mercredi 23 avril 2008

Le philosophe et son ombre

Dans le monde de la sortie de la religion, ou du dépassement (réussi) de la religion, penser de manière religieuse est dépassé. On voit quel traitement est appliqué à la théologie. Mais ce n'est que la partie immergée de l'iceberg. Dans le fond, l'époque immanentiste réfute le religieux et instaure en lieu et place des prophètes et autres figures typiquement religieuses la figure laïque et transcendante au religieux : ce sont les figures autoproclamées du philosophe, et ses variantes : l'intellectuel et l'expert.
Venant du monde de la Raison, rien d'étonnant à ce que l'on promeuve la figure du philosophe en tant qu'archétype de la pensée individualiste et rationaliste. Le philosophe n'est-il pas celui qui pense grâce aux lumières de sa raison/Raison et qui de ce fait traduit la rupture avec Dieu et la pensée religieuse?
Il se pourrait que ce que l'époque et la propagande intellectuelle de type rationaliste et rationalisante nomment progrès de la pensée, avec la rupture entre pensée et religieux, ne soit qu'un des reflets de l'immanentisme. Au fond, sans doute le philosophe de type rationaliste n'est-il jamais qu'une figure assez inférieure au penseur religieux, qui plus est quand on constate historiquement que la plupart des philosophe majeurs ont développé leur pensée à l'intérieur d'une religion (cas des métaphysiciens classiques du christianisme, de Descartes à Hegel en passant par Kant) ou de manière proche de la religion (Platon et Aristote, qui sont des penseurs de référence pour le christianisme, ainsi que Nietzsche l'a justement noté).
Quand ce n'est pas le cas, comme pour Démocrite, Epicure et Lucrèce, on peut constater que la réfutation de la religion se fait au nom de l'opposition à la religion. Autrement dit, ces penseurs n'ont rien à opposer de suprareligieux pour remplacer le phénomène religieux. Leur matérialisme ne peut s'épanouir que grâce au religieux, avec une approche élitiste : le religieux pour le peuple, les masses, ceux qui sont incapables de vivre sans dieux et sans représentations grossières; le matérialisme pour ceux qui sont capables intellectuellement et affectivement de vivre sans dieu et d'embrasser la juste doctrine des atomes.
Il est saisissant de constater que l'épanouissement de penseurs philosophes ne se fait jamais sans la présence culturelle et diffuse du religieux et de formes religieuses. Il reste les cas des penseurs explicitement religieux, comme les Pères de l'Eglise, Maître Eckhart ou Pascal. Il serait malvenu de nier la grandeur de ces pensées, ce qui montre que les pensées d'obédience religieuse explicite ne diffèrent pas par la qualité des pensées d'obédience rationaliste. Toutes les deux ont pour points communs en fait de fleurir sur le terreau ou le tertre du religieux.
Pascal n'est certainement pas inférieur à Descartes, et surtout, Descartes et Kant étaient des métaphysiciens chrétiens. Même Montaigne, dont la foi chrétienne est sujette à certaines cautions, manifestait une culture chrétienne critique, mais très forte. La philosophie n'est jamais que l'excroissance et l'émanation rationalistes du phénomène religieux, si bien que je considère qu'en regard d'un petit prophète, un grand penseur n'est jamais qu'un nain. J'irai plus loin : les productions religieuses dépassent de loin d'un point de vue culturel l'influence des productions philosophiques. On pourrait également observer que les grands poètes et les grands écrivains de l'imagination ont souvent des influences qui dépassent de loin celles seulement philosophiques (ainsi d'un Homère).
Soyons donc prudents et humbles avec la philosophie : son indépendance est sujette à caution et son rayonnement est toujours lié à l'influence religieuse, avec cette constante que l'influence religieuse lui est supérieure parce qu'elle l'englobe (et non l'inverse). Maintenant, si la philosophie est en tant que pensée rationaliste excroissance et émanation de la religion, il faut considérer ce qu'implique l'annonce que la religion est dépassée par la Raison et que de ce fait les penseurs contemporains sont les prophètes et les (grands) prêtres rationalistes de la Raison, comme les prophètes et les prêtres classiques sont les hérauts du religieux et du divin.
Paradoxalement (donc de manière cohérente), la philosophie ne s'épanouit jamais mieux que dans la sphère de la religion. Quand elle en sort officiellement, elle subit la même mutation que la religion. Il faudrait préciser ici que la sortie de la religion est impossible. En conséquence, c'est l'immanentisme qui surgit à l'annonce de la sortie et du dépassement de la religion. De la même manière que la religion mute, la philosophie mute.
Quand la religion en crise dégénère en immanentisme, la philosophie suit l'impulsion du religieux dont elle prétend s'émanciper. A chaque fois que la philosophie prétend s'émanciper du religieux, n'y voyez pas un autre effet que d'annonce. Sans religieux, la philosophie perd sa source d'identification et d'inspiration. Elle a au moins besoin de religieux pour s'opposer (fonction de représentation que l'on retrouve dans le matérialisme).
Dès lors, la philosophie immanentiste prétend sortir du religieux et prendre la place du religieux en matière de pensée dans la mesure où l'époque immanentiste proclame la sortie du religieux. La philosophie immanentiste est subordonnée à la religion immanentiste. Il est tout à fait conséquent que l'immanentisme claironne à qui veut l'entendre que la philosophie a pris la place du religieux et que les philosophes sont les prophètes et prêtres rationalistes de la Raison régnante. A cet égard, la condamnation, parfois délirante, de Nietzsche concernant les prêtres s'explique sans doute par son aspiration à enterrer les prêtres religieux (singulièrement chrétiens) pour introniser la catégorie des prêtres rationalistes et philosophes, dont il s'estimait une incarnation rayonnante et lumineuse.
Mais Nietzsche n'avait pas prévu, en prophète dépassé par la lame de fond qu'il portait à son insu et dans sa folie (sans vilain jeu de mots), que le penseur rationaliste subirait une dégénérescence et une altération qualitatives prévisibles pour qui comprend que l'immanentisme n'est pas un progrès, encore moins le Progrès, mais une profonde crise. Car la dégénérescence du penseur se manifeste par une mutation du penseur d'obédience religieuse (qu'il soit ou non explicitement d'une confession) en penseur d'obédience immanentiste.
C'est ainsi que surgissent les figures de l'intellectuel et de l'expert. De ce point de vue, l'intellectuel est un penseur de l'événement qui est de plus en plus dégénéré au fil des générations immanentistes (en France, de Voltaire à Sartre, première baisse; puis de Sartre à BHL, deuxième phase de déclin). Au final, l'immanentisme ne tarde pas à remplacer la figure de l'intellectuel par celle de l'expert.
Progrès prévisible : l'intellectuel s'occupait à donner un sens de plus en plus donné, défini et délimité à l'événement. Au final, son commentaire était de plus en plus fini et limité. Voltaire portait encore les aspirations des Lumières, même si son style flamboyant cachait mal sa superficialité (dont Leibniz ou Malebranche peuvent témoigner). Sartre commençait à bidouiller entre les authentiques philosophies et les idéologies de son temps son existentialisme bredouille. BHL lui se contente d'entériner la montée en puissance de l'économique dans l'immanentisme et de répéter jusqu'à satiété un credo de propagande comme l'antiantisémitisme, l'antiracisme et le combat pour le Bien.
Au final, l'effondrement qualitatif de l'intellectuel ne peut qu'annoncer l'avènement de l'expert. Je m'explique : l'intellectuel était de plus en plus limité par une grille de lecture bien définie de l'événementiel. L'expert entérine cette vision dans laquelle chaque chose est spécialisée, soit réduit à un rôle d'objet. Le donné est délimité et compartimenté en diverses cases et catégories. L'intellectuel est presque trop en tant que penseur de l'événementiel. Il disait de moins en moins de jugements pertinents à mesure qu'il s'exprimait de plus en plus (cas d'un Bruckner ou d'un Glucksmann). C'est désormais l'expert qui prend la place et qui parle au nom de compétences définies et dûment répertoriées. Il est très important de mettre l'accent à ce stade sur la compétence et le haut degré de maîtrise de l'expert.
Plus il est limité, plus l'expert prétend à un haut niveau de qualification, de compétences et de savoir. L'illusion tient à la prétention, qui confine à l'arrogance, selon laquelle le domaine qui est défini est supérieur au domaine de l'indéfini. Dans cette acception, l'indéfini relève du confus et de l'inférieur. De par sa rationalité, la pensée de Platon est un christianisme supérieur et évolué (thèse de Nietzsche le penseur philologue). Mais Platon est encore trop religieux et vague/vaste : il vaut moins qu'un expert. Il est d'ailleurs frappant que Nietzsche, le prophète de l'immanentisme, déteste à ce point Platon et Socrate.
L'experte vient sanctionner cette vision formatée et délimitée de la pensée. Le savoir ne vaut que défini et répertorié. C'est alors que le penseur devient commentateur ou relève de domaines de compétences dénommés en rubriques de sciences humaines.
a) Le penseur commentateur : c'est la mode présente des philosophes qui sont d'autant plus de valeureux penseurs qu'ils se bornent à commenter et à ne jamais produire de pensée autre que le commentaire d'anciennes et reconnues pensées. Penser, c'est commenter, puisque le mimétisme ici à l'oeuvre sanctionne une technique et une démarche parfaitement définie et qualibrée.
b) L'expert en sciences humaines : souvent nommé aussi docteur. La mode la plus marquante arrive à peine en Europe à l'heure actuelle, mais connaît son heure de gloire aux Etats-Unis, où les experte ont investi les chaires et les chairs des think tanks, mais aussi des campus. Un expert est politologue, ou bien philosophe analytique. Dans tous les cas, l'expert produit un savoir d'expert.
Le formatage de la pensée correspond à la religion de l'immanentisme en ce que le penseur immanentiste a pour tâche de vendre de l'objectivité et de la vérité (dans la mesure où les valeurs qu'il promeut et vend sont adéquates au calibre de la raison et de l'immanentisme). La démocratie est ainsi la valeur suprême et Dieu est la valeur dépassée. Au final, la déperdition qualitative est effrayante puisque les imitateurs et mimes de la pensée sont incapables de produire de nouvelles pensées en mesure d'instiller le changement dans la culture des hommes.
Insistons bien sur un point : le penseur immanentiste se présente toujours comme un rebelle au pouvoir et aux valeurs établies dans la mesure où sa transgression et sa subversion sont compatibles avec les valeurs de l'immanentisme. Un penseur de ce calibre s'oppose toujours aux valeurs culturelles qui sont ataviques et qui sont contraires à l'immanentisme. C'est ainsi que l'antiracisme est la marque de fabrique de l'immanentisme, puisque l'atavique tribalisme engendre le racisme. C'est ainsi aussi que l'antisémitisme est un des traits de l'immanentisme en ce qu'il participe et de l'antiracisme et de l'élitisme immanentiste.
La pensée suit le mouvement de l'immanentisme : elle s'épuise, elle se dégrade, elle se sclérose et elle dépérit. L'expert est un imposteur hautement diplômé dont la compétence est irréfutable. C'est pourquoi il annonce des absurdités et des aberrations incoulables avec un aplomb sans faille. Cas d'un Huntington ou d'un Fukuyama. Mais le commentateur fait souvent aussi bien, c'est-à-dire aussi mal : il s'agit toujours de se montrer le dépositaire du penseur que l'on commente (et qui sert alors avant tout à commenter) en lui faisant dire un message en accord avec les valeurs de l'immanentisme.
C'est ainsi qu'au final, c'est Deleuze (le grand philosophe postmoderne bien connu) qui est le dépositaire de Nieztsche, un Nieztsche soudain fort peu nietzschéen et très démocrate d'extrême-gauche. De même Heidegger est-il la coqueluche des commentateurs démocrates et parfois explicitement antiracistes (toute la lignée des déconstructeurs emmenée par Derrida).
Aussi ne faut-il pas s'étonner que bientôt Leo Strauss, penseur politique souverainiste et fort conservateur, soit, non l'inspirateur des néoconservateurs (et peu importe que l'inspirateur diffère toujours notablement de ses disciples s'il importe surtout que les disciples ont repris, certainement pas par hasard, l'enseignement de leur maître et inspirateur), mais un philosophe profond et subtil, amateur de démocratie et de nobles valeurs.

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