Et pour commencer, un petit texte que j'avais rédigé en premier lieu pour le dénommé Anaximandrake, dont le site éponyme permet à son auteur sous pseudonyme (un certain Thomas Duzer si ma mémoire est bonne) de publier des commentaires réguliers. Anaximandrake rédigea ainsi une réfutation de Rosset. Je ne repousse nullement l'urgence d'étudier la pensée peu connue de Clément Rosset. Le fait de porter à son endroit un jugement aigu et critique m'enchante. Ce n'est pas rendre service à un écrivain, penseur ou pas, que de le ménager. De la même manière qu'une traduction n'est jamais qu'une trahison toute relative, je veux dire qu'elle ne saurait transformer l'or d'un grand texte en plomb de la parole ratée, de même une pensée de valeur se remarque au fait qu'on s'y confronte, qu'on réfute l'hagiographie et la complaisance pour y porter le fer et en sortir plus riche, plus singulier. Dès lors, tout est dit : sus à la citadelle et - pas de quartiers!
L’illustre Anaximandrake m’a prié, suite à une notule de questionnements harassés, de détailler ma conception du brillant. Je reprochais en effet à Anaximandrake par le brillant d’échapper à la pensée. En effet, on ne pense pas sans quelque dommage. Briller serait ainsi échappatoire et substitut. On brille, on brille, et au final : on n’est pas vernis ? On se brûlerait les ailes aux néons mortifères de ce qui luit et qui pourtant est contraire à la vie ? Eh oui, penser, ce n’est pas briller, au sens où si la pensée est de l’ordre du soleil, le brillant serait alors, lui, de l’ordre du simulacre et de la destruction. Qu’est-ce donc qu’un brillant esprit ? C’est un esprit qui manifeste une remarquable aptitude à lier des éléments donnés, des savoirs posés, des références savamment maîtrisées. Le brillant constitue ainsi une évaluation qui détermine la valeur d’un savoir en fonction d’un donné. La référence est ainsi maîtrise essentielle d’un contenu acquis de haute lutte et dont la valeur indexée à l’effort est indubitable.
Et quelle est alors la différence de la pensée ? Car il va bien falloir accepter que la pensée diffère du brillant. La pensée surgit de nulle part n’importe comment – ou presque. Surtout la pensée n’est jamais que le surgissement d’une intuition originale venant renouveler le cours du donné. Autrement dit, la pensée est différence quand le brillant est mimétisme aussi respectueux qu’intransigeant. Du brillant, il en est comme du soleil : rien de nouveau, en somme. De la pensée, au contraire, aucun brillant nécessaire. Pour créer de l’original, de la différence, la pensée est ainsi essentiellement opposée au brillant, à tel point qu’on peut se demander si la pensée ne découle pas de ces soleils paradoxaux, réputés pour appartenir aux inquiétants trous noirs du néant.
Bien entendu, la pensée peut à bon droit être intrinsèquement liée avec le brillant. Jamais l’inverse pourtant. À la différence de la pensée, qui ne se dépense pas en pure perte avec le brillant, le brillant ne saurait se commettre en pure perte avec le surgissement de propositions qui le dépassent et qui ne se conçoivent pas sur le même modèle. Alors que le brillant s’élabore suite à une longue acquisition, la pensée suit des cours assez inexplicables, et son lit est parfois le terreau d’une certaine inculture. C’est dire que la pensée n’élit le brillant que comme un adjuvant souvent décisif, mais jamais capital. Les exemples de penseurs sans brillant suffisent amplement à montrer que le brillant n’est pas nécessaire à la pensée.
Dès lors, faut-il disqualifier le brillant ? Tant s’en faut. Tout juste pourrait-on déplorer que certains brillants brillent par leur pédantisme et confondent l’art noble du mimétisme et du commentaire avec la morgue pompeuse consistant à estimer qu’ils se situent de ce fait au-dessus du commun des mortels. Pourtant, la frime du brillant n’est rien en comparaison du tic du toc, je veux dire de la propension que présente tout brillant, à partir du moment où il se répand jusqu’à atteindre une importance capitale, de prétendre à la démesure et d’oser le sacrilège. En effet, à chaque fois que le brillant s’enfle et se dandine, en grenouille experte et virtuose, il réussit l’exploit de se faire passer pour autre qu’il n’est en réalité, pour l’autre dont il voudrait tant prendre la place. Le brillant a ainsi tendance à laisser entendre que la véritable pensée tient au surbrillant, c’est-à-dire à un stade où la simple maîtrise des savoirs donnés serait dépassée par l’adjonction qualitative d’un savoir ultime, celui de la pensée. Au-delà du savoir, la pensée, donc, alors que pensée et donné n’ont que peu à voir et que leur proximité ne signifie jamais qu’une parenté qui n’a d’égale que le lointain cousinage dont on se targue parfois pour donner à la famille des airs de fraternité et de convivialité.
Bref. Le propre du commentateur, quand il estime se hisser aux cimes de son art, s’apparente à une inquiétante déformation professionnelle et aboutit à la confusion entre commentaire et pensée, entre brillant et pensée – entre différence et donné. Peut-on penser sans référence ? Il faudrait suggérer plutôt : les références ne servent à la création de pensée que dans la mesure où la pensée diffère des références, où la pensée crée une référence qui n’existait pas encore dans les références constituées en savoir et donné. Mystère de l’intuition de la pensée, qui ne tient pas compte de l’habituel cours du mimétisme et qui, tout au contraire, se joue de la représentation humaine comme d’un paradoxe en forme de pied de nez. Car le surgissement d’une pensée n’est jamais que de l’être dans le temps. Elle signale en fait les heurts entre ce qui est et ce qui devient, entre le nouveau qui n’existait pas et le nouveau qui, appartenant à l’être de la pensée, n’est jamais que l’actualisation de ce qui a toujours existé.
On l’a compris : pour résider dans le paradoxe intenable de l’être et du devenir, la pensée pense différemment dans le moment où elle rompt le cours donné, prévu et un brin monotone du savoir déjà constitué. Bientôt, sa richesse et son originalité rejoindront le cours des autres savoirs. C’est dire que sa reconnaissance engendrera son exemplarité et, comme telle, son imitation appliquée, remarquable et servile.
Qu’Anaximandrake ne m’en veuille pas, je le range dans la catégorie des commentateurs brillants et remarquables. Compliment paradoxal si l’on veut, en ce que mon jugement (qui n’engage que moi) reconnaît la qualité de son travail, de son savoir et de son intelligence, en même temps qu’il constate avec fatalisme que le brillant ne remplace pas la pensée. Tout juste peut-on estimer qu’Anaximandrake, en présentant un commentaire de Rosset, s’applique à briller sur une pensée neuve et encore peu commentée. Rosset est-il pourtant un penseur de premier plan ? Ce qualificatif, s’il s’applique avec netteté à l’œuvre de Girard, entraîne une certaine hésitation pour l’œuvre de Rosset. Longtemps, je n’ai su préciser cette réticence qui m’envahissait malgré moi, qui apprécie tant le style de Rosset et le caractère inimitable de son œuvre. J’avais tendance à rapprocher l’originalité de Montaigne de celle de Rosset. Je sais désormais que la pensée de Rosset diffère de la pensée de Montaigne en ce qu’elle exprime le nihilisme le plus conséquent et le plus profond de son époque. Rosset, le seul nihiliste conséquent ? Sans doute cette appellation contrôlée appelle-t-elle un constat amusé : Rosset est nihiliste conséquent dans la mesure où le nihilisme n’est pas conséquent.
C’est ici que j’aimerais montrer en quoi Anaximandrake brille d’autant plus qu’il ne se dépatouille pas des références puissantes de l’ontologie classique. La contradiction majeure qu’il distingue dans l’ontologie de Rosset, grosso modo la contradiction entre le réel et le possible, le réel et le virtuel, le réel et le devenir, cette contradiction est opposée aux fondements de l’ontologie classique. Sans doute le nihilisme est effrayant et ne tient guère la route. Au moins a-t-il le mérite de saisir, à la suite de Nietzsche, que l’Etre est un concept dépassé, comme il arrive parfois que le changement ait besoin de révisions pour assurer la permanence. Non, Anaximandrake, ce n’est pas d’Etre et d’étants que la modernité a besoin pour échapper à l’Hypermodernité qui menace de l’engloutir. Le salut passe par la confrontation polie, mais têtue, avec la seule question qui vaille, en matière de pensée et en matière singulière d’ontologie : qu’est-ce que le néant ? Inutile de préciser que la réponse : « Le néant est une idée » est une réponse de référence et que les dérobades classiques (affiner son propos, dépasser le stade des généralités, etc.) ne suffisent plus à masquer le mollet où le bât blesse : la pensée qui affronte le néant est-elle d’obédience religieuse ou se cantonne-t-elle encore dans les bornes de la rationalité ?
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