vendredi 27 mai 2016

Nom de Dieu

Qu'est-ce que que ce qu’on nomme Dieu? Au départ, Dieu est multiple, son unité vient après des dizaines de milliers d'années de polythéisme, durant lesquelles l'homme conçoit le monde morcelé, à son image. L'homme amorçant sa réunification terrestre vire au monothéisme. Premier constat : Dieu est à l'image de l'homme. Mais quelle place occupe-t-il pour nous, entre notre monde et le réel? Quand on dit qu'il est plus que le réel, cela signifie qu'il est plus que le réel littéral, dont notre monde fait partie.
Dès lors, Dieu signifie qu'il y a autre chose que le réel, qui reste indéfini, tout en étant seulement défini comme transcendant. Mais est-ce le cas? Le monde de l'homme n'implique-t-il déjà pas autre chose que le réel, si l'on s'avise que "Dieu" fait partie de notre monde, de notre perception et de notre conception? Ce n'est pas rationnellement que Dieu apparaît à l'homme, c'est créativement
La raison peut seulement se rendre compte qu'il manque quelque chose à ses cogitations. Mais elle ne peut aller plus loin. Le fait que la représentation s'avère aussi vague quand on s'avise de connaître indique que ce n'est pas la raison qui prend en charge la représentation, mais une autre faculté, qui est capable de concevoir sans connaître directement les contours.
Voilà qui ne nous dit toujours pas ce qu'est Dieu. On peut cependant proposer qu'il est notre monde et plus que le réel. De ce fait, il convient d'éliminer la définition selon laquelle Dieu nous est étranger, voire nous engloberait. Il peut excéder notre monde, mais on ne le conçoit qu'en partant de notre monde. J’irai plus loin : Dieu ne sort pas de notre monde, ce qui indique que notre monde ne peut se concevoir sans le fondement de Dieu. D'où l'unité que garantit le terme "Dieu", qui peut virer à son unicité dans le monothéisme, mais qui signifie plus largement qu'il est ce qui permet le raisonnement, celui sans lequel il n'y aurait pas de monde de l'homme.
De ce fait, le monothéisme n'est guère plus garanti que le polythéisme, et l'on peut englober les deux formes sous une forme unique : le transcendantalisme. C'est le raisonnement humain qui pousse à l'unité, touchant la réflexion sur l'être, mais rien n'indique que ce qu'on nomme Dieu soit un. Si tel est le cas, l'usage de Dieu se montre quasiment toujours trompeur, reprenant une rhétorique dont on peut deviner l'esquisse dès le polythéisme, avec la prééminence d'une divinité sur les autres, et qui touche en fait l’ensemble du transcendantalisme.
Il faudrait parler de Dieu comme ce qui ne nous est pas connaissable selon le monde de l'homme, car ce qui ne nous est pas connu mais qui est fini se montre connaissable, au moins potentiellement. Dieu serait ce qui nous permet de sortir de notre monde et de connaître au sens où il n'est de connaissance que de l'inconnu et que l'inconnu n'est possible que si le fini n'est pas l'ensemble du réel.
Dans cette optique, il importe que Dieu ne nous soit pas connaissable, sans quoi nous estimerions qu'il s'agit d'une hypothèse provisoire, inhérente à notre connaissance, et que tôt ou tard, nous parviendrons à le connaître. Seul ce que nous nommons infini nous demeure inconnaissable, ainsi que le reconnaît la Bible avec sa définition tautologique de Dieu : "Je suis qui je suis". Descartes ne dit pas autre chose, lui qui, en désespoir de cause, propose de remplacer ce terme, incompréhensible selon lui, par indéfini. Leibniz expliquera qu'on peut connaître l'infini, mais selon un mode partiel, comme par certaines opérations de géométrie ou d'autres approches arithmétiques (logiques), ce qui constitue un manière finie d’approcher l'infini.
Si Dieu est l'infini, il est deux possibilités de définition : soit il est inconnaissable, auquel cas le terme infini et son préfixe -in donnent une juste image de ce qu'est Dieu pour l'homme, quelque chose que seule une révélation nous donne la possibilité et le privilège d'approcher, même partiellement; soit il est connaissable, et alors Dieu est forcément fini, ce qui peut sembler pour le moins paradoxal, voire relever de la provocation insoutenable. Dieu fini, de qui se moque-t-on? Que ne le connaît-on pas s'il nous est familier? Nous serait-il trop familier pour qu'on le connaisse, un peu comme Heidegger estime que le chemin vers les choses familières nous est le moins évident et le plus laborieux?
Il convient d'ajouter une particularité à cette définition manifestement insuffisante : la différence. Mais cette différence doit être définie, ce qui indique que ce qui est fini n'est pas uniforme ou univoque. Comment faire pour que Dieu soit un et non-transcendant? Quelle serait cette immanence qui intégrerait la différence cardinale? L'unité se fait-elle au prix de la dualité?

mardi 24 mai 2016

L'imaginère du subjectivisme

Descartes a échoué à relier l'intériorité, dont il a assuré la certitude, avec l'extériorité, qu'il ne parvient à connaître que de manière inférieure (je sais que le réel existe, mais je suis incapable de le connaître au même niveau que mon ego; je ne le connais que de manière imprécise). Dès lors, la question qui doit se poser est : si Descartes s'est trompé de méthode, qu'a-t-il identifié quand il nomme cette chose cogito? La subjectivité n'est bien entendu pas telle ou telle subjectivité, comme celle de Descartes, mais l'expression du sujet, qui se définit comme "identité subjectiviste", c'est-à-dire comme le seul moyen dont on dispose pour fonder une identité : suivant une stabilité artificielle et fantasmatique.
Ce que trouve Descartes, c'est une partie de langage, désignant une partie de connaissance et une autre de conscience, logée dans le sujet. Ce que Descartes découvre, c'est qu'on peut fonder la certitude sur le sujet, parce que le sujet qui s'exprime, qui réfléchit, est au courant de sa propre existence. Mais cette prise de conscience n'est rien d'autre qu'un état mental qui se situe à un niveau précédant le processus de connaissance. En faire un objet de connaissance est abusif, car il s'agit d'un simple moment, voire d'un point de départ ne pouvant rester tel, exigeant sa poursuite, son externalisation. 
Raison pour laquelle il se présente comme certitude. Qu'est-ce que la certitude, si ce n'est un état que l'on ressent parce qu'on éprouve le sentiment de complétude, quelque chose qui ressemble au holisme? Mais, aussi bien que la certitude, le holisme peut-il exister? Ne signifie-t-il pas que l'on identifie une forme et qu'on la prend pour le tout, décision qui implique seulement qu'on ait identifié un moment avec certitude (donc : que la subjectivité constitue un moment, mais pas un tout). Dès lors, n'a-t-on pas mal compris que dans le processus de connaissance, l'on part de l'intériorité pour connaître l'extérieur - rien de plus? Qu'il faut bien partir du point de vue du connaissant pour posséder un point de référence, mais que le point de vue n'est rien de plus qu'un point?
La déformation cartésienne, c'est de prendre le sujet pour le "bon" niveau de réalité, au motif qu'il serait certain, complet et supérieur au reste du réel (l'extérieur). Mais on ne prend jamais que le sens dans ce qu'il a de plus connu, de plus évident : le point de départ du processus de connaissance. On fait du fondationnalisme, et toutes les découvertes fondationnalistes que l'on établit en amont relèvent ainsi de l'enflure imaginaire. On estime que le recours à la méthode rationaliste permet de connaître des choses existante. 
Mais c’est l'inverse qui est vrai : le fondationnalisme est obligé d'inventer sans cesse des fondations antérieures aux dernières trouvées. Il s'imagine que c’est grâce à la puissance de sa raison, alors que sa raison imagine pour ce faire en créant des objets par assemblages mimétiques et par projection. Au final, le "bon niveau" de sens signifie : l'invention d'un sens intérieur exponentiel d'autant plus aisé à façonner qu'aucun critère de vérification ne vient s'opposer à ses propositions, pourvu qu'elles se montrent rigoureuses selon la logique interne (donc d'un critère de vérité bien inférieur à la vérification expérimentale de type externaliste).
Rien d'étonnant à ce que le projet métaphysique de Descartes, qui devait fonder la démarche scientifique de manière certaine, ait débouché sur des réponses scientifiques incertaines. C'est qu'il repose sur quasiment rien, excepté une enflure de l'ego, qui n'est pas de nature descriptive (comme l'autobiographie), mais analytique (rationnelle), ce qui lui permet de faire croire qu'il est rigoureux de pratiquer le discours phénoménologique. Descartes n'a rien fait de mieux que d'exprimer une imagination empreinte de rationalisme (qu'il confond visiblement avec le rationalisme). Où l’on voit que le cogito est une faculté imaginaire et que la métaphysique moderne repose sur l'imagination plus que sur la raison, contrairement à ce qu'elle prétend.
Où l'on voit aussi que la raison n'est pas la faculté propre à la raison, contrairement à ce que serinent les rationalistes modernes. L'imagination est cette faculté qui se révèle appropriée pour développer les facultés internes, mais inapte à connaître quoi que ce soit de réel. Dès lors, l'externalisme (dans un sens non fondationnaliste) contredit le projet de Descartes au sens où il n'existe aucun critère de vérification excepté l'expérience, situé dans cet extérieur qui, dès lors, s'avère plus certain que l'intérieur. Le critère internaliste serait le sentiment de soi, ce qui ne garantit en rien qu'il n'exprime pas une illusion, à laquelle on croit seulement depuis quelques siècles (la parenthèse internaliste dont parle Pouivet à la suite de Kenny, par exemple).
Mais il n'existe aucun critère de vérification absolue, tant il est vrai que la certitude constitue un gage de connaissance inférieure, limitée à une partie finie et homogène, alors que la connaissance finie tournée vers l'extérieur implique un pont différentiel (en ce sens, hétérogène) entre l’intérieur et l'extérieur. Toute connaissance réaliste est ainsi forcément de cet ordre, et la connaissance tournée vers l'intérieur n'existe qu'à l'état d'introspection utilisant la description (donc l'analyse qui y recourt fait dans l'imaginaire, ce qui convient très bien au descriptif, mais s'avère anti-réaliste pour l'approche analytique).
Reste que la véritable connaissance ne peut concerne que Dieu comme principe "explicatif" (non défini) : qu'est-ce que Descartes a découvert qu'il nomme Dieu et qui est le prolongement de son ego? C'est le moyen de mettre fin à la régression à l'infini qu'implique sa quête fondationnaliste d'ordre rationnel. Mais alors, comment "Dieu", dont on trouve une signification plus mystique que métaphysique (le fondateur, au sens où le fondement permet d'arrêter la recherche introspective), pourrait être une entité infinie sise de manière privilégiée pour l'ego dans l'intériorité finie, alors qu'un tel principe ne peut qu'envelopper toutes les choses? 
Mais alors, on voit mal comment elle devrait sortir du sujet pour envelopper le réel, sinon par des pouvoirs magiques qui rappellent que nous avons affaire à un Dieu plus imaginaire que réel - et fort peu monothéiste, ni chrétien, si l'on se souvient que le Dieu des chrétiens est Trinité, soit qu'il est solidement ancré dans le réel et qu'il se révèle au sujet, selon une opération à laquelle la raison est sensible, mais qui ne saurait se limiter au rationalisme.
Connaître Dieu reviendrait dès lors à se demander si l'on peut connaître l'infini, d'autant que l'infini est une définition négative et que l'on est amené à connaître Dieu en se tournant vers l'extérieur, et non en se réfugiant dans son for intérieur. L'échec de la démarche internaliste cartésienne amène à considérer cette piste avec le plus grand sérieux. L'échec internaliste condamne l'externalisme comme piste fondationnaliste, et il convient de se tourner vers la différence ontologique pour voir si comprendre l'infini n'implique pas de sortir de la conception univoque de type ontologique (le réel est-il seulement l'être?).

lundi 23 mai 2016

L'avarice subjectiviste

La prééminence du discours à la première personne (P. 1) n'est possible que si l'on effectue une identification rapide et sommaire du sens que l'on produit avec le subjectivisme. On en vient à estimer que c'est le sens que produit le sujet qui est supérieur, ce qui implique que le sens propre au sujet soit le sens rationnel, débarrassé de toute autre propriété liée au sens et à l'imagination.
On identifie à tort l'expression humaine comme au final rationnelle, alors que la raison se trouve au service de la créativité. C'est justement le crédit accordé à ce mythe de la raison subjectiviste, du rationalisme cartésien si l'on veut, qui donne le subjectivisme, l'idée selon laquelle du moment que le principe de cohérence interne est retenu, alors l'on tient le plus haut niveau de sens (le véritable).  N'est-ce pas le critère que vante un Deleuze en représentant contemporain de la caste des universitaires, historiens de la philosophie et sorbonnards à la parole gelée (où l'on voit la révolution philosophique que Deleuze aura promue)?
Du coup, on crée la légitimation du critère ad hoc, on élit le critère qui convient le mieux au sujet qui l'énonce, qui l'universalise en produisant ses formes générales, mais on ne produit pas le plus haut niveau de sens. Au contraire, on détruit le sens, au sens où il n'est pas fait pour rester cantonné dans le sujet, mais pour aller du sujet vers l'extérieur. Telle est la connaissance. En ce sens, la forme la plus performante du sujet, c'est ce sens vers l'extérieur (en ce sens particulier, externalisme), pas le subjectivisme, qui est internalisme. 
Ce dernier déforme le sens, en n'en retenant que les caractères subjectivistes comme les plus hauts, c'est-à-dire seulement ce qui relève du sujet, et non pas la suite, c'est-à-dire la principale partie de ce qu'est le sens, sa confrontation avec la réalité. En ce sens, sa seule manifestation subjectiviste se révèle outrée et ampoulée. Il suffit de se rendre compte que le résultat le plus immédiat du sens : c'est la connaissance, qui, quelles que soient ses formes, part du sujet pour aller vers l'extérieur, et non pas, comme Descartes y incline, et plus encore Kant, et plus encore la phénoménologie, entend ne pas sortir du sujet tant que la connaissance certaine n'a pas été établie.  La connaissance n'étant jamais certaine, il ne risque donc pas d'en sortir sous cette forme, ce qui arrive dès Descartes, où il sort de la manière la plus confuse.
Au contraire, le sens présente cette particularité intrigante de ne connaître que s'il ne dispose pas de certitude initiale et s'il n'y parvient jamais, comme si le sens était fait pour proposer un type de connaissance à l'image de l'homme, être fini et incomplet. De ce fait, chercher la certitude est une chimère, qui signifie en fait l'illusion, soit le fait de prendre le domaine de la connaissance pour sa réduction à une représentation fausse et rabougrie ou raccourcie. 
L'existence de la connaissance scientifique prouve que l'on peut connaître l'extérieur du sujet et que le subjectivisme est la déformation réductionniste de la connaissance - raison pour laquelle le cartésianisme ne réussit pas à connaître. 
Par contre, il réussit à laisser croire que le moi est le domaine de l’autorité et qu'il faut partir d'un point de départ pour aller vers l'extérieur (cet objectif ne peut fonctionner, du fait que le sens est incertain). C'est l'inverse qu'il faut entreprendre : partir de l'extérieur pour connaître l'intérieur (connaître l'intérieur est possible, à condition de trouver un point extérieur d'ancrage et de vérification à la démarche d’introspection). Le cartésianisme, en entendant trouver des fondements inébranlables à la connaissance, pense triompher de la démarche expérimentaliste et instaurer le triomphe de la métaphysique chrétienne sur la physique. De ce fait, il se condamne à proposer une connaissance erronée et périmée de son vivant. 
Reste à relever que Descartes assoit la connaissance sur Dieu sur la certitude subjectiviste, et non l'inverse comme il le proclame, car il part de sa découverte du cogito pour estimer que le cogito se trouve fondé par Dieu, et non l'inverse. De ce fait, le causalisme cartésien produit une divergence entre l'ordre de son raisonnement effectif et l'ordre qu'il revendique. Mais si Dieu est le terme problématique qui découle des limites de la connaissance et qui renvoie en gros à ce qui n'est pas connaissable par la connaissance (la métaphysique est fondée sur la croyance que seul l'être est connaissable, d'où le besoin religieux en appoint), alors le Dieu cartésien se trouve incarner les fondements du subjectivisme, et non poser le problème de Dieu. 
C'est un Dieu déformé, qui ne peut pas plus être connu que ne l'est le réel, qui permet de légitimer le subjectivisme. La connaissance religieuse suivant la méthode cartésienne est forcément biaisée. De même que le réel se trouve subjectivisé - de même Dieu. Il devient le garant de la certitude et non plus le garant de l'inconnaissable en plus du connaissable. Raison pour laquelle la certitude peut côtoyer le néant : elle est la réduction inavouable de l'infini (Dieu) au fini (la certitude), ce qui rend possible qu'elle coexiste avec le néant, bien que les deux représentations soient incompatibles. 
Quant à définir ce qu'est le néant pour le subjectivisme, le geste renvoie à la reconnaissance que l'être est fini, puisque Dieu dans ce jeu de subjectivisme est un acteur inutile, qui ne parvient qu'à faire illusion sur sa teneur en infinité. Le subjectivisme s'ancrant dans le fini devient l’apanage de la métaphysique moderne, que lance Descartes. Il a été l’inspiration de la philosophie moderne qui cherche à dépasser la révolution expérimentaliste en connaissance : c'est ainsi qu'il confond connaître et posséder. 
Connaître, c'est explorer, rechercher, sans fin; posséder, c'est un état qui ne peut qu'être provisoire, au grand désespoir de l'avare et du métaphysicien. Le néant est ce qu'on ne peut posséder et qui de ce fait devient métaphysiquement inintéressant.

mercredi 11 mai 2016

L'inconnaissance intérieure

Et si le véritable moyen de saisir son ego, sa conscience, son cogito était de partir de l'extérieur? Et si le fondationnalisme exprimait un démarche qui consiste à prendre à l'envers l'évidence, selon laquelle le sujet est connecté avec l'extérieur? A vrai dire, le sujet n'existe pas en tant que tel et la seule chose qu'il peut faire quand il fait de l'égotisme et qu'il se livre à de l'introspection, c'est de créer un monde imaginaire, qui est le véritable visage de ce qu'il nomme naïvement "certitude". 
Raison pour laquelle les découvertes qu'il fait sont condamnées à une régression à l'infini : parce qu'elles constituent des inventions imaginaires, et qu'on est contraint de leur trouver un fondement, qui se trouve être Dieu pour proposer un point de départ (et stopper le cercle vicieux de la régression). On mesure l'égarement définitoire qu'instille  cette conception de Dieu. Le rôle du sujet est capital dans l’entreprise de connaissance, à condition de considérer qu'il est naturellement tourné vers la connaissance extérieure (pléonasme), seule connaissance qui a un sens (la connaissance intérieure est imaginaire, ce qui implique qu'elle se reconstruise à partir d’éléments de vérification extérieurs). 
La connaissance intérieure relève ainsi de l'illusion ou alors, c'est une analyse de son moi qui sera bientôt suppléée par l'apport des sciences cognitives et de la neurologie pour expliquer le fonctionnement cérébral de l'esprit. Cette prise de conscience implique que la définition que l'on donne de Dieu (y compris pour l'intérieur d'un individu) s'effectue par rapport à l'extérieur, pas l'intérieur. Le but sera atteint si, conjointement, on abandonne le fondationnalisme comme structure interne du raisonnement transcendantaliste et on envisage Dieu comme le résultat de la construction du réel plus que son garant.

samedi 7 mai 2016

Domaines de friction

Je lis une histoire : 
1) Première image, la Bible, avec pour commentaire : "La preuve que Dieu existe".
2) Deuxième image, le Coran, avec pour commentaire : "La preuve qu'Allah existe".
3) Troisième image, une histoire de Monsieur Chatouille, avec pour commentaire : "La preuve que Monsieur Chatouille existe".
CQFD?
Eh bien, non. L'exemple 3 implique que la preuve est virtuelle, donc que M. Chatouille est un personnage virtuel. Sous-entendu : Dieu également, que ce soit le Dieu de la Bible ou celui du Coran. Seule différence : la définition de Dieu n'est pas celle d'un personnage fictif. Le personnage désigne un objet singulier, dont il il est facile de se rendre compte qu'il est inventé, du fait de sa singularité. Tandis que Dieu, dont la définition d'ensemble s'avère des plus vagues (ce qui implique qu'on ne sache pas bien ce que ce nom désigne en fait), renvoie à plus qu'à la totalité des biens finis, dont il serait le créateur et le perpétuateur (le régisseur).
Du coup, cet argument tel qu'il est présenté ne constitue absolument pas un argument probant, encore moins une preuve, puisque l'on compare deux éléments qui ne sont pas comparables, qui plus est qualitativement. Pourtant, quelque chose accroche, dans cet "argumentaire" en faveur de l'athéisme. Mais quoi? L'idée que Dieu faisant partie de ce qui n'existe pas concrètement pourrait être comparé à un personnage virtuel, dont on est sûr pour le coup qu'il n'existe pas du tout (il est évident que M. Chatouille entre dans cette catégorie)? Serait-ce que cette analogie possède comme lot de vérité le fait que les deux ne font pas partie du champ de l'existence, en son sens le plus littéral ou réel?
Mais pourtant, Dieu n'est pas un terme qui désigne du fictif, comme l'on parlerait de Madame Bovary ou Monsieur Chatouille. Car le personnage fictif se crée au fond à partir d’éléments réels, qu'il soit plausible (Emma Bovary) ou inventé (à la manière de la licorne). M. Chatouille est ainsi un personnage enfantin, créé à partir d'une détestable habitude de chatouiller les enfants pour sois-disant les amuser. Mais Dieu? Il n'est pas fictif en ce sens, ce qui n'implique pas qu'il soit existant, et s'il est existant, c'est au titre d'une existence que l'on peut qualifier de suffisamment large sémantiquement parlant pour qu'elle ne soit pas identifiable à une existence précise, singulière, réelle.
La différence entre Dieu et une histoire de fiction tient au fait que la légende parle de l'histoire de M. Chatouille pour qualifier la fiction Chatouille, tandis que Dieu ou Allah ne sont pas présentés comme des histoires. S'ils sont faux, que sont-ils? Des fabrications consciemment mensongères? Mais alors, le mensonge aurait été démasqué depuis le temps, tant nous sommes capables, en changeant de point de vue historique et avec du recul chronologique, de distinguer entre ce qui est réel au sens littéral et ce qui n'est pas réel en ce sens. Dès lors, le religieux n'est pas un mensonge, ni une fiction. 
Qu'est-ce qu'une fiction? C'est la possibilité dont dispose l'homme de créer quelque chose qui n'existe pas et qui aura plus de sens que ce qui existe pendant un temps plus long que l'existence ordinaire. La fiction joue donc sur le sens, en proposant un sens plus puissant et clair que le sens disponible au niveau des existants. Voilà qui implique qu'on reconnaisse que la valeur du sens ne découle pas du sens disponible dans les différentes œuvres de l'existence, mais qu'au contraire, nous disposions du moyen de la fiction pour rendre notre accès au sens plus puissant. Conclusion : alors que nous existons dans un monde que nous nommons réel, nous pouvons aisément nous rendre compte que notre faculté de faire sens nous dévoile que le sens renvoie à un monde bien plus large que notre monde expérimental.
La fiction est capable de créer des personnages, pour ne prendre que celui récent d'Emma Bovary, bien plus larges que des personnes réelles, alors que nous pourrions estimer qu'ils s'en inspirent, ce qui montre que la fiction s'appuie sur une structure de sens bien plus large que la structure réelle, dont nous pouvons faire l'expérience. A ce niveau, la différence saute aux yeux : il existe dans le réel une autre réalité que l'être, ce que nous nommons l'être, sans quoi nous ne serions pas capables de créer des personnages. Si la différence était l’Être, comme le veut la tradition ontologique en philosophie, plus largement la démarche transcendantaliste en religion, alors nous ne disposerions pas de la possibilité de sortir du champ du donné pour créer des fictions - la possibilité de créer des possibles, trois termes paronymes.
Nous tenons donc la preuve que le réel ne se limite pas à l'être, mais qu'il existe en son sein une différence intime et continue. Pour pouvoir créer de la fiction, nous avons besoin de cette différence. Pour qu'il y ait des possibles, nous avons besoin de cette différence. Et même, pour qu'il y ait du faux, nous avons besoin de cette différence. Si nous ne disposions que de l'être, d'une réalité univoque, nous ne pourrions ni changer, ni sortir de la sphère de l'être. Quant à l'objection selon laquelle il pourrait exister un Être plus grand que l'être, elle ne tient pas, car elle implique que ce serait l'identique qui serait à la fois le même et l'autre.
Revenons à notre déclaration initiale pour rappeler que Dieu et Monsieur Chatouille ne se situent pas sur le terrain de la fiction. Monsieur Chatouille (ou une version plus prestigieuse et élaborée de la fiction, comme Emma Bovary) sont des personnages de fiction, mais Dieu n'est pas une fiction. Il est donc soit faux, soit vrai. Mais qu'est-ce que le vrai (interrogation que l'on prête à Pilate, le proconsul romain, qui s’interroge à juste titre sur cette valeur alors qu'il est le représentant de la puissance politique, comme s'il y avait autre chose de bien plus important que la puissance politique)? 
Si le vrai s'en tient à désigner ce qui est vrai dans le réel, alors il s'en tient en gros à la vérité expérimentale, qu'elle soit la vérité de notre expérience ordinaire (auquel cas la vérité dépend de nos sens) ou qu'elle soit la vérité scientifique (auquel cas la vérité reconnaît qu'elle se sert des sens pour aller plus loin, ce qui signifie ici encore que l'être ne suffit pas à expliquer pourquoi nous progressons dans la vérité, mais : nous progressons dans la vérité, parce que nous ne sommes pas que des donnés d'être, mais que notre double nature nous rend faillibles autant que fiables). Le vrai réel serait une valeur qui ne serait pas supérieure au beau esthétique par exemple ou au bon politique (bien que cette valeur devrait être discutée pour voir si le bon moral peut recouper le bon politique sur le long terme).
Ainsi on constate que dans la fiction, Madame Bovary ne peut être dite ni "vraie" ni "fausse", mais porteuse d'un sens plus important que le sens réel littéral. Si vérité il y a, c'est selon un sens qui est supérieur à celui de la vérité effective et qui rejoint donc le constat de valeur fictionnelle du sens plus importante que la valeur réelle. Dans le cas de Dieu, son sens est tellement large qu'il ne renvoie pas à un ou deux sens précis, qui connoteraient un ou deux mots (ou au maximum à deux expressions). Raison pour laquelle on peut l'assimiler de manière en partie plausible à un sens fictionnel manifestement faux du point de vue des critères littéraux. 
On pourrait estimer qu'à l'inverse de la démarche fictionnelle, qui part de l'homme pour élargir son expérience au-delà de l'expérience sensible qu'il éprouve quotidiennement, la démarche religieuse part du constat selon lequel il existe quelque chose (dans le sens le plus large possible, qui ne tient pas compte de la distinction animé/inanimé) qui n'est pas le monde de l'homme (car s'en tenir à la définition individuelle la plus restrictive possible, soit : le monde d'un individu, n'est pas sérieux, n'en déplaise aux kantiens - il est évident que nous savons bien que notre expérience ne s'arrête aux bornes de la représentation individuelle). Dieu signifie qu'il existe autre chose que le monde de l'homme, sans que nous sachions cependant ce qu'il y a au-delà. Qu'il existe autre chose signifie que nous sommes alors confrontés à deux significations de ce constat : 
1) Dieu qui excède le fini désigne l'infini (ce qui implique que le monde de l'homme s'étende à ce qui est fini, autrement dit à ce qui excède le monde de l'homme - exemple : on peut concevoir des galaxies qui excèdent de loin l'expérience humaine, même si on peut aussi estimer que la découverte de ces éléments de réel non humain ).
2) Dieu n'est pas seulement le créateur du monde, il est aussi son continuateur, selon la logique de la création continuée, sans quoi le monde aurait disparu depuis belle lurette, puisque nulle créature connue ne se montre en mesure de faire en sorte que ce qui se détruit sinon dans un périmètre fini (selon le principe de l'entropie) se perpétue cependant de manière impressionnante, quoique banale (où l'on mesure en passant que l’expérience la plus ordinaire s'avère aussi la plus incroyable).
Cette définition de Dieu doit au surplus reconnaître qu'elle n'est pas capable de proposer un sens qui soit exhaustif (qui s'en tienne à ces deux points ou qui en ajoute d'autres). Dieu est donc une définition dont la caractéristique principale est pour le moins surprenante : elle est flottante, au sens où elle comprend plusieurs sens distincts et, plus encore, non limités. En effet, le terme Dieu peut accueillir d'autres sens que ceux qui sont actuellement reconnus, de telle sorte qu'il est toujours en mesure d'être à la hauteur des attentes qu'on exige de lui. Raison pour laquelle on lui prête avec tant d'instance la toute-puissance. Raison aussi pour laquelle les sens que Dieu prend peuvent changer avec le temps : s'ils sont flottants, on peut ainsi passer du polythéisme au monothéisme sans dommage, de même qu'on peut parler de dieux pour des religions polythéistes différentes et évolutives. 
Le plus surprenant est contenu dans l'énoncé initial ironique, qui ne se contente pas de mettre en parallèle Dieu et Monsieur Chatouille, mais qui fait comme si un personnage de fiction équivalait à Dieu. Or Dieu n'est pas un personnage, comme on l'a vu, mais une multitude de sens, dont on peut dire qu'ils forment dans l'approche traditionnelle une seule entité, qui ne saurait être décrite comme un personnage, fictif ou réel (même un dieu ne saurait être décrit ainsi). Dire que Dieu est faux n'a aucun sens, tant sur le plan physique, puisqu'il excède bien entendu les sens en présence dans ce champ, mais aussi sur le plan fictif, puisque la fiction étend le champ de l’expérience en conservant la structure du sensible, dont la principale manifestation est le sensible (il n'est pas dans les moyens de la fiction de se passer du sensible ou de mettre en scène de manière prolongée et crédible une force qui ne serait pas singulière, mais qui serait collective par exemple, sans aller jusqu'à faire de cette entité Dieu).
Dire que Dieu est vrai n'a aucun sens non plus, du moins si l'on s'en tient aux deux sens de vérité que l'on vient de trouver, sur le plan physique et sur le plan fictionnel. Dieu exprime une autre réalité que la réalité fictionnelle, qui déjà exprimait une autre réalité que le réel. Si l'on récapitule, le réel est l'ensemble fini de ce qui est physique, donc extérieur à l'homme, mais qu'il peut connaître. La réalité fictionnelle constitue le moyen pour l'homme d'étendre sa connaissance, mais avec une précision : si la réalité recomposée peut être d'inspiration réelle au sens littéral, le réel n'est qu'un moyen, jamais la fin. Ce que la fiction a en vue, c'est d'agrandir le domaine du fini en s'occupant d'infini (en gros, par l'analyse des sentiments, et via eux de la réalité qui du coup se donne à voir différemment).
La fiction est une technique qui dépend de la faculté de l'homme de développer son champ d'expérience en direction de l'infini. Mais Dieu ne dépend pas de l'homme dans le même sens. S'il reste lui aussi une création de l'homme au niveau du langage, il ne désigne pas une création de l'homme, au sens où il existe indépendamment de l'homme. Il désigne ainsi la reconnaissance du réel qui est extérieur à l'homme et qui est infini (pouvant comprendre en son sein le fini). Du coup, c'est à un autre type de réalité qu'on se trouve cette fois confrontée. Sa principale caractéristique : son indétermination. Raison pour laquelle il est si difficile de définir précisément Dieu. 
Chacun sait qu'il désigne le plus large des champs envisageables de réel, mais chacun sait bien aussi, d'où les nombreuses contestations, que cette reconnaissance irréfutable au départ se montre si large qu'elle en devient confuse. Dieu est donc une entreprise aussi incontestable que confuse, irréfutable si on prend son point de départ, mais de plus en plus contestée si l'on s'avise de la définition qu'elle propose, et qui pourrait s'en tenir à une pirouette tautologique résumée par cette définition dans l'Ancien Testament : "Je suis qui je suis". Rien à redire à cette proposition, sauf qu'elle veut tout et rien dire à la fois et qu'il serait temps qu'on se mette en peine de définir ce qu'on nomme Dieu, ou le divin. Sauf qu'il faudra pour ce faire résoudre la difficulté principale, plus obscure que le Sphinx : l'énigme de l'infini.