasmin, qui est l'emblème tunisien, désignerait aussi (surtout?) la tentation (féminine de surcroît). Je ne sais au juste si c'est cette signification qu'entendaient inspirer les concepteurs de cette révolution colorée, mais elle indique que non seulement le renversement politique tunisien n'est pas une révolution (il se trouve dénué de tout projet politique alternatif), mais qu'en plus cette révolution est manipulée par les mêmes concepteurs que ceux qui ont promulgué dans un passé récent les révolutions colorées.
Le financier Soros patronne des fondations caritatives (comme le Open Society Fund ou Human Rights Watch) qui militent pour le droit d'ingérence démocratique, soit le droit hypocrite d'apporter la démocratie à un régime considéré comme dictatorial. Au nom de cette stratégie qui remonte à l'avocat hollandais Grotius pour le compte de la Compagnie des Indes hollandaise (depuis lors associée étroitement à la Compagnie des Indes britannique ayant promu le libéralisme de Smith et consorts), les financiers opérant depuis la City de Londres (et son prolongement américain de Wall Street) financent des manoeuvres de déstabilisation politique au nom de fins vertueuses. Au risque de décevoir les enthousiastes qui pensent que le peuple tunisien a gagné en liberté depuis que le tyran Ben Ali a fui son pays, il suffit de considérer le parcours en exil dudit potentat pour comprendre que sa chute entre dans l'application de la stratégie du chaos de type mondial - avec pour particularité la subordination des intérêts néocoloniaux français sous la coupe (réglée) des intérêts britanniques.
Ben Ali a fui semble-t-il vers Chypre, puis a gagné sous protection saoudienne Dubaï avant de rejoindre le royaume saoudite. Autant dire qu'il se trouve sous la protection explicite de l'Empire britannique et que ceux qui réduisent l'Empire britannique aux Etats-Unis accomplissent une simplification abusive qui sera jugée sévèrement d'un point de vue historique. L'influence politique et diplomatique incontestable des Etats-Unis dans cette affaire ne peut être perçue adéquatement qu'à la lumière de la subordination du gouvernement américain aux intérêts financiers de Wall Street - et des intérêts financiers de Wall Street à ceux de la City de Londres.
Le fait que les propagandistes des médias occidentaux appellent cette révolution d'un nom évoquant la tentation se révèle d'un cynisme infâme : il est encore pire de créer des conflits et des divisions insolubles que de soutenir un pouvoir dictatorial. Pas question de soutenir un despote sanguinaire de la trempe de Ben Ali - ou l'impérialisme français contre l'impérialisme britannique; toute cette génération grotesque de tyrans arabes née de la décolonisation saute à chaque fois qu'elle s'oppose à la stratégie de l'Empire britannique : Hussein a été pendu après avoir servi les intérêts britanniques et américains dans la guerre contre l'Iran (déjà un cas patent de division sanglante sans fin).
Le fond de l'affaire réside dans la compréhension des mécanismes de la stratégie du chaos : on instaure le chaos en lieu et place de la continuité de la paix de Wetsphalie. La stratégie impérialiste française s'inscrivait dans cette ligne wetsphalienne, certes de manière hypocrite et oligarchique; alors que la stratégie de l'Empire britannique en plein effondrement consiste à instaurer le chaos partout hors de l'Occident (Etats-Unis et Union européenne). Cette stratégie fut consignée par le théoricien Cooper, actuellement proche de la baronne Ashton.
Cette conception stratégique estime qu'il existe des Etats-nations évolués qui ont le niveau d'intégrer l'ordre postwestphalien de fédérations impérialiste - et les Etats qui seront dominés et pour lesquels les règles de droit d'ordre démocratique et libéral ne s'appliquent pas. C'est cette conception qui se trouve appliquée à l'heure actuelle, en Tunisie comme ailleurs. Le plus pernicieux revient à penser la soi-disnat révolution de jasmin tunisienne de manière isolée, déconnectée de l'ensemble des soulèvements chaotiques qui se produisent un peu partout dans le monde.
On oublie que l'une des causes de la révolte tunisienne fut la hausse spectaculaire des produits alimentaires. Cette cause se ressent plus fortement sur les marchés des pays pauvres ou émergents, mais elle affecte l'ensemble du monde. Les multiples soulèvements troubles ou partitions de pays qui se manifestent actuellement dans différentes régions d'Afrique rejoignent le même processus que l'épisode tunisien. Dans tous les cas, le but visé consiste non à imposer un nouvel ordre en lieu et place de l'ancien ordre (que l'ordre nouveau soit supérieur ou inférieur), mais à semer le chaos et la zizanie.
C'est la politique stricte appliquée avec un cynisme et une perversité en Afghanistan ou en Irak. C'est cette même politique qui fut appliquée au Congo-Kinshasa et dans tous les pays qui se trouvent sous administration britannique (quand on parle de l'impérialisme américain, on désigne de manière réductrice cet impérialisme britannique véritable et vérifiable). La politique du chaos profite aux factions impérialistes qui ont les mains libres pour perpétrer leur appétit de prédation. Détruire les institutions et les Etats au nom du changement et les remplacer par des conflits sans fin, sur le modèle du conflit israélo-palestinien (initié par les désaccords de Sykes-Picot).
Si l'on peut souhaiter que la Tunisie (et son peuple) connaisse un progrès politique marqué par la démocratie et surtout la république, il est fort à craindre que le départ du tyran Ben Ali signifie moins la fin de la dictature que le début de la politique du chaos. On jouerait sur l'enthousiasme populaire galvanisé d'avoir enfin renversé le régime dictatorial et corrompu de Ben Ali pour imposer un nouveau régime, peut-être moins dictatorial en apparence, mais tout aussi corrompu dans le fond. Le régime Ben Ali laisse entendre que c'est l'impérialisme qui s'effondre, dans cette région du Maghreb comme partout en Afrique, alors que c'est seulement la passation de pouvoir entre les intérêts francophones et les intérêts britanniques.
Las! La vérité se révèle plus sinistre : les intérêts françafricains sont engloutis sous la coupe encore plus impérialiste de l'impérialisme britannique en pleine déconfiture. D'où les heurts et les massacres qui expriment l'ajustement de l'impérialisme à sa situation désespérée. Diviser pour régner est le slogan de l'impérialisme (on mesure l'application littéraliste avec le programme de démembrement géographique et et ethnique des pays). Plus l'impérialisme s'effondre, plus il accroît cette tendance. Un article récent du journaliste français Quatremer
http://bruxelles.blogs.liberation.fr/coulisses/2011/01/the-european-foreign-office.html
dénonce (avec raison) la mainmise du Foreign Office britannique sur la diplomatie européenne. Quatremer omet juste de poser la question fondamentale qu'induit l'ensemble de son raisonnement : comment expliquer que cette hégémonie fonctionne?
Le masochisme français (ou allemand) n'explique pas tout. L'explication psychologique par la fascination est insuffisante. Les autres diplomaties européennes ne se soumettent que parce que la diplomatie britannique se trouve investie d'un pouvoir supérieur. Dans le monde actuel, le pouvoir supérieur est détenu par les financiers, dont le centre se situe à la City de Londres.
Quatremer nous apprend que dans l'organigramme de la diplomatie européenne, la région du Maghreb échappe désormais à la diplomatie française et passe sous le giron hégémonique de la diplomatie britannique. Quel meilleur symbole pour expliquer ce qui se produit à l'heure actuelle dans certaines régions francophones : passage de l'impérialisme français soumis à l'impérialisme britannique aussi dominateur que moribond; application des théories de Cooper à propos du postimpéralisme piloté depuis la fédération européenne (via son relais américain et non l'inverse) et soumettant à sa loi implacable les Etats tenus pour coloniaux et arriérés - cas de la Tunisie entre autres?
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