lundi 31 décembre 2012

La disparition de Gorgias

De la méontologie (suite).

Raisonnement de Gorgias : si le positif (l'être) est indéfinissable, c'est la preuve que le négatif (les non-étants) constitue la définition, ruinant toute tentative de théorisation, puisque penser l'impensable est contradictoire dans les termes du langage. Gorgias a écrit son traité pour ruiner toute tentative de théorie et pour dénigrer les ontologues - secondairement, restaurer l'idéal des sophistes. L'argument de Gorgias part de la reconnaissance que l'ontologie ne parvient pas à définir le positif. Si elle y arrivait, son apologie du négatif ne tiendrait pas.
En tant que telle, elle constitue la provocation ultime d'un érudit, qui s'irrite de la difficulté à connaître et de l'impossibilité à connaître de manière définitive - du coup qui congédie de dépit ce qui se refuse, le savoir à l'érudit. Gorgias essaye de piéger l'ontologie, expression érudite du transcendantalisme, à son propre piège : elle fonctionne, mais sans parvenir à théoriser ce fonctionnement pratique. Il ne propose rien à la place, montrant que le négatif piège le positif lacunaire, sans parvenir à le remplacer.
Pourtant, le négatif se révèle inférieur au positif. Le positif étant de l'être extensible et malléable, le négatif ne peut être une alternative au positif. Il n'est pas supérieur, puisqu'il en a besoin pour affirmer paradoxalement sa négativité. Il n'est que l'expression dégénérée du positif. Le négatif ne conserve du positif que sa réalité la plus réduite, chronologiquement au présent, la réduction du réel complexe, hétérogène, pluriel, varié, chamarré - à sa dimension la plus accessible aux sens.
Le nihilisme est négatif, au sens où il ne retient du réel que le sensible. Le transcendantalisme propose que le réel soit plus complexe, de nature infinie, ce qui explique son fonctionnement opérationnel, non théorisé. Il ne propose rien d'autre qu'une affirmation indémontrable : l'Etre existe en prolongement. Ce qui fait que le transcendantalisme a tendance à verser, comme le nihilisme, dans l'irrationalisme, alors qu'il entend s'y opposer. 
Épuisé par le travail de sape de la métaphysique, la philosophie finit par confondre ontologie et métaphysique, selon un glissement de sens progressif, qu'adoube une philosophe courageuse et intègre, Simone Weill : l'Etre devient parfait, au point que l'être est un appendice inutile, alors que Platon, avant la métaphysique et la subversion aristotélicienne, propose que l'être soit la partie dégradée de l'Etre. Notable différence. Il est vrai que Platon ne définissant pas l'Etre, il permet à Gorgias le sophiste de proposer en lieu et place les non-étants multiples, au pluriel.
Weill est de bonne foi une chercheuse d'être, en quête de renouveau possible, alors que son contemporain, l'élitiste Heidegger, un temps nazi, tout le temps oligarque, ambitionne d'achever enfin la métaphysique, avec son Dasein entouré de néant. Weill illustre la faillite prochaine de la métaphysique, tandis que Heidegger la précipite, avec son ambition de révolutionner l'histoire de la philosophie, non de chercher la vérité. Le nihilisme tapi dans la métaphysique dès ses origines (voir les principes peu commentés d'Aristote) ressort peu à à peu et finit en fin de course par être criant, voire reconnu.
Heidegger ne se soucie plus de cacher le néant, mais d'expliciter l'Etre comme le dévoilement du Dasein. Il agit comme s'il essayait de rattraper l'immanentisme sur cette question centrale. Le Dasein entouré de néant évoque le désir complet entouré d'immanence incréée, à ceci près que Spinoza se soucie peu du problème de l'incréé, tandis que Heidegger a besoin de reconnaître le néant pour réussir à définir son Être. Ce dont Heidegger a besoin, c'est d'élucider le problème de l'infini, dont la caractéristique est d'être demeuré encore irrésolu.
Du coup, il se rabat sur une entourloupe, consistant à reprendre la problématique d'Aristote, le Dasein étant défini par le néant. Mais qu'est-ce que le néant? Mystère et boule de gomme. Heidegger a contextualisé l'être fini et multiple d'Aristote en le conditionnant à la temporalité. L'Etre-là se comprend à l'aune de la remarque de Heidegger, selon laquelle si l'on parvenait à définir le temps, on comprendrait qui est Dieu (ou l'Etre). Heidegger aurait produit une avancée par rapport à la métaphysique, s'il avait réussi à expliquer le lien de multiplicité entre être et non-être.
Pas davantage Heidegger ne s'aventure-t-il à caractériser le néant. Les puristes expliqueront que le néant n'a rien à voir avec le non-être, mais en l'absence de distinction claire, à part des rodomontades et des effets d'annonce, Heidegger n'avance rien de nouveau. Peut-être pourrait-on voir dans sa tentative de concilier Être et néant une originalité, au sens où les métaphysiciens opposent être et non-être. Mais l'Etre de Heidegger n'est pas défini autrement que par l'adjonction du temps, qui lui-même ne se trouve pas défini.
Du coup, Heidegger n'apporte rien, contrairement à ce qu'il cherchait. Gorgias revient pour répéter que le négatif est insurpassable. D'un côté, il se trouve démenti par la production de pensée, qui elle est positive. De l'autre, il demeure énigmatique et fascinant malgré sa production, qui sonne comme une provocation, parce que personne parmi ses successeurs en philosophie ne pourra proposer quelque chose de positif qui puisse être exprimé. On peut à la limite agir de manière positive, mais l'on n'est pas capable de définir le principe de cette positivité. La force du raisonnement de Gorgias se combine avec la faiblesse de sa pratique.
Gorgias a compris la faiblesse du discours ontologique : ne pas définir l'Etre. Aucun philosophe n'y parviendra par la suite, parce que tous partent des principes édictés par Platon, y compris la tradition majoritaire et hétérodoxe de la métaphysique, qui concilie la tradition ontologique avec celle antagoniste du nihilisme. Mais Gorgias n'a eu aucun rôle marquant dans l'histoire de la pensée, parce qu'il nie l'effectivité de la positivité, effectivité dont on peut attester de l'existence en se référant aux actions nombreuses qui la rendent irréfutables.
La disparition de Gorgias est un avertissement pour l'ensemble de son héritage : si le nihilisme ne peut s'assumer en tant que pensée directe, franche et frontale, du fait de sa contradiction impossible à assumer, il ne peut davantage être utilisé indirectement et implicitement, comme le fait la métaphysique dans son déploiement. Cette précision discrédite l'histoire de la philosophie, bien davantage que le discrédit qui s'attache aux pas du nihilisme explicite. Si le nihilisme est une erreur, il ne peut être repris que parce qu'il porte en lui le problème numéro un de la pensée : le réel ne se trouve pas défini par le transcendantalisme.
Le transcendantalisme, et non l'ontologie : l'ontologie n'est que la partie de la philosophie antique qui répercute le transcendantalisme, partie fort évocatrice en ce qu'elle condense la problématique transcendantalisme/nihilisme par le débat ontologie/métaphysique. Gorgias a contaminé l'ensemble de l'histoire de la philosophie ultérieure au sens où il synthétise et ramasse jusqu'au point le plus emblématique l'histoire du nihilisme avant de lui. Peut-être est-ce Gorgias auquel Aristote aura-t-il voulu répondre? Toujours est-il que Gorgias a tendu un piège à l'ontologie.
S'il perd la partie philosophique en refusant de répondre au problème de l'Etre autrement que par la dérobade du négatif, il contraint les forces en présence à s'inspirer de lui. Gorgias ne peut gagner, mais il peut contaminer : c'est fort de cette constatation qu'il propose que le dispositif du nihilisme soit le plus cohérent possible dans son incohérence fondamentale. Pour lui, l'erreur de l'Etre ressortit dans l'être : c'est la volonté d'unifier, de dépasser le multiple. Du coup, il propose les étants en lieu et place de l'Etre.
Les étants : la multiplicité des êtres n'aurait pas été suffisante, car elle implique encore une constitution unifiée, tandis que le participe présent rend bien compte du caractère en gestation et en continuelle évolution de ce qui est. Mais l'évolution ici envisagée ne tend pas vers la perpétuation et la continuité de ce qui est, mais vers sa néantisation. Néantiser signifie, non désigner une réalité précise et tangible, palpable, mais détruire la réalité au nom de l'imprécision revendiquée de ce qui constituerait la trame et le fondement du réel.
A cet égard, il est significatif que le nihilisme opte pour un système dans lequel, si l'on ne peut expliquer que les choses soient, l'on admet qu'il faut que quelque chose soit. Si quelque chose n'est pas, ce qui relève de l'énoncé contradictoire, la contradiction implique que le réel soit ce qui constitue quelque chose, malgré les entreprises de destruction et de contradiction qui en marquent les premiers linéaments. Le nihilisme est le courant de pensée qui refuse la difficulté d'affronter la pensée du réel et qui se réfugie dans la paresse intellectuelle, consistant à refuser de comprendre pourquoi le réel est, alors qu'il pourrait disparaître.
Pourquoi le réel ne peut-il disparaître? Pourquoi la contradiction engendre-t-elle l'être? Pourquoi le nihilisme peut-il décréter qu'est réel un domaine circonscrit et fini, arbitraire et incomplet? Le réel s'adapte, mais comment se fait-il que le réel soit totalisant et contradictoire à la fois? Pourquoi la contradiction engendre-t-elle l'être? Peut-on se satisfaire d'une explication par la nécessité, sachant que le nécessaire propose une explication insuffisante au réel, et inférieure à la liberté?
La nécessité débouche sur le mécanique, qui peine à expliquer l'origine des choses, même en admettant que l'origine ne soit pas temporelle et causale. Pour comprendre que l'être ne s'explique pas et que le manque d'explication découle de la structure en enversion du réel, selon laquelle le réel ne peut se comprendre de manière homogène et linéaire, mais est constitué d'une structure en enversion, rendant explicables les phénomènes de disjonction et d'instantanéité, il convient de se demander pourquoi la contradiction qui débouche sur l'être débouche précisément sur l'être.
Autrement dit, qu'est-ce qui permettrait d'expliquer la contradiction et, de manière concomitante, l'être? La contradiction n'explique pas l'être, sinon par son passage en nécessité : de la contradiction vers l'être. Pourquoi ce qui s'entrechoque de manière contradictoire ne finit-il pas en désintégration, mais en résolution vers l'être? Comment expliquer que le contradictoire précède chronologiquement et logiquement l'être? Au coeur du contradictoire se tapit déjà l'élément de résolution. C'est parce que le réel se déploie à partir de ce qui n'est initialement pas le contradictoire, mais l'élément premier du réel, qui est le reflet.
Le reflet diffère du choc, en ce que le choc anéantit les éléments, quand le reflet autorise plus que la contradiction, l'extensibilité. La contradiction n'a jamais lieu en tant que processus : son processus donnerait lieu immédiatement à sa résolution, le chaos en être. Mais comment expliquer cette résolution et l'absence fondamentale de temporalité? Le temps permet de dérouler ce qui donne lieu à la réflection, tandis que la réflexion explique pourquoi la pensée peur retrouver l'explication de l'enversion, malgré les linéaments et la structure en rupture de l'enversion.
On peut considérer que le réel se manifeste par le surgissement, en choisissant un verbe qui n'est pas empêtré dans la temporalité causale, qui manifeste plutôt le déroulé du processus. Il importe de ne pas réfléchir en termes fondamentaux d'être, selon lesquels tout se rapporte finalement à ce qui succède et qui n'est qu'une partie du concomitant. Pour que naisse quelque chose, il faudrait instituer quelque chose qui précède, qui soit premier et dissocié, comme si l'espace chaotique précédait de manière fantasmatique la création, ainsi que le voudrait la cosmogonie selon les anciens (à en croire Hésiode).
L'informe précéderait le formé. Et comment expliquer l'informe? On peut expliquer le formé par l'informe, comme une construction et un ajout, mais on ne fait que repousser le problème. L'ontologie ne répond pas à cette question. Le nihilisme y répond de manière irrationaliste et insatisfaisante. Si l'on ne peut répondre à cette question, c'est qu'elle est mal posée. Si elle persiste à être posée à ces termes, c'est qu'on la pense en termes transcendantalistes, selon le critère de l'homogénéité. En réalité, l'apparition du réel n'a pas de sens autrement qu'en termes spatiaux, voire chronologiques-connexes, selon les critères de l'être.
Mais l'être est la construction qui découle du reflet et qui ne peut lui être dissociée de manière artificielle. Poser la question de l'origine du réel n'est ainsi pas une question pertinente et découle de la mentalité nihiliste, selon laquelle le réel apparaît tel qu'il se déploie dans le format de notre expérience, en gros autour des bornes de l'être. Le réel a pour caractéristique de se constituer autour du reflet et de présenter deux particularités immédiates et connexes :
1) sa multiplicité contradictoire;
2) sa malléabilité et son extensibilité.
A partir de ces deux critères, le réel s'accroît et ne peut qu'épouser les contours; jusqu'aux recoins, de l'espace - avec cette précision d'importance que la notion d'espace est liée à l'être et que l'espace n'est qu'un des moyens dont use le réel pour se résoudre en être. L'imperfection dont témoigne l'être signifie que le réel n'est pas donné, qu'il ne peut que se perpétuer en extension continue.
Gorgias est celui qui force à se poser des questions au-delà de Platon et à ne surtout pas tomber dans la solution de facilité métaphysique, telle qu'Aristote l'a conçue à partir de l'héritage des nihilistes de son temps, dont Gorgias. Gorgias ne fait pas de compromis. C'est un radical qui assume de ne pas laisser de traces, et qui le savait fort bien. Les nihilistes n'ont jamais laissé de traces, puisqu'ils parient sur l'exclusive portée de l'immédiat et du physique. Gorgias se satisfaisait de son érudition, de sa richesse, de son influence sociale, de sa supériorité intellectuelle. Pédant et arrogant, il n'avait que faire de questions qu'il rejette expressément dans son Traité.
De ce fait, il avoue aussi qu'il réfute le réel pour ne pas avoir à rejeter ses propres valeurs. C'est le reproche que l'on pourrait adresser aux nihilistes : rejeter le réel pour valider leur pensée. Leur pensée présente comme inconvénient majeur de vouloir à toute force se limiter à un domaine fixe, fini, stable, sans possibilité d'évolution, au sens où Aristote estimait qu'il parachevait la philosophie comme savoir ultime. L'ontologie, à défaut de définir le réel, propose au moins un moyen évolutif et non codifié de s'approcher des meilleures propositions appliquées : le dialogue.
La recherche outrée d'une définition du réel, qui nous rapporte furieusement aux attentes du positivisme et de Comte, ne peut aboutir qu'à isoler un domaine. L'habileté de la métaphysique par rapport à la gradation du positivisme est de s'en tenir à établir qu'il existe du non-être à côté de l'être, soit de l'indéfini à côté du domaine défini - quand le positivisme entend dans son égarement établir un domaine exclusif et impossible à tenir. Le langage sert à comprendre le réel, dans la mesure où l'être a accès à ce qui n'est pas de l'être et qui se tient autour de lui.
Toute la difficulté consiste à mesurer que la structure du réel présente une difficulté de compréhension pour l'être en tant que l'être comme partie finaliste du réel n'a pas accès à ce qui le précède d'un point de vue chronologique. Le langage fonctionne en homogénéité, sur le mode de l'être, qu'il tend à essentialiser, par exemple avec l'exemple de l'ontologie, pariant sur le fait que l'être = le réel. Mais le réel ne fonctionne pas sur le mode de l'être. Sa structure en disjonction, en colimaçon propre, ne rend pas impossible la connaissance de ce qui n'est pas de l'être et qui se trouve disjoncté. La difficulté consiste pour le langage à se mouvoir dans la disjonction.
Il le peut, parce que l'être si l'on devait rétablir une chronologie, provient du malléable et a des relations évidentes avec le contradictoire. Le langage peut donc exprimer le malléable et le contradictoire, au prix de certains efforts importants. Il importe pour lui de se mouvoir en premier lieu dans l'interprétatif, l'évaluatif, et de comprendre que le factuel risque de déformer sous prétexte d'exactitude la structure disjonctive du réel. Dans l'évaluatif, le langage doit s'attacher à retenir ce qui tend vers l'unité originelle, qui encourage la croissance et qui relève du reflet.
Gorgias montre que le nihiliste est celui qui élabore des raisonnements très subtils pour finalement réfuter la partie évaluative, les plus radicaux (comme Gorgias) estimant que l'évaluatif équivaut au non-être, quand les tenants du compromis (en particulier les métaphysiciens instillés par Aristote) posent que l'évaluation est possible dans le domaine fini de l'être. Leur rejet de l'évaluatif est cohérent : à bien y regarder, l'évaluatif est ce qui implique la croissance. Le langage change, parce qu'il s'adapte à la croissance et qu'il refuse le vocabulaire de Gorgias.
Vocabulaire pourtant court, où toute vérité se trouve énoncée en quelques pages. C'est un miracle et un charme (un attrait) du nihilisme que de proposer la vérité en quelques mots, alors que les concurrents de l'alternative transcendantaliste pataugeraient dans des complications pouvant déboucher sur des compromis tout aussi alambiqués (et je pense à la métaphysique de Hegel notamment, comme summum de complications en fin de course de la métaphysique). C'est aussi un terrible fatum, comme dirait Nietzsche : le fatum de Gorgias est d'être oublié, parce que la solution qu'il propose, provocatrice, ne mène à rien, ou seulement pour lui.

vendredi 21 décembre 2012

La création destructrice

Petit intermède stratégique dans mon programme philosophique. Je voudrais revenir au 911, pas par monomanie, mais parce que cet événement catalyseur est le prétexte légitimant le changement de stratégie lancée par l'Occident. Ce qui s'est passé ce jour est facile à résumer : les stratèges atlantistes ont lancé la guerre contre le terrorisme, prélude au chaos oligarchique, perçu par ses thuriféraires comme constructeur, alors qu'il est autodestructeur.
Mine de rien, le 11 septembre 2012, il s'est produit un événement considérable pour la compréhension de notre actualité marquée par la crise (je ne pense pas à l'horrible assassinat de l'ambassadeur américain en Libye). Auparavant, les contestataires de la VO, injustement affublés du sobriquet de complotistes, pouvaient se réclamer d'interventions prestigieuses en provenance d'anciens officiels dans le monde. Désormais, celui qui parle se situe au coeur du système stratégique.
Bob Graham est un sénateur américain démocrate, président de la Commission sur le renseignement à l'époque des faits, en cette qualité membre de la Commission parlementaire sur le 911 de 2004. Une huile de la politique américaine, et l'un des élus les mieux placés pour parler de la stratégie américaine. Graham avait déjà haussé le ton durant les mois précédents, il a résumé cette fois de manière fort symbolique (le 11 septembre 2012) les accusations fort autorisées qu'il avait à énoncer en un article cristallin, publié par le Huffington Post, l'antre de la contestation démocrate contre la politique oligarchique et traîtresse d'Obama.
Avec al charge de Graham, c'est le coeur de l'appareil stratégique américain qui s'est levé et qui a lâché une bombe, que tant de bien-pensants faisaient mine de ne pas entendre, pour continuer à vivre dans l'illusion et le déni : la VO du 911, propagée par les institutionnels américains, reprise par leurs alliés dans le monde et par les médias dominants, est fausse. Elle l'a toujours été, de manière grossière et grotesque, mais cette fois, la vérité de bon sens passe du statut de contestation subversive et avant-gardiste à la reconnaissance officielle.
Que s'est-il passé? Alors que le 911 a été intenté pour conjurer la crise, il n'a servi qu'à l'accélérer. On savait que les plans du 911 n'avaient pas été tenus en ce jour de conspiration désespérée. C'est pourtant le destin de tout complot que de rater sa cible. Face à l'effondrement des Etats-Unis et à l'échec de la stratégie lancée le 911, des officiels dans le Parti démocrate se mettent à hausser la voix. Lors de chaque changement de paradigme, les contestataires commencent en minorité, puis finissent rétrospectivement par être tenus pour des héros - des voix qui à défaut d'être majoritaires comptent.
Graham a inauguré l'impulsion aux Etats-Unis, selon lequel il est catastrophique et chaotique de vivre dans le mensonge. Le 911 est l'arbre qui cache la forêt, au sens où la forêt désigne le libéralisme (que ce soit de facture keynésienne ou néo-classique/ultralibérale). Le cadavre dans le placard ne peut que putréfier de plus en plus la chambre. Le cacher est un leurre. De même, cautionner la stratégie de d'oligarchie terroriste par la VO mensongère du 911, et les mensonges qui s'en suivent (comme ces guerres démocratiques qui d'Irak en Libye ont tué plus d'un million d'innocents), est contre-productif.
Graham s'en aperçoit au sens où des officiels lucides, dans une époque d'oligarchie en proie au chaos, tentent de sauver ce qui peut l'être et se rendent compte qu'il est vain de pactiser avec le monstre : l'hydre que Hobbes nomma le Léviathan. Du coup, Graham parle. Sa révélation est peu relayée, ne serait-ce que parce que les médias dominants d'Occident, loin d'être comme ils s'en targuent des contre-pouvoirs de la démocratie libérale, sont des propagandistes qui reprennent les miasmes fétides de la voix de leur maître.
Également parce que la plupart des observateurs n'ont pas intérêt à ce que leurs postions se trouvent discréditées depuis dix ans et qu'on découvre qu'ils servaient, derrière leurs masques, la loi du plus fort. L'intervention salvatrice de Graham n'est pas la voix d'un juste qui a toujours claironné son opposition au mensonge officiel, mais celle d'un officiel qui n'en peut plus de couvrir le mensonge oligarchique et de se rendre complice des crimes qu'il implique.
Graham est un des ces officiels qui oscillent entre le monde du renseignement et le monde politique. A cet égard, il relève de l'oligarchie par mode de vie. Oligarque signifie qu'on relève d'une mentalité, dans laquelle tant qu'on n'est pas confronté au chaos, on peut ne rien discerner d'affolant, et même considérer que le mordicus que le système que l'on sert n'est pas oligarchique.
Graham devait se sentir démocrate, progressiste, intelligent, au service de l'Amérique. Il devait être fier de ses prérogatives d'officiel de haut rang, au service de l'intérêt général. Il devait considérer normal son niveau de vie élitiste et le risque de caste qu'il implique. Quand il reçoit le général pakistanais Ahmad, responsable de l'ISI (les services pakistanais) le 11 septembre, est-il au courant de ce qui se trame? L'oligarchie n'est pas un cénacle clos, dans lequel tous les membres débattent dans la transparence des (et notamment avec de l'avance) problèmes qui se posent à eux. C'est un marigot dans lequel rien n'est clair, ni stable, ni prévisible, fort du modèle de la contradiction : les alliances se font et se défont selon la loi de l'instabilité maximale, corolaire de la loi du plus fort.
Le général Ahmad était en voyage la semaine du 11 septembre et rencontrait des officiels du renseignement américain - dont Graham? Est-ce la preuve que tous ces officiels étaient au courant que le complot du 911 allait survenir? Le bureau de Graham avait reçu des rapports (de la part d'un agent du FBI) mettant en garde contre la menace d'attentats contre le WTC trois mois environ avant le 911. Mais cet agent avait seulement connaissance de menaces potentielles; Graham est complice d'aveuglement.
Sans sombrer dans le psychologisme, il appert que Graham n'était pas un comploteur initié à la trame (même partielle) du 911, bien qu'il soit plausible qu'il ait pu rencontrer un initié en la personne d'Ahmad. L'autre officiel mentionné lors de ces rencontres, rétrospectivement si lourdes de sens, Porter Gross, pourrait aussi être au courant de la machination, mais il semble plus raisonnable de considérer que le fonctionnement destructeur de l'oligarchie est autodestructeur au final : pour réussir dans l'immédiat, il faut que peu soient au courant au sein des cercles oligarchiques et que la majorité soit manipulée.
C'est ce qui s'est produit pour la plupart des officiels américains travaillant dans le renseignement : ils furent manipulés, au nom de procédures coutumières et ils se trouvent d'autant plus furieux rétrospectivement qu'ils ont le sentiment d'avoir été trahis. C'est ce qui s'est produit avec Graham, qui était au parfum des alliances entre l'ISI, les services secrets saoudiens et américains, sans pour autant avoir participé aux préparatifs du complot 911.
S'il n'a pas réagi aux mises en garde qui lui ont été transmises, c'est qu'il a dû les interpréter dans le cadre des magouilles que supposait depuis quinze ans al Quaeda, en intégrant le rôle d'allié ambigu que jouait l'ISI dans la région. Graham était complice d'un mode de fonctionnement illégal et manipulateur : de ce fait, il a été le complice en manipulation manipulé. On comprend son dépit par la suite, bien qu'il ait mis du temps à réagir. Le colonel Shaffer, autre exemple de manipulé dans le renseignement, a vite dénoncé la manipulation dont il a été victime, lui qui était chargé d'un programme d'anti-terrorisme incluant des pigeons (Able Danger), dont certains des futurs pirates de l'air (accusés sans preuves), et notamment le chef présumé Atta!
Si l'on se souvient de la couardise de la plupart des fonctionnaires en période de crise, et de la tradition de secret dans les opérations de renseignement, opérations militaires voire administratives, on peut considérer que la plupart de ceux qui ont été impliqués à leur insu dans le 911 ont préféré se taire et que seuls quelques agents ont dénoncé la supercherie, en vain pour l'instant, parce que les oligarques qui sont au pouvoir couvrent par peur des résultats (ainsi de l'administration Obama). Il est probable que la plupart de ceux qui cautionnent le complot du 911 ne le font pas parce qu'ils ont été complices avertis de la machination, mais parce qu'ils préfèrent ne pas avoir d'histoires de carrière.
Ceux qui parlent sont plus poussés par les pressions engendrées par la crise que par la quête de la vérité. Ce pourrait être le cas de Graham qui, avec ses fonctions de haut niveau, a conseillé la politique de renseignement américaine pendant des années, sans avoir accepté le 911, qui est un acte de trahison meurtrier contre ses propres compatriotes. Il est possible que Graham fasse partie de courants oligarchiques favorables à certaines manipulations à l'extérieur du sol américain, en particulier dans des régions troubles de longue date comme l'Afghanistan, sans pour autant se montrer favorable à la ligne ultraconservatrice des complotistes du 911.
Graham serait un oligarque progressiste, favorable à cette conduite de démocrate éclairé (liberal au sens de Rawls?) dans le camp du renseignement, tandis qu'il aurait été trahi par des factions de réactionnaires de son propre camp, qui considéraient que seul un complot pouvait résoudre une situation de crise. Graham n'était pas au courant de cette problématique. Ce qui fait qu'il a participé à la Commission parlementaire du 911 avec la même conviction qu'il recevait le général Ahmad. Par la suite seulement, il s'est rendu compte de la supercherie à laquelle il avait été mêlé, non par lucidité soudaine, mais parce que les conséquences du terrible effondrement qui frappe les Américains (et dont les médias français ne parlent pas, sauf en les expurgeant) lui ont décillé le regard.
Graham se rend compte qu'il a été roulé dans la farine, et que s'il ne régit pas, il passera pour un complice de l'échec. Du coup, il parle pour témoigner : la Commission parlementaire n'a pu effectuer ses investigations correctement, tout comme lui-même avait été manipulé. C'est ainsi que les comploteurs agissent : ils ne tiennent pas au courant leurs alter égos de la machination qu'ils ourdissent, mais ils comptent sur leur silence, du fait de leurs intérêts à se taire et de leur peur à parler.
La vérité est le principal ennemi de l'oligarchie. C'est reconnaître sa faiblesse, tandis que la loi du plus fort fait croire que les plus forts du moment (provisoires) sont en mesure de décider des directions à prendre pour que le réel leur soit favorable. Ce leurre, Graham est en train de s'en aviser. Non seulement il assiste à l'échec des comploteurs du 911, qui ont ourdi le complot pour garder la main et qui la perdent (effondrement des États-Unis, effondrement des cercles financiers de Wall Street et de la City), mais il assiste à la faillite de son propre milieu et de sa propre mentalité.
Eperdu et désemparé, Graham finit par se rendre compte de ce qu'il ne voulait pas dire et de ce qu'il préférait taire : la culpabilité effarante des Saoudiens, en particulier des cercles autour du mort-vivant Bandar. Si on les a couvés, qui voulait-on protéger? Leurs complices américains sur le sol américain? Si ces militaires de haut rang, certains extrémistes patentés, ont été protégé, c'est qu'ils sont couverts par des intérêts autrement plus puissants que des Etats étrangers.
Graham montre du doigt les commanditaires du 911 : non l'obscur complexe militaro-industriel, dont Meyssan ne cesse d'évoquer l'existence, sans éclaircir les individus impliqués physiquement et juridiquement derrière cette nébuleuse, mais ceux qui ont actionné certains des rouages de ce ténébreux complexe, parmi les milieux du renseignement, de l'aviation, des ressources militaires, pour satisfaire des mobiles autrement plus stratégiques et urgents que des considérations nationalistes ou commerciales.
Certes, quand Graham dénonce l'impunité des Saoudiens dans le 911, il pointe du doigt l'accord al Yamamah, et donc la BAE, l'un des principaux contractants du Pentagone. Mais peut-on considérer que le milieu militaro-industriel est le commanditaire des attentats, au motif que certains de ses membres y ont participé d'une manière ou d'une autre (le plus souvent de façon parcellaire)? Graham a cheminé depuis 2004 - depuis qu'il s'est rendu compte que le FBI et d'autres instances américaines lui avaient caché l'implication cruciale des Saoudiens dans le 911, notamment sur le sol américain.
Au passage, les officiels américains dix ans après couvrent plus qu'ils n'ont ourdi eux-même. Graham évoque le lien entre une banque saoudienne accusée de soutien au terrorisme, notamment d'al Quaeda, et l'une des principales banques de la City de Londres, la HSBC, qui est la principale banque chargée du blanchiment de l'argent de l'Empire britannique (notamment dans les guerres de l'opium contre la Chine), et qui récemment a accepté de payer presque 2 milliards de dollars pour ne pas être poursuivie dans d'actuels crimes de blanchiment (qu'elle niait avec indignation).
Il serait tout aussi illusoire et complotiste d'accuser des membres des oligarchies politiciennes de tout savoir du fonctionnement de l'oligarchie et de ses institutions (clairement de connaître in fine la suprématie de la City sur les marchés financiers), grâce à une forme d'omniscience claire, que de considérer que le fonctionnement de l'oligarchie est transparent de l'intérieur, pour les membres de l'oligarchie.
Graham s'est rendu compte qu'il avait été trahi par ses collègues-oligarques. Il s'est peut-être aussi rendu compte qu'il relevait de l'oligarchie malgré sa bien-pensance. Il a décidé de dénoncer la supercherie, comme le colonel Wilkerson dans l'affaire Powell, qui implique plus largement, dans les mensonges menant à la seconde guerre d'Irak, le cabinet de l'un des dirigeants actuels de l'Empire britannique financier et officieux, ce Blair conseiller spécial pour la paix au Proche-Orient, responsable indirectement des opérations israéliennes, des ingérences en Libye ou en Syrie, des déstabilisations au Liban, en Egypte ou en Jordanie. Blair est l'émissaire spécial de l'Empire britannique, derrière l'UE ou l'OTAN, pour plonger la région dans le chaos (ce que les propagandistes nomment la paix ou la démocratie).
L'oligarchie n'est pas un milieu protégeant ses membres et travaillant dans la transparence (selon l'exigence utilitariste des libéraux). Il est usuel que des oligarques dissidents s'opposent à l'injustice de la loi du plus fort, comme à l'époque de la Révolution française, quand certains aristocrates comprennent que la monarchie est condamnée et qu'il faut encourager une république démocratique plutôt que le chaos. De même, l'oligarchie n'est pas ce que certains complotistes décrivent : des structures maléfiques et omniscientes, capables de prévoir des décennies voire des siècles à l'avance les réactions des sociétés qu'elles asservissent.
Elles se révèlent faibles, destinées à disparaître parce qu'elles opèrent selon un fonctionnement opaque, trouble et contradictoire. L'oligarchie, loin de proposer un système pérenne, l'alternative politique à la république, renvoie à la régression, l'état qui fascinait tant Nietzsche et que certains économistes du vingtième siècle ont promu (comme Schumpeter). Elle ne peut proposer de système viable, puisqu'elle se condamne à rétablir le système morcelé des divisions entre factions rivales.
C'est le modèle du chaos, dont on voit une illustration en Libye. Si l'oligarchie se réclame du chaos, avec des arguties comme le chaos créateur (il faut du chaos pour rétablir l'ordre dans une situation de violence), c'est parce qu'elle en revient à cet état de fait et qu'elle ne peut échapper au fatum (comme dirait Nietzsche) de sa propre destruction. Ce qui est engendré par le chaos retourne au chaos. C'est ce que Graham essaye d'empêcher, non par vertu républicaine, lui qui a tant trempé dans les manipulations stratégiques des États-Unis, mais par utilitarisme modéré.
L'expression d'utilitarisme lucide relève de l'oxymore, sauf à court terme : c'est pour pallier à l'effondrement accéléré des États-Unis que Graham dénonce l'imposture de la VO du 911. A ce rythme, s'il se tait, son pays sera un champ de ruines, comme l'Afghanistan. S'il parle, il rejoint la cohorte des membres de l'oligarchie déclinante, qui en s'apercevant qu'elle va disparaître essayent de tenter une réaction pour empêcher la catastrophe. Graham ne sait pas bien où il va, ni quel bord choisir. Sa désorganisation découle des manière de penser inhérentes à la loi du plus fort.
Il est un oligarque qui entend s'opposer aux opinions les plus dures parmi les oligarques, mais qui ne sait quelle alternative proposer. Contrairement à ce que prônait Carl Schmitt, le juriste du Troisième Reich, la politique ne s'instaure pas contre un ennemi, mais pour une alternative. Ce n'est qu'en disposant de cette alternative que l'on peut, de manière inférieure, lui identifier des ennemis. L'ennemi n'est pas la fin d'un objectif politique, mais son moyen.
Schmitt a eu une influence notable sur les néo-conservateurs straussiens, qui se réclament indirectement de lui, via leur maître à penser Bloom. Mais l'influence de ce genre de théories, que l'on pourrait faire remonter à l'Antiquité, dépasse tel ou tel clivage. Le milieu de l'oligarchie est divisé : sa contradiction prouve qu'elle ne repose pas sur la possibilité de la pérennité. Elle ne peut prévoir un processus sur le terme.
Toute oligarchie débouche sur l'autodestruction. L'oligarque à la Graham vit dans la double contradiction : contradiction de sa mentalité; contradiction d'en vouloir sortir. Du coup, l'expression qui a fait florès de destruction créatrice est fausse. Elle découvre la mentalité nihiliste, qui dépasse les débats économiques ou l'histoire de la philosophie, pour connoter l'ensemble de la pensée. Loin d'aboutir à une quelconque destruction créatrice, la mentalité oligarchique aboutit à une création destructrice : une anticréation.

samedi 15 décembre 2012

Télénihilisme

La téléréalité serait-elle l'expression du sensible, expliquant pourquoi elle s'appelle ainsi?
Si réel = téléréalité, 
alors même si les Rosset et consorts prétendront toujours que leur définition du réel est plus subtile et nuancée que la production téléréelle, ce qui n'est pas faux, non seulement leur indéfinition du réel rend leur définition la plus triviale, mais encore eux-mêmes, quand ils se réfèrent au réel, revendiquent qu'il soit inutile de le décrire plus que par cette trivialité, allant jusqu'à s'enorgueillir que la philosophie puisse s'appuyer sur l'expérience banale.
Donc le réel renfermerait la réalité immédiate, et plus encore : le présent, ainsi que Rosset évoque le réel dans sa définition la plus fameuse : "Sois ami du présent qui passe, le passé et le futur te seront donnés de surcroît". Cet aveu manifeste l'erreur du nihilisme, non que toute production dérivant du nihilisme débouche directement et concrètement sur la téléréalité, mais que la téléréalité soit la production la plus abrupte du nihilisme sous sa mouture dégénérée.
La téléréalité exprime la médiation du nihilisme, au sens où la télévision relève bien des médias. Les médias sont médiumniques, parce qu'ils révèlent le nihilisme par le prisme déformant et grossissant de leur production. Le réel se trouve grossi par cet effet de distanciation inversé par rapport à la littérature : où la bonne littérature déforme le réel pour mieux l'exprimer, la téléréalité déforme le réel en le réduisant à ses grossiers raccourcis et subterfuges. La téléréalité grossit la mentalité propre à l'immanentisme tardif et dégénéré.
Le terme téléréalité signifie : la réalité au travers de la télé. La réalité selon le nihilisme et retranscrite par la télé. Si la télévision joue son pire rôle en retranscrivant ce genre de programmes, il est prévisible que la télévision y aboutisse, puisque son mode de fonctionnement suppose qu'elle ne retienne du réel dans sa retranscription cathodique que sa déformation expurgée de représentation superficielle et instantanée - ce que l'expression de direct retranscrit à merveille.
Le direct exprime l'opération consistant à ne livrer de la représentation imagée que sa dimension la plus immédiate. Etre en direct signifie se condamner à déformer le réel pour l'expurger de sa substantifique moelle, tandis que le travail du cinéma à partir de sa technique d'exploration du réel consiste à essayer de conférer de la profondeur à la pellicule, soit au défilé des images. Le cinéma pourrait paraître le plus
éloigné du réel, du fait qu'il entend le retranscrire de la manière la plus impeccable.
Alors que l'observateur pourrait accorder au cinéma la primeur dans la représentation du réel sur les autres arts (et décréter que la forme artistique la plus tardive et la plus technologisée serait la plus fidèle expression du réel), il s'avère que le cinéma risque, au nom de son réalisme exacerbé et superficiel, d'être à l'analyse l'art le plus éloigné du réel, au point que les meilleurs cinéastes sont ceux qui parviennent à dire du réel des choses hallucinatoires, voire hallucinées, comme s'il fallait pour rendre la technique cinématographique lucide et réaliste la faire passer par des détours et des médiations.
Quand la médiation est directe, elle exprime rien moins que le pire du nihilisme. Quand elle est indirecte, elle revient au paradoxe naturaliste : les écrivains authentiquement naturalistes, comme ces frères Goncourt de pacotille, sont de mauvais écrivains au sens où dire le plus superficiel du réel revient à n'en dire que la plus petite part. Au contraire, Zola, estampillé naturaliste, est un bon écrivain (peut-être pas majeur à la réflexion, mais de qualité), parce qu'il présente la particularité quasi oxymorique de sortir de son esthétique naturaliste, pour devenir l'écrivain de la transe et de l'hallucination (sous absinthe?).
Le paradoxe selon lequel rien n'est moins réaliste que l'immédiat, le superficiel (au sens revendiqué par Nietzsche), me rappelle le principe de l'esthétique hyperréaliste : se montrer le plus réel possible. Cette exigence frappée du coin du bon sens ne fait qu'entraîner les problèmes : car c'est l'exigence qui regroupent tous les artistes et que l'on retrouve au coeur de l'interrogation platonicienne. Les hyperréalistes sont loin d'être les seuls à se soucier du réel.
Leur particularité, tant esthétique que picturale, consistera plutôt à prôner que le principe de réalité se manifeste par la tentative de se montrer le plus attentif à la technique de la description, que l'on retrouve dans le paysage ou la nature morte. Il s'agit de montrer le réel tel qu'il est visuellement, alors que le principe de la peinture classique entend jouer sur les couleurs, les reflets et les ombres pour suggérer que le réel n'est pas tel qu'il se laisse voir et que du coup il est infini.
La peinture montre autre chose du réel que ce que l'homme voit communément. L'hyperréalisme consiste précisément à vouloir montrer le plus précisément possible ce que l'homme voit, soit à chercher à représenter dans ses moindres détails le visuel. Pour ce faire, l'hyperréalisme a recours à l'art photographique pour utiliser la photographie dans un sens littéraliste, comme si la photographie pouvait aider à rendre plus adéquatement le réel par sa fidélité technique.
Comme s'il se rendait compte qu'il manque son objet en recourant au progrès technique (même problématique qu'au cinéma, en somme), l'hyperréalisme essaye aussi de recourir à l'agrandissement et à différentes techniques de montage, grâce auxquelles il montre que son recours à la technique photographique est améliorée par la maîtrise des effets picturaux, notamment du collage. Mais même cette inventivité assez intéressante, consistant à tirer un niveau supérieur de la rencontre entre le collage et la photographie, ne suffit pas à estomper l'impression d'échec de l'hyperréalisme.
Pourquoi est-il un genre contemporain mineur? Non qu'il ne soit intéressant, il donne plus à réfléchir qu'il ne produit de toiles majeures, pour la raison que sa conception esthétique repose sur le positivisme - l'espérance selon laquelle le progrès technique délivrerait la vision juste du réel. Vision naïve au sens où elle estime que le réel est fini et que le progrès technique à son stade final suffit à l'atteindre.
Pourtant, l'hyperréalisme échoue à atteindre autre chose que la confirmation selon laquelle le réel ne répond pas à ces standards simplistes, éventées auparavant par d'autres tentatives. Le simplisme technicisant de l'hyperréalisme aurait de quoi surprendre s'il ne se confrontait en réalité à la question toute simple mais jamais résolue : qu'est-ce que le réel? La réponse qu'en donne l'hyperréalisme serait décevante si elle ne proposait l'innovation technique comme moyen de résolution.
Elle est mineure parce que l'innovation est inféodée au technique : innovation interne, elle demeure régression fondamentale. A chercher à définir le réel par son apparence, la peinture, tout comme la photographie et le cinéma échouent. Le cinéma constitue l'archétype de la tromperie, parce qu'il propose l'innovation la plus saisissante en matière de technique de représentation : l'image défile et donne l'impression la plus forte de réalisme, au sens de captation de l'apparence. Du coup, c'est le cinéma qui est obligé de compenser son illusion d'optique par la production du décalage hallucinatoire.
Les arts précédents, qui sont fondés sur le visuel et obéissent à la tentation identique de réalisme apparent, engendraient des effets quantitatifs moins puissants, mais reposaient déjà sur l'inclination identique : essayer de donner du réel une vision (au sens plotinien par exemple) qui engendre le décalage avec la vision commune et première.
Faire en sorte que la vision des sens débouche sur le sens de l'essence. L'on mesure qu'à l'encontre du principe classique, illustrée en philosophie par l'ontologie platonicienne, le principe de réalisme immédiat (réalisme illusoire) aboutit à la téléréalité, comme fin commerciale et spécifique du principe philosophique, selon lequel le réel équivaut à l'immédiat. Dans la modernité, c'est Nietzsche qui a revendiqué avec le plus d'outrance cette position.
Si l'on considère Nietzsche comme un philosophe majeur et la téléréalité comme un phénomène vulgaire, c'est que le même principe est décliné en deux grandes acceptions : d'un côté, Nietzsche est tenu pour profond parce qu'il rétablit de manière perverse et folle la possibilité de concilier le réel tel qu'il se présente avec la mutation (il est vrai impossible et contrariée de ce fait); de l'autre, la téléréalité se vend comme un matériau brut, sans aucune sophistication de mutation. Elle se montrerait réaliste dans la mesure où elle ne représente du réel que sa surface médiatique et commerciale.
Le réalisme de la téléréalité signifie l'envers du réalisme au sens où il tendrait à prendre en considération le réel. A cet égard, le malentendu est bien plus profond que l'évocation de la téléréalité, dont tant s'accordent à remarquer qu'elle ne représente du réel qu'une expression singulière, ignoble, déformante et vulgaire. L'histoire de la métaphysique, que l'on confond trop souvent avec l'histoire de la philosophie, au point de mélanger les deux termes (voire, parfois, l'ontologie et la métaphysique, alors que ce sont deux adversaires), implique la déformation du réel dans le sens de sa réduction.
Si la philosophie, singulièrement l'ontologie, n'est jamais parvenue à définir théoriquement le réel, au point paradoxalement de confier la définition au pratique (la dimension pratique du dialogue), la métaphysique a résolu le problème de l'infini d'une manière radicale - en le supprimant. Elle reprend la tradition informelle et atavique du nihilisme, qui ne surgit pas de manière réfléchie, mais qui se reproduit de manière mimétique, inconsciente, face au problème abrupte que pose l'existence : qu'est-ce que le réel?
Et à cette question, c'est le nihilisme qui d'une manière atavique propose de remplacer la mauvaise définition de l'infini par le fini. La métaphysique ne fait que reprendre cette tradition en essayant de la rendre cohérente : en reliant les deux éléments antagonistes de l'être et du non-être par le multiple. Son apport théorique est négligeable, mais par rapport à une tradition théoriquement contestable : le non-être ne définit rien et reconnaît que son élément d'explication est inférieur (négatif). L'immanentisme dans la période moderne proposera une clarification de la finitude avec la complétude du désir - en réaction à la métaphysique cartésienne, qui s'ébroue dans un certain inconfort sous couvert de refonder le savoir.
Dans cette veine, la téléréalité est un symptôme qui présente comme analogie avec le nihilisme atavique (le début de la chaîne) d'agir avec mimétisme et inconscience. S'il existe une dégradation nette entre les métaphysiciens autoproclamés actuels et la téléréalité, c'est que la téléréalité va au bout de la dégénérescence de la pensée, qui commence au nom du réalisme par exiger son efficacité dans l'action, puis qui finit par supprimer la théorie au nom de l'action pure.
Raison pour laquelle les participants des téléréalités (comme les lofteurs) manifestent tant de bêtise : ils participent d'un élan de réfutation de l'intelligence, d'autant plus agressif et virulent qu'il est irréfléchi. On constate par ailleurs que la métaphysique, qui commence par louer l'érudition au nom du savoir figé, finit en savoir sclérosé et en refus viscéral de toute inventivité, de tout changement, de toute créativité. Symptôme du sorbonnisme : manifester d'autant plus l'érudition qu'elle remplace l'inventivité et qu'elle finit en sclérose médiocre et fausse. Nous sommes dans ce type d'époque, qui est plus grave que le symptôme qui découle de l'aristotélisme obsolète et qui précède la réaction cartésienne, qui n'est pas un changement, mais la tentative de sauver la métaphysique.
A l'époque, la Renaissance essayait d'impulser le renouveau, en conciliant la tradition métaphysique avec la croissance de la connaissance (plus encore que des découvertes géographiques et territoriales auxquelles elle aboutit). C'est-à-dire que les individus qui essayent d'engendrer le renouveau croyaient que l'époque transcendantaliste n'était pas finie et que cette culture pouvait se régénérer. Exemple : Leibniz, qui essaye de relancer le processus ontologique et qui à cet égard pourrait être tenu pour un nouveau Platon - quand Descartes se place sur les traces d'Aristote.
Aujourd'hui que le libéralisme s'effondre et que le passé récent a vu la dernière tentative du dernier des métaphysiciens pour trouver une solution grandiloquente à la philosophie envisagée comme métaphysique, le Mohican Heidegger, un temps nazi, tout le temps antilibéral, nous constatons que la régénération de la Renaissance a été passagère. Si elle a permis à l'homme d'en arriver là où il est, soit à la globalisation, elle ne sera pas suffisante pour projeter l'espèce dans l'espace.
Derrière l'idéologie libérale, qui n'est qu'un épiphénomène dénuée de substrat philosophique propre, derrière son iceberg plus fondamental qu'est la métaphysique, c'est l'ensemble du transcendantalisme qui s'est effondré. Pas seulement la métaphysique, ni le monothéisme, qui sont les fines pointes de ce transcendantalisme en terme d'influence - et même si l'effondrement ne se produit pas d'un seul coup, mais s'établit par étapes non linéaires et non progressives, soudaines et imprévisibles.
Derrière l'effondrement du transcendantalisme, qui génère cette crise bien plus importante que son phénomène financier (mais qui ne saurait en aucun se résumer au grand dépeuplement), et qui constitue une bonne nouvelle au sens étymologique où la crise (krisis) signifie la décision, au sens du moment décisif, intervenant par exemple dans une maladie, bien souvent avant la guérison. Dans cette perspective, que Husserl avait retenue avant la Seconde guerre mondiale, et les persécutions nazies dont il fut la victime, notamment par son élève Heidegger, la crise annonce moins le moment d'incertitude débouchant sur le chaos que la possibilité connexe de la relève, du changement, de la guérison (en termes médicaux).
La téléréalité exprime un phénomène singulier, quoique significatif, de ce que signifie le moment paroxystique précédant la crise. Nous vivons la crise, la téléréalité en est l'annonce imminente. Elle n'en est qu'un signal ultraminoritaire et fragmenté, à la limite du chaotique. Elle exprime au mieux l'état du médiatique le plus influent, la perversion de la télévision. Cette réalité via la télévision est l'état avant la crise. Elle est paradoxalement ce à quoi atteint la métaphysique terminale, l'immanentisme de facture postmoderne, et les néo-sorbonnards que l'on nomme les historiens de la philosophie - et qui ont remplacé l'inventivité par l'érudition.

dimanche 9 décembre 2012

L'esthétique oligarchique

Nietzsche a trouvé comment réformer l'immanentisme : par l'oligarchie esthétique - le thème pompeux de l'artiste créateur de ses propres valeurs. L'inventivité redevient possible en terrain fini, que le spinozisme redéfinit, plus étroitement, comme territoire de complétude : en guise d'inventivité, il ne s'agit pas d'innover, mais d'affirmer. Contrairement à l'invention, possible, mais non réalisée, l'affirmation existe - déjà. Elle consiste à dire oui à ce qui est donné. Nietzsche prétend avoir trouvé une méthode révolutionnaire pour accepter la vie, lui dire oui, perfectionner l'héritage spinoziste.
Il n'est pas certain que Nietzsche ait suffisamment lu Spinoza pour en donner la suite consciente - ou s'il agit par mimétisme, selon la mentalité qui en est issue. En s'opposant à l'élitisme forcené et nationaliste du clan Wagner, il en vient à privilégier l'élitisme esthétique, dont il avait commencé à chercher la voie lors de son époque Wagner. Dès qu'il se lance dans l'écriture, Nietzsche manifeste sa propension envers l'élitisme. Il comprend que ce dernier devra proposer une primauté esthétique, de telle sorte que l'alliance platonicienne entre le Bien et le Beau vole en éclat.
Le combat principal de la critique nietzschéenne est adressée contre la morale. Nietzsche assimile le platonisme avec le christianisme, le platonisme étant selon lui l'expression élitiste du christianisme. Le Beau est le cheval de Troie de l'oligarchie, au sens où son critère repose sur des valeurs physiques. Ce qui ruine l'effort oligarchique de conférer à son mode de pensée de la cohérence, c'est que le propre du raisonnement oligarchique s'appuie sur l'incohérence.
L'oligarchie est l'expression politique du nihilisme, tout comme le républicanisme est l'expression politique du transcendantalisme. A ceux qui estiment que le nihilisme ne peut être qu'un courant philosophique mineur, qu'ils considèrent la trace de la métaphysique dans l'histoire de la philosophie pour s'aviser de l'importance implicite, indirecte et biaisée du nihilisme. Non que le nihilisme soit l'essence de la métaphysique, mais parce que la métaphysique opère le compromis historique entre le nihilisme et l'ontologie, comprenant que le nihilisme ne peut perdurer sans ontologie, soit : sans la tentative de théoriser l'infini.
Aristote en retirera l'héritage de la théorisation, qu'il adaptera aux normes finies. La métaphysique serait l'adaptation de l'ontologie au fini, si ce n'est que le fondement théorique de la métaphysique consiste à revendiquer l'existence paradoxale du non-être. Le nihilisme se trouve présent au coeur de la métaphysique, sans en être l'expression intégrale. L'apport d'Aristote consiste à relier l'être et le non-être - par le multiple. Si l'on n'épilogue guère de nos jours sur cette innovation, parce qu'elle n'a pas débouché sur des résultats impérissables, elle vient tenter de mettre fin au principal inconvénient de toute théorie finie.
L'hétéronomie est le défaut rédhibitoire du nihilisme et influence les théories du compromis, comme la métaphysique. Nietzsche se situe plus précisément dans le courant immanentiste (période tardive). L'immanentisme constitue la radicalisation de la thèse métaphysique, au sens où il réduit encore l'espace du fini pour le circonscrire au domaine cette fois aisément délimitable du désir : le désir est défini comme complet dans le moment où il restreint encore le champ du fini. On pourrait critiquer cette limitation du réel, dans le moment où il refuse de prendre en compte le problème de l'infini, de l'expliquer, surtout s'il juge l'explication ontologique insuffisante.
Le problème est que ses efforts pour proposer une alternative crédible au transcendantalisme (au-delà de l'ontologie) quant à l'explication du réel ne peuvent en aucun cas déboucher sur la réussite. Son défaut est constitutif, au sens où toute tentative de réduire le réel au fini se heurte au problème de la contradiction inhérente. Le fini est contradictoire, tout comme l'enfer est pavé de bonnes intentions. La raison en est que le réel ne peut être défini, parce que le propre de la définition est d'être aussi clarifiante que finie.
Le réel propose que le fini toujours en redéfinition s'étende, croisse, échappe de la sorte à son principe de contradiction. De ce fait, le réel est totalisant et le non-être ne peut exister, ni dans la langue (l'existence de ce qui n'existe pas est aussi impossible que croustillant), ni dans le réel. Le nihilisme réfute le totalisant et devient totalitaire, de telle sorte que l'on se montre soit totalisant, soit totalitaire. Le non-être reviendrait à admettre l'échec de la connaissance à découvrir la part la plus importante du réel, en décrétant l'infini inconnaissable.
Le non-être n'est pas une alternative fausse qui tenterait d'expliquer l'être, mais un refus paresseux d'expliquer, au sens où Calliclès chez Platon refuse au bout d'un moment de répondre aux questions de Socrate et se borne à décréter avec force et véhémence que les plus forts sont les plus forts. Est-ce ainsi que Rosset entend la tautologie, selon laquelle A est A, que Wittgenstein condamne au motif qu'elle veut tout et rien dire à la fois - ce à quoi manifestement Rosset trouve du bon? Nietzsche ne louait jamais assez les affirmateurs, qui selon lui disent oui à la vie et qui au moins ne s'embarrassent pas d'argumentations.
Selon lui, l'idée qui a besoin d'argumentation n'est pas bien solide, tandis que son affirmation péremptoire induit sa valeur. Nietzsche montre que son esthétisme est au service de la morale du plus fort. Il légitime l'hétéronomie par son refus de l'argumentation. Expliquer se trouve remplacé par asséner. C'est un constat d'échec, au sens où pour fonctionner, la structure du réel devrait évoluer. Mais si ce constat explique le projet de mutation impossible, projet fou qui conduit Nietzsche à la démence, le caractère impossible du projet le rend inopérant.
Nietzsche refuse de considérer la caractéristique numéro 1 du réel : sa dimension totalisante, qui réfute le non-être et qui empêche toute production singulière de réel de parvenir à opérer la moindre sortie, comme le moindre changement structurel. Rosset a tort quand il décrète que le réel ne peut changer (au motif que le changement ne pourrait faire relief sur rien), mais il comprend dans son immanentisme viscéral, et terminal, que le changement ne peut affecter d'un coefficient d'extériorité le réel, de telle sorte que le réel deviendrait enfin figé et abouti.
Le changement ne peut que modifier, au sens d'amélioration et de croissance, le réel. Comme Rosset le rappelle, on ne peut changer le monde si le monde est hasard. Un matérialiste conséquent ne peut être révolutionnaire. Derrière cette pique contre les marxistes et autres gauchistes, Rosset oublie que sa lucidité ne s'applique qu'aux immanentistes depuis l'ère tardive et dégénérée - plus largement qu'aux matérialistes, qui font partie du nihilisme d'une manière ou d'une autre. Plus largement encore pourrait-on inclure les nihilistes, directs, et indirects, comme les métaphysiciens, qui, s'ils réfutent la dimension fondamentale du hasard au nom de la possibilité de théorisation, présentent la propension à tenir le réel pour fini et donc univoque.
Restons-en à l'immanentisme depuis Spinoza : si l'éthique peut suggérer que derrière la nécessité incréée se trouve le hasard, Spinoza tendrait plutôt à réfuter le hasard matérialiste défini par Démocrite, voire se rapprocherait du hasard et de la nécessité tels qu'Epicure et son disciple Lucrèce les entendent. Quoi qu'il en soit, la position de Spinoza face au hasard n'est pas définie clairement, puisqu'il oscille entre la condamnation et la légitimation implicite (que cache l'incréé divin?), telle que la formuleraient les épicuriens.
Que cache la nécessité spinoziste - et cette impossibilité à définir l'incréation? Nietzsche s'engouffre dans cette carence en comprenant que le seul moyen de sauver le processus immanentiste de sa disparition programmée consiste à affirmer dans un premier temps le hasard, de manière poétique, puis dans un second temps, de manière à ne pas remplacer une indéfinition par une autre, même exacerbée : l'incréation par le hasard.
Nietzsche invente la biscornue mutation impossible, dont le propre serait d'en demeurer dans le réel, tout en changeant les structures fondamentales du réel, sortir tout en demeurant, nier le principe de contradiction. Peut-être est-ce ce que Nietzsche a voulu faire in fine : prouver qu'il avait trouvé de quoi dépasser le principe de contradiction. Et sa raison chancelante, déjà dévorée par la mania, bacule en se confrontant à ce que cache l'abolition du principe de non-contradiction : non un principe supérieur, que désignerait de manière énigmatique le surhumain, mais la banale contradiction, dont chacun sait qu'elle débouche sur la folie.
Justement, c'est à la contradiction qu'aboutit l'hétéronomie des valeurs propres à la loi du plus fort. La visée de l'esthétisme, qui nie la morale au profit du plus fort, et qui établit le divorce entre le Beau et le Bien, au profit de l'esthétisme radical, n'est jamais que la resucée de la tendance antique, voire atavique, selon laquelle le domaine du réel se trouve fixé à partir du moment où il est cantonné au physique. C'est l'inverse qui se produit : loin de définir l'unité, le physique révèle l'hétéronomie.
L'esthétique pure propose l'inverse du programme classique, qui relie le Beau au sens, suivant la démarche fixée par Platon (qui sur ce point se révèle trahi de manière ambiguë par Aristote, lequel sauvegarde la possibilité de théorisation, autant qu'il la cantonne au fini). Au sein de l'hétéronomie, il est normal que l'oligarchie soit la représentation supérieure et dominatrice de l'hétéronomie, mais impossible qu'elle se révèle pérenne - un avertissement à adresser aux oligarques mondialisés actuels, qui dans leur égarement poursuivent le projet d'imposer leur pouvoir une bonne fois pour toutes.

vendredi 30 novembre 2012

Faille de propagande

La tactique du propagandiste part du constat (contestable) selon lequel tout domaine est constitué de morcelé et de conflictuel, tout en y décelant au fondement l'antagonisme irréconciliable. La perversion du Bien/Mal offre la formulation simpliste à cet agencement contradictoire. Au départ, ces deux notions ne sont pas antithétiques, au sens où le Mal se trouve englobé dans le Bien (le Bien = le Beau = le Vrai = l'Etre). La réduction de type immanente du Bien au même modèle que le Mal crée un système d'antagonisme, qui évoque la théorie (fragmentée et ténébreuse) d'Héraclite, selon lequel le monde perdurerait grâce à la tension indéfinie entre les contraires.
Dans notre époque contemporaine, le théoricien du IIIème Reich Carl Schmitt expliquera que le fondement de toute politique consiste à énoncer comme fin un principe ennemi. C'est une radicalisation politique de la théorie philosophique, au sens où la politique est une théorie qui s'applique au domaine humain, avec toute la difficulté qu'il y a à passer du réel au monde de l'homme. La contradiction crée un monde d'équivalences, dans lequel il n'est pas possible de sortir du domaine stable.
Outre que la contradiction ne peut être surmontée, le raisonnement d'Héraclite ne tient pas : si l'ordre était tenait sa stabilité de la contradiction initiale, outre que cette théorie n'explique nullement comment l'ordre découle de la contradiction, on voit mal en quoi les contradictions produiraient de l'équilibre et de la stabilité, non de la destruction et de l'autodestruction. Un tel raisonnement impliquerait que la contradiction engendre la non-contradiction, sans pour autant qu'on décèle le lien entre ces deux états.
Sans doute est-ce la raison pour laquelle Aristote pense tenir le lien avec le multiple, en reliant de la sorte l'être et le non-être. Mais cette argutie n'explique pas davantage pourquoi l'un dépendrait de l'autre - elle ne fait que reculer l'échéance explicative. Cette perversion d'un discours à la fois viable et insuffisant, celui de la théorie ontologique, est fondée dans l'ordre du discours propagandiste, centré autour du domaine politique, la propagande n'intéressant jamais que le monde de l'homme, avec la subversion du Bien et du Mal. L'antagonisme ainsi produit réduit les deux principes à des ersatz, tout en donnant l'impression que le propagandiste se situe dans le même ordre de valeur et de hiérarchie que le moraliste classique.
L'entourloupe fonctionne d'autant mieux que le propagandiste assoit ces équivalences biscornues par la restauration de la morale du plus fort, avec des résultats effectifs. On comprend pourquoi Platon l'a tant combattue dans le camp des ontologues (dont il est le plus illustre représentant) : la rhétorique du propagandiste superpose au discours moral le discours oligarchique, selon lequel le Bien = le plus fort, et le Mal = le plus faible. Les vertus guerrières ne sont jamais bien loin et se trouvent légitimées par le prolongement de la contradiction en affrontement. A ceci près que la guerre n'est pas la continuation de la paix, mais de la contradiction, la paix étant un idéal au sens d'illusion.
La loi du plus fort ne peut mener qu'à la guerre. La guerre est le moyen de surmonter la contradiction par le désordre provisoire et la succession d'un nouvel ordre, tout aussi provisoire, et situé sur le même plan. Dans ce schéma, on en reste au même plan. L'instabilité et la stabilité sont des successions entrecoupées de guerres et de chaos. Le propagandiste qui défend le plus fort croit que le plus fort est le Bien, au sens où il ne voit pas que son idéal du plus fort mène vers le chaos. Il est dans l'illusion que le plus fort instaure un ordre, violent mais pérenne, qui est l'ordre nécessaire. Le meilleur des ordres est aussi le seul : c'est en ce sens qu'il est légitime de défendre le droit du plus fort.
Quand Nietzsche soutient le plus fort au sens où les artistes créeraient leurs propres valeurs, il réhabilite l'indéfinition irrationaliste en croyant avoir proposé enfin une définition valable. Le propre du droit du plus fort, c'est qu'il promeut la destruction, quelle que soit la déclinaison dont il se réclame. Dans ce jeu de dupes, le thuriféraire du plus fort poursuit un but d'autodestruction dont il n'a pas conscience et qui se distingue du but qu'il entend poursuivre : le but effectif revient à l'autodestruction, quand le fantasmé croit dans la possibilité de la domination. Il est normal que le plus fort se trompe, car la domination repose sur l'illusion du fini.
Se tromper signifie que l'on ne perçoive du réel qu'une partie - non que l'on perçoit mal le réel, que ce soit en partie ou dans son ensemble. L'illusion revient à la réduction. La réduction au fini, qui est le schéma aristotélicien par excellence (suite auquel la philosophie, largement sous obédience métaphysique, décrétera qu'il n'y a rien à dire du non-être, ce qui ne veut pas dire que le non-être n'existe pas au sens de l'illusion, mais qu'il n'existe pas dans son sens nihiliste et littéral), implique le schéma antagoniste. D'une part, il est intéressant que des théoriciens profonds et violents comme Schmitt défendent cette vision originelle, car ils étudient le fond du problème politique et touchent de la sorte au problème théorique le plus général du réel.
D'autre part, le propagandiste est la figure obligée de l'intellectuel en régime oligarchique (expression du plus fort). Un BHL en ce moment exprime de manière emblématique les dérives du propagandiste : le positionnement du plus fort étant en train de tourner, ses mensonges se révèlent de plus en plus criants. Mais ses erreurs vérifiables par le passé s'expliquent du fait que la loi du plus fort n'est pas une théorie juste, au sens où elle interdit la pérennité des principes qu'elle promeut. La domination n'est possible que dans l'instant.
Le propre du discours propagandiste est d'oublier qu'existe une extériorité au monde de l'homme. Le propagandiste fait comme si l'homme maîtrisait son monde et que les plus forts pouvaient décider du Bien (le bien = la force, au demeurant indéfinissable). Comme le monde est extérieur à ce discours monolithique, totalisant et totalitaire, comme le monolithisme oublie l'hétérogénéité du malléable, cette partie non reconnue est obligée, au nom du lien et de l'unité entre toutes les parties du réel, de détruire la partie qui prétend à la totalité - et qui a fait sécession.
C'est en quoi le discours du plus fort est si dangereux : l'antagonisme qu'il instille entre le bien et le mal, se situant à l'intérieur du monde de l'homme, ne fait que rédupliquer l'antagonisme qu'il a créé entre le monde de l'homme et l'extérieur hétérogène du réel. Selon le critère de la domination, le propagandiste promeut la domination effective. Et il vérifie son assertion par le résultat immédiat. L'idée de résultat, de performance, et autres critères testés dans la gestion humaine libérale, ne valent que dans le court terme.
Sur le plus long terme, le réel fonctionne par disjonction et les effets ne peuvent produire des résultats sur le mode linéaire et prévisible. L'erreur du propagandiste consiste à adhérer à la linéarité, soit à croire qu'il peut prévoir et pérenniser sa domination. Son erreur est de vérifier sur le court terme linéaire, sans se rendre compte que la disjonction s'opère par la suite. Le propagandiste se croit habile, tandis qu'il est illusionné.
Il a combattu pour se situer dans le camp des plus forts, et il se flatte d'avoir si bien choisi. Pis, il a travaillé d'arrache-pied pour acquérir sa puissance académique : le recrutement des plus forts sur le plan intellectuel s'opère selon les termes de la domination. Il assoit sa légitimation sur ce genre de considérations, ses diplômes, son mérite... BHL est normalien de la rue d'Ulm, agrégé de philosophie, multimillionnaire, jouant sa partition, coincé entre les médias et le CAC 40. Il est normal qu'avec ce type de parcours, obnubilé par le succès et les titres, notre mondain se revendique sioniste inconditionnel au service de toutes les causes de l'OTAN.
Au final, l'erreur du propagandiste lui vient de prolonger la loi de l'éphémère (qui validerait le plus fort) comme loi du réel, et de tenir le réel pour le domaine du temps linéaire. L'erreur du propagandiste (la politique de l'antagonisme) est plus sophistiquée que celle de l'agent mimétique littéral (agir à l'encontre de ses intérêts), mais elle repose sur le même mécanisme. Le mimétisme est linéaire et ne peut s'élaborer que selon la loi du domaine. Il ne peut tenir compte de la disjonction ou de la malléabilité du réel. Il en résulte que toute imitation appauvrit le réel, du fait de sa réduction, non de sa singularité.

vendredi 23 novembre 2012

La fin du cycle Gutenberg

Qu'est-ce qu'un éditeur? C'est quelqu'un qui promeut des valeurs et qui ne donne la parole à ses auteurs que s'ils suivent son chemin? Aujourd'hui, l'éditeur se meut dans des valeurs consuméristes, libérales et bourgeoisies, qui caractérisent sa prédominance dans le système éditorial Gutenberg de fin de parcours, en particulier sur l'auteur. Quel paradoxe que ce renversement du lieu de pouvoir, où l'éditeur décide que l'auteur est son prolongement, presque son ventriloque. On se trouve dans un système renversé, où le porte-parole choisit les critères d'édition de l'auteur, ce qui rend l'éditeur garant du système, au sens d'auctor, tandis que l'auteur est un porte-plume, souvent plus ou moins histrion.
Du coup, les auteurs perdent leur originalité et leur qualité. On les retrouve dans des poses mièvres et convenues, dans des sous-genres dans lesquels le bon est perverti et se retrouve à ressasser des médiocrités promises à l'oubli. L'écrivain n'est plus une voix, mais suit la voie - fournie par l'éditeur. Il passe du statut d'avant-gardiste, indiquant le changement, à celui de porte-voix du désir. L'autofiction est le sous-genre idéal (de l'autobiographie) pour exprimer la voix du désir, qui n'est jamais que la recherche de la domination.
Dans ce jeu de dupes, il est normal que l'éditeur domine l'auteur, puisque le social l'emporte sur l'expression artistique, et que ce qui compte désormais est de dominer. On domine mieux par le pouvoir de l'édition que par la création de l'écriture. Comme le schéma de la domination sociale travestie en principe de réalité évoque le faux, l'éditeur est passé du statut de porte-parole, jusqu'à la Révolution industrielle, à celui de censeur. Il n'est pas un indicateur (payé par des oligarques pour verrouiller le système de la création littéraire), mais il a épousé à son corps défendant les thèses et la mentalité du libéralisme au nom de l'appétit de domination, l'arrivisme mondain, dont Rastignac serait un personnage de synthèse, si jamais il se décidait à oeuvrer dans le monde de l'édition ampoulé.
Souvent l'éditeur finit lui-même par sombrer dans la maladie du siècle - et par commettre un livre. Il se trouve promu plus que de raison, par le copinage que lui confère son prestige, son entregent, nullement la qualité du livre en question, souvent des plus médiocres. D'un point de vue social, en termes de puissances relationnelles, il est normal qu'un homme riche, influent, médiatique, se trouve défendu par ses collègues, collaborateurs, associés et affidés, les maillons de son réseau. Le réseau exprime la forme par laquelle se constitue l'influence.
Les complots résultent de réseaux qui, se sentant menacés, recourent à des coups tordus aussi sanglants que dérisoires pour conjurer leur décrépitude. L'éditeur à succès montre son niveau littéraire en commettant quelques fredaines, dont il se vante comme d'une cerise sur le gâteau (au sens où Aristote dit du plaisir qu'il couronne l'activité). Le gâteau : l'édition; la cerise : l'écriture. Bien sûr, il arrive que dans ce marigot, quelques éditeurs soient des écrivains, rarement majeurs, mais pourvu d'originalité mineure (enrichissants, intelligents).
En tant qu'exceptions de la règle, ils révèlent en creux ce que signale la médiocrité de l'édition qui se pique d'écriture : qu'un éditeur qui accomplit son travail d'édition n'y excelle pas, le fait n'est pas grave. Mais que cet éditeur prétende décider de ce qu'est l'écriture aboutit à la perversion de sa fonction initiale, passant de relais à inspirateur, contrôleur, voire censeur. La baisse du niveau qualitatif de l'écriture est la conséquence de la perversion de l'édition Gutenberg. Cette dernière est passée de la promotion des écrivains, en accroissant leur audience, à la progressive sociabilisation de leur mission, au départ plus élevée, d'ordre religieux.
L'abaissement considérable depuis un demi-siècle relève de l'effondrement éditorial, au niveau de la promotion de la voix du désir, qui consiste non plus à changer le réel par l'écriture, mais à changer le désir, de telle sorte que les plus puissants des désirs deviennent plus influents, dominateurs, au détriment de la majorité silencieuse. L'autofiction participe de ce changement, qui aboutit à l'effondrement qualitatif, tandis que croît le quantitatif (les ventes). L'édition ne se porte bien qu'en vendant des livres pratiques, culinaires, sentimentaux, tandis que la littérature, bonne ou médiocre, ne fait que décroître.
Encore convient-il de préciser que la littérature en question a tellement décru selon l'évolution des critères Gutenberg qu'il est difficile de nos jours de trouver des écrivains de valeur, alors que la mondialisation de la littérature aurait dû produire l'amélioration du niveau et l'accroissement de la production, en même temps que l'augmentation des lecteurs. Las, si tout l'inverse s'est produit, c'est parce que nous assistons au renversement de Gutenberg, qui de promotion de la création et du changement est devenu instrument de domination et de stabilisation.
Dans cette passation de pouvoir, où l'auteur perd sa place de garant et cède son influence à l'éditeur, la mission au sens religieux de l'écriture s'est perdue. Gutenberg avait permis initialement de rendre plus influente l'écriture. La sociabilisation de l'écrivain, la prééminence de l'éditeur, rendent cet univers mineur. Aujourd'hui, du fait du pouvoir médiatique exorbitant de Gutenberg, on susurre que la révolution Internet a déjà renversé Gutenberg. Mais c'est pour regretter cet âge d'or mal compris et pour promouvoir une révolution Internet tenue par les oligarques de Gutenberg - les éditeurs influents qui ont accès aux médias et qui forment, avec les journalistes célèbres, la République des lettres médiatique, dont le niveau artificiel contredit l'autopromotion des figures tutélaires qu'il promeut et qui se distinguent par leur conformisme en lieu et place de la créativité.
Internet va détruire l'ordre sclérosé de Gutenberg. Il va dynamiter toutes ces figures de l'imposture, de l'éditeur qui se prend pour le maître de l'écrivain, à l'écrivain stéréotypé dans l'autofiction, en passant par les genres oscillant entre narcissisme et immobilisme. La mésinterprétation de la révolution Internet, preuve savoureuse que cette promotion se trouve orientée par les sbires de la sphère d'influence Gutenberg, tient à ce qu'on imagine que la structure révolutionnaire d'Internet prolongerait la structure Gutenberg. Les structures du réel, dont la caractéristique est la croissance, ne sont pas produites en symétrie, mais en disjonction.
C'est le signe que le réel se développe : s'il était stable, ce serait la symétrie qui serait la règle d'or, tandis que l'accroissement crée les conditions de l'asymétrie. Mais la révolution signifie l'accroissement, la disjonction et l'asymétrie. Internet ne peut être une révolution qu'au sens où il change la structure de l'édition telle qu'elle est formée dans le milieu actuel de Gutenberg - partant, il implique la disparition des milieux influents de l'actuelle édition, cette République des lettres contemporaine, dont la caractéristique tient à la médiatisation.
Quelles seront les spécificités révolutionnaires d'Internet? L'édition actuelle favorise le pouvoir oligarchique, la concentration aux mains de quelques décideurs omnipotents, par le fait que l'édition est considérée comme une véritable porte étroite, un cénacle élitiste et ultraréduit, où seules les meilleures voix sont autorisées à publier. C'était le projet de Nietzsche que de créer une élite des meilleurs étudiants, apprenant dans l'excellence, dans le moment où ils sont entretenus par la masse laborieuse et inférieure. Le paradoxe est que l'excellence tant recherchée aboutit à la médiocrité inverse.
Comment l'expliquer? Parce que cette excellence est figée, immobilisée, bientôt sclérosée. On considère que la qualité s'établit par la sélection drastique. L'excellence découlerait de la sélectivité. On confond l'illusion de l'excellence par la sélection avec le progrès par extension quantitative. La sélection existe toujours, mais elle s'applique de manière élargie et approfondie. Le progrès implique que l'augmentation des moyens s'applique à un nombre plus important de bénéficiaires. De même Gutenberg a permis que l'édition concerne plus de personnes.
Il en va de même pour l'innovation Internet, à condition que l'on se focalise sur l'apport qualitatif qu'elle engendre, non sur les résultats quantitatifs à court terme, souvent désastreux (comme l'importance de la pornographie sur ses bornes); tandis que l'immobilisme accorde la précellence au quantitatif, au point de considérer que la fin quantitative permet une amélioration qualitative, accessoire, un couronnement au sens aristotélicien. Le progrès inverse l'ordre théorique et se considère d'essence qualitative. Il permet, de façon secondaire, des conséquences quantitatives.
Le fait que le progrès qualitatif engendre cependant des conséquences quantitatives négatives indique que le réel est en mouvement, et que la politique d'immobilisme en matière de culture est désastreuse : elle n'engendre pas l'excellence du savoir à laquelle elle prétend, du moins sur le terme. Sur le court terme, on peut sélectionner les plus savants, mais la sélection s'opérera selon le critère du savoir à un moment donné. L'évolution prévisible de ce savoir implique qu'il devienne de plus en plus obsolète, ainsi qu'en témoigne le savoir aristotélicien, conçu pour être la somme du savoir indépassable, dans une configuration où le réel fini permet l'espoir d'un savoir définitif.
L'excellence visée accouche, dans une maïeutique pervertie, d'une sélection de plus en plus aberrante, où les plus savants défendent un savoir caduc, comme le rappellent les scoliastes et les sorbonnards - et comme de nos jours l'indiquent les nouveaux experts de tous poils. Gutenberg en fin de course (en germes depuis son avènement?) vise à l'éviction de l'universalisme et à son remplacement par des savoirs morcelés. Toute innovation de communication transcrit l'accroissement de la possibilité d'action. On assiste à la transcription de l'innovation théorique dans le domaine pratique, ce qui indique la corrélation entre le possible et l'effectif. La sclérose d'un système se manifeste par le fait qu'il cesse de chercher à s'étendre.
L'autofiction  exprime le désir figé, qui se raconte, alors que ce qu'il a à raconter n'est pas vraiment intéressant, mineur (comme chez Doubrovsky), voire impudique, monstrueux et mensonger, comme chez Nabe ou Matzneff. Gutenberg pouvait accroître la communication de la culture vers la mondialisation : le fait pour l'homme de maîtriser physiquement la Terre passait par sa maîtrise monothéiste. Le rôle historique de l'innovation Gutenberg fut de permettre la transcription du monothéisme dans le physique. Mais ce rôle est périmé à partir du moment où la mondialisation entachée.
Gutenberg bascule du côté du mondialisme, qui a figé le processus d'extension de l'homme aux bornes de la Terre. Si Gutenberg a personnifié le progrès de l'édition, désormais, il exprime l'oligarchie dans son domaine. Internet amène les possibilités de transcrire le progrès de la culture dans l'espace. Sa spécificité est de faciliter les modalités d'édition; alors que Gutenberg dans ses dernières phases, celles auxquelles nous assistons, tend à figer l'élitisme pour le rendre injuste et médiocre, à l'image de l'autofiction.
Au contraire, Internet devient un danger et un concurrent promis pour la succession, parce qu'il hausse le niveau d'expression. Il permet le saut qualitatif, de l'édition sélective vers le savoir gratuit. L'édition devient accessible à tous, un jeu d'enfant : on peut éditer de manière fort peu coûteuse, suivant des moyens qui ne sont plus circonscrits à des maisons d'édition peu faciles d'accès, soumises aux aléas des modes (comme l'autofiction) ou des réseaux (l'oligarchie intellectuelle chère à Nietzsche). La gratuité d'Internet chamboule les moyens éditoriaux pour rendre accessible l'écriture au public, en accroissant l'audience.
La médiation de l'éditeur vole en éclat. Derrière la suppression d'un petit milieu oligarchique, on n'assiste pas à son remplacement par un autre milieu, au fond identique, mais au changement des règles de l'édition : l'édition ne passe plus par le truchement de l'éditeur, qui à force d'éditer prend la place de celui qui élit, qui choisit et qui contrôle. L'édition devient un moyen technique, qui n'est plus tenu par des personnes. L'homme se trouve impliqué dans l'expression ou la lecture.
La médiation instaure l'édition en temps réel, en direct, de manière simple. La gratuité d'Internet signifie que l'édition passe du statut de contrôleur ultrasélectif et contestable à la possibilité pour n'importe qui, hors de son influence sociale (médiatique), de faire entendre sa voix. Du coup, cet accroissement de la possibilité d'expression permet le progrès de la qualité des idées. Au lieu de formater les idées par un système d'édition de plus en plus censeur, il tend à les libérer et les épanouir.
On passe d'un système pré-Gutenberg, où les idées étaient l'apanage d'une caste d'élus à l'intérieur d'un groupe, à un système Gutenberg où les individus portent les idées, jusqu'à déformer l'individualisation en individualisme. Internet n'annonce pas seulement la révolution de l'édition, dont les difficultés se trouvent estompées du fait de la disparition du contrôle éditorial par la caste des éditeurs, mais le passage mélioratif de l'idée contenue dans l'individu à la conception selon laquelle l'individu porte l'idée de manière secondaire, l'idée étant bien plus importante que sa personne.
L'idée relève non plus d'un individu, mais de l'ensemble des hommes. Celui qui la propose compte (ne serait-ce qu'en tant qu'énonciateur), mais au même titre que tous ceux susceptibles de la porter et de la proposer. On se souvient de l'idée plus que de son éditeur, et l'on se débarrasse avec bonheur des exagérations romantiques, liées au statut d'exception supérieure de l'artiste, statut qui se dégrade encore avec la dégénérescence individualiste, au point que l'idée finit par devenir secondaire par rapport à la personne sacrée (sacrée personne) de l'artiste.
Nous sommes passés de l'influence réduite de l'idée sous régime polythéiste, alors qu'elle se trouvait soumise à la caste à l'intérieur du groupe, lui-même assujetti à la pluralité de ses voisins; à l'incarnation supérieure sous régime monothéiste de l'idée dans l'individu, au point de dégénérer en individualisme; puis à la libération des carcans de l'individualisme, auxquels ne manque pas de parvenir le principe d'individualité, par la généralisation de l'idée, exprimée par l'individualité pour l'ensemble de l'humanité. L'idée vaut pour tous les hommes et son énonciateur n'en devient pas supérieur. Internet universalise l'idée dans le moment où il l'applique au territoire agrandi de l'espace.
Internet détruit le verrou de l'éditeur-censeur, parce qu'il promeut en lieu et place l'agrandissement du territoire que l'éditeur tenait, voire enserrait sous ses griffes de possédant jaloux et fiévreux. Au départ, il promouvait l'individualité de l'artiste et se contentait de mettre en valeur ses idées; peu à peu, il prend le pas sur le créateur. Le créateur promeut des idées qui favorisent le changement, tandis que l'éditeur est enclin à passer du statut de courageux promoteur de la liberté combattue, voire interdite, à celui de censeur qui interdit le changement pour mieux prendre le pouvoir, détruire la créativité et devenir le maître/inspirateur de l'écrivain. Il fallait la suppression de la barrière de l'éditeur individualiste et l'agrandissement de la frontière circonscrite à la Terre - vers l'espace.

samedi 17 novembre 2012

L'impensé du réel : de l'anti-théorique

L'incompréhension de l'histoire du nihilisme (de ses origines à l'immanentisme, via la métaphysique) par la pensée ne consiste pas à ne pas avoir subsumé des faits cachés pour en constituer une théorie majeure, ce que feraient les adeptes de contre-histoires, mais à considérer que : 
1) l'on peut théoriser des éléments mimétiques et non-conscients de ce qu'ils portent de plus profond (seulement conscients de leurs effets secondaires et immédiats, au point d'estimer que ce secondaire immédiat incarne la fin théorique par excellence);
2) l'on peut théoriser de manière généralisée l'anti-théorique, ce qui implique que l'anti-théorique est théorisable. Le mimétisme anti-théorique ne peut aboutir à la possibilité de théorisation que s'il existe dans toute tentation anti-théorique le possible supérieur de la théorisation, qui se traduit par la possibilité d'affecter au déni un sens a posteriori (le manque correspondant à l'absence de créativité).
L'histoire classique de la pensée posait que l'on pouvait innover en rassemblant, au grand jour, des faits dont le lien n'avait pas été observé et dont la supériorité consistait à se révéler plus profonds que les interprétations précédentes. Mais jamais l'histoire de la pensée ne s'était attelée à la tâche de théoriser l'anti-théorique. L'anti-théorique désigne le morcelé, l'épars, en précisant que ce qui dénote le morcelé n'est pas le morcèlement comme conséquence secondaire, mais le postulat selon lequel le morcèlement serait fondamental. Cette vision du réel va bien au-delà du caractère morcelé, si intrigant, des choses.
La conception aboutit à opposer les deux éléments du réel sur le mode antagoniste, l'être et le non-être. La théorisation demeure possible, les traditions divergeant à l'intérieur du nihilisme. Selon certaines, la théorisation est impossible, à tel point qu'il est possible de forger des savoirs étriqués sur fond d'incertitude et d'irrationalisme - de chaos. D'autres, aux antipodes, estiment que la théorisation est possible, à condition qu'elle soit finie : l'être serait théorisable, bien qu'il soit nimbé de non-être, lui inaccessible à la théorisation.
Entre ces deux paradigmes, on trouve des nuances, des sophistes aux métaphysiciens. Rosset à notre époque se positionne sur une ligne spinoziste, hérétique par rapport à la métaphysique, selon laquelle ce qui théorise analyse avec intelligence le désir. Hors de la sphère du désir, on renvoie aux calendes grecques, en parlant avec désinvolture d'incréé, en lieu et place du classique infini. L'anti-théorique correspond à cette zone dans laquelle la théorisation n'est pas exclue, mais se trouve réduite à la portion congrue du fini, opposé à l'antagonisme du non-être indéfini.
Pourquoi le nihilisme est-il répercuté seulement par sa manifestation idéologique, si infime qu'elle en sonne inaudible? Certes, l'on trouve quelques auteurs déclarés nihilistes au fil de l'histoire, comme Gorgias, dans l'Antiquité, ou Cioran, dans l'époque contemporaine. Même en énumérant des penseurs athées, exhibés de courants minoritaires (et précieux) de l'histoire de la philosophie, l'on n'en arrive jamais qu'à des marges. Le nihilisme, considéré selon les critères classiques de l'histoire de la pensée, reposant sur la théorisation, ressortit du mineur.
Il retient des aspects fragmentaires, qui ne sont pas dignes de prise en compte. On voit le résultat des défauts de cette interprétation, lorsque les commentateurs de l'aristotélisme passent à côté du caractère fondamental du non-être dans la métaphysique, non par mauvaise volonté ou conscience perverse, mais parce qu'ils recourent au mauvais décodeur d'historiens de la philosophie. Si la métaphysique manifeste le souci du réel le plus proche, de la méthode scientifique (même obsolète), ou de la théorisation philosophique parente de la science, au détriment de traits capitaux comme le réel défini comme fini, ou le non-être multiple entourant l'être lui aussi multiple, l'on se situe du côté des méthodes de l'histoire de la philosophie.
Comment expliquer que la philosophie ne voit pas le nihilisme comme refus de la théorie, et qu'elle en vienne à occulter un aspect majeur de la métaphysique? C'est la preuve que sa grille de lecture est biaisée et que ce qu'on nomme "histoire de la philosophie", bien qu'elle tende à l'objectivité érudite, produit des déformations critiques. Quand l'histoire de la philosophie sélectionne l'histoire de la métaphysique, elle se focalise sur le théorisable constitué, ordonné, et rejette la possibilité que le morcelé et l'anti-théorique puissent relever de la théorisation.
Du coup, elle se condamne à passer à côté de l'essentiel des productions humaines, encore plus des productions relevant de l'être : la majorité est composée d'éléments chaotiques; ce qui est humain relève de cette appartenance. Ce type de commentaires, se voulant aussi objectifs que passant à côté de l'essentiel, qui refusent l'ouverture vers le réel, surtout quand il s'agit de dénis majeurs, montre l'insuffisance du rationalisme critique, qui peut d'autant moins prendre en compte le problème métaphysique qu'il en reprend la raisonnement et qu'il s'inclut dans son giron.
La restauration de l'importance historique du nihilisme passe par le changement de critères critiques. Continuer à ne considérer le nihilisme que comme le mouvement idéologique disparu et marginal, dont on se souvient du fait de sa violence terroriste et de sa mention par Dostojevski et Nietzsche? Le nihilisme désigne plus que ce courant et recouvre ce que pressentait Dostojevski et qu'avait défini Nietzsche. La vraie intuition de Nietzsche tient moins à la critique de la morale au nom du moralisme (avec confusion entre ces deux termes) qu'à la critique du nihilisme.
Bien qu'il distingue de manière hallucinatoire entre le nihilisme réactif et le nihilisme divin, Nietzsche essaye de définir en philosophe le nihilisme, tandis que Dostojevski présente l'intuition de décrire le phénomène du nihilisme idéologique, en pressentant que derrière cette impulsion ténue, aberrante, bientôt évanouie, se cache un mouvement souterrain, comme l'appelait Dostojevski, plus profond, quelque chose comme la partie immergée de l'iceberg.
Si les deux échouent, c'est parce qu'ils portent le nihilisme en eux, en dénonçant, non ce qu'ils proposent, mais en ne considérant pas que ce qu'ils dénoncent est la partie d'un tout dont relève ce qu'ils proposent. Avec une distinction notable : Dostojevski propose un christianisme orthodoxe mâtiné de nationalisme et d'irrationalisme, les deux allant de pair; tandis que Nietzsche ambitionne de fonder le nihilisme divin, sans lui accorder le nom de nihilisme pur, et en tournant autour de notions voisines et métonymiques, comme le scepticisme, le matérialisme ou la sophistique.
Mais le nihilisme dénoncé n'est que la partie négative du nihilisme; sa partie positive relève du nihilisme divinisé et n'en modifie pas fondamentalement le cours. Nietzsche pense que le nihilisme divin remplace la croyance divine irrationaliste à laquelle adhérait Dostojevski. Dans les deux cas, le problème est l'indéfinition de ces notions. Faute de définir la différence entre le nihilisme divin et le nihilisme réactif, Nietzsche condamne son entreprise à sombrer dans le seul nihilisme qui existe : celui qu'il dénonce!
Vint la folie, quand il mesura son échec dans son entreprise de refondation, qu'il tourne autour du nihilisme, alors qu'elle concerne plus précisément l'immanentisme. Nietzsche ne peut comprendre ce courant spécifique du nihilisme, pour la raison qu'il accorde seulement l'existence à ce qui est théorisé selon les critères classiques, énoncés autant par l'ontologue Platon que repris par le métaphysicien Aristote. Le nihilisme ne provient pas d'une mentalité théorisée à l'avance, mais résulte de la mentalité du mimétisme inconscient, d'ordre inférieur, plus immédiate et spontanée à mettre en branle.
Le courant immanentiste, comme sous-courant nihiliste spécifique à la modernité, et gradation par rapport à la métaphysique cartésienne rénovée, s'est mis en place de manière non réfléchie quant à ses fondements. L'intelligence de Spinoza découle de fondements mimétiques nihilistes, dont la spécificité est l'accroissement par rapport aux résultats métaphysiques. Quand Nietzsche surgit pour remédier à la crise immanentiste, ce qu'il nomme "crise du nihilisme réactif" recouvre dans son vocabulaire mimétisé (mal formulé, de manière non-consciente) l'immanentisme historique.
C'est le signe que la méthode immanentiste repose à son tour sur l'impensé, le déni et l'inconscient fondamental propre au mimétisme. Le désir est mimétique. C'est la leçon de Girard, même si Girard, dans un bel élan de mimétisme paradoxal, estime que le désir mimétique constitue la fin du comportement. Nietzsche met en place sa réforme immanentiste, qu'il prend pour réforme totale des valeurs, allant au-delà du philosophique (bel exemple de sa grandiloquence).
Nietzsche ne peut que s'illusionner sur les raisons de sa démarche philosophique, en ne voyant pas qu'il s'inscrit dans les traces de l'immanentisme et de Spinoza, et surtout qu'il lance la réforme de l'immanentisme. D'une part, Nietzsche promeut une tentative de mutation, même impossible, qui contredit en partie le projet anti-transcendantaliste de l'immanentisme; d'autre part, Nietzsche veut dépasser toutes les tentatives de fondation des valeurs, avec pour particularité de considérer que la philosophie n'est supérieure au religieux que parce qu'elle use d'un vocabulaire élitiste et qu'elle repose sur le rationalisme humain.
On comprend pourquoi le nihilisme use de la philosophie à des intentions d'alternative au religieux : le philosophique offre l'arme du rationalisme simplement humain, débarrassé de la révélation et du prophétisme. Le nihiliste ne peut comprendre le mobile qui le meut, parce qu'il croit agir pour des fins créatrices, alors que celles-ci sont inexistantes, contradictoires, inférieures de ce fait à la création finaliste. De même que l'intelligence est au service du désir dans l'immanentisme, de même la création est reconnue, au service du mimétisme - dans le schéma nihiliste plus général.
L'anti-théorie soumet la créativité au mimétisme, soit considère que le réel est constitué de poches d'êtres nimbées de chaos, dans une forme de théorisation déniée et paradoxale dont la caractéristique est d'être peu conséquente. Si les Abdéritains n'ont jamais réussi à proposer une théorie matérialiste cohérente, même avec Démocrite, ou son maître obscur Leucippe, Aristote réussira à connecter l'être au non-être par le multiple, mais sans jamais expliquer cette connexion peu claire et arbitraire.
Tandis que le mimétisme s'ébroue dans le contradictoire en guise d'anti-théorique, ce qui montre que la représentation du réel morcelé, multiple et singulier ne tient pas la route et ne parvient pas à expliquer l'unité, dont l'infini est l'interrogation lancinante, sans réponse; la créativité présente pour caractéristique de permettre l'accroissement du réel, ce qui est la mission de l'homme dans son environnement et qui constitue son plus haut niveau d'action. L'anti-théorie débouche sur l'incohérent et le déni. Elle s'exprime par l'incompréhension de ses buts. Ce que le nihiliste veut, c'est parvenir à la plénitude, alors qu'il atteint seulement la contradiction autodestructrice.
L'immanentiste pense avoir trouvé mieux que la finitude incomplète, avec le désir. L'issue de Nietzsche pourrait en signifier long sur la valeur de sa philosophie : la folie (accessoirement, Deleuze l'immanentiste déclaré, se suicidera, bel exemple de complétude corps/esprit). Par l'incompréhension de son existence, et l'adhésion au refus de la théorisation, sous couvert d'éloge inconditionnel de la singularité et de la subjectivité, l'immanentisme dans son déroulement offre un panégyrique évocateur et représentatif de ce que l'anti-théorique offre d'illusoire à son corps défendant, prenant l'anti-théorique pour l'expression supérieure au théorique, alors que loin de le réformer, il en porte les stigmates de l'infériorité.