jeudi 28 février 2013

L'incréationnisme

La complétude constitue l'explication du réel selon l'immanentisme : on arrive enfin, grâce à elle, à expliquer le réel comme tout, sans constamment se demander comment concilier l'infini et la limite imposée par le tout - qu'y aurait-il après ce tout? Spinoza pose cette définition de l'immanentisme incréé rendant illusoire cette question en répondant au problème majeur de la métaphysique classique, qui considère que le fini seul compte et que l'infini est à remplacer par le non-être, et surtout après la tentative d'aggiornamento cartésienne, souvent présentée comme révolution philosophique, qui consiste à moderniser (remettre au goût du jour, expérimental) la métaphysique classique dépassée, tout en restant métaphysicien, et surtout pas en sombrant dans l'empirisme.
Le cartésianisme considère que le non-être doit être remplacé par le Dieu chrétien, mais un Dieu non augustinien, un Dieu irrationaliste et miraculeux, tendant vers les pires formes de christianisme inexplicable. Le cartésianisme refuse l'explication de l'infini, en la remplaçant par le refus d'explication du miracle. Si Spinoza, qui était au départ cartésien, opère une scission vis-à-vis de la tradition qui l'a formée et qu'il considère insuffisante, c'est qu'il considère que le cartésianisme demeure trop engoncé dans la tradition reconnaissant le créationnisme dans le domaine de la connaissance, créationniste au sens véritable, non des allumés littéralistes qui tiennent que le monde fut créé en sept jours, selon leur dogme biblique (d'ailleurs, quel monde?), mais de ceux qui considèrent que le monde a été créé (une grande part des scientifiques d'aujourd'hui).
C'est contre cette tradition que Spinoza s'oppose et c'est pour cette raison principale qu'il fut poignardé par un fidèle marrane fanatique, considérant que notre apostat attentait contre l'enseignement venu de Dieu tel qu'il est transmis selon la tradition juive (principalement autour du Pentateuque). Spinoza rompt avec le cartésianisme pour le même motif qu'il rejette le judaïsme : parce que Descartes reconnaît le créationnisme, et opère ses compromis pour sauvegarder le créationnisme fini (déjà une idée bizarre), qui dans la tradition métaphysique s'exprime par le souci de conserver une possibilité de théorisation du réel, même tenu pour fini et ayant aboli l'infini :
- par le Premier Moteur selon Aristote, conception caduque et fumeuse;
- par le Dieu miraculeux selon Descartes, qui restaure la possibilité de théoriser le réel fini en ajoutant la correction du miraculeux pour compenser l'effondrement du non-être s'exprimant par le discrédit pesant sur la rationalisme intellectualiste. Descartes remplace l'intellectualisme rationaliste fini par l'intellectualisme rationaliste s'appuyant sur le miraculeux, ce qui fait qu'il détruit le lien établi par Aristote entre être et non-être (via le multiple) et qu'il accroît d'un pas supplémentaire l'irrationalisme en cassant le lien entre être et miraculeux, le miraculeux étant d'autant plus divin qu'il obéit à des lois surnaturelles antithétiques au rationalisme physique.
Spinoza intervient pour résoudre le problème du lien infini/fini, en rappelant que le cartésianisme ne fait qu'accroître le problème sous couvert de le résoudre; et que le seul moyen selon lui de parvenir à la résolution consiste à considérer que le problème est mal posé et qu'il porte sur le créationnisme : l'infini résulte de l'idée selon laquelle le monde a été créé, alors qu'en supprimant la création, on supprime le problème de l'infini, devenu inutile, et on se concentre sur le vrai problème : le domaine à circonscrire pour que l'homme s'épanouisse, car la vision adéquate du réel ne tient pas à la bonne définition de l'infini, mais à la bonne définition du domaine d'épanouissement dans lequel l'homme puisse s'ébattre et se développer.
- L'immanentisme ne peut provenir que d'un juif baignant dans une mentalité de créationnisme hérétique, la tradition marrane rédupliquée par le climat d'hérésie perpétuelle et renforcée baignant en Hollande à cette époque, notamment avec la réforme protestante;
- La réfutation du créationnisme implique la réhabilitation de la loi du plus fort, qui passera par la redéfinition de la liberté (accroissement de la puissance) par rapport au désir, qui est de texture fixe;
- Spinoza ne voit pas forcément un univers limité à des frontières trop étroites ou étriquées pour accepter le développement et la prolifération des désirs. Il considère par contre que le désir est la limite de toute individualité et que c'est mal poser le problème que de considérer que le réel peut s'accroître pour accepter et englober les désirs en augmentation.
Ce qui est important n'est pas que les désirs prolifèrent au sein du fini extensible, mais que l'on s'attache à accroître le désir, étant entendu que ce qui importe est de délimiter l'unité de compréhension du réel. Spinoza prétend être parvenu à la quête de la philosophie en réfutant le problème de l'infini et de la création et en remplaçant l'infini par le désir. Le désir est l'unité fondamentale permettant de comprendre le réel. Il importe de ne pas chercher à s'écarter de ce problème en cherchant à trouver un dénominateur commun à tous les désirs, qui constituerait la nouvelle base d'unité (l'unité formant l'ensemble des désirs).
Le problème n'est pas d'accroître le domaine regroupant les désirs, domaine qui serait en extension continue du fait de la prolifération des désirs. Le problème est d'en revenir au désir comme unité incompressible qui ne peut s'épanouir qu'en dominant les autres désirs, ce qui donne en langage spinoziste : en accroissant sa puissance. L'illusion consistant à accorder de l'importance au méta-désir, au collectif des désirs, provient du fait qu'on ne peut parvenir à édicter un nouveau substrat pour définir ce méta-désir, de telle sorte qu'il est impératif d'en revenir au désir individuel et de rappeler que toute forme d'organisation ne peut s'ébaucher que sur le socle du désir individuel.
L'organisation politique que prône Spinoza, ce libéralisme devenu la mentalité dominante en Europe et dans le monde, et qui commençait seulement à apparaître dans la Hollande en pleine guerre civile, pour devenir la règle idéologique régissant l'Empire britannique associé, n'est envisageable que s'il s'élabore à partir du susbstrat indivisible et inaliénable du désir. Spinoza a bien compris que le libéralisme constituait l'idéologie ad hoc de l'immanentisme, parce qu'il développe l'organisation sociale à partir du désir, via la dimension commerciale.
L'intervention de Grotius est commerciale, elle vise à défendre la Compagnie des Indes hollandaises. Grotius défend le droit d'un Empire à imposer sa loi contre les lois autochtones, et il baptise cette loi la main invisible ou le laissez-faire (pour reprendre la formule de Turgot). Spinoza se place d'un point de vue philosophique, le point de vue qu'il juge fondamental en ce qu'il tient le rationalisme pour l'expression la plus haute de la pensée. Le rationalisme immanent détruit la croyance classique, d'obédience transcendantaliste, selon laquelle le rationalisme se trouve supplanté par la révélation divine.
Spinoza évoque à ce propos la superstition. L'immanentisme est juste en ce qu'il évacue le problème de l'infini et celui, connexe, de la création. Peu importe pour Spinoza que l'incréé soit un rejet conceptuel et que son système repose sur un schéma bancal (inexpliqué) : importe pour lui ce qu'il nomme l'éthique, sagesse consistant à se focaliser sur le désir et à chercher la complétude. Chercher la complétude du réel, même finie, est impossible, en ce que le réel est trop vaste.
C'est aux yeux de Spinoza la principale raison de l'échec de la métaphysique, et c'est la raison pour laquelle il s'éloigne du cartésianisme et fonde son hérésie immanentiste : Descartes n'a pas su changer l'erreur fondamentale de l'aristotélisme, consistant à définir une unité de mesure trop vaste. Au contraire, Descartes tend à accroître cette erreur en la rendant plus vague et inaccessible. L'intervention miraculeuse de Dieu, loin d'améliorer la possibilité de définition, la soumet à un élément aussi extérieur qu'indéfinissable (le miracle).
Dans l'immanentisme, on passe du tout au désir. Le tout est considéré comme superflu, à partir du moment où l'unité est le désir, pour la raison, relevant de la synecdoque, que les parties du réel sont formées de manière homothétique. Spinoza déclare que le représentation et le réel sont modelés sur la même structuration et que la pensée peut de ce fait connaître le réel. S'occuper du tout reviendrait à trouver que le redondant est plus important que l'original.
L'éthique est sagesse du réel en ce qu'elle invite à en revenir à l'essentiel du réel pour l'homme : le désir. Spinoza estime avoir révolutionné la connaissance, en montrant que l'essentiel est d'isoler un domaine praticable pour le désir et que la connaissance du désir remplace la connaissance du réel. Le réel est une entreprise inutile et incertaine, pour parodier Pascal ironisant contre Descartes. Rien ne sert de s'échiner à comprendre le réel : c'est un espace trop vaste, trop ardu, alors que ce qui importe se révèle, lui, connaissable et seul important - le désir.
Spinoza repousse la connaissance du réel et fixe un objectif qui est atteignable. Rien ne sert de perdre son temps à savoir si le réel est fini ou infini, il suffira de décréter avec désinvolture qu'il est incréé. En se concentrant sur le désir, Spinoza montre que le restant, le réel qui échappe au désir, relève de la perte de temps, et que l'important n'est pas le fini au sens aristotélicien, mais le désir fini. Il redéfinit le fini à l'aune de cette correction, en employant le terme de complétude. Désir complet : la complétude définit adéquatement le fini, avec cette idée qu'il convient seulement de connaître le complet.
Spinoza est persuadé d'aller plus loin que la métaphysique avec l'immanentisme, en considérant que l'infini est l'incréé, et que seul compte ce qui est complet. Le complet se montre supérieur à la fois au créé et au tout, en ce qu'il déplace le problème pour proposer une solution plus satisfaisante pour la connaissance. Le critère est : le fondement sera autosuffisant. Ce qui est complet se suffit à lui-même. Du coup, il supprime le problème de l'infini. Plus besoin de se poser la question de ce qui perdure du réel qui n'est pas fini. Plus que fini, le complet est ce qui est suffisant. Preuve de son incomplétude, le fini seul avait besoin de l'adjonction du non-être. Le complet rend superfétatoire les notions de non-être et d'infini en proposant de se concentrer sur l'intéressant exclusif, le désir.
Le complet est suffisant, au sens où il fonde les conditions pour dominer : circonscrire le domaine, dominer à l'intérieur. Le domaine ne suffit pas, il serait incomplet sans le projet de domination, qui lui est conjoint et connexe. Les interprétations divergent, au point que Nietzsche propose une mutation tarabiscotée et impossible pour rendre possible le projet immanentiste à son époque avariée, quand Rosset se contente de nos jours, au nom du réalisme, de la domination dans le réel tel qu'il est et sans se soucier de la question de la permanence. C'est la faiblesse du projet immanentiste : il isole le domaine de complétude sans se soucier de sa persistance. Nietzsche est intervenu (en vain) pour le rendre pérenne. Il n'a pas réussi, parce que ce qui est complet n'est pas pérenne.
C'est une suffisance entendue comme provisoire, équivalente à l'instant. L'immanentisme découvre le défaut de sa cuirasse et la raison pour laquelle le transcendantalisme institue l'infini pour résoudre la question de la pérennité du réel. L'infini pose mal la question en ce qu'il admet que le réel est pérenne, excède l'instantanéité, sans réussir à définir autrement que négativement ce qui n'est pas fini - l'infini. Face à l'échec relatif du transcendantalisme, qui réussit seulement dans la pratique à justifier de sa pérennité (à défaut de sa validité), l'échec de l'immanentisme, total et écrasant, se mesure dans la théorie, qui va de mal en pis, en particulier la tentative de corriger certaines conséquences en considérant que le fondamental demeurerait valable.
Théoriquement, l'erreur de l'immanentisme consiste à considérer que le complet remplacerait le fini, qui lui est extérieur et étranger, et qui ne compte pas, du fait qu'il ne serait pas complet. Le complet n'est pas le total. Seul compte ce qui est complet, au sens où c'est le suffisant. Mais ce suffisant découvre son défaut de cuirasse dans le fait qu'il se désintéresse de ce qui lui est extérieur et étranger. L'inexplicable reprend ses droits, catégorie proche du non-être. Spinoza remplace l'infini, terme négatif, par l'incréé. L'incréé ne signifie rien de plus que l'infini, à ceci près qu'il légitime le déplacement d'intérêt du réel vers le désir.
La philosophie cesse de se préoccuper du réel; elle le considère inutile, quand seul importe l'empire du désir. Lorsque Rosset fait du réel l'étalon de sa philosophie, il entend par réel ce décentrement vers le désir. Rosset ne définit pas le réel, parce qu'il juge cet effort superfétatoire et qu'il estime que l'important n'est pas de se préoccuper de savoir si le réel est infini ou non, vu que cet effort est inutile; mais de s'attacher à ce que notre désir soit complet et se rapproche le plus du modèle de la complétude. Rosset accrédite l'idée selon laquelle la complétude est la vraie problématique, qui encourage la désinvolture à l'égard de l'incréé.
Spinoza ne peut pas ignorer que le terme de complétude connote une réalité positive; quand l'incréé est un terme négatif, dont la désinvolture est patente. La "solution" complétude permettrait de ne plus s'importuner avec le réel, de conférer à cette problématique atavique une dimension revisitée. Mais la redéfinition n'est pas satisfaisante et l'on comprend pourquoi dès Nietzsche, il importe de corriger les erreurs de l'immanentisme et de lancer une révolution, dont la spécificité contraint à envisager une révolution qui ne soit pas changement de réel tout en l'étant, bref qui soit modelée selon les termes de l'impossible.
Le désir complet ne résout pas le problème cardinal du réel : sa faculté d'extensibilité, que l'on nomme infinie en langage transcendantaliste. Mais l'on voit mal comment dans un cadre figé et fixe, le désir pourrait évoluer. L'articulation entre définition et progrès n'est pas envisagée : certes, l'on pourrait estimer de manière sinistre que l'accroissement de la puissance implique la destruction des désirs dominés et que du coup, l'équilibre par la destruction qui s'instaure explique la permanence et l'équilibre du domaine envisagé comme le monde de l'homme.
Outre que cette vision ne tient pas compte du témoignage historique, qui atteste du progrès territorial et topographique entourant l'évolution du monde de l'homme, elle comporte une erreur logique interne : comment garantir que le domaine stabilisé par sa définition de complétude ne s'autodétruira pas et réussira à assurer sa viabilité et sa permanence? L'effet de stabilité ne s'obtient que par la mise en place d'un mécanisme d'autodestruction oscillant entre le cercle (vicieux) et l'effet de miroir, qui compris ne peut se déployer qu'à l'intérieur de ce cercle justement nommé vicieux.
Justement nommé : car toute structure de cercle mène vers le vice, au sens de l'autodestruction. C'est en ce sens que l'immanentisme serait définissable par la circularité, instaurant contre le transcendantalisme de la pensée classique une structure circulaire, quand le transcendantal suggère au contraire une pyramide il est vrai englobée dans un élément mal défini et dont on constate empiriquement qu'il fonctionne à ses résultats. On retrouve cette structure dans certaines traditions hindoues, qui considèrent le réel fonctionner selon la figure du cercle.
Nietzsche pensera perfectionner le cercle par la sphère, comme si la sphère conférait un meilleur réalisme en donnant à la figure géométrique la reconnaissance des dimensions. Mais toute circularité amène à l'autodestruction, ce qui fait que le modèle immanentiste, dont on voit qu'il s'inspire de l'héritage de traditions millénaires, via notamment certains modèles hindoues (mais on pourrait trouver des modèles équivalents dans les systèmes polythéistes africains), n'est pas viable.
Par rapport à la métaphysique, l'immanentisme se réclame de la circularité, quand la métaphysique proposerait un compromis intenable entre la pyramide et le cercle, qui ne correspond à aucune figure possible et qui impliquerait la négation de la forme géométrique, selon laquelle il faut pour correspondre à une formation géométrique :
1) dépasser la contradiction;
2) dépasser l'être du modèle de non-contradiction par la croissance.

samedi 23 février 2013

La fascination de l'uniforme

Le sens n'est pas uniforme, formé en prolongement, il est hétérogène et disjonctif, passant de la contradiction à sa résolution, l'être. D'où l'illusion étymologique, consistant à chercher dans le passé un sens originel nimbé de pureté - fantasme poursuivi par Heidegger avec son alliance pompeuse et désespérée (nihiliste) de la poésie et de l'ontologie présocratique : il s'agit de chercher le sens perdu du côté de l'introuvable.
En même temps, l'étymologie peut servir à débusquer l'évolution du sens pour retrouver le sens originel par rapport à son contexte. La tradition ne constitue jamais une référence absolue, parce que son recours signifierait autrement qu'il convient de se montrer traditionaliste, tel un Guénon, soit de considérer que le réel est un donné et qu'a existé un temps de référence, auquel il convient de revenir pour que les affaires  fonctionnent.
Mais si le réel n'est pas donné, si tout présent possède des dimensions de nouveauté et de différence par rapport au passé, la tradition ne peut qu'être une référence pour inventer l'action présente, voire prévenir les actions futures. L'avènement de nouveauté signale que l'hypothèse de l'uniformité n'est pas possible ou rend inexplicable l'Etre, qui prolonge l'être tout en échappant à l'effort définitoire. Toute tentative, comme Heidegger, visant à suggérer, même de manière subtile et érudite, qu'il existerait un temps dont il faudrait s'inspirer pour retrouver la vérité est bornée, au sens où elle postule que le donné existe. Dans la théorie heideggerrienne, l'Etre est Dasein - et il se trouve entouré de Néant.
Il était prévisible que Heidegger s'embarque dans ce mythe du paradis perdu, comme s'il existait une vallée bucolique et inconnue dans laquelle l'homme avait trouvé comment vivre, en toute quiétude. Il est d'autant plus prévisible qu'une époque condamnée, sentant sa fin advenir, se retourne vers le passé et cherche à extraire un Âge d'or, de telle sorte qu'elle puisse repartir. Mais cet instant inexistant ne pourrait être repris, y compris de manière adaptée : les conditions impliqueraient que la vérité soit un moment stable et atteignable, qui, même s'il n'a pas encore été atteint, puisse l'être, surtout s'il a été frôlé, et qu'il devienne subsumé, aux fins d'être repris et perfectionné.
Le perfectionnement est un progrès particulier, qui possède sa propre fin, son parachèvement, sa perfection. Tout perfectionnement est fini et accessible. C'est dans ce schéma que Heidegger se situe, à ceci près que Heidegger est plus sombre que ses devanciers métaphysiciens : les autres estimaient encore possible que la métaphysique parachève le monde par la production théorique, tandis que l'hérésie immanentiste signale par la gradation l'échec du programme cartésien (et sa suite). Heidegger prend acte de cet échec impressionnant et se trouve réduit pour trouver encore une solution à faire confiance à la violence.
Son schéma du Dasein nimbé de Néant est profondément violent. Il implique que l'Etre devient à tout moment Dasein par sa rencontre violente avec le Néant : la violence définit l'Etre du Dasein. L'inscription de l'Etre dans le temps se fait par sa rencontre avec la violence, qui est aussi inexplicable que décisive. Raison pour laquelle Heidegger adhéra un temps à l'idéologie nazie et refusa par la suite de se dédire de cette erreur inquiétante de jeunesse : non qu'il soit nazi, mais que sa métaphysique, qu'il nomme avec amalgame ontologie, dans le sens très particulier de retour à l'ontologie présocratique, d'obédience héraclitéenne, entre en correspondance superficielle et momentanée avec l'idéologie nazie.
L'ancrage de Heidegger dans la violence et la réaction historique est bien plus profonde que les contours d'une simple idéologie. Si l'engagement nazi fut bref, c'est que Heidegger estima que le nazisme ne pouvait incarner durablement, sur le terrain politique, son engagement philosophique. C'est dire que l'engagement de Heidegger est plus profond que l'idéologique, voire le politique. Il est philosophique, au sens où il cherche à dépasser les étants pour cerner l'Etre. L'idéologique s'en tient aux étants. Heidegger entend débusquer le territoire de l'Etre. Le nazisme revendique la violence politique comme moyen hallucinatoire de construire la grande politique, détournant au passage la référence à Nietzsche.
Si Heidegger se réclame tout aussi bien de Nietzsche, sans le comprendre, c'est parce que tous deux pensent en philosophes et essayent de trouver une alternative viable à la faillite conjointe de l'immanentisme et de la métaphysique. Nietzsche essayera de réhabiliter l'immanentisme, faisant de la violence le terrain et le terreau de sa folie. Heidegger, qui a étudié de près Nietzsche sans pour autant se situer dans ses pas, est un métaphysicien, qui reprend plutôt l'héritage de Hegel et qui pense un temps que la violence fondamentale qu'il perçoit dans le déroulement du Dasein peut trouver une incarnation politique dans le nazisme.
Quand les commentateurs transis de Heidegger, tout comme avec Nietzsche, claironnent que leur référence philosophique n'est pas le nazisme et n'a rien à voir avec le nazisme, ils ont beau jeu de montrer que les terrains revendiqués ne se situent pas au même plan, et que la philosophie vise un endroit plus profond et fondamental que la politique (l'idéologie contemporaine). Effectivement, Heidegger n'a jamais été nazi, pas davantage que Nietzsche ne se situe sur un plan politique. En réalité, ce sont deux philosophes. Heidegger paria un moment sur le nazisme, comme pouvant incarner le prolongement idéologique momentané de la philosophie.
Il avait à coeur de ne pas en rester à une attitude apolitique ou philosophique, qui laisse le champ pratique libre pour le pragmatisme. Heidegger avait perçu le danger nihiliste, que Nietzsche sent poindre, et l'avait identifié dans le libéralisme. Heidegger est désespéré après la Seconde guerre mondiale, une fois que l'échec des fascismes est patent : c'est le boulevard pour le libéralisme, qui d'un point de vue politique porte en lui le nihilisme. Heidegger a cru que le nazisme pouvait réaliser sur le plan politique les aspirations philosophiques de son Dasein, de même qu'il a cru que le Dasein pouvait résoudre les problèmes jusqu'alors rencontrés par la philosophie - et que tous auparavant ont échoué à résoudre.
Nietzsche lui aussi a échoué. Heidegger prend fort au sérieux la démarche et le défi de Nietzsche, tout comme sa folie finale. Il essaye de lui donner une inflexion philosophique en proposant le Dasein, qui est la clôture de la démarche métaphysique, et qui clôture effectivement l'histoire de la métaphysique par son projet de violence définissant l'Etre. Le temps est la réponse pour que l'Etre soit défini par la violence. Heidegger est prisonnier du prisme métaphysique, selon lequel, si l'Etre est fini, il doit être clôturé. Le Dasein est la tentative ultime de clôturer l'Etre. Après, Heidegger voit venir le nihilisme, dont le libéralisme est le visage idéologique, et dont il avait espéré contrecarrer l'avènement avec le nazisme.
Si Heidegger fut critique du nazisme, sa position très théorique (pseudo-ontologie + poésie) montre qu'il n'a pas changé dans son engagement, qu'il reste le partisan de cette vision métaphysique de la violence définissant l'Etre. Le nazisme ne devait servir qu'à révéler cet état théorique sous-jacent et plus profond. Heidegger a échoué à trouver une incarnation politique à sa philosophie. Il craint que cette incarnation ne soit possible dans l'immédiat et qu'en lieu et place, ce soit le nihilisme entrevu par Nietzsche qui triomphe. Heidegger ne pouvait expliquer sa vision philosophique de la violence définissant le Dasein, car au sortir de la guerre, elle se serait révélée plus monstrueuse que le nazisme, surtout pour quelques philosophes comme Jaspers.
Tout comme Nietzsche, Heidegger accorde une place première et originelle à la violence. La violence n'est politique que parce qu'elle est philosophique, ontologique, théorique. Heidegger est un partisan philosophique de la violence, qui exprime un phénomène plus profond que le point de vue seulement politique, tel que les idéologies peuvent les porter, en faisant de la politique la réduction philosophique dans le champ des étants (à l'image du nazisme ou du libéralisme). Il entend aller au-delà du politique et a voulu se servir du nazisme pour imposer son point de vue philosophique. Il espérait que l'ontologie présocratique à laquelle il aspirait, qui devait déboucher sur le Dasein, soit portée, non par la conversion générale, mais par celle des élus, de la petite minorité que Nietzsche appelait déjà de ses voeux depuis sa jeunesse et à laquelle il donna le vocable d'artistes créateurs.
Heidegger se place dans le paradigme nihiliste, qui regroupe autant la métaphysique que l'hérésie immanentiste depuis le cartésianisme : l'antagonisme entre l'être fini et le non-être n'est plus seulement relié depuis Aristote par le multiple. L'Etre embrasse l'ensemble des étants, au sens où il est possible de théoriser les étants sous la bannière de l'Etre. L'Etre constitue l'erreur d'optique rationnelle dans le système antagoniste. Alors que dans le transcendantalisme, l'Etre repose sur une dimension inexplicable, dans le nihilisme, l'explication de l'être est limpide : c'est la revendication du nihilisme que de proposer des résolutions scientifiques, qui attestent de sa bonne connaissance de l'être.
Le problème est : est-ce qu'isoler du fini revient à connaître l'être, surtout dans son intégralité? Le nihilisme décrète que ce qui importe, c'est de tenir un morceau de réel identifiable. Mais il ne peut expliquer le non-être, dont il a décrété depuis le départ qu'il était l'élément inconnaissable, ce qui rend suspect cet être connaissable délimité avec arbitraire. Du coup, il adhère à la revendication selon laquelle il faut rechercher dans le passé et la tradition l'Age d'Or qui permettra de poser enfin la bonne forme de réel fini. Si jusqu'à lui, les hommes ont échoué malgré de multiples tentatives, dont l'histoire de la métaphysique, à trouver cette "bonne forme", c'est parce que ladite forme n'est pas seulement politique, elle est plus complexe et profonde - à la fois finie et unifiée.
Heidegger pense que l'idéologique peut mener vers le philosophique, mais qu'il en constitue l'expression tronquée. Le politique exprime l'action, la surface du réel, dont le propre est la méditation et qui ne peut se résumer au politique. L'idéologie est l'erreur qui estime que l'on peut s'en tenir au politique et qui réduit le politique à sa pure apparition sociale. Heidegger a adhéré un temps au nazisme, parce qu'il a cru que l'idéologie nazie pouvait mener peu à peu à la réalisation de son programme philosophique, que les populations bientôt se rendraient compte que l'idéologie est insuffisante et qu'elle nécessite d'être complétée par l'apport philosophique.
Heidegger se veut d'autant plus réaliste qu'il n'entend nullement étendre l'engouement philosophique à la majorité de la population, mais qu'il le réserve à la minorité des éclairés, seuls capables de saisir le sens du Dasein. L'idéologie serait la superficie de la philosophie, qui permettrait de sélectionner les élites capables d'accéder au supérieur. Heidegger se détourne du nazisme, parce qu'il se rend compte que le nazisme est voué à l'échec et que l'idéologique ne peut mener à sa conception philosophique.
Le nazisme est une violence seulement destructrice, qui ne construit rien et ne permet d'élaborer aucun Dasein; l'idéologie manquera toujours l'Etre, en ce qu'elle considère que ce qui importe, c'est l'application de l'étant. La critique de Heidegger contre la technique serait à adapter à l'idéologie, y compris au nazisme. Le silence de Heidegger suite à son erreur de jeunesse, importante, s'explique parce que Heidegger estime que le danger le plus profond ne réside pas dans le nazisme, malgré sa faillite criminelle, mais dans le nihilisme tel que Nietzsche l'a annoncé, et que le nihilisme est porté par l'esprit du libéralisme.
Heidegger se rend compte assez vite qu'il s'est trompé sur le rôle qu'il attribua un temps au nazisme, en ce qu'il n'a pas vu que toute idéologie est vouée à l'échec et manque l'Etre, que l'idéologie soit le nazisme ou le libéralisme. Heidegger a identifié l'erreur libérale comme porteur symptomatique du nihilisme, contre lequel il convient de mettre en oeuvre toutes les solutions pour y échapper; mais il a cru que l'idéologie nazie pouvait contrecarrer l'idéologie libérale, en tant qu'expression du nihilisme diagnostiqué par Nietzsche - et permettre de mener vers la philosophie du Dasein.
Si par la suite, Heidegger se tait, c'est que son erreur le laisse désemparé : pas question pour lui de condamner le nazisme, problème subalterne, alors que le vrai problème à ses yeux n'a fait que s'amplifier depuis la défaite nazie/fasciste et est devenu impossible à dénoncer. Heidegger se trouve confronté à une impasse qui le glace. Condamner le nazisme revient à éluder le vrai problème, qui est : comment accéder au philosophique, de telle sorte que ce soit l'élite intellectuelle qui en soit imprégnée et que le politique, à commencer par ses dirigeants, soit régi par cette élite intellectuelle de facture oligarchique (en opposition avec l'idéal platonicien de la république dirigée par les philosophes)?
Heidegger s'inclut dans ce processus de domination par l'oligarchie philosophique et estimerait être parvenu à ses fins si le nazisme avait encouragé l'approfondissement philosophique qu'il défend, la domination du Dasein - ou si, après avoir entériné les erreurs naïves contenue dans la possibilité d'amener au philosophique, l'erreur d'avoir cru que le nazisme pouvait amener à l'idéal oligarchique du Dasein, Heidegger avait trouvé une autre voie. Il n'en est rien : Heidegger en reste sur un constat d'échec, qui ne le fait nullement évoluer dans son positionnement, mais qui lui fait voir qu'il ne parvient pas à imposer son modèle (sans qu'il le remette en question).
Impossible de répandre le Dasein, bien que Heidegger ait conscience que la profondeur ne se forme pas en prolongement direct de la superficie; cependant, jamais Heidegger n'aurait intenté pareille entreprise consistant durant un temps à pactiser avec le nazisme, s'il n'avait cru que fondamentalement l'Etre du Dasein se tient, certes plus profondément, dans la clairière de l'Etre que l'étant idéologique, mais toujours de manière uniforme et homogène. Le silence de Heidegger s'interprète à l'aune de cette incompréhension de la structure du réel : comment proposer autre chose que l'erreur nazie une fois que l'on reconnaît l'erreur nazie, le nihilisme libéral, et plus généralement le nihilisme idéologique?
Le Dasein philosophique se tient plus profondément que le nazisme au niveau de la pensée de l'Etre. Le nazisme n'est que la manifestation superficielle d'une pensée plus profonde, à laquelle adhère Heidegger, parce qu'elle explique la définition de l'Etre par la violence, tandis que le nazisme explique au plan idéologique la définition de la cité par cette même violence. Heidegger a adhéré un temps au nazisme, parce qu'il est le métaphysicien de la violence, qui considère le nazisme comme une manifestation de sa profondeur.
Si Heidegger comprit que le nazisme était faux parce qu'il détruisait seulement et que lui Heidegger avait cru qu'une idéologie de la violence pouvait encourager l'avènement de sa métaphysique du Dasein, c'est parce que selon lui le nazisme relevait du nihilisme et que lui Heidegger avait été aveuglé par le nihilisme qu'il prétendait circonscrire et auquel il oppose son Dasein salvateur. Jamais Heidegger n'en vient à se dire que s'il en est venu à commettre une erreur si profonde concernant le nazisme, c'set que sa propre conception du Dasein, loin d'être plus profonde que le nazisme, est frelatée.
Les commentateurs heideggerriens considèrent que la profondeur de leur maître vénéré excuse toutes ses erreurs et ne peut en aucun cas s'expliquer par l'erreur fondamentale de son adhésion métaphysique à l'Etre, qui lui permet de proposer l'innovation du Dasein. Quelle que soit l'importance de Heidegger dans le vingtième siècle, il serait bon de considérer que sa conception du Dasein se révèle aussi monstrueuse que le nazisme, sous prétexte de proposer la fin de la métaphysique, quand bien même elle se montrerait emplie de richesse théorique et d'érudition philosophique.
Heidegger aboutit à révéler la violence inouïe que contient la métaphysique dans l'histoire de la philosophie, et plus loin encore la réduction nihiliste qu'elle contient (que l'on retrouve mentionnée dans la Métaphysique). Elle se trouve moins dévoilée que la violence nazie, parce qu'elle opère sur un terrain théorique, abstrait, moins chargée de résultats, et qu'elle est parée de traits positifs, comme la définition claire du réel, fût-il un élément fini. La métaphysique entend théoriser le fini. Cette exigence d'abstraction rend sa violence moins palpable, même si, à mesure qu'elle manque son objectif de réalisme, sa violence apparaît plus clairement.
Le Dasein sert de révélateur à la violence métaphysique. Il en charrie la facture terminale, qui exprime la gradation en fonction de son échec. Pour ma part, si je considère que la philosophie du Dasein intervient à un niveau plus profond que le nazisme pour prétendre à une équivalence, la violence plus théorique qu'elle contient est aussi plus virulente. La vertu du Dasein, identifier l'Etre dans l'instant, au point que l'Etre rétrécit et se trouve environné de Néant de plus en plus oppressant, va de pair avec son vice profond, cette violence qui est identifiée comme constructive, alors qu'elle est destructrice jusqu'à l'autodestruction.
L'erreur fondamentale de Heidegger s'explique par le statut cardinal qu'il accorde à l'uniforme, postulat dont il ne discute pas la validité, parce qu'il ressortit pour lui de l'évidence. Le principe de non-contradiction d'Aristote a énoncé l'évidence : l'être est uniforme, tout comme l'antagonisme (l'uniformité se trouve codifiée chez Aristote par le multiple). La non-contradiction est indiscutable dans l'être, à condition qu'elle ne soit pas le principe fondamental du réel et qu'elle n'aboutisse pas à son but premier : rendre le réel stable et fixe, non soumis au changement, ce qu'implique l'ordre de l'être fini entouré de non-être.
Heidegger pense résoudre le paradoxe en rétrécissant le domaine de l'Etre au Dasein (l'instant de l'Etre) et en accordant à la violence du non-être un rôle créateur, dans un sens non croissant et progressiste, mais stabilisateur. Heidegger est emprisonné dans les rets du cercle vicieux de la violence, qui est fondée sur l'uniformité. Mais cette violence n'est pas le fondement du réel, ce qui fait que Heidegger prend le secondaire pour l'originel. Elle a raison de prendre l'uniforme pour sa loi, mais elle confond sa loi avec celle du réel. L'erreur de Heidegger vient de cet amalgame entre la loi de l'être et la loi du réel.
Le réel n'est pas régi par l'uniformité. Pour avoir adhéré à ce postulat cardinal, Heidegger a basculé dans la légitimation de la violence, qui, si on ignore son rôle de création fondamentale, se révèle politiquement fort destructrice - et suicidaire. La violence est positive dans un système où le fondement est uniforme et antagoniste. La violence exprime l'action du changement, quelque chose comme l'effet du non-être. Si selon Heidegger, on ne sait pas ce que sont l'Etre et le Néant, en revanche, on obtient un résultat pratique avec la violence, qui indique que le réel est un état stable, apaisant. Si c'était un schéma adéquat, la violence produirait un effet bénéfique, qui engendrerait la viabilité du réel; tandis que cette forme aboutit à l'autodestruction, comme en témoigne le nazisme.
L'uniformité n'est pas une manière correcte de représenter le réel. Ce serait même une autojustification commode, en ce que l'on décrète que le moyen est la fin : la violence prouverait que le réel fonctionne sur le mode uniforme. Or, l'uniformité est le schéma qui explique le fonctionnement de la violence, pas du réel. Cette confusion empêche Heidegger de percevoir le problème inhérent à son approche du réel : il va jusqu'au bout des conséquences de la métaphysique comme théorie du réel, mais il ne considère jamais que la métaphysique n'est pas l'expression définitive de la philosophie à propos du réel, parce que le propre de l'uniformité est d'instaurer la circularité autojustificatrice.
L'autojustification entraîne la difficulté à sortir de l'erreur qu'elle institue. L'erreur consisterait moins à dire quelque chose de faux au sujet du réel qu'à empêcher la remise en question. Comme si la définition du réel fini bloquait la quête de sens dans cette finitude. La stabilisation engendre la fonction connexe d'acceptation unilatérale et définitive, parce que le fini implique qu'il désigne la totalité de l'être, le restant étant rejeté comme non-être, antagoniste. La stabilisation ferme le domaine autoproclamé totalité et détruit la propriété de malléabilité. Le réel présente la faculté à figer l'esprit critique qui va de pair avec la malléabilité, à partir du moment où il fixe le domaine dans un état de clôture. La clôture physique correspond à la clôture mentale.
Si le fini empêche la remise en question, c'est parce que l'uniforme introduit l'idée d'égalité, ce qui empêche la remise en cause de ce qui en tant que domaine fini est connaissable. Le fini possède une propriété de réflexion stabilisatrice, qui donne l'illusion de croire qu'on a achevé la connaissance, en même temps que l'on bloque les possibilités de critique, au sens de remise en question. Heidegger a été victime de son adhésion à la métaphysique, plus encore de sa réduction et de son accroissement de la finitude au Dasein (fini réduit à l'instant). La stabilisation inhérente à la finitude crée les conditions de l'illusion, dont la principale est de croire qu'on peut achever la connaissance.
Le geste de Heidegger de puiser dans le passé la tradition apte à achever l'histoire de la métaphysique en peut se concevoir que s'il est enfermé dans un domaine fini. Le passé sert à améliorer le domaine, puisque ce qui est passé en fait partie et aidera à améliorer le présent. C'est dans une mentalité guidée par l'uniformité que l'on se sert de la tradition du passé pour améliorer le présent constitué en droite ligne. Résultat : on légitime la violence, on fonce vers l'autodestruction et on s'avère incapable de changer son programme fondamnetale. Le mutisme final de Heidegger.

samedi 16 février 2013

La machinerie des machinations

Le complot ne repose pas sur la concertation explicite de ses acteurs, selon une forme pyramidale, qui indiquerait que le plus gradé est en relation avec les grades inférieurs, du moins que, si les inférieurs ne sont pas au courant des desseins précis des supérieurs, ils ont conscience d'exécuter un complot, même de manière parcellaire. Le complot s'explique par le mimétisme anti-créatif, qui, à l'opposé de la concertation, est de nature inconsciente et aboutit à l'irresponsabilité, soit à la constitution de factions, dont la spécificité intrigante est de parvenir à la forme impersonnelle et inidentifiable : l'automatisation technique engendre la machinisation, autant que la machination. 
Ces deux termes proches (machinisation/machination) ont pour parenté de déresponsabiliser, autant qu'ils désidentifient et dépersonnalisent. Ils aboutissent à former des agrégats, qui ne relèvent d'aucune implication humaine, individuelle et consciente. Heidegger dresse une critique impitoyable de la technique, qui refléterait l'étant dénué d'Etre. Outre que cette critique ne définit pas l'Etre qu'elle revendique, elle explique le rapprochement de mentalité entre Heidegger et des thématiques nazies, comme le retour à la terre et l'attachement au sol. L'éloignement ultérieur fut idéologique, mais conserva une parenté philosophique (mentalité bien plus large) jusqu'au bout : la violence qui engendrerait l'Etre définirait l'étant. 
Si Heidegger adhéra passagèrement au nazisme, c'est qu'il crut que le nazisme relierait Être et étants. Sa désaffection vient du fait qu'il se rendit compte que tel n'était pas le cas. Dès lors, il bascula dans une forme d'abandon et de crainte fataliste de l'effondrement, dont la critique de la technique est une expression patente, et il se borna à proposer des chemins qui ne mènent nulle part, comme la poésie ou l'ontologie présocratique (du moins ce que Heidegger appelle telle, et qui renvoie à Héraclite, plus nihiliste qu'ontologue). Heidegger n'était pas un nazi, c'était un penseur de la violence métaphysique, qui croyait que le seul moyen de sauver l'Etre est de l'entourer de violence, d'en faire un Dasein, dont la définition (temporelle et spatiale) s'obtient par la violence encerclante du Néant.
Pour définir, encore convient-il de proposer une identité, et l'identité nationale ramène au sol. Elle montre en quoi l'impéritie du figé consiste : le donné détruit la propension du réel à croître, sa malléabilité et son extensibilité. Le déni de créativité (et non d'Etre, l'Etre relevant de la mauvaise définition) s'accompagne de la perte d'identité que manifesta Heidegger en prônant la violence explicite pour parvenir à la définition, mais qui lui est plus profonde : la violence explicite n'est que l'aboutissement de la tentative de définir le tout par le donné, violence implicite, qui est réduction et qui dénature le donné lui-même.
Le terme de dénaturation convient particulièrement, puisqu'il montre que l'entreprise de déformation s'attache à ce que la nature connote : le fini. Le fini est dénaturé au sens où la violence s'attache à détruire l'objet qui nie le réel en le réduisant. Sa démarche s'attache à rendre tout objet tendant vers l'infini (terme impropre signifiant la créativité) objectivé, finitudisé, matérialisé. En ce sens, la machination constitue l'étape technologique de cette transformation, dans laquelle l'homme se meut en robot.
Le robot est une invention positive pour l'homme, à partir du moment où il est à son service et où il effectue les tâches répétitives que l'homme était contraint de réaliser et qui amoindrissaient, voire empêchaient, son potentiel de créativité. Asimov met en scène des situations où le robot tend à devenir plus performant que l'homme dans le domaine des facultés intellectuelles, en se demandant si les perfectionnements inouïs auxquels l'homme peut parvenir en matière de robotisation permettent la robotisation de la créativité au même titre que les facultés les plus mécaniques et répétitives, ou s'il existe une limite au perfectionnement du robot, qui implique que le robot aussi perfectionné soit-il ne puisse créer.
L'homme peut se réduire à l'état de machine, au robot, pas l'inverse. Le robot est conçu pour le mimétisme dénué de créativité : il ne peut que proposer de la virtuosité programmée, jamais innover. L'illustration de cette dépersonnalisation (traduisant la spécificité de la créativité par rapport à la virtuosité robotique) est atteinte quand on constate que les traders ne forment pas des factions complotistes, au sens où ils se montreraient conscients de leurs agissements pervers et s'en délecteraient, mais recourent pour opérer leurs transactions quasi instantanées et incessantes à des... ordinateurs - machines ou robots. 
Les opérations aboutissent au paradoxe selon lequel des personnes utilisent des machines étrangères et impersonnelles pour agir consciemment, ce qui implique que la dépersonnalisation et l'anonymat atteignent leur paroxysme. La conséquence du complot consiste, non à identifier des factions désindividualisantes plus que des individus pleinement responsables, selon le processus de désindividualisation, mais, au-delà, aboutissant à l'objectivation/réification, via la machinisation, les comploteurs parviennent à l'exploit d'anti-créer (d'initier) une action qui les exclut et les réduit à l'état de machines. Ils se départissent de leur identité, de la responsabilité, de leurs actions, et délèguent leur liberté, non de manière indirecte, provisoire et partielle, récupérable, à l'exemple de la délégation de droit, mais de façon totale et définitive, comme si la délégation engendrait l'extériorité de l'étranger. 
Pour qualifier cette opération, on pourrait évoquer l'objectivation, au sens où les personnes qui y recourent croient agir pour leurs bénéfices personnels, pour leur identité propre, sans partager le butin avec des comparses, en agissant pour l'intérêt de groupes contre la majorité, et, à l'intérieur, d'individus forcenés (individualistes) formant le groupe. Elles ne se rendent pas compte qu'elles sont les premières victimes de leur machination au sens où la machination, dans une polysémie lacanienne, aboutit à la machinerie, et porte en elle son propre châtiment (justice immanente) : l'objectivation des personnes qui, recourant aux machinations, utilisent pour ce faire les machineries. On cherche des responsables aux complots, en se disant que toute action découle d'une responsabilité - et on se rend compte que l'opération reposant sur le mimétisme aboutit, non seulement à l'éparpillement de l'identification, mais à la déresponsabilisation suprême, consistant à réduire l'individu au rang d'objet - de chose.
Cette réification passe par la réduction et aboutit à rendre irresponsable celui qui s'en remet aux machines pour agir. Raison pour laquelle, pour parodier un dramaturge, le complot n'a pas eu lieu (et n'aura pas lieu davantage), au sens où un procès équitable et minutieux, cherchant à démasquer les commanditaires derniers, pas quelques lampistes, peinerait à découvrir des responsables et à identifier des commanditaires, ceux qui ont agi par mimétisme et n'ont pas eu conscience de leur acte, découpant l'action en une myriade de tranches, incomplètes, chacune d'elles aboutissant à l'objectivation, aux machineries et à l'irresponsabilité, ballottée entre l'inconscient, mimétique, et le robot, acmé de l'action mimétique et dépourvue de conscience.
Le mimétisme pur, qui est la forme caractérisée du complot, ne peut qu'aboutir à la réification, impliquant qu'à la fin, ce sont des machines qui agissent pour le compte, bien involontaire, des intérêts humains, au point que les robots remplacent les individus et que l'on aboutit à l'impersonnalité. On assiste à la dégénération de l'action, qui vire à l'irresponsabilité. Pourquoi les complots manquent leurs cibles? Parce qu'ils réduisent le réel à des objectifs de réification, dont les robots sont l'aboutissement, et qui privent l'événement de responsabilité. Le but du comploteur est de changer le déroulement du réel.
Il n'y parvient pas en conservant l'intégralité du réel, sa palette chamarrée, en particulier en sauvegardant les aspects supérieurs formant la spécificité de l'homme : ce qu'on nomme la conscience et qui se rapporte à la créativité. Le comploteur détruit ces étages supérieurs par son action mimétique et ne conserve que les aspects les plus mimétiques, ceux qui ne peuvent plus être assumés par l'homme, ceux qui sont privés de possibilité de responsabilisation. Du coup, le complot aboutit à la réification involontaire et dévalorisante des participants, au point qu'ils se comportent en machines et que des robots finissent par prendre la place d'hommes libres, conscients de leurs actes. La perversion du complot passe par la déresponsabilisation, en premier lieu des commanditaires.
Il devient malaisé de débrouiller les fils du complot : l'événement a eu lieu, et pourtant il se trouve dépourvu de responsables, presque sans causalité. On comprend les résultats désopilants auxquels parvient Hume avec son irrationalisme exacerbé : l'absence de causalité s'opère dans un système qui nie la créativité et qui se situe au niveau du mimétisme, dans un rationalisme inférieur, si l'on peut dire. L'intelligence mimétique existe : elle consiste à analyser des faits, à privilégier les pensées fondées sur des interprétations finies et à tenir la création pour une illusion, une erreur, quelque chose qui n'existe pas.
Les systèmes qui croient à l'illusion ont au moins en partie intégré le nihilisme dans leurs fondements, comme Aristote pour la métaphysique, qui énonce que le faux existe dans la représentation, puisque le non-être existe. Ce que l'observateur prend pour finalité est la coupure du réel réduit au mimétisme, privé de sa partie supérieure - la création. Dans ce modèle réduit (du réel), la nécessité coule de source, tout comme l'oligarchie, l'inégalitarisme, l'acausalisme, tous maux qui découlent du nihilisme, en tant que refus de la pensée et de la possibilité de connaissance. 
L'irresponsabilité est l'expression politique, juridique et sociale de l'acausalisme, tel que Hume le développe et qui aboutirait à rendre impraticable la connaissance (le plus drôle dans cette affaire peu lumineuse est qu'on s'obstine à présenter la réponse kantienne comme une alternative viable, quoique obscure, alors que Kant n'a jamais répondu aux objections de Hume et qu'il a au contraire tenu compte des objections de Hume pour lui adapter la métaphysique cartésienne et la réduire encore en ne conservant plus que l'intériorité de la représentation.
Si le complot n'est pas le résultat direct du kantisme, et même de l'empirisme humien, il surgit comme l'étape de pourrissement suivant le kantisme, dans un espace humien privé de causalité, avec l'adjonction de la possibilité, au sein du caché mystérieux et tout-puissant, de réussir le tour de force de dépasser le principe de contradiction, de décréter que l'inconnaissable est connaissable, que le caché est visible, que le tout-puissant est maléfique. Le mal tout-puissant prend la place du divin miraculeux, de type cartésien, à ceci près qu'il ne s'agit plus d'un mal visible, mais caché.
Le caché est la machination par excellence, au sens où il est le différant derridien de la déconstruction ou l'ailleurs du romantisme (l'anywhere out of the world). Il n'est pas le classique caché qui peut être connu et rendu visible, auquel cas il recouperait l'effort accessible de la connaissance, mais le caché fantasmatique qui serait inaccessible et introuvable, une forme contradictoire cumulant l'exploit d'être réel et irréel (comme si le réel pouvait exister dans une configuration de malléable). Cet ailleurs introuvable ne peut exister, sans quoi il faudrait renier le principe de non-contradiction (de contexte contradictoire chez Aristote) et accepter que ce qui n'existe pas existe, selon les termes de Parménide.
Dès lors, le mal caché désigne la mauvaise formulation de la réduction de la liberté à la nécessité la plus irréfragable. Et quoi de plus nécessaire que la machine, qui ne connote plus seulement l'impossibilité dans l'individualisme forcené de créer la volonté générale, même au sein de factions internes et séditieuses au groupe, mais qui va jusqu'à rejeter l'humain pour mieux le réduire à l'état de machines, incarnations de l'irresponsabilité inconsciente. Nulle envie réactionnaire de dénier le progrès technologique ou de refuser les résultats prometteurs auxquels peut parvenir le robot, comme incarnation de la machine remplaçant l'homme dans ses tâches les moins créatrices.
Contrairement à ce qu'estimait le dernier des métaphysiciens Heidegger, la technique est seulement néfaste quand elle est au service d'elle-même, tel le serpent qui se mord la queue. Heidegger ne pouvait qu'avoir peur de l'étant autotélique, qui rétrécissait encore le champ d'action de son Dasein, lui qui avait pourtant concédé à l'immanentisme et à l'esprit de la surenchère de la philosophie analytique la mise sous tutelle de l'Etre au temps et au néant. Ces deux contraintes font de l'Etre restant et amoindri le Dasein, l'Etre sous tutelle de la violence. Le Néant ne s'attaque pas à l'Etre, tel l'ogre qui dévore ses proies, qu'à condition que l'Etre soit défini comme fini (revendication aristotélicienne depuis la métaphysique) et soit traversé par la violence constituante, on ne sait par quel miracle.
Le complot signale la cercle vicieux dans lequel s'enferme l'homme : d'un côté il complote pour échapper à son manque d'emprise sur le réel; de l'autre, son recours au complot signale que le réel lui échappe et qu'il objective ce qu'il entend au contraire mieux appréhender. Le complot exprime l'échec de la stratégie comploteuse. Celle-ci survient en période de crise, dans une mentalité donnée, qui fonctionne en cercle vicieux et qui aboutit à l'échec terminal dont le complot est la tentative désespérée : la robotisation des complots le 911 rappelle que toute machination relève de la duperie propre à la machinerie.

vendredi 8 février 2013

Linéarité et enversion

La stratégie linéaire conduit à l'échec, parce qu'elle ne conserve de son schéma que sa seconde partie, visible, l'être.
Du coup, le linéarisme ne peut mener qu'à l'échec, puisque le souterrain, comme le nomme Dostojevski avec pertinence, se manifeste du fait de son déni et détruit la façade rayonnante et équilibrée de l'être.
N.B. : l'éloge de l'apparence ou de la superficie n'ont de valeur que dans un schéma implicite d'antagonisme entre l'être fini et le non-être - de nihilisme. Mais ce schéma d'antagonisme ne tient pas davantage, car il devrait s'il était juste aboutir à son autodestruction et il ne peut expliquer sa maintenue, voie sa pérennité, telles que pourtant les revendique l'apologète du superficiel qui prône cette position comme étant effective et viable.

a) La loi du plus fort considère que le caché se construit dans le prolongement du visible et que l'ensemble constitue un tout homogène, viable, linéaire - le total. Raison pour laquelle la loi du plus fort finit toujours par s'effondrer.
- Le propagandiste adhère au linéarisme et le sert, partant du principe, sinon qu'on peut connaître l'ensemble, du moins qu'on a intérêt à servir le domaine que l'on a identifié comme "le plus fort". Le propagandiste se montrerait plutôt spinoziste, au sens où le domaine du plus fort qu'il sert renvoie à la complétude du désir et se soucie peu de l'environnement restant. Alors que le complotiste se focalise sur le caché sans chercher à l'éclairer, le propagandiste renvoie à cette part qu'il n'est pas besoin de connaître, voire qu'il ne faut pas (trop) connaître, puisque si elle est visible, elle est inaccessible (le plus fort est l'étranger pour les faibles).
- Le complotiste estime que c'est le caché qui gouverne le visible, soit que le réel est formé selon une structure pyramidale à la tête de laquelle on trouve le caché. Le complotiste sert le plus fort, mais indirectement. Son but est de dénoncer bizarrement le caché, sans le démasquer. Il s'en tient à une position contradictoire. Pour lui, le problème n'est pas tant d'adhérer à la complétude du désir ou au linéarisme, soit au fait que c'est l'homme qui dirige de manière maléfique et dans l'ombre, que de toujours renvoyer à l'ailleurs ce caché souverain et dominant (ce caché fondamental rappelle la toute-puissance divine et vient, dans une période de perte des valeurs, remplacer la norme divine chancelante).

b) Le transcendantaliste, qu'il utilise les référents de l'ontologie ou pas, considère que l'être linéaire est la partie de l'Etre. L'Etre est constitué d'un linéaire inaccessible : si le linéaire de l'être utilise le même décodeur que l'homme (la raison), cette dernière peut seulement permettre de progresser dans la compréhension de l'Etre, sans jamais parvenir à le saisir dans son mystère d'infini. Les religions transcendantalistes, monothéismes comme polythéismes, sont fondées sur le principe de la révélation.
C'est à partir de certains mystiques chrétiens, mais aussi de traditions plotiniennes ou néo-platoniciennes, tous éloignés du dogme chrétien, que Kierkegaard forgera l'arationnel. Ce dernier permet de relier le rationnel au divin, sans tomber dans la proposition cartésienne d'un divin miraculeux, bizarrement irrationaliste et miraculeux.
Le point faible de la doctrine transcendantaliste consiste à ne pas pouvoir expliquer pourquoi ce qui est linéaire est inexplicable, soit à conserver en son sein un peu de ce nihilisme qu'il réfute pourtant et contre lequel il s'est forgé. Au final, le platonisme propose ainsi que l'ontologie se vérifie dans le dialogue, toujours à faire et de ce fait pose que la pratique justifie de la théorie. Platon n'en arriverait pas là s'il parvenait à définir l'Etre, non qu'il déboucherait sur le formatage théorique de l'action, qui impliquerait paradoxalement que le réel est donné; mais qu'il en viendrait plutôt à redéfinir l'Etre, en montrant que le linéarisme pose une limite théorique au transcendantalisme, l'empêche de définir son fondement et réintroduit le nihilisme, dont le point de départ était : faute de définir l'intégralité du réel, mieux vaut alors s'en tenir à une portion réduite, fût-elle congrue, et reconnaître que le réel n'est pas l'infini, mais le fini. Ce sera la doctrine aristotélicienne. Spinoza perfectionnera à sa manière cette doctrine devenue obsolète en remplaçant le fini par le complet (l'accroissement de puissance, qui replace la liberté, devant aboutir à la complétude).

c) La reconnaissance implicite de l'ailleurs plaide en faveur de l'hypothèse néanthéiste, selon laquelle la structure du réel n'est pas établie sur le mode linéaire, ni sur le mode transcendantaliste, mais sur l'hypothèse novatrice de l'enversion. L'ailleurs implique l'insuffisance théorique, qui trouve son acmé dans l'immanentisme, où le maître-mot est de viser la complétude, quitte à se désintéresser des environs. La désinvolture de Spinoza à l'égard de ce qui est extérieur au désir complet est éloquente : il nomme l'extérieur incréé, ce qui est un terme négatif, qui ne constitue aucun progrès sémantique par rapport au non-être. L'ailleurs se trouve dénié dans le spinozisme au motif que seuls importent l'ici et le maintenant : le complet, qui désigne le désir. Mais le nihilisme qui imprègne la métaphysique et l'hérésie immanentiste ne résolvent pas le problème de l'ailleurs, ils le repoussent plutôt. Le nihilisme pose le problème premier du non-être et c'est face à ce défi que le transcendantalisme en réponse a échoué. Mais le néanthéisme explique que la question de l'infini est mal posée, tant par le nihilisme, qui parle de non-être, que par le transcendantalisme, qui propose quant à lui l'alternative de Dieu/Être, signifiant par là qu'il existe quelque chose en lieu et place de rien, mais sans se montrer capable d'aller au-delà de cette assertion relavant de l'hypothèse fragile et indémontrée. Le malléable extensible explique que tout soit donné ici et maintenant tout en prenant en compte les questions concernant la conciliation impossible et inenvisageable pour la raison de l'étendue illimitée. Comment concilier l'étendue et l'infini? Si l'étendue ne peut être que finie, qu'est-ce que l'infini? Peut-on penser qu'à côté de la limite inhérente au fini il puisse perdurer quelque chose d'autre? On comprend l'hypothèse nihiliste initiale : cette explication de l'illimité pose problème et ne répond pas à la question. Tandis que l'extensible permet d'expliquer ce problème : le réel est le tout du fini, mais d'un fini qui est extensible et qui de ce fait pose autrement le problème de l'infini. L'infini est l'extensible signifie : le donné croît physiquement, ce qui revient à dire que l'étendue est extensible et que cette extensibilité résout le problème de l'infini. L'infini n'existe pas déjà en tant qu'étendue côtoyant le fini, jusqu'à rendre ce fini aussi absurde que l'infini l'englobant sans expliquer ce mystère surnaturel. L'infini signifie que le fini ne peut perdurer en tant que domaine stable et qu'il a besoin de s'étendre. Le fini stable finirait en réinstauration de la contradiction. Pour échapper à cette autodestruction programmée et prévisible, l'extensibilité donne une connotation positive au visage de l'infini. Au lieu de dire que ce qui n'est pas fini existe pourtant, mais ne peut se dénommer que de manière négative au moyen du préfixe -in, on explique la disjonction entre le fin et l'infini en remplaçant l'infini en homogénéité (négative et reconnaissant par là son manque d'ailleurs) par l'extensible en disjonction. Voilà qui identifie la structure du réel : en disjonction, non en prolongement, englobement et homogénéité.

vendredi 1 février 2013

Le réducteur

Alors qu'on présente souvent Kant comme un philosophe des Lumières ennemi de Hume, le critique de l'empirisme et tenant d'une approche philosophique éclairée, favorable à l'idéalisme et opposé à l'empirisme, on ne se rend pas compte que l'on amalgame l'idéalisme ontologique et l'idéalisme métaphysicien. Le coup de génie d'Aristote consiste à mélanger l'ontologie et la métaphysique en décrétant que l'on peut théoriser à propos (et sur) l'être, mais que l'être est fini et qu'il se trouve environné de non-être. Descartes vient rénover la démarche métaphysique en l'insufflant de données de science expérimentale moderne et en lui apportant quelques corrections théoriques, car la théorie métaphysique était devenue obsolète, alors qu'il est plus long et difficile de remettre en question la théorie que la pratique.
Kant n'est pas ce philosophe éclairé, qui viendrait défendre l'idéalisme platonicien et aristotélicien, puisque dès le départ, l'ontologie et la métaphysique sont opposées - que la démarche d'Aristote s'oppose à celle de Platon. Puis, ce n'est pas parce que vous n'êtes pas d'accord avec quelqu'un (contre Hume en l'occurrence) que vous ne vous situez pas sur le même plan que lui. Le métaphysicien se situe sur le même plan que l'empiriste?
La querelle entre Hume et Kant fait apparaître que Kant poursuit le point de vue de la métaphysique rénovée par Descartes, dans la querelle moderne de l'inné et de l'acquis. Kant répète, après Descartes et Aristote, que l'on peut théoriser sur le réel, tandis que Hume prend un parti plus radical et décrète que la théorie du réel est rendue impossible par l'absence de causalisme, critique qui annonce la théorie de la même mouche et de l'ahistoricité chère à Schopenhauer. Hume serait à rapprocher du parti des sophistes, tandis que Kant rétablirait la métaphysique.
Les sophistes décrètent que le réel est morcelé, chaotique, au sens où le non-étant morcèle les étants, selon la théorie irrationaliste émise par Gorgias. Du coup, ils se réfugient dans l'art du langage, un morceau de réel, qui au moins délivre un certain épanouissement. Hume ne fait pas autre chose quand il décrète que l'on ne peut démontrer le lien causal entre deux événements. Il s'adonne à l'histoire comme exemple de chaos, à la philosophie comme critique de la métaphysique, et au commerce, comme départ du libéralisme - autre rapprochement entre Hume et les sophistes (de brillants commerçants de leurs idées). Sur l'échiquier du nihilisme, l'empirisme que Hume lance est une expression plus virulente de nihilisme que la métaphysique - première et seconde moutures.
Hume entend ruiner l'idée selon laquelle on peut théoriser le réel. Le point faible de sa démarche consiste, en voulant démontrer que le causalisme n'est pas démontrable (contradiction dans les termes, car l'erreur implique la vérité), à ne proposer aucune alternative de substitution. Hume n'a rien à proposer d'autre que l'érudition, le snobisme et l'argent - le programme des sophistes. Mais Hume sera plus habile que Gorgias, au sens où Gorgias se grille en disant tout haut ce qu'il faut penser tout bas. Hume se contente de détruire le lien théorique dans l'être, tout en se gardant d'évoquer la question du non-être. En cela, il se montre fidèle à l'enseignement de Descartes, selon lequel il n'y a rien à dire du non-être.
Kant n'est pas l'ennemi de Hume, mais il cherche plutôt à restaurer l'unité de l'être et à ruiner cette attaque contre la causalité qui signifie l'impossibilité de théoriser au-delà de quelques éléments épars. Kant s'intègre dans la lignée métaphysique et,pour sauver la métaphysique et répondre à Hume en métaphysicien, il se trouve contraint d'aller plus loin que Descartes sur le terrain de l'irrationalisme. Kant sanctionne l'idée selon laquelle aux Lumières, la rénovation cartésienne est déjà en train de s'effriter.
Les attaques ont commencé dans son propre camp, avant l'empirisme dont Hume, avec l'immanentisme, qui est une hérésie cartésienne lancée par le disciple Spinoza. La critique empiriste du parti britannique aboutira au libéralisme, qui est un minimalisme théorique (laissez faire) et une apologie de l'impérialisme commercial. L'empirisme se révèle moins dangereux que l'immanentisme pour la métaphysique, au sens où il ne se préoccupe pas d'aborder le problème de la théorie du réel : il s'en débarrasse avec l'incréé, tandis que Hume et les empiristes se contentent de botter en touche.
La réaction de Kant n'est pas tant une réponse aux empiristes (et à Hume) qu'à l'immanentisme, dont ils constatent l'affaissement inexorable. On minore le statut et la position de Kant : c'est l'héritier de la métaphysique, via son maître Wolff, et toute sa préoccupation tient à ajuster la métaphysique au problème que pose la reconnaissance implicite du non-être, via l'irrationalisme divin côtoyant le rationalisme physique (la théorie cartésienne) : cet être fini et multiple que reconnaissait Aristote et qui s'avère théorisable génère de tels problèmes de reconnaissance, au sens où l'on ne parvient pas à le délimiter, à l'encadrer, qu'il échappe à la théorisation la plus expérimentale et qu'il se trouve par réaction détruit et attaqué.
La science expérimentale s'attache à définir un objet fini mais restreint, définissable, au sens physique. Descartes avait déjà essayé de définir comme physique l'être fini, mais cette définition demeure trop imprécise. Spinoza le mieux trouve le moyen d'ajuster la théorie aux avancées de la science : avec son désir complet, il définit un domaine théorique précis, le désir, aux bornes de la connaissance humaine, qui correspond au domaine physique. Kant répond à cette délimitation du réel en désir par sa représentation : le réel n'existe plus selon sa norme d'extériorité au sujet, mais selon la représentation, qui est finie et interne.
Et c'est ce qu'on nomme révolution copernicienne de Kant? Alors que l'avancée de Copernic consiste à faire croître le réel en même temps que la connaissance scientifique, Kant le rétrécit. Il sanctionne la décrépitude métaphysique, autant que la contestation immanentiste, elle aussi en lambeaux. Il y parvient d'une manière hallucinatoire : en réduisant le réel à la représentation, ce qui conserve une portée métaphysique, au sens où la métaphysique est ce qui tente de sauvegarder la théorie dans le fini - de concilier théorie et fini.
Kant n'a pas répondu au défi de Hume : Hume ose que le fini est chaotique et Kant reconnaît que le théorique est fini. De ce fait, il se situe en retard par rapport à Hume. Loin de réussir à réfuter la critique de la causalité, il l'entérine plutôt, en s'échinant à trouver une logique à la représentation, qui se désintéresse de l'extériorité et qui valide dans ce domaine majoritaire qu'il abandonne l'absence de causalité. Kant essaye d'expliquer :
- à Hume que l'on peut théoriser de manière métaphysique, alors que Hume appelle au fragmentaire chaotique - que le sombre philosophe politique Hobbes revendiquera, pour prôner son conservatisme dictatorial du Léviathan;
- et à Spinoza que l'on peut théoriser autour du fini humain (le monde de l'homme), alors que le désir est une appellation antithéorique autant qu'antimorale - la métaphysique cartésienne (a fortiori aristotélicienne) faisait du réel physique la nature dont s'empare l'homme.
Kant le métaphysicien postcartésien n'est pas ce philosophe qui permettrait à l'homme d'accéder à l'humanisme. Dans sa Géographie, périmée, il tient sur les Noirs des propos qui constituent le reflet des préjugés de son temps (ce que je veux bien entendre jusqu'à un certain point), mais qui aboutissent à rendre son impératif moral seulement catégorique pour les Blancs, voire les Asiatiques, nullement pour ceux qui Noirs sont tenus pour une race inférieure. L'humanisme kantien désigne l'humanisme des Blancs!
Ce constat limite la portée de la morale kantienne. Notre philosophe-métaphysicien n'a pas révolutionné la philosophie, au sens où il aurait transformé par croissance, mais on lui prête la révolution par excellence, la révolution des Lumières... Révolution perverse alors, celle consistant à faire passer pour changement, non celle qui tend vers l'accroissement et la pérennité, mais celle qui épouse les contours de la dégénérescence métaphysique, vers la réduction et le provisoire. Loin de révolutionner quoi que ce soit, Kant bricole.
Il s'adapte à la critique empiriste, il s'adapte à l'hérésie immanentiste, il bricole une réduction du réel à la représentation humaine. Tel est le vrai visage de Kant : le réducteur, ce qui m'évoque le réducteur de tête. Kant coupe le réel et s'arrange pour le rabougrir, après maintes opérations sophistiquées vers les bornes étriquées de la représentation. Kant est l'évocation fidèle de l'état de la métaphysique, qui n'a jamais cessé de s'adapter, de se compromettre en compromis, et qui essayent encore une fois au dix-huitième siècle de s'adapter à son déclin et à son décalage épistémologique, en introduisant dans son propos des bribes d'immanentisme avec une pincée d'empirisme.
Kant est arrivé au bout de la démarche d'intégration de la métaphysique. Il ne peut réussir dans son projet, qui implique une complexification inouïe, en lieu et place de la réduction : plus l'être est court, plus il est compliqué (au sens d'inutile complexité, sophistication artificielle et injustifiée). Cette complication, passant par l'élaboration de tables logiques aussi inventives qu'inventées, s'explique par compensation : on complique pour que la réduction passe pour enrichissement. La complication d'un espace restreint passe par le déchaînement compensatoire de formes illusoires et d'artifices, qui augmenteraient la portée et l'étendue de ce qui est restreint.
On rend profond l'infiniment petit pour ne pas avoir à avouer que la restriction sur la seule intériorité signe la décrépitude. Mais cet infini subsumé n'existe pas, au sens où il reviendrait à instaurer de la profondeur unilatérale : l'infiniment petit serait coupé de manière schizoïde de l'infiniment grand, comme si on décrétait qu'une seule moitié d'infini existe, ce qui reviendrait à proférer l'absurdité selon laquelle l'infini existe en tant que fini. Kant pour adapter la métaphysique à son temps aboutit à cet échec : il veut faire du fini de la représentation, fini singulier et arbitraire, le lieu de l'immobilisme et de la perfection, qui permettrait de répondre à Hume qu'il existe pourtant dans ce monde un endroit logique, causal, Éden interne, et à Spinoza que la théorie de la représentation dépasse l'intelligence du désir par la possibilité de théorisation qu'elle délivre et permet - elle.
Le meilleur moyen de théoriser consiste à isoler le réel le plus réduit, de telle sorte qu'on puisse enfin trouver sa communauté d'identité. Plus le réel est vaste, plus il devient difficile de parvenir à cet effet, tandis que la création artificielle de complexité intérieure essaye de remplacer le manque par la compensation. Il s'agit de surcompensation, dans laquelle on compense l'absence de physique par la sureffectivité de virtualité. Quelle virtualité? Virtualité de désir au sens où l'expression dit et rappelle que l'on prend ses désirs pour des réalités.
C'est sous-entendre que le désir est l'élément sous-jacent de tout projet métaphysique, dans lequel on théorise du fini, soit l'on considère que l'intellect fini peut être la fin. Mais l'intellect fini ne peut être la fini que s'il s'associe au désir. Ce pour la raison que ce qui est fini repose sur le désir : l'intellect est tourné vers ce qu'on nomme vaguement et justement (pressentant l'existence d'autre chose que le fini) l'infini. L'infini recherche un extérieur (infini) au sens où il pressent que le fini n'est pas suffisant et complet. Le désir est complet à partir du moment où il s'allie avec l'intelligence tournée vers l'infini.
Le désir montre qu'il est tourné vers l'extérieur en ce qu'il se meut dans le fini et que le fini ne peut mener que vers l'ailleurs. Le désir qui se présente et se prétend complet manque de sérieux au sens où il n'est pas capable d'exhiber son fondement et sa complétude. C'est l'argutie de Nietzsche selon laquelle ce qui est profond et réel n'a pas besoin de se justifier, ni de recourir à l'argumentation. Ce genre de propos relève de la porte ouverte à l'arbitraire. Le désir est incomplet, tout comme l'intelligence au service du désir.
Les deux écoles de finitude oscillent entre métaphysique et immanentisme : la métaphysique estime que l'intelligence peut théoriser le désir; l'immanentisme tient que l'intelligence dans le désir s'exprime de manière singulière et morcelée. De ce fait, elle ne peut se théoriser au sens des sophistes : ce n'est pas qu'elle ne peut s'exprimer, c'est qu'elle ne peut unifier l'être, encore moins le réel (au sens que Rosset lui donne, passant pour réaliste, alors qu'il est plutôt un réductionniste du réel au sensible/physique, dans un sens alliant la sophistique à l'immanentisme).
La différence entre Rosset et Hume, c'est que le parti des empiristes ne cherche pas à identifier un fondement, même antithéorique, comme c'est le cas dans le cadre immanentiste à quelque stade que ce soit. Les empiristes pourraient être tenus pour des sceptiques implicites, qui s'en tiennent prudemment au constat qu'au-delà de l'expérience, aucun résultat ne peut être tenu pour certain et vérifiable (puisque la causalité est illusoire). Ils réfutent le parti métaphysique, d'où la querelle avec Descartes, puis Kant; tout comme l'immanentisme, qui se montre encore trop axé sur la recherche de la complétude et du fondement, même antithéorique.
Pour l'empiriste, la sensation fondamentale signifie que l'on ne peut que dresser des remarques et des constats morcelés. D'où la passion de l'histoire et du libéralisme commercial chez Hume, qui sont deux modes d'action morcelés. Quant à la théorie empiriste, elle constitue une école, au sens où elle ne peut que s'ordonner en théorie entièrement négative. De même que le scepticisme proclame que l'Etre existe, mais qu'il n'est pas accessible, de même l'empirisme décrète que la théorie n'est pas admissible, et sans doute qu'elle n'existe pas.
De ce point de vue, Hume a engendré la fameuse réponse de Kant, sans qu'on l'identifie bien pour ce qu'elle est, cette réponse qui serait sortie de sa torpeur dogmatique : c'est une réponse de métaphysicien, adaptant la métaphysique à son déclin. La métaphysique se recroqueville sur son intériorité pour tenir le coup face aux critiques, alors que si elle était solide, elle répondrait de front.
On oublie que, derrière le dialogue Hume/Kant, Hume répondait déjà à Spinoza, au sens où il considère que l'immanentisme est encore trop tourné vers la recherche de ce qui n'est plus théorique, mais qui recherche néanmoins la complétude. La complétude serait un substitut qui nie le théorique comme possibilité d'unifier l'être, tout en considérant qu'une partie de l'être peut être unifiée. Elle ne peut plus être théorisée, au sens où l'unité n'est plus de mise; mais elle peut être unifiée dans le morcelé, ce qui aboutit à la complétude.
En ce sens, la complétude pourrait apparaître comme le substitut inférieur de la théorie, non au sens où la théorie métaphysique existe avec cohérence; mais au sens où la théorie métaphysique posant mal le problème de l'être (au sens où Wittgenstein accuse la philosophie de commettre des erreurs en posant des questions oiseuses et mal formulées). La complétude est la formulation adéquate (au sens spinoziste) de l'exigence de théorie, contenant la valeur d'infériorité, à partir du moment où elle admet que l'unification du réel sous la bannière théorique n'est pas possible.
C'est face à l'empirisme et à l'immanentisme que se positionne Kant, obligé d'admettre la faiblesse de la métaphysique cartésienne, qui avait soi-disant rénové l'aristotélisme agonisant et qui s'effondre plus vite qu'elle, du fait qu'il contient des erreurs théoriques plus profondes que ses corrections et adaptations à l'expérimentalisme scientifique. Kant est contraint en particulier de tenir compte de points de vue hérétiques qu'en cas de position de force il aurait dédaigné. Sa métaphysique de type subjectiviste et réducteur (centrée autour de la représentation) indique que la métaphysique s'effondre et qu'elle se tient en retard par rapport à la position immanentiste selon son propre prisme (chercher une théorisation de l'être fini). L'immanentisme répond que si la théorisation est la manière de mal poser le problème, la complétude est la solution adéquate.
Hume parle carrément de faux problème et botte en touche, non sans un humour typique de la mentalité aristocratique de l'Empire britannique (cynisme et cruauté). Par la suite, les métaphysiciens postkantiens essayeront de dégager l'impasse, consistant à s'arc-bouter dans un sas et à rejeter l'extériorité du réel en décrétant que l'être est l'arbitraire qui se fonde par opposition au néant et qui est d'autant plus constitué qu'il est environné de néant. L'être qui est là, le Dasein, est l'arbitraire de l'ordre, qui apparaît de manière violente et qui demeure inexplicable.
Le plus frappant dans le kantisme comme tournant de l'histoire de la rénovation métaphysique, de Descartes à Heidegger, c'est son manque de continuation autant que de continuité, comme si le projet kantien constituait une aporie, tant métaphysique que philosophique, alors que Kant passe pour le philosophe qui, par son sens du compromis autant que de la modération (libéral modéré autant que métaphysicien modéré), (re)lance et révolutionne la philosophie depuis les Lumières jusqu'à sa phase contemporaine. Si Kant n'a pas fait école, c'est que son système constitue une impasse. En ce sens, je serais partisan du point de vue consistant à discerner un axe dans le processus métaphysique courant de Hegel à Heidegger.
Depuis Kant, la détérioration de la métaphysique (et de l'immanentisme) a contraint Heidegger à adopter un point de vue violent : l'Etre surgit de façon arbitraire au milieu du néant. Si Heidegger a mis l'accent sur le Dasein, d'autant plus là qu'il est inexplicable (arbitraire), c'est parce que les explications historicisantes de Hegel se révèlent encore trop rationalistes. Hegel croit qu'il existe une logique qui préside au fonctionnement de l'Etre et qui pourrait aboutir à une cohérence au niveau du réel. Hegel n'hésite pas à forger un processus de médiation finie, dans lequel au final il inféode le non-être à l'Etre, ayant commencé par assujettir l'être au non-être. Dans ces linéaments dialectiques, Hegel estime que l'on peut déterminer un sens et un ordre, qui soient supérieurs à la violence, à condition que sa dialectique soit comprise pour ce qu'elle est : l'inverse de la dialectique originelle de Socrate selon Platon.
La dialectique est ce qui permet de dépasser les positions figées et finies, pour tendre vers l'infini, même si Platon ne parvient pas à définir l'infini et l'Etre. Hegel utilise la dialectique à des fins métaphysiques, ce qui fait que la dialectique hégélienne exprime la tentative de la métaphysique postkantienne, déjà rénovée par le courant cartésien, de rénover l'héritage kantien, pour pallier à son effondrement et à sa décrépitude, pour trouver une fin contenue dans le fini, que le kantisme n'est pas parvenu à édicter. Hegel propose la dialectique finie, qui finirait avec l'Etre, après être passée de la double médiation négativiste de l'être vers l'Etre, via le non-être.
Kant, pour ne pas sombrer dans les pièges tendus par Hume et par l'immanentisme, s'est enfermé dans une toile dans laquelle il ne peut se tromper, puisqu'il ne propose rien. Kant a construit le domaine de l'illusoire, selon lequel la représentation étant le réel, le réel indépendant n'existe plus. Mais comme la représentation ne se trouve pas davantage définie, l'ensemble de la pensée de Kant repose sur l'illusion et empêche seulement qu'on puisse s'en aviser. Kant ne veut pas que l'on déduise de la critique humienne que que la métaphysique serait une illusion, qui détruirait la métaphysique tout en rendant la philosophie préservée à condition qu'elle soit critique de l'illusion. Pour ce faire, il recourt à l'illusion généralisée, consistant, non plus à décréter que le réel est fini, mais que le réel est indéfini.
Plus que le révolutionnaire copernicien, Kant est l'illusionniste de la métaphysique. Ce qui est trompeur par excellence, c'est de tenir Kant, non pour un métaphysicien particulier et sans héritage, mais pour le philosophe humaniste, universel, tolérant et avant-gardiste, le symbole de ce qu'on nomme les Lumières, sans toujours se rendre compte du caractère hétérogène de ce mouvement et de certains traits contestables (comme l'alliance du libéralisme et de la liberté). Kant est connoté dans l'histoire de la philosophie, mais pas comme universaliste des Lumières, plutôt comme métaphysicien libéral et réductionniste : je parie ainsi qu'il vieillira mal.
Si l'actuelle histoire de la philosophie, qui domine l'académisme au point de passer pour philosophie, donne une image d'Epinal de Kant, c'est parce que ce dernier propose de la philosophie une interprétation invérifiable et illusoire, qui était le cheval de bataille de Deleuze, en tant que son point de vue mineur de postmoderne recoupe l'enseignement d'historien de la philosophie qu'il a reçu (et qu'il croit transformer en introduisant dans le classicisme kantien, cartésien et antique Spinoza et Nietzsche, Deleuze est un historien de la philosophie de formation classique qui se cache derrière une excentricité de vernis) : qui proclame qu'il n'est pas possible de réfuter un système philosophique de l'extérieur, seulement le discuter de l'intérieur?
C'est ce qui s'appelle du fanatisme, avec la disparition de la vérité au profit de l'interprétation. Kant ouvre la porte à cet arbitraire de l'interprétation, lui qui se targue de rendre le réel incertain au-delà de la représentation et qui coupe la vérité en deux : d'un côté la représentation, de l'autre l'incertain. Du coup, il ne reste plus que l'interprétation de la représentation comme grille de lecture du réel. Comme la représentation ne se trouve pas définie, sinon arbitrairement... Descartes avait initié cette vérité peu fiable en privilégiant dans la démarche de pensée la méthode de la logique interne (je valide ce qui est cohérent) à la vérification expérimentale (je valide le cohérent s'il se vérifié expérimentalement).
Moyennant quoi, Descartes s'est tant trompé dans ses choix scientifiques par rapport à son époque. Si Spinoza privilégie la géométrie aux mathématiques, ce n'est pas parce qu'il opte pour la préférence expérimentale sur le postulat. Il opte c'est une géométrie euclidienne, fondée sur des axiomes et des postulats invérifiables. Spinoza reprend la méthode de l'indémontrable et de l'invérifiable. Il recourt au terme négatif d'incréé. Outre que l'incréé est ce qui ne se crée pas, c'est aussi ce qui ne se démontre pas. On le vérifie dans l'histoire biaisée et déniée du nihilisme, qui n'est pas affirmation explicite et directe, intégrale, mais immixtion du nihilisme manipulateur et caché (le masque de Nietzsche, Spinoza, Descartes et Aristote) dans un compromis avec l'héritage transcendantaliste, qui dans l'histoire de la philosophie renvoie à l'ontologie.
Quant à la métaphysique selon Kant, il est intéressant de constater que notre philosophe austère ressent le besoin de proposer un modèle qui se rapproche de l'immanentisme pour l'éliminer : la représentation correspondrait au désir. Raison pour laquelle Kant ne fait pas vraiment école dans l'histoire de la métaphysique : le propre de la métaphysique consiste à relier la représentation au réel extérieur, même de caractéristique finie. La métaphysique préfère le terme de représentation au désir, car il ménage encore la possibilité de théorisation, quand le désir rend l'intelligence subordonnée. La théorisation reconnue par le kantisme implique que le réel extérieur existe, fût-ce au prix de contorsions obscures, mais serait peu connaissable, permettant seulement de sauvegarder l'effort de connaissance, préservé au prix de son statut purement interne.
La position de Kant aboutit à rendre l'effort de connaissance presque infaisable, ce qui est une drôle de manière de clôturer la connaissance - se rappeler que la métaphysique poursuit pour objectif constitutif de clore la connaissance et de produire ainsi la fin de la philosophie. Kant parviendrait de manière paradoxale et contestable à ce but originel en empêchant la connaissance, ou plus exactement en scindant l'effort de connaissance complet, allant de la représentation vers l'extériorité, par l'opération faisant de l'intériorité un domaine connaissable, et de l'extériorité un objet fort peu connaissable, alliant le chaos à l'incertitude.
Le mouvement se trouve fini dans les termes les plus réduits, non seulement en termes de finitude, mais aussi en termes d'incertitude. On comprend que les héritiers de la métaphysique postkantienne seront contraints de restaurer ce lien fini mais ample entre l'intériorité et l'extériorité, et de sauvegarder la possibilité de connaître le réel au-delà de la représentation. Hegel forge un système dans lequel il prend soin de sortir du blocage représentation/extériorité incertaine et chaotique en faisant de l'extérieur un monde ordonné, dans lequel la représentation peut lancer son hypothèse de connaissance. Hegel contribue à restaurer la possibilité métaphysique de la connaissance (de type fini).
Quant à Schopenhauer, ce philosophe se situe à mi chemin entre l'immanentisme et la métaphysique, lui qui se réclame de la moitié de la théorie kantienne, c'est-à-dire qui préconise, non sans justesse pour la clarté, de ne retenir de Kant que la première partie de la Critique de la raison pure (fort mal écrite, mais encore lisible, alors que la suite n'a guère été comprise de ses plus fidèles interprètes et commentateurs). Schopenhauer trouve chez Kant le moyen dans la représentation interne de fonder sa volonté, avec cette précision que la volonté présente un caractère plus sentimental, se prêtant mieux à la caractéristique de coupure finie que les velléités de théorisation du réel, fût-il scindé. En ce sens, Schopenhauer constitue le plus illustre disciple de Kant.