La cassure entre les élites et le peuple, sanctionnée par la célèbre expression de "fracture sociale" (prononcée par le candidat Chirac en... 1995 et qui s'est amplifiée depuis), indique l'oligarchisation de la société. On s'interroge beaucoup (sans apporter de réponses substantielles) sur les polémiques que génèrent des termes comme élites ou élitisme. Si ces termes font querelle ou débat, c'est que nous avons conscience implicite que nous sommes en train de passer d'un système assez républicain à un système de plus en plus oligarchique.
Ce qui est dérangeant n'est pas l'élitisme républicain, mais l'élitisme en tant qu'il est oligarchique : non seulement les élites se reproduisent socialement (la reproduction au mérite étant inévitable), mais encore l'idée est d'encourager la différence sociale transformée en différence ontologique qualitative (comme chez Aristote) et d'assurer la stabilité du modèle oligarchique tenu pour unique et nécessaire.
L'élitisme oligarchique se fonde sur l'analyse d'Aristote qui postule la multiplicité de l'être en la reliant à la multiplicité du non-être. C'est cet élitisme qui est décrié, parce qu'il instaure un modèle par castes, qui prouve l'inégalité des classes entre les hommes. Les castes demeurent presque stables, alors que l'excellence républicaine implique le changement social. L'élitisme républicain est inévitable, puisque l'excellence y est représentative. Surtout, l'élitisme républicain s'appuie sur l'idée que le critère du mérite qui s'exprime inégalement dans l'expression sociale est au service de l'ontologique, où l'égalité règne.
Le mérite républicain implique que les inégalités sensibles soient au service de l'égalité ontologique. La multiplicité hétéroclite et inégale est au service de l'égalité de l'Un. Ce passage de l'Un à la multiplicité recoupe celui de l'élitisme à l'inégalité. Dégradation ontologique du tout à la partie; puis infériorité de l'excellence inégale qui se retrouve imparfaite et partielle, alors que l'égalité exprime l'Un.
Platon explique l'inégalité par la figure de l'autre, qui est le non-être. Le non-être est intégré dans l'Etre, au contraire de l'ontologie parménidienne, qui opposait du tout au tout le domaine total de l'Etre avec le domaine inexpliqué du Non-Etre, qui à la fois n'était pas et en même temps était pensé. L'inégalité recoupe la catégorie de l'autre; mais si Platon intègre le néant à l'Etre sous la figure de l'autre, cette solution ingénieuse n'est pas tout à fait satisfaisante.
L'autre n'est pas expliqué. Il est constaté. L'inégalité aussi. La relative faiblesse de l'ontologie platonicienne tient à l'existence de la totalité sous la forme de l'Etre (l'Un). Même si Plotin parvient à l'expliquer en subordonnant l'Etre au Non-Etre identifié à l'Un, cette innovation néo-platonicienne n'en demeure pas moins à son tour indéfinie, ce qui est un aveu de faiblesse, aussi estimable soit la pensée de Plotin. L'ontologie posttranscendantaliste, sous la forme du néanthéisme, explique davantage l'inégalité (et l'autre) en réfutant la complétude sous la forme d'un état, mais d'un reflet.
L'inégalité exprime un état en ce que l'état d''être à l'intérieur du mouvement de reflet implique que les formes soient séparées - inégales. L'inégalité devient le corollaire de l'être, parce que l'éclatement du néant unifié engendre pour créer sa complétude (son équilibre) une production de formes stables et qui ne peuvent sortir du néant unifié que de manière inégale. L'existence du néant implique que l'être soit inégal.
Mais cette proposition d'explication reste ontologique, au sens où ce qui est se trouve expliqué par l'ensemble du réel. Pourtant, dans le cas d'Aristote, l'être ne peut être multiple qu'en accordant son statut d'ontologie confiné au social. Dans les catégories classiques, le politique est reconnu - et se trouve subordonné à l'ontologie. La métaphysique s'oppose à l'ontologie en ce que la métaphysique ne parle d'être que dans des termes où le politique se trouve réduit au social.
L'inégalité est inexplicable, mais elle est constatée empiriquement. La multiplicité de l'être détruit la possibilité de discours autour de l'Etre et réduit le discours à propos de l'Etre à un discours social, économique et contre-culturel. Raison pour laquelle l'inégalitarisme se trouve légitimé : on crée les conditions théoriques dans lesquelles cet état est irréfutable - et peu importe que ces théories soient quant à elles parfaitement fausses. Tant que l'élitisme représente l'excellence du peuple, il est légitime.
Une réflexion ontologique rappelle que l'inégalité est inévitable, mais que cette inégalité ne repose pas sur un fondement inégalitaire, mais sur un fondement un. L'égalitarisme est un leurre en ce qu'il omet de cerner les liens entre l'Un et l'inégalitarisme. On pourra prendre comme exemple de cet égarement les propositions de Marx. Le jeune Marx travailla sur l'atomisme de Démocrite et finit par décréter pour fonder son Capital que l'hégélianisme était un système métaphysique à inverser.
J'emploie à dessein l'usage de métaphysique pour Hegel parce que les amphigouris du maître allemand rejoignent le nihilisme antique d'Aristote. Hegel comme Aristote sont partisans d'un système politique tyrannique, et cette inclination vers l'oligarchie pure et dure ne se peut établir qu'à partir d'une conception du réel nihiliste. Chez Hegel, la volonté de clore le discours philosophique apparaîtra démesurée. Elle se fonde sur la clôture du réel, que Hegel fond dans un processus en trois parties : du coup, le processus dialectique devient fini et Hegel retrouve la finitude aristotélicienne sous sa dialectique modernisée.
Quand Marx renverse la dialectique hégélienne en décrétant que le système de Hegel est intéressant à condition que l'on lui ôte ses oripeaux métaphysiques trop abstraits et inutiles, il ne fait pas qu'instaurer la prédominance du modèle politique. Longtemps, Marx a été tenu par les sorbonnards pour un théoricien économique, pas un philosophe. Cette demi injustice indique que la conception politique de Marx est réduite à l'économique, soit que Marx a pour caractéristique réflexive de réduire le réel à la conception nihiliste, qui court chez lui de Démocrite à Hegel en passant par Aristote.
Le tic de Marx le matérialiste moderne consiste à corriger les erreurs des autres tout en les reprenant. Marx ne se rend pas compte qu'il corrige le libéralisme tout en reprenant ses axiomes; de même avec Hegel. Il entend expurger l'hégélianisme de sa gangue abstraite absconse tout en reprenant l'erreur principale de Hegel : sa sainte dialectique trinitaire est fausse car elle fige le réel.
Marx aussi fige le réel sans comprendre que le communisme ne peut venir à bout d'aucun système politique dans un réel qui n'est pas fini, mais infini. Marx est un libéral autant qu'hégélien - honteux. Il est vrai que son intérêt pour Démocrite ne l'a jamais quitté, puisque là encore, il reprend les erreurs de Démocrite sous prétexte de les corriger. Il en est incapable, car Marx ne peut corriger ce dont il se désintéresse. La psychologie de Marx le pousse face à un problème à décréter que le problème n'existe pas. Du coup, pour éluder le problème, Marx le réduit à une conception inférieure.
Face au problème ontologique, on réduit l'ontologie au politique. Et face au problème politique, on réduire le politique à l'économique. Marx n'est pas un économiste, c'est un philosophe qui réduit la philosophie à la problématique idéologique - d'où cette impression d'économie. Marx loin de résoudre les problèmes les amplifient en les niant sans les résoudre. Marx montre son nihilisme dans cette négation sans affirmation. Je m'étonne qu'on ne s'émeuve pas davantage de cette faille béante dans le raisonnement de Marx, qui le contraint à poser des principes simplistes : hégélianisme matérialiste étriqué et renversé (sans queue, ni tête); communisme dépassant le libéralisme en reprenant ses erreurs...
On peut dire que le système politique de Marx, même de facture économique réduite, résout les problèmes à partir des fondements qu'il pose; ces fondements sont faux. Du coup, la résolution est fausse, non à cause des erreurs qu'elle pose directement, mais parce qu'elle réfuse de considérer les erreurs; Marx dénie et résout son déni en réduisant le réel à l'idéologique.
C'est ce Marx qui contemporain du théoricien de la mode Baudelaire semble avancer un système idéologique courageux et progressiste, alors que le progrès se résume à l'édiction de l'impossible et de l'erroné. Cherchez l'erreur. Quand Marx propose un système politique égalitaire, la première objection qu'on lui adresserait est de se demander comment un système peut tourner de manière harmonieuse en politique alors qu'aucune des contradictions supérieures (de nature ontologique) n'a été envisagée.
L'égalitarisme politique repose sur le déni miraculeux, soit l'idée que l'on résoudra le problème politique de manière magique et irrationnelle. Cet égalitarisme a toutes les chances d'être irréalisable, et d'est d'ailleurs ce qui s'est produit : à chaque fois que des thuriféraires politiques des théories marxiennes se sont empressés d'appliquer le modèle, ils ont échoué. Le modèle emblématique se situait en Union soviétique. Les experts en marxisme relèvent avec un ton docte que les conditions pour une révolution prolétarienne de nature marxiste n'étaient pas existantes en URSS.
Comment ne pas voir que cette révolution politique impossible n'est que la reprise de la théorie marxienne impossible? Si la révolution n'était pas prête en Russie, il est normal que des révolutionnaires marxistes entreprennent une révolution impossible puisqu'ils appliquent une théorie de nature impossible, qui nie les problèmes au lieu de les résoudre. Les révolutionnaires communistes léninistes n'ont pas mal appliqué une théorie peut-être trop idéaliste, mais viable; ils n'ont fait que rédupliquer l'impossibilité théorique en impossibilité pratique.
L'égalitarisme de Marx n'est pas possible, et s'il n'est pas possible, ce n'est pas parce que la seule théorie marxienne serait erronée. C'est parce que le réel n'est pas égalitariste au sens où l'égalité de l'être est un leurre. La seule égalité qui soit repose sur l'unité. C'est ce que ressent un monothéiste quand il considère que les individus sont inégaux quant leurs capacités, mais qu'il possèdent tous une unité infinie en eux. Même si la présentation de cette conception est limitée, elle est juste. Quant à l'égalitarisme matérialiste, il est d'autant plus faux qu'il prétend s'émanciper des erreurs de l'idéalisme platonicien en affirmant un matérialisme intransigeant et souvent réducteur.
Ne pas s'étonner de la catastrophe finale prévisible. Le monde de l'homme ne peut être rendu égalitariste puisque le réel est inégalitariste. Cet inégalitarisme n'est pas ontologique, il est inévitable dans le monde sensible, pour s'exprimer en termes transcendantalistes. L'être est inégalitariste, le néant uni et le reflet est égalitariste. Marx prétend corriger un défaut qui n'est pas perfectible parce qu'il part d'un principe ontologique faux : son matérialisme idéologique s'ancre sur la conception matérialiste antique de nature ontologique : celle de Démocrite d'Abdère et de son maître Leucippe.
Marx pense que le réel est perfectible parce qu'il part d'une conception du réel totalement fausse et réductrice. Se trompant sur la nature du réel, Marx ne peut qu'engendrer une théorie particulière fausse. Le progressisme matérialiste est faux parce que le matérialisme est faux. Le problème qui n'a toujours pas été résolu, mais sans cesse été différé (repoussé), c'est que l'égalitarisme n'est envisageable que d'un point de vue ontologique. Marx décrète que n'existe que le réel politique. Il aboutit à un réel idéologisé, de facture seulement - économique.
Son égalitarisme réducteur et politique est faux parce qu'il voudrait transformer le sensible en absolu (idéal). Le projet matérialiste de Marx est délirant parce que son renversement de l'hégélianisme aboutit à décréter que l'on peut transformer le fini en infini. De ce fait, le progressisme marxien est typique de l'immanentisme tardif et dégénéré qui commence à péricliter et qui ne peut s'en sortir, mais il contient une faille logique que Rosset l'immanentiste terminal a décelée : un matérialiste ne peut être progressiste, parce que le propre du matérialisme est de demeurer immuable. Pas révolutionnaire.
Mais Rosset n'a rien trouvé de novateur. Il ne fait que se référer aux principes antiques du matérialisme, qui sont antirévolutionnaires. Dans la conception matérialiste antique, le réel est fondamentalement et immuablement inégalitariste. Marx veut à toute force rendre cette conception égalitariste en demeurant dans le schéma matérialiste erroné. Autant dire que son projet est voué à l'échec, car il rajoute à l'erreur ontologique initiale une erreur interne prévisible et plus importante. L'échec historique du communisme est désolant, car il était certain que le matérialisme ne pouvait être égalitaire.
C'est ce qui arrive quand on estime que le sensible peut être égalitariste, c'est-à-dire quand on refuse de considérer que le réel est infini. L'égalitarisme fini et figé est un leurre. Le scandale de l'inégalitarisme ne peut trouver d'explication que si on le confronte à l'infini. Faute d'avoir osé cette confrontation, fidèle à son habitude de fuite devant les problèmes, Marx a préféré délirer sur l'idée de finitude égalitaire.
D'un point de vue politique, il est plus lucide d'accepter l'inégalité tout en estimant qu'elle doit être encadrée de manière à tendre vers l'égalité. Cette conception politique s'ancre sur la connaissance selon laquelle c'est dans un monde figé que l'inégalitarisme existe et que cet inégalitarisme n'est que l'expression imparfaite de l'Un, qui est de nature égalitaire sans également recouper une conception fondamentale et réductrice.
L'égalité est une réduction presque anthropomorphique de l'Un. Au lieu du terme anthropomorphique, qui rappelle trop la démarche immanentiste de Spinoza, mieux vaudrait employer le terme de réduction, qui est plus ontologique et moins rattaché au désir. Si les parties du réel ne recoupent pas le réel in extenso, si le réel est uni mais pas univoque, alors l'idée d'égalité est al déformation du point de vue de l'homme de ce qu'est l'Un. Si l'inégalité est la loi qui prévaut au sein du sensible et que néanmoins nous tendons vers le mythe de l'égalité, c'est que cette égalité n'est pas réalisable dans le sensible, mais qu'elle est l'expression déformée et incomplète de l'Un, une représentation du réel dans son ensemble qui nous indique que toutes les parties du réel comprennent en elles l'unité du réel.
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