vendredi 9 novembre 2018

Le nihilisme de Clément Rosset

J'ai pris Clément Rosset pour le philosophe de la joie, voire du rire. Il est normal de dénoncer l'imposture quand on se rend compte que la joie telle que l'entend Rosset n'est pas la joie de vivre que tout un chacun peut ressentir et dont on se réjouit enfin qu'elle existe en philosophie, là où pullulent les esprit sérieux et un brin pédants. C'est ainsi que je finis par comprendre que Rosset n’était drôle que dans la mesure où il revendiquait une joie tragique et élitiste, qu'il qualifiait de brève et de folle. Quant à son rire, il se revendiquait comme sardonique, cruel, voire dominateur. Nous n'avons pas affaire à une joie banale.
Derrière les anecdotes savoureuses et les références inattendues et brillante, je crois qu'à la réflexion, la caractéristique principale des textes de Rosset est de réussir un exploit peu anodin : ne rien dire, en masquant le vide de la thèse sous le luxe des références tous azimuts. Qu'on prenne par exemple Loin de moi : la thèse qu'il reprend à Hume consiste à dire qu'il n'existe pas d'identité profonde, seulement sociale. Qu'on prenne le Démon de la tautologie : il s'agit d'affirmer que la seule définition du réel est  : A est A. Aucune définition du réel, qui est considéré comme indéfinissable, donc qui rend le double arbitraire, puisque s'appuyant sur l'idée qu'il vient doubler le réel indéfini puisque indéfinissable. Un irrationalisme très prégnant, qui transparaît notamment dans l'affirmation selon laquelle les philosophes qui valent sont celles qui donnent l’importance au désir sur la raison. Et je pourrais continuer les anecdotes. 
Mais c'est inutile, car je crois que l'on cernera la mentalité qui résume Rosset en rappelant cette énième anecdote de ce gentilhomme espagnol qui se fait enterrer avec tous ses titres et qui finit par leur ajouter un : "y nada" - et rien du tout. C'est ainsi qu'il est hallucinatoire d'attendre de Rosset qu'il affirme quelque chose. On comprend mieux ce qu'il fait en s'avisant qu'il dissout toutes les affirmations existantes jusqu'à ce qu'il ne reste rien, de telle sorte qu'on en arrive à la conclusion que rien ne vaut rien et que, dans ce grand bordel, seul vaut de jouer le grand jeu des quilles et d'en rire avec le détachement de la supériorité.
On pourquoi se demander pourquoi Rosset n'affiche pas son nihilisme explicitement. Il convient de rappeler que le propre du nihilisme est d'être indicible, puisqu'il estime qu'il n'est rien d'autre que le rien. Une telle affirmation revient à proférer quelque chose qui heurte la raison. Le nihilisme ne peut être qu'un discours philosophique qui en reste à l’implicite et au sous-entendu. La philosophie de Rosset est ainsi une application radicale de Schopenhauer et Nietzsche. Le mode de vie de Rosset, boire beaucoup et se moquer de tout, selon une autre anecdote canadienne dont il se targue, est un mode de vie dangereux, mais conséquent. Si rien est le secret ontologique, alors il est conséquent de profiter de l'instant, de ne pas procréer, de se foutre de tout (selon un de ses élèves au Québec), en attendant la disparition de celui qui vit de cette sorte et, à terme, celle de l’humanité. 
Raison pour laquelle Rosset cite si souvent cette citation de Lantier dans L'Oeuvre de Zola : "Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière". C'est son programme philosophique. Au passage, on constate que le nihilisme selon Rosset signifie que la vie disparaîtra, que l'homme disparaîtra, mais pas l'être, qui restera, lui, bien que ce soit d'une manière qui s'apparentera peut-être à l'ordre minéral. Car l'être ne peut disparaître pour ne laisser place qu'au chaos. 
La philosophie de Rosset est ainsi contradictoire : il s'adresse aux hommes pour leur annoncer qu'ils vont disparaître. Rien ne sert d'écrire dans ce cas, sauf que Rosset professe l'inconséquence (foutez-vous de tout!). On pourrait rire de cet écrivain qui s'adresse aux générations après lui pour leur annoncer que l'homme va disparaître tôt ou tard. Je pense qu'il convient de rappeler que le nihilisme reflète l'angoisse existentielle la plus profonde, ce qui explique qu’on se moque de tout, alors que le recours à l’alcool n'est jamais que le plus courant des anxiolytiques en France.

jeudi 8 novembre 2018

Voir double

Certains de nos jours estiment depuis Nietzsche que le double est le raisonnement qui mène vers l’illusion. Cette conception se targue d'avoir mis en lumière le principe de l'erreur, ce qui n'est pas rien et qui indique à rebours que l'on a trouvé a contrario le vrai. Le double est ce que le langage et la raison rajoutent au réel, qui lui est simple, alors que cela n'existe pas. L'idée est qu'on peut rajouter au réel quelque chose qui existe sans être réel et qui doit donc disparaître.
(Sans approfondir ici ce thème, on tient là l'explication à la légitimation de la violence politique et philosophique, du totalitarisme et des dérives comme Hegel ou Heidegger, puisque le réel n'est que ce qui doit rester au sein de ce qui existe et qui est constitué aussi d'une part non négligeable de contingent, d'accidentel, de périssable, qui de ce fait doit être éradiqué, ce à quoi appellent Hegel avant Heidegger).
Dès lors, le vrai est le simple, le simple est l'immanent, et rien de plus. Le vrai n'existe que pour l'homme, pas dans l'absolu. Surtout, il connote l'ineffable et relève de l'intuition inexplicable. Pour le comprendre, le langage s'avère limité, pour preuve sa tendance à glisser vers le double. Mais comment obtenir le simple si l'on doit se méfier de la raison? On voit qu'il ne peut venir du raisonnement, qui est accessible à tous.
Le vrai doit plutôt venir de l'intuition, qui se comprend parce qu'elle ne se dit pas. Dans cette mentalité, la compréhension est innée, elle émane des aristocrates de l'esprit, ceux qui sont bons et forts, ceux dont le jugement est sain - par opposition au vulgaire, qui, à en croire Nietzsche, recourt à la raison pour mieux ratiociner. Où l'on voit que le nietzschéisme est un innéisme implicite, dont le slogan est : "Deviens ce que tu es". N'est-ce pas un aveu limpide? On trouve ce genre de raisonnement chez un Rosset, quand il déclare qu'il y a ceux qui sont en bonne santé et ceux qui sont en mauvaise santé. C'est un donné, irréfragable. Partant, à l'en croire, on ne peut guérir que des bien-portants, puisque les malades le sont de par leur nature viciée.
La tâche de la politique est si limpide qu'elle n'a plus à être explicitée, et c'est pourquoi ce genre de pensée est si dangereux : il faut expurger tout ce qui est double et se focaliser sur le singulier, qui est le nécessaire et l'immanent. Un Rosset prône même la dépolitisation : il se lave les mains de ce que sa philosophie appelle, puisque l'affronter reviendrait à faire son Heidegger, c'est-à-dire à assumer que la pensée est nécessairement violente.
Mais l'objection principale contre ce genre de philosophie n'est pas son aspect profondément destructeur, aussi important soit cette pensée (car on peut se demander si le germe n'est pas présent dans toute la philosophie, à des doses variables, à partir du moment où la philosophie estime que le faux n'est pas réel, autrement dit qu'il existe au sein du réel quelque chose qui ne l'est pas). L'objection connexe, qui découle de cette approche dangereuse car éliminativiste de la vérité, consiste à se demander si le double ne constitue pas le propre du raisonnement. 
Non pas au sens où les nietzschéens l'entendent, soit comme illusion, mais au contraire comme ce qui permet de penser, ce qui implique que le réel fonctionne de manière duelle, et non simple. Voilà qui expliquerait pourquoi un Rosset réussit l'exploit de faire reposer toute son explication du double sur la non-définition du réel, ce qui revient à invalider son raisonnement. Parce que cette conception est aux antipodes de la vérité.