lundi 28 octobre 2013

L’illusion du non-être

Il conviendrait de noter la position de catégories comme l’illusion, l’erreur ou le faux par rapport au réel. Ces trois termes ne sont pas des synonymes, bien que leur sens soit fort proche. L’illusion connote plus la faculté de se tromper (de produire du faux et de commettre des erreurs); l’erreur renvoie à l’activité mentale (le raisonnement) qui débouche sur du faux; quand le faux désigne le contenu erroné, soit l’idée selon laquelle l’idée fausse se fonde sur un objet qui est bien réel seulement mal compris (déformé). Mais ces trois termes ont ceci de remarquable qu’ils prétendent désigner un contenu qui n’existe pas tout en étant de ce fait existants. C’est la critique que Bergson synthétise à la fin de l’histoire de la métaphysique en reprenant la critique du flatus vocis de Spinoza : ce faisant, Bergson indique quelle est sa position sur la carte philosophique. C’est un métaphysicien, qui reconnaît la parenté de l’immanentisme avec la métaphysique (l’immanentisme étant une hérésie de la métaphysique, tout comme Spinoza fut le disciple de Descartes).
Bergson dénonce qu’il existerait des mots vides de réel, les pseudo-concepts. Certains mots ne détiennent aucune réalité pensable, ne sont rien. Bergson est persuadé d’avoir montré une réalité aussi importante que paradoxale : qu’il existerait du rien, que la possibilité qu’il existe du rien est envisageable. Mais Bergson ne dresse pas cette critique en reconnaissant que rien existe, ce qui serait déjà un paradoxe retentissant (commet ce qui n’existe pas peut-il exister?), mais que rien n’existe, ce qui implique que à la fois seul ce qui existe existe (l’être est ce qui existe), mais aussi que ce qui existe a besoin pour exister que rien ne soit. La nuance est d’importance : ce n’est pas la même chose d’affirmer que rien est ou que rien n’est. 
Si rien n’est, alors rien est autre chose que son apparence fausse (ou illusoire). C’est la critique de Platon. Si rien est, alors le discours nihiliste explicite est possible, sur le mode de Gorgias par exemple. Mais le discours métaphysique réussit un prodige de compromis, au sens où il affirme que rien n’est, bien que l’être ait besoin de ce rien pour être - lui. Quand Bergson dit : les pseudo-concepts ont ceci de remarquable qu’ils disent un sens qui ne correspond rien de réel, à aucun objet, à aucun existence, il indique que le réel présente ceci de remarquable qu’il peut être et ne pas être, que l’être a certes besoin du non-être, mais en même temps, privilège exorbitant du sentiment de mauvaise foi propre à l’exigence de contradiction, qu’il a besoin d’être. Autrement dit, la métaphysique exigerait que rien ne soit et que rien soit. Rien ne soit : Platon a répondu à ce paradoxe par l’autre. L’autre résoudrait le non-être si l’Etre, clé de voûte du système platonicien, se trouvait défini.
Mais la métaphysique se pose bien en compromis en ce qu’elle veut être à la fois la science de l’être et définit l’être comme le fini. Elle veut être les deux contraires à la fois, ce qui pourrait être une des définitions de la contradiction. Face à l’erreur, l’illusion et le faux, elle veut être à la fois ce qui est vrai et ce qui reconnaît le faux; ce qui est lucide et qui reconnaît l’illusoire; ce qui est vrai et qui reconnaît l’erreur. Autrement dit, la métaphysique est cette branche de la philosophie qui entend être au-dessus des lois du réel au nom de la physique. Cette prétention dans tous les sens du terme (prétendre quelque chose autant que se montrer prétentieux) se retrouve chez Descartes, le fondateur de la métaphysique moderne, le rénovateur de la métaphysique aristotélicienne, dans le lignage duquel s’inscrit Bergson : chez Descartes, Dieu est celui qui peut modifier le cours du réel physique de manière miraculeuse. autant dire que son pouvoir de création est au-dessus de la faculté de raison telle qu’elle se trouve présente chez l’homme (dont le lien avec Dieu se situe plus du côté de la volonté mécanique que de l’entendement).
Bergson pourrait à ce titre être dit cartésien, s’il n’essayait de produire la conciliation entre l’héritage cartésien et l’immanentisme. Il est vrai que Spinoza, le fondateur de l’immanentisme, est lui-même un cartésien hérétique, ce qui est parfaitement son droit, sauf qu’on pourrait considérer qu’il n’a fait qu’accroître les erreurs du cartésianisme, et, non sans quelque injustice, qu’il a gardé les défauts de Descartes sans en reprendre les qualités. Spinoza aurait parfaitement le droit de s’inspirer de Descartes pour ensuite trouver son chemin, mais loin de témoigner de cette inventivité, il se contente d’accroître le trait. Laissons Spinoza et revenons à Bergson : toujours aussi peu créatif, notre métaphysicien essaye de trouver une sortie de crise pour cette manière importante de concevoir la philosophie, et qui se nomme métaphysique; et comme il n’y arrive pas, il essaye à son tour de nouer des alliances entre Descartes et Spinoza. Juste après, Heidegger nouera une alliance plus redoutable entre Aristote et Nietzsche.
La position de Bergson face à l’erreur est contradictoire, tout comme sa position face au réel. Il faudrait un miracle pour que les pseudo concepts existent sans que leur contenu existât à son tour. L’erreur serait un mot tout en n’étant pas un contenu (en n’étant pas reliée à un contenu)? Si l’on prend Bergson au pied de la lettre, il faudrait accorder qu’il existe un réel, qui se distingue d’un faux réel, qui constitue une erreur, et qui est une illusion d’optique. Mais comment ce faux pourrait-il être à côté du réel sans exister? Soit ce type de discours nous explique qu’il existe du faux à côté du réel; auquel cas c’est un discours cohérent dont il convient de préciser l’identité (obédience nihiliste); soit ce discours est contradictoire et tente un coup de force : sur le mode, ce qui n’est pas n’étant pas ne peut être, mais pourtant, est bien s’il est à côté de ce qui est.
Nous nous trouvons face à un coup de force théorique dont il convient d’identifier la nature nihiliste, même si elle se présente sous plusieurs couches de compromis. Le réel possède ceci de particulier qu’il ne peut souffrir de concurrence. A ce titre, il est total, non au sens où la totalité du réel serait envisageable, puisque pour être total, il faudrait que le réel soit donné et déterminé; mais au sens où il ne peut exister autre chose que du total, une alternative au total. Il ne peut davantage exister autre chose que du réel. Et si le réel ne se limite pas à l’être, ce que je pense (contre cette intuition se retrouve l'ensemble de l'histoire de la philosophie, dont la métaphysique en tant que science de l’être fini), il convient cependant de préciser que le non-être ne peut être ce qui compléterait l’être au sein du réel, puisque le non-être s’oppose à l’être et ne se trouve pas défini.
Si Bergson avançait que ce qui n’est pas défini n’est pas vraiment réel, fort bien! Je me trouverais en accord avec lui - jusqu’à un certain point (car qu’est-ce qui n’est pas réel?). Mais Bergson fait comme si ce qui n’est pas défini (qui est donc pseudo concept) existe sans exister sous la forme de mots creux (existe dans le langage sans exister dans le réel) : mots pleins de sens et vides de contenu, et non vides de sens, comme le prétend une expression lucide, quoiqu’elle démentirait Bergson et la tradition à laquelle il se rattache (depuis les Mégariques en Grèce antique). Comment est-il possible que des mots creux existent, au sens où le dire pourrait désigner ce qui n’existe pas? A y bien regarder, cette posture pleine de déni est la seule qui caractérise le déni nihiliste depuis les origines de la pensée.
Car s’il existe bien une distinction entre le déni nihiliste et l’affirmation nihiliste, fort rare et survenant lors des crises, le nihiliste repose sur le déni dans son expression majoritaire. Le nihilisme se caractérise ainsi par l’art du compromis, dont la métaphysique offre l’état le plus abouti depuis le monothéisme, surgi lors de l’Antiquité. Le nihilisme se déploie dans le compromis, et le compromis est l’expression du déni, selon lequel ce qui est n’est pas tout en étant. De ce point de vue, le discours métaphysique depuis la modernité explique clairement, un stade plus loin que le discours métaphysique antique, que ce qui est s’oppose certes à ce qui n’est pas, mais sans une positivité paradoxale du non-être, où le non-être n’existant pas et devant être expliqué sans être reconnu est rapporté au non-dit.
L’on retrouve le déni, qui est le non-dit. Sauf que la métaphysique se retrouve obligée d’expliquer le problème cardinal d’Aristote : comment faire pour expliquer le faux, l’erreur ou l’illusion autrement que par la positivité paradoxale du non-être? Sans quoi la métaphysique repose sur des fondements bancals. La positivité négative est bancale. La métaphysique moderne essaye de résoudre cette erreur en expliquant que ce qui est dit ne pas être n’existe pas et n’a aucune existence, ni positive, ni paradoxale, mais résulte du dire vide d’existence. Ce qui impliquerait que l’erreur repose sur la possibilité pour le langage de dire ce qui n’est pas. Sauf que cette manière de dire que le langage peut recourir au non-être, mais que l’existence langagière du non-être n’implique pas son existence effective, se révèle tout aussi bancale et incohérente que la mouture initiale de la métaphysique.
Car l’on voit mal comment ce qui est dit pourrait ne pas exister, sauf à considérer que le langage ne serait pas connecté au réel. Ce qui se dit ne serait pas au sens réel serait possible au niveau du dire déconnecté. Sauf que l’on voit mal comment le langage, qui est la principale expression du réel chez les animaux, en particulier chez l’homme, ne serait pas connecté au réel. Quand le langage dit que cela n’est pas, qu’il y a du non-être, que dit-il? Peut-on dire que ce qui n’est pas est circonscrit au dire? Ce serait alors battre en brèche la possibilité de connaissance, ce que personne ne fait, sauf quelques sophistes, et encore, de manière paradoxale (le langage dit des morceaux d’être, et l’on ne peut aller au-delà de cette connaissance virtuose).
Surtout, ce serait oublier la faculté primordiale du réel, qui est d’englober tout ce qui relève de l’être, de l’agir ou de l’existence, pour employer des termes qui sont proches, bien qu’ils dénotent des situations différentes. Et pour être précis, il convient de définir par existence tout ce qui relève du quelque chose, quand bien même ce quelque chose ne serait pas de l’être (définition qu’il conviendrait de préciser, mais là n’est pas le lieu). Tout ce qui est relève du réel, ce qui fait que l’on peut se demander comment ce qui est dit n’est pas intégrable au ce qui est, ou serait déconnectable du ce qui est. 
Comment le faux ≠ réel ? Aussi bien que l'illusion ≠ réel ? Cette différence n’est pas possible, au sens où le réel est celui qui intègre tout et qui peut être dit intègre au sens où l’honnêteté serait de se confondre avec la faculté de totalisation. Rien de ce qui existe peut se différencier du réel. Le réel est ce qui intègre toute différence, ce qui fait que l’on ne peut établir de rapport de différenciation entre un objet et le réel. Tout objet est réel. Aussi bien, tout quelque chose est réel.
Dès lors, la position de Bergson, typique de la métaphysique, s’effondre. Ce qui est dit est aussi bien réel que ce qui est, qui existe, etc. L’inquiétude vient de ce que l’ensemble de la philosophie moderne (ou presque) a pris ce parti, et que Bergson ne fait nullement preuve d’originalité en la matière, mais, en bon historien de la philosophie, résume l'ensemble de ce qui a été dit par les philosophes sur le sujet, en particulier le point de vue énoncé par Descartes et qui fonde la métaphysique moderne. Prétendre que c’est Bergson qui avance cela, c’est oublier qu'il ne fait que reprendre presque au mot près la position de Descartes, sauf qu’il lui ajoute quelques dénominations originales, comme le pseudo-concept. Mais même ce terme est bien proche de la position hérétique de Spinoza, ce qui vérifie la proximité de positionnement entre la métaphysique et son cousin l’immanentisme, qui est une hérésie plus virulente et radicale que la métaphysique.
L’accointance montre simplement la position de Bergson, entre métaphysique et immanentisme, et la parenté de l’immanentisme et de la métaphysique. En reléguant la possibilité de non-être au dire, la métaphysique moderne n’a rien résolu du tout du problème initial. Je dirais que, sur ce point, la philosophie n’a jamais été à ma connaissance plus loin que Platon (notablement), lorsque la principale innovation qu’il propose consiste à résoudre ce problème : comment le faux peut-il exister si le non-être n’existe pas? Aussi bien : comment peut-on dire que le non-être existe si tout ce qui existe d’une manière ou d’une autre relève du réel (y compris donc le non-être)? Platon répond : le faux est l’autre. Quand on prend quelque chose pour un autre, on accélère le changement.
Mais qu’est-ce que le changement. En définissant le non-être comme le changement, Platon recule la difficulté d’un cran, mais ne définit pas ce qui définit le changement et qu’il nomme l’Etre dans la tradition ontologique. Il reconnaît qu’il existe quelque chose qui englobe tout et qui est supérieur de ce fait à l’être fait de changements, mais qu’est-ce que cet Etre? Il demeure indéfini. Peut-on expliquer quelque chose par un autre inexpliqué? Platon part d’une intuition : le réel ne peut souffrir le non-être, au nom d’une pensée toute simple : l’être ne peut souffrir le non-être. Mais comme l’être n’est pas suffisant pour englober le non-être, et comme le non-être est employé, comment expliquer d’une manière générale tout ce qui est négatif dans l’expérience ordinaire?
C’est ici que Platon cale (patine). Bergson en fin de chaîne répondra : parce que le langage peut inventer des pseudo concepts qui n’ont pas d’existence réelle. Mais si Bergson y est parvenu, c’est qu’il est le lointain descendant, et indirect, d’Aristote, le fondateur de la métaphysique. Et Aristote fonde sa doctrine contre Platon, directement, lui qui en fut l’élève dissident et le plus érudit de tous. Aristote s’élève contre Platon directement avec cette question. Avant d’être un puits de science, le compilateur de tous les savoirs de son temps, le fondateur de la démarche métaphysique en philosophie, Aristote lance son intelligence à partir du postulat suivant : l’être existe, mais il est fini; le non-être existe aussi, sans qu’il soit défini (est-il fini? quel est-il?). C’est ce qu’il déclare au début de la métaphysique, et si l’on n’évoque jamais ce passage fondateur, c’est parce que la démarche initiale d’Aristote repose sur l’intuition qu’il convient de ne pas penser les fondements, que les fondements sont donnés ainsi et sont arbitraire.
D’où vient l’opposition d’Aristote à Platon? De ce qu’Aristote refuse que le réel ne comporte pas de soubassement, de fondement, de sol, de stabilité. Le culte du savoir qu’entretient Aristote s’explique parce que le savoir est le dur du théorique, l’idée selon laquelle existe un fondement au réel. Jamais Aristote ne serait parvenu à cette opposition si Platon avait défini l’Etre. La révolte d’Aristote vient de ce qu’ayant défini le non-être comme l’autre, Platon se permet d’adosser le non-être sur l’Etre, soit un défini sur l’indéfini. Platon admet que le réel repose sur un certain indéfini, avec cette précision que l’indéfini en question est rationnel, c’est-à-dire que l’indéfini peut être défini, mais jamais complètement, toujours par parties successives. Aristote estime que le réel repose sur le définissable, mais un définissable définitif et déjà constitué, que l’on n’a pas encore trouvé, que l’on peut trouver, et que bien entendu lui va trouver.
Constat : Aristote a échoué, au point que Descartes survient pour rendre possible la survie prolongée de la métaphysique en recourant à l’argutie selon laquelle ce qui est dit peut ne pas exister. Et toute la philosophie depuis lors fonctionne sur ce déni selon lequel ce qui n’existe pas peut être dit et se trouve dit.
Le moyen philosophique (et commode) d'autoriser un discours sur l’être qui a besoin de son complément et qui, faute de pouvoir l’expliquer, recourt au non-être comme une poubelle inexplicable consiste à créer la poubelle du non-être. Sauf que ce stratagème ne fonctionne depuis que la caution Aristote a fait faillite. La faillite est actée par la science moderne. Durant cet entre-deux, la métaphysique aura d’autant plus réglé qu’elle aura sclérosé la connaissance par un savoir aussi stable que dépassé, voire aberrant.
C’est ici qu’intervient non l’alternative à la métaphysique, qui entérine sa faillite; mais la réforme de la métaphysique, qui consiste à prolonger la métaphysique en lui donnant une nouvelle légitimité. Le non-être du dire permet de restaurer la possibilité de philosopher dans la finitude et de légitimer cette démarche de finitudisation par la rigueur, méthode qui est déjà l’apanage d’Aristote et qui chez Descartes devient admirable : on a l’impression que Descartes est parvenu à instaurer sa chaîne des raisons, à ceci près que s'il a adéquatement adopté son programme, il a échoué.
Échec en deux points :
1) comme avec Aristote, Descartes se trompe scientifiquement, sauf que chez Descartes cet échec signe la mort programmatique de la métaphysique (trois siècles plus tard, en gros avec Heidegger, le disciple d’Aristote). Descartes ne se trompe pas a posteriori, mais par rapport aux querelles de son temps, il choisit le parti faux et caduc contre le parti qui sera conservé par la recherche scientifique. Dès lors, comment estimer que le scientifique qui se trompe peut coexister avec le philosophe rigoureux, alors que lui-même revendique d’avoir fondé une méthode philosophique nouvelle à partir de la nouvelle physique?
2) comment expliquer, si la chaîne des raisons est juste, qu’elle échoue à relier l’intérieur à l’extérieur, le cogito au monde physique?
Bergson est l’héritier mâtiné de spinozisme de Descartes. Il condense par ses analyses concernant les pseudo-concepts la position que les métaphysiciens adoptent à propos du non-être : comme c’est le fourre-tout qui sert à borner l’être, mais dont on peine à énoncer la qualité (irréel, indéfini?), on finit par se rendre compte qu’il vaut mieux le décréter irréel, sans se soucier de la question que pose l’irréel, surtout quand on le délimite avec désinvolture et négligence dans le dire : mais cette position n’est pas cohérente! Et c’est au nom du rationnel que l’on consent à l’incohérence!
De même, la question de l’infini se trouve évacuée avec le non-être, qui n’est pas infini, et qui se rapprocherait de cet indéfini que Descartes édicte comme une méthode pour que l’homme inapte à comprendre l’infini puisse exercer sa raison dans le fini en jugeant que ce qui est incompréhensible est indéfini aux yeux du fini (à ses yeux).
Le problème est que plus la métaphysique déraille, plus son succès est grand auprès des cercles philosophiques. Loin de se rendre compte que la méthode est inconséquente, les philosophes la reprennent d’autant plus qu’elle permet de philosopher avec rigueur. C’est la revendication de Descartes, et elle sera reprise par tous ceux qui se réclament de la métaphysique (les phénoménologues, Kant, Hegel, Bergson, Heidegger...), comme des immanentistes (Spinoza et Nietzsche principalement, Schopenhauer dans une certaine mesure). L’explication à cette dérive si importante (qu’elle en devient prédominante) tient au gain qu’offre cette démarche et à la définition qu’on se fait du réel. Si le réel est ce qui est défini, alors la métaphysique constitue le plus sûr moyen d’y être parvenu, surtout quand on s’avise de ce qu’en propose Platon (qui de ce fait, tend furieusement vers l’idéalisme de type pragmatique).
C’est pour cette raison que la métaphysique connaît un tel engouement : parce qu’elle est le moyen le plus rigoureux de définir le réel (et tant pis que ce soit du réel). C’est ici qu’on touche aux limites de la rigueur. Si être rigoureux consiste à borner un domaine, il arrive aussi qu’être rigoureux revienne à être borné, au sens où la rigueur ne sert à rien d’autre qu’à déformer l’infini. Le réel rigoureux est le fini. La rigueur dans le domaine finie est indispensable certes à n’importe quelle démarche, encore qu’elle soit plus l’apanage de la démarche scientifique que philosophique; mais, à partir du moment où la philosophie doit se confronter à l’infini, sans la pirouette cartésienne de l’indéfini, l’exigence de rigueur est inadaptée. Demander à la philosophie d’être rigoureuse est insuffisant quand on s’avise que la philosophie doit en premier lieu se montrer créatrice. Mais c’est peut-être parce que les métaphysiciens et leurs cousins immanentistes refusent de se confronter avec la créativité qu’ils en viennent à privilégier la rigueur (et le savoir érudit).

lundi 21 octobre 2013

Question de doute


Ami lecteur, trois remarques :

Descartes occupe une place particulière dans l’histoire de la philosophie. De même qu’il cherche un pont entre la représentation et le réel extérieur (ce sera le cogito) ; de même il est le pont (lui-même sorte de cogito) entre la métaphysique et sa rénovation (1 et 2). C’est parce qu’il occupe ce rôle qu'il tient une place spéciale : aussi bien parce qu’il permet de relancer la connaissance que parce qu’il donne à ce sauvetage en allure orientée, en faisant du sauvetage la sauvegarde, au sens où ce qui est sauvé est la conservation du système ancien sous la forme de sa remise à jour ou de sa réactualisation. Descartes estime que l’on ne peut instaurer le réel que dans le domaine fini, au sens où l’objet philosophique poursuit un domaine fini, aussi bien que l'objet scientifique. La principale force de Descartes est de permettre la poursuite de la rigueur comme la quintessence de la démarche philosophique, ce qui constituait la force du style aristotélicien. Sa principale faiblesse empêche que la philosophie affronte le problème de l’infini, qui rendre obsolète l'antagonisme être/néant. La finitudisation, que l'on retrouve derrière le substitut de l'indéfini chez Descartes, amène dans son application exclusive à rétablir du néant (le partitif est utilisé pour tenter de désigner pour un ensemble mystérieux, qui ne recoupe pas le clarté reconnue du fini) pour que le réel existe (avec cette erreur que le réel cohabite avec du fini, dans un mélange entre le partitif et le défini), tandis que l'infini affirme que le néant ne peut exister, notamment avec son état paradoxal (et intenable) de positivité. La métaphysique implique que le rationalisme se déploie en acceptant l’irrationnel. Le défaut de qui avait constitué la métaphysique et que renouvelle Descartes en accroissant la part d’irrationnel. Si l’on donne à irrationnel le sens d’inconnaissable, la métaphysique est une drôle d’approche de la connaissance, qui consiste à estimer que le connaissable est une part finie, historiquement révisable, et que l’inconnaissable est un part de réalité incompressible.
Qu’est-ce qui fait que le connaissable engendre l’antagonisme de l’inconnaissable ? C’est justement son caractère fini : si le connaissable est fini, alors l’inconnaissable ne peut que lui être différent, en clivage. L’antagonisme naît de cette différence entre ce qui est et ce qui n’est pas. A y bien regarder, l’antagonisme vient d’une vision déformée du réel, selon laquelle ce qui n’est pas est opposé à ce qui est : la négation n’est pas conciliable avec le positif. Pourtant, s’ils sont unissables, la différence prend des allures autres : elle est l’inconnu qui peut être connu. En ce sens, le non-être est le connaissable. Tout peut être connu, tout est connaissable. Le connaissable ne peut délivrer la vérité finie, puisque tout domaine étant extensible implique sa malléabilité – son extensibilité. L’erreur, qui est celle de la métaphysique, est d’envisager la connaissance en termes de finitude, en accordant un terme à la connaissance. Si le réel est un continuel emboîtement de domaines, qui n'ont ni début, ni fin, du fait du principe de malléabilité qui définit le réel (le réel est, non le changement, mais la malléabilité); la vérité n’existe pas en termes métaphysique ; et ce qu’on nomme vérité existe sous forme, plus précisément qu’interprétative, malléable et adaptable, au sens où le principe de vérité est extensible. La vérité n’existe pas comme état, mais comme faculté de croissance. Cette propriété est à distinguer du miracle chez Descartes : le cours du réel peut être révisé par l’intervention de Dieu; tandis que la croissance obéit à une constante qui n’a rien de miraculeux, mais qui est le compréhensible opposé à l’irrationnel.

La métaphysique ne peut exister sans l’adjonction du néant, quand bien même ce néant serait la forme de réel la plus misérable. Comment se fait-il que le néant soit rejeté de Dieu entendu comme infinie perfection ? Comment Dieu s’il est perfection et toute-puissance peut-il supporter le néant comme extériorité au réel, et donc imperfection par rapport à sa perfection? Comment Descartes peut-il expliquer le statut qu’il accorde au défaut, au manque, au néant, sachant qu’il se trouve en contradiction avce la perfection qu’il prête à Dieu?

Le doute relève du néant. Le néant est l’épreuve de touche qui mène au réel. Si l’on sort de cette épreuve, c’est que l’on découvre le vrai réel, le réel le plus haut, qui est le nom de Dieu, par les idées claires et distinctes. Mais comment le doute peut-il délivrer la connaissance du réel, s’il est ce qui est tellement bas qu’il n’est pas intégré au réel et qu’il est l’erreur, le manque ou le défaut? Comment le négatif, en admettant que le néant puisse avoir quelque positivité, peut-il permettre la découverte du positif? Soit le néant ne fait pas partie du réel, ce que Descartes estime pour que son système soit viable, soit le néant relève de la partie inférieure du réel, et l’on voit mal comment l’inférieur rendrait possible l’accès au supérieur (au principe de Dieu). Il y a là un mystère central qui pose la question : pourquoi Descartes a-t-il besoin du néant alors que le néant est inutile si Dieu est parfait (si Descartes a découvert la perfection, qu’a-t-il seulement besoin de sauvegarder le néant, surtout si l’on vante chez Descartes sa rigueur)? Pourquoi ce manque de rigueur chez Descartes? Descartes a besoin du néant, parce que sa perfection, aussi étrange que ce fait puisse apparaître, est finie. Du coup, pour que le parfait soit cohérent, il a besoin du néant. L’expérience du doute provient du fait que le négatif ne permet pas de parvenir au supérieur, mais d’encadrer, de détecter, d’isoler au sens d’un précipité chimique, le réel parfait. Qu’est-ce qui est parfait selon Descartes? C’est le certain, le clair. Le problème est plus général que celui de Descartes. Il ressortit de la métaphysique depuis Aristote, et du nihilisme depuis les origines de la pensée : si l’on cherche du réel certain, démarche louable pour son souci d’exactitude, on en arrive à façonner un type de réel qui est certain, mais qui est en même temps déformé par le souci de certitude, et dont la déformation consiste en la finitude. Le doute est la preuve que ce que Descartes nomme infini n’est pas infini. D’une part, Descartes propose de substituer à l’infini l’indéfini, pour rendre l’infini plus compréhensible; d’autre part, l’infini chez Descartes est le suprême autant que l’incompréhenisble. Seul le fini peut être compris.

mercredi 16 octobre 2013

Le complotisme grundlos

Le complotisme pose comme question : comment surviennent les événements? Et à cette question, il répond : par la volonté grundlos. Il est significatif que le complotisme surgisse en reprenant (indirectement) la doctrine de Schopenhauer, qui s'élabore au début de la contemporanéité et annonce l’esprit de notre temps : la condamnation du complotisme correspondrait à celle de Schopenhauer, à ceci près que, dans un bel élan de cohérence, elle inspire aussi celle qu’elle combat (le complotisme autant que l’anticomplotisme). Et concernant l'immanentisme? La distinction entre Schopenhauer et l’immanentisme recoupe la différence entre la volonté et le désir. Les deux se montrent assez voisines et indiquent quelle conception est accordée à l'influence : la volonté est la faculté intellectuelle qui expliquerait le réel et qui se retrouve chez l’homme comme une de ses parties; le désir est la force vitale, que Nietzsche essayera de théoriser, de manière elliptique, confuse et inachevée sous son concept aussi célèbre qu’incompris de volonté de puissance, comme s’il avait voulu adjoindre Schopenhauer (la volonté) et Spinoza (la puissance). Le désir n’entend nullement s'appliquer à l'ensemble du réel, dont il se moque, puisque la force est ce qui émane d’un corps et ne concerne que l’environnement alentour. Pour le dire d’un mot, il ne concerne seulement que le monde de l’homme, en précisant bien que l’homme ici visé est l’individu, et non l'universel. D’où une première exagération, et aussi une surestimation de ses forces : le complotisme entend expliquer l'intégralité du réel, mais en dégradé par rapport à la conception de Schopenhauer - alors que la volonté est chez lui une faculté universalisante, quoique absurde, chez le complotiste, elle est entendue comme humaine, quoique totale. Elle se trouve incarnée dans les individus multiples et irréductibles à toute universalisation (fidèle en cela au nominalisme médiéval et opposée à son adversaire le réalisme), au point de faire des hommes le fondement explicatif et contestable du réel. Ce n’est pas la même chose de faire de la volonté absurde le fondement et d’incarner la volonté dans les hommes. Dans le premier cas, la volonté est une faculté générale prêtée au réel; dans le second, elle est rapportée à l’homme, et l’on voit mal comment le monde de l’homme pourrait recouper le réel plus vaste. Déjà que Schopenhauer explique mal la venue des événements avec sa théorie de la volonté absurde (il faut être bien informé pour savoir que la volonté régit le fonctionnement du réel et que le réel est absurde); alors le complotisme révèle son incohérence viscérale, qui est la clé de son succès dans les mentalités échauffées en périodes de crise : en mélangeant au sein d’un terme généraliste des éléments contradictoires, l’on s’assure au mieux de leur succès médiatique, au sens où l’on donne l’impression de la résolution la plus difficile, alors qu’on est seulement parvenu à forger un fourre-tout assez vite inconfortable et mal ajusté. Il est amusant de vouloir faire sens à partir de l’absurde, comme c’est la prétention intuitive de Schopenhauer, mais le complotisme surenchérit encore, si c’est possible, à cette tendance en faisant de l’absurde le siège de la réconciliation des contraires. Dès lors, l’impression de réconciliation se fonde sur l’imposture et l’illusion. Si l'on se trouvait en mesure de répondre à la question : « Comment surviennent les événements?", l'on pourrait démentir le complotisme quand il survient comme anti-explication générale, tout autant que l’absurde de Schopenhauer comme doctrine aussi rigoureuse dans son déploiement qu’irrationnelle dans son intuition initiale; le problème est qu'on ne sait pas comment surviennent les événements (ce qui permet à Schopenhauer d’avancer son explication absurde, comme au complotisme de surgir quand tous les repères se trouvent chamboulés). L'opposé du complotisme (tout est régi par la volonté humaine) serait le hasard : on ne sait expliquer comment les événements surviennent et on les imputerait à un non-principe par compensation et dépit, voire dégoût. Le hasard se tient d’autant plus au fondement qu'il n'explique rien. Mais le complotisme explique par la volonté humaine ce que le hasard n'expliquant rien reporte sur la volonté générale (intuition de Schopenhauer). La différence entre le complotisme et Schopenhauer tiendrait ainsi au statut de l’absurde : si chez Schopenhauer, le réel est tenu pour absurde, le complotisme explique que, la volonté étant humaine, l’homme dispose par elle du pouvoir exorbitant, sinon de contrôler le réel, du moins de contrôler son monde. Selon Schopenhauer, l’existence est triste au sens où le réel est absurde : la vie ne peut osciller qu’entre tristesse et souffrance si c’est le hasard qui régente e cours du réel. L’homme est impuissant à façonner son monde, trop soumis aux aléas extérieurs, sur lesquels il n’a aucune prise, et incapable de façonner son propre monde. Au contraire, plus extrémiste encore que cette approche déjà passablement extrémiste, le complotisme rend la volonté à la fois absurde en général et opérante concernant le monde particulier de l’homme. Là où le complotisme penche du côté de la volonté plutôt que du désir, Schopenhauer plutôt que Spinoza, c’est qu’en promouvant la volonté, il relie le particulier avec le général, même si ce lien s’avère inconsistant et incohérent : car l’explication générale reposant sur l’incohérent, on voit mal comment le particulier serait relié de manière satisfaisante au général; alors que le désir, pour être complet, implique que le monde du désir ne se trouve pas relié au restant du réel.

mardi 8 octobre 2013

La visibilité

Quand Descartes, dans le Sixième Discours de la méthode, revendique de rendre visible le caché par sa chaîne des raisons, inspirée de la démonstration mathématique, le caché auquel il fait référence peut devenir visible, tandis que le caché de l'underground, de la contre-culture, reste caché et entend le rester. Qu'est-ce que le caché? Le caché qui peut devenir visible induit que le réel n'est pas formé sur un mode homogène; et implique aussi la possibilité de l'erreur : l'égarement de l’antagonisme, qui rend les deux réalités irréconciliables. On tombe alors dans l'erreur du caché qui ne peut que rester caché, du fait de son antagonisme radical avec le visible. Cette structure implique un réel immuable et stable, qui laisse prospérer l’antagonisme et qui du fait de la passivité qu’il contient ne peut qu’exprimer son caractère inférieur dans le réel (quelque chose comme son réalisme inférieur). Le caché qui peut devenir visible repose quant à lui sur une structure qui n'est pas explicitée. Comment opère-t-on des découvertes dans le domaine technique? Qu’est-ce qu’une découverte scientifique? Comment découvre-t-on d’un manière générale et quel est le mécanisme qui rend possible la découverte? Nous n’avons pas encore tenté de répondre à cette question. Au lieu de cela, nous avons encouragé la mise en place d’une pensée théoriquement magique (irrationnelle), tandis que son application est rationnelle. Du coup, elle ne parvient à prouver sa cohérence que par le résultat pratique, affirmant que la faculté de raison est le moyen qui vérifie l’existence de l’Être, alors que cet Être postulé et nullement démontré demeure indéfini, en sorte que le raisonnement implique que la fin (l’Etre) soit prouvée par le moyen (la raison). Si tel était le cas, le réel serait moyen, et non fin, ce qui indique l’erreur du raisonnement ontologique, qui recoupe l'élan plus large du transcendantalisme. Sauf que cette manière de procéder, qui dirige toute la pensée, répond à l'exigence initiale d’incohérence nihiliste... Entre le caché continu et celui qui peut devenir visible, l'on retrouve la même contradiction : caché et visible se tiendraient sur le même plan. Dès lors, on voit mal comment ce qui se tient sur le même plan pourrait ne pas être connaissable assez vite, raisonnement du nihilisme atavique, ce que semble suggérer Descartes, avec sa méthode de la connaissance certaine, à ceci près qu'il introduit le correctif du Dieu irrationnel qui peut modifier le cours réel, par miracle. Si Descartes est obligé d’introduire de Dieu inconnaissable, c’est moins par volonté de considérer que le réel sera connu dans son intégralité, que d’expliquer pourquoi le réel résiste toujours à la connaissance : non pas tant parce qu’il serait infini - que parce que Dieu pouvant modifier le cours du réel, alors le réel ne peut être connaissable. Il est un caché appelé à demeurer caché, et la connaissance ne peut exhumer le principal du caché, qui est regroupé autour de ce que l’on appelle Dieu, et qui pourrait signifier quelque chose comme : le principe de réalité qui résiste à la connaissance, au sens où il lui serait supérieur. Descartes justifie ainsi l’erreur, par le fait qu’elle peut certes résulter d’une mauvaise application de l’entendement, dès lors correctible, mais que le principal de l’inconnaissable réside dans une forme qui résiste à la connaissance issue de l’entendement. D’ailleurs, on pourrait se demander si le fait de nommer forme l’inconnaissable est valide : toute forme dénote un certain ordre, comme si ce qui est réel ne pouvait être que formalisable, alors que ce principe du réel ordonné impliquerait que la connaissance même malaisée et progressive soit toujours possible. Il faut donc trouver un autre terme que forme pour désigner ce qui n’est pas forme, mais qui lui est au contraire réfractaire. Au lieu de forme, il conviendrait plutôt de parler de ce qui ne possède pas d’extériorité et qui pourrait presque, selon ce que Descartes pense du Dieu miraculeux, relever de ce qui existe tout en étant contradictoire. Ce que l’on nomme réel pourrait-il être proprement indéfinissable, au sens où on ne peut définir que des formes et où en l’occurrence ce qui est nommé réel serait une réalité (à défaut d’un terme plus adéquat) qui échappe à l’objet et qui est dénué tant d’intérieur que d’extérieur? En ce sens, cet indéfinissable se trouverait en totale inadéquation avec le définissable. L’indéfinissable ne peut être connu. A la limite, il y aurait deux réels, si tant est que l’on puisse utiliser ce terme pour qualifier un réel sans intérieur, ni extérieur. Ou alors il faudrait dire qu’il y a le réel, qui est singulier par définition, singulier au sens où il est unique, mais d’une unicité qui est singulière au sens où elle est destinée à accueillir à ses côtés un à côté, qui constitue justement cet informel indéfinissable, dont je cherche toujours le nom, alors qu’étant l’indéfinissable, il relève de la catégorie de l’innommable. C’est à côté, c’est précisément ce qu’il conviendrait de nommer le néant, ou le non-être, ou ce que Gorgias appelait le non-étant. La forme qui s’oppose au néant, c’est l’idée très étrange selon laquelle il existe quelque chose qui n’existe pas et qui se tinte de ce fait à côté de ce qui existe et qui se nomme lui le réel. Le réel définit ce qui est formé, ce qui est ordre, à condition qu’il comporte un à côté dont on peut prétendre d’une certaine manière, et non sans duplicité (alors que l’on réfute le double), qu’il n’est pas, puisque précisément il n’est ni quelque chose, ni du réel. Mais alors, qu’est-il? Quand le physicien Ernst Mach cité par Clément Rosset définit le réel comme quelque chose dont le complément n’existe pas en miroir, il définit le quelque chose si étrange qui est et qui n’est pas, et qui de ce fait qualifie le contradictoire qui existerait à côté du non-contradictoire, il parle d’être unilatéral. L’unilatéral désigne ce qui n’engage qu’une des parties. Du coup, si le réel est l’unilatéral dont le complément n’existe pas en miroir, cela ne signifie nullement, bel aveu de Mach, que le complément n’existe pas, mais que son complément symétrique n’existe pas. Le complément existe peut-être de manière dissymétrique... Ce serait une belle définition du néant que de noter qu’il n’existe pas en antagonisme symétrique, mais en antagonisme dissymétrique. Mais la parenté évidente entre nihilisme et transcendantalisme empêche quoi qu’il en soit la connaissance du réel à partir d’un certain point. Le nihilisme a très tôt buté contre cette limite et ses révisions successives ont vite achoppé sur son impéritie en tant que forme plus ou moins explicite. Raison pour laquelle il se recycle en compromis avec une forme transcendantaliste et sa forme initiale, ce qui donne comme résultat la métaphysique dont on n’a pas encore réussi à circonvenir les effets (avec sa rénovation en forme 2) bien qu’il soit probable que cette forme est disparue avec Heidegger (et l’immanentisme qui va avec agonise lui aussi). La connaissance métaphysique est vite sclérosée. Le transcendantalisme offre certes des perspectives, mais celles-ci viennent de s’épuiser à partir du moment où l’on s’avise qu’il ne fonctionne que dans le champ du prolongement, selon le schéma de l’homogénéité. Le réel conçu comme homogène : tel était le programme de la connaissance transcendantaliste, et cette connaissance délivre des fruits réguliers, métaphysiques ou ontologiques, jusqu’au point où l’homogène n’est pas de type infini, mais ne peut délivrer qu’une connaissance délimitée, quoi qu’elle soit plus vaste que le connaissable fini et qu’elle s’en distingue seulement par l’amplitude : car le délimité reconnaît l’infini, tandis que le fini est défini par la métaphysique comme ce qui ne peut déboucher sur l’infini, ni même le définir. La définition de l’infini par le transcendantalisme reconnaît son imperfection : l’infini est ce qui n’est pas fini, mais quand on a reconnu que ce qui n’est pas fini existe, on ne l’a pas défini clairement. Pourquoi le transcendantalisme peine-t-il à définir l’infini, en particulier la tradition ontologique?

P.S. : il faut opposer le pouvoir visible au caché comme deux modes de fonction antithétiques : le visible ne peut être le caché, il lui est supérieur au sens où il tend vers l’unité et unifie le caché, quand le caché peut prétendre à une concurrence par rapport au visible, alors que le propre du caché est d’être multiple et antagoniste. Le principe oligarchique doit être décrit en termes de multiplicité. Il convient de parler de multiples oligarchies, quand le pouvoir invisible entend, dans un bel élan de contradiction, tendre vers l'unité. Ce ne sont donc pas des pouvoirs de même type. L’erreur du complotisme consiste à placer sur un plan d'égalité deux réalités antithétiques, l'un et le multiple, au sein du contradictoire : le caché. Le caché ne peut être un. Cette prétention exorbitante est tout simplement délirante. Elle débouche sur le symptôme du complotisme entendu comme phénomène rigoureux, et non comme instrument de propagande. Le problème du multiple, c'est qu'il fragmente le réel (les étants chez Gorgias) et réduit le réel à une partie du multiple, qu’il présente comme la totalité. Tandis que le visible, en unifiant, ne peut prétendre à l’obtention d'une fin stable, mais à une fin nécessairement provisoire, dans un réel dont la particularité tient à l'extensibilité.