jeudi 19 décembre 2013

La fin du rationalisme

Ami lecteur, la méthode dialectique selon Platon consiste par le dialogue à trouver dans le fini des éléments d’infini qui permettent de voir le réel de manière différente à la représentation que nos sens lui accordent d’ordinaire. On recourt à la raison pour retrouver dans le fini des éléments d’infini. 
Ce qui est curieux, c’est que l’infini tend vers l’infiniment grand. Pourquoi dans l’échelle de l’infini, ce qui est infiniment grand serait supérieur à ce qui est infiniment petit? Après tout, les deux relèvent de la catégorie indéfinissable de l’infini. 
Pour Platon, le fini est la partie de l’infini, ce qui implique que le fini soit inférieur à l’infini et que l’infini soit mesurable ou irrationnel. S’il est mesurable, il est fini, et l’on entre dans des contradictions insurmontables au sujet de l’infini fini. S’il est irrationnel, il n’est plus rationnel, à moins d’imaginer que Platon propose un schéma de pensée faux, selon lequel l’Etre n’est pas définissable parce qu’il n’existe pas et qu’il serait la figure contradictoire de ce qui est mal compris.
Cette erreur de représentation quasi géométrique de Platon (projeter l’Etre en continuité de l’être, tout en estimant qu’il est à la fois l’être et qu’il peut tout autant ne pas être et être) s’explique parce que Platon postule que le réel est rationnel. Le réel repose sur la raison. A cet égard, Hegel n’a fait que reprendre une thèse platonicienne, que lui-même emprunte aux penseurs avant lui comme Parménide ou les pythagoriciens.
Mais cette rationalisation du réel va de pair avec le caractère indéfinissable de la raison une fois qu’elle se trouve hypostasiée. Cela aboutit à la déformation du réel et à l’indéfinition de son fondement.
La raison présente un statut capital chez Platon. Elle est la faculté qui montre que l’homme dispose du moyen de sortir de sa condition et d’accéder à l’infini (aux Idées, à l’Etre, aux Formes, et l’on pourrait poursuivre la liste de ces équivalents qui définiraient d’autant plus le réel qu’ils demeurent indéfinis). Mais cette faculté, qui serait infinie, présente une curieuse caractéristique : elle est seulement valable dans le fini, au point qu’elle devient négative dans l’infini.
Si l’on s’arrête aux informations qu’elle fournit sur l’infini, elle déclare qu’il existe, mais n’est pas définissable. Elle propose en outre de procéder selon un schéma contestable, qui considère que le fini serait chapeauté par l’infini, mais sans que l’infiniment petit ait une valeur claire - comme si l’infiniment grand était le véritable infini.
Le rationalisme constitue-t-il l’outil final qui peut développer la réflexion? Toutes les pensées jusqu’à maintenant ont validé ce postulat dans deux directions (et leurs variantes) : soit la raison est une faculté qui dit plus que le monde de l’homme (et qui émane d’une puissance d’ordre divin, au sens où le divin est; soit la raison dit le monde de l’homme seulement (ce qui englobe dans cette catégorie autant les expressions qui théorisent le réel que celles qui le rendent non théorisables ou partiellement telles).
Dans les deux cas, les résultats sont catastrophiques : d’un point de vue physique, on peut en vérifier la péremption; d’un point de vue général, cette péremption est plus difficile à vérifier, mais on en arrive à l’absence de résultats. Et plus l’usage de la raison est circonscrit à l’humain, plus la péremption est forte, au point que la véritable faillite physique est plus à imputer aux tentatives des métaphysiciens qu’à leurs rivaux de l’ontologie.
La raison qu’on nous présente comme la faculté suprême arrive à des résultats qui sont contestables, voire faux dans ce que ses meilleurs représentants proposent. Il ne s’agit pas de renvoyer dos à dos tous les rationalistes, mais de se demander si le rationalisme est l’attitude qui définit l’entreprise de connaissance, en particulier si le rationalisme définit bien le critère ultime et finaliste de la connaissance, ou si l’on n’accorde pas à la raison une place trop importante dans l’entreprise de connaissance.
La raison seulement humaine présente les plus graves distorsions, au point qu’elle est obligée de ne s’attacher qu’à une part du réel, qu’elle appelle l’être fini, et de se désintéresser du reste en le nommant non-être (sous différents vocables voisins) et en le décrétant de manière arbitraire inconnaissable. Quand elle se relie à un principe supérieur, que l’on nomme Dieu chez les monothéistes, la raison se rattache à la Raison, comme l’être se rattache à l’Etre. Mais à part d’ajouter que l’Etre est infini, ce qui est une détermination négative, on ne trouve rien d’autre à définir positivement de ces termes.
La seule caractéristique est que l'on déduit que le tout ne peut être que le prolongement appliqué de la partie (l'Etre de l'être), avec des suppositions, comme le fait que ce tout peut aussi bien être totalité avec des limites - qu'illimité. En fait, ce tout en vient vite à présenter des caractéristiques invérifiables et à ne se distinguer du non-être que par une affirmation forte, quoique supposée : il y a un lien entre ce qui est et ce qui Est, bien que l'on ignore si ce lien est le tout et si cette notion contient, pour qualifier ce qui est, l'ensemble du réel.
La principale objection que l'on puisse intenter contre cette conception est que, si l'on voit bien pourquoi toutes les parties du réel doivent être unies, on voit mal comment cette union devrait se faire à partir de la partie finie prolongée. Autrement dit, la raison est la forme de pensée qui caractérise le déploiement de l'intelligence dans le fini, mais rien n'indique que si le fini est la partie du réel, la raison soit autre chose que la partie de l'intelligence.
Pour preuve, la meilleure caractérisation à laquelle aboutit la raison concernant le réel qui excède le fini est l'infini, sans réussir à en proposer une définition positive. L’histoire de la philosophie nous enseigne que tous les courants de la philosophie, l’ontologie et la métaphysique pour prendre les deux principaux, se réclament du rationalisme. Plus un courant entend réformer la philosophie, plus il exige l’influence de la raison, comme si la raison pouvait corriger des erreurs de la raison.
Mais l’examen de l'ensemble des productions de la pensée indique que le rationalisme n’est pas l’apanage exclusif de la philosophie, mais qu’il caractérise la pensée, que ce soient les sagesses, qui ne sont pas exclusivement philosophiques, ou les religions, d’expression monothéiste ou polythéiste. Le rationalisme est l’expression du transcendantalisme. La philosophie perce en tant que démarche de connaissance spécifique du réel pris dans son unicité : du coup, son rationalisme devient plus explicite, surtout avec l’influence métaphysique.
Cette exigence s’accroît encore pour la période moderne, par le truchement de la révolution scientifique de type expérimental. Rien n’indique pour autant que le rationalisme soit la démarche propre qui valide l’entreprise de connaissance. Tout indiquerait plutôt que les erreurs croissantes du rationalisme, corrélées à l’influence asphyxiante de la métaphysique (et depuis Spinoza de son hérésie jumelle l’immanentisme), empêchent la connaissance du réel, au point que les expressions actuelles de la philosophie font de la philosophie un genre moribond.
La métaphysique est morte depuis Heidegger, l’immanentisme achève de se décomposer, et le rationalisme est tenu pour ce qui est manquant, et non pour ce qui ne saurait être la fin. Il n’est pas question, comme l’ont fait certains depuis Schopenhauer ou Nietzsche, de dresser l’éloge, plus ou moins implicite, de l’irrationalisme. On dénonce le rationalisme pour promouvoir pire encore. On critique les limites du rationalisme pour qu’un stade inférieur de connaissance et d’expression soit mis en place, qui agrée à ses thuriféraires, mais qui va empêcher le progrès et défavoriser la majorité.
L’irrationalisme pur fut défendu par Nietzsche comme solution à la faillite de l’immanentisme qui depuis Spinoza avait suscité un vent d’espoir : cette expression philosophique pouvait réaliser ce que la métaphysique rénovée par Descartes échouait à produire. Il se manifesta par des propositions comme l’apologie du nihilisme divin contre le nihilisme réactif, alors que les commentateurs daubent en faveur de leur philosophe-poète, qui aurait réussi l’exploit, parmi ses innombrables prodiges, de prévoir le nihilisme qui sévit à notre époque.
La vérité est plus triste et moins sélective. Nietzsche était atteint d’un symptôme psychiatrique bipolaire qui lui faisait subvertir le principe de non-contradiction, en affirmant l’identité de ce qui est et lui est contraire (la folie qui emporte Nietzsche consisterait à affirmer que ce qui est et ce qui n’est pas sont la même chose). C’est ainsi qu’il dénonçait le nihilisme tout en prônant le nihilisme. Comme il ne définira jamais la différence entre le nihilisme qu’il rejette et celui qu’il promeut, le lecteur n’est pas capable de saisir le problème et sa résolution.
Mais il n’est pas honnête de ne retenir que le nihilisme dénoncé et d’oublier que l’élément dénoncé recoupe l’élément retenu en lieu et place comme sa résolution. Il est vrai que si les commentateurs explicitaient en quoi consiste le programme nietzschéen, le nombre de ceux qui s’en réclament sans s’aviser de ce qui est en jeu au fond (la violence, la folie, la destruction...) diminuerait singulièrement.
Toujours est-il que l’irrationalisme pur ne peut être promu sans susciter des réactions de rejet, du fait de son incohérence et des résultats inquiétants qu’il ne peut que susciter. C’est ainsi que Démocrite fut rejeté assez rapidement (et pas seulement par Platon, au point qu’on peut se demander si l’épicurisme n’est pas une tentative d’allier la morale, même relativiste, avec la physique abdéritaine). Mais l’irrationalisme qui est promu par un vernis d’argumentaire rationaliste, comme dans le cas de Nietzsche, sera balayé plus rapidement que ne le pensait son auteur, qui estimait qu’il ne serait pas compris avant plusieurs siècles, alors qu’il commença à être reconnu à la fin de son vivant (il est vrai dans la folie confusionnelle et mutique).
Cette caractéristique de l’irrationalisme viscéral, d’être tenable seulement s’il est présenté sous forme rationaliste, amène à s’interroger sur l’identité du rationalisme. La question étant : le rationalisme peut-il se départir de l’irrationalisme?Si l’on regarde l’histoire de la philosophie sous cet angle, la métaphysique, bien que ce fait fondamental soit scandaleusement tu, est fondé sur l’assertion dogmatique (et indémontrable) d’Aristote selon laquelle le réel est composé de l’être fini et du non-être, les deux étant liés par leur multiplicité commune.
Ce fait théorique, qui explique pourquoi Aristote ne dirigea pas l’Académie après la mort de Platon, et fut amené à fonder le Lycée, qui dispensait un savoir antagoniste de l’ontologie, que l’on baptisera métaphysique, n’est pas isolé. Le texte qui interroge du point de vue de l’ontologie la question du non-être chez Platon, le Sophiste, n’est pas un texte isolé, aussi intéressant soit-il. Il est le texte par lequel Platon entend sauver la philosophie sous l’angle ontologique du problème numéro un, qui n’est pas l’essor des sophistes, aussi fameux soient-ils à son époque (comme Protagoras l'intime de Périclès), mais le non-être?
Platon à la fin de sa vie, est obligé de reconnaître que les sophistes ne sont pas de brillants rhéteurs, quoique porteurs d’un système ridicule, mais que leur incohérence du non-être prospère sur le fait que personne, en particulier les ontologues, ne se montre capable de définir l’être. Platon lui-même aura beau corriger et nuancer l’héritage de Parménide, il n’en sera pas davantage capable. Le Sophiste propose une définition décisive du non-être (l’autre), mais il n’en demeure pas moins que l’autre de l’être s’ancre dans un ensemble (l’être) qui n’est pas davantage défini que dans les dialogues précédents.
Platon est obligé d’admettre qu’il ne parvient pas à situer le non-être dans l’Etre, puisque l’indéfinition de l’Etre engendre l’incomplétude de la définition qu’il propose du non-être, aussi féconde se révèle-t-elle pour la suite de l’histoire de la philosophie. De l’avis de celui que l’on peut tenir pour le plus grand des ontologues (ce qui en dit long sur l’impasse de cette option, bien qu’elle soit la seule à sauvegarder, principalement contre la métaphysique, la possibilité que le réel soit un et que la connaissance de l’ensemble du réel soit possible), l’être constitue un brouillard théorique, qui rend possible l’entreprise de connaissance, mais qui ne peut évoluer sans le non-être, dont l’avantage est, de par sa négativité, de demeurer crédible quand il est indéfini.
Autant l’être indéfini est peu plausible, autant le non-être recèle en son nom même l’indéfinition. Dès Platon, l’être ne peut se passer du non-être. C’est une évidence quand l’Etre est fini. Mais le fait se révèle irréfutable quand il s’agit de l’Etre, soit de l’autre optique qui meut la philosophie dès le départ (l’affrontement Platon/Aristote, que tant ont essayé de commuer en un dialogue fécond de différences savantes et respectueuses).
On peut donc s’interroger sur la valeur de l’être. Peut-il se passer du non-être? Quel est l’être qui prétend sous la forme de l’Etre exprimer la totalité du réel, alors qu’il ne peut prendre en charge que la partie qu’il nomme être et dont on remarque qu’elle correspond à l’ordre, ce qui dans le réel se révèle ordonné?
Si le réel n'est pas seulement l'ordre, qu'est-ce que les nihilistes appellent paresseusement le non-être, pour dire, sous prétexte que ce serait de l'inconnaissable qu'ils n'ont pas envie de connaître, ce qui n'est pas de l'ordre (et qui les contraindrait à revoir leurs schémas, étant entendu qu'ils appréhendent le réel en termes de donné intangible)?
L'histoire de la philosophie nous révèle deux grandes directions : le réel, c'est l'être (et tant pis que l'Etre ne soit pas défini); soit le réel, c'est l'être plus le non-être (c'est dans ce cadre qu'il faut situer la métaphysique, même si elle est, plus que du nihilisme, un compromis entre nihilisme et ontologie, en rendant l'être théorisable, ce qui différencie faiblement l'être de l'Etre, les deux étant théorisables). Et si ces deux grandes directions sont si imbriquées, c'est qu'elles se confondent, non dans leur fin, (l'une rend le réel connaissable, l'autre lui conserve une part d'inconnaissablilité); mais dans leur caractéristique première, qui est de ne pouvoir se passer l'une de l'autre.
Si l'Etre aspire à la connaissance intégrale, son indéfinition empêche en pratique que son aspiration soit effective - qu'il puisse se passer du non-être; tandis que le nihilisme ne peut fonctionner sur la base de son expression explicite : qu'il y a de l'inconnaissable et que, du coup, il faut conserver la connaissance pour le réel tel qu'il est à un moment donné. Le réel n'étant pas confondu avec le donné, le décalage devient de plus en plus criant, au fil du temps, le temps n'étant rien moins que l'inscription énigmatique dans le réel de ce décalage entre le donné et le changement). 
Le nihilisme ne fonctionne que s'il est mâtiné de la possibilité de connaissance, et la métaphysique fournit sur ce point le meilleur compromis que l'on connaisse en mélangeant ontologie (la connaissance est possible) et nihilisme (mais elle est finie). Quoi qu’il en soit, la philosophie est en crise prévisible. Car en se donnant pour fin méthodologique la raison, elle se condamne à n’étudier que le domaine de l’être et à reconnaître de plus en plus insidieusement le non-être. 
Cas de Descartes pour ouvrir la modernité : il énonce, un pas de plus dans le déni par rapport à ses ancêtres métaphysiciens, que le non-être existe seulement dans le domaine du dire, mais il est bien obligé de laisser entrer, même de cette manière, contradictoire, que l’inexistant existe quand même, à l’état de manque et de défaut. Or Platon a échoué à définir le non-être quand il le définit comme l’autre à l’intérieur de l’Etre : car le non-être désigne plus exactement que l’autre - l’erreur.
Pas le faux tel qu’Aristote fait mine de définir l’autre, pour rétablir le non-être (trahison de Platon). Le faux comme ce qui est mal défini (qui ressortit du dire), mais un dire qui existe. Qu’est-ce qui existe, mais qui n’existe pas - sous cette forme? C’est ce qui existe sous une forme qui serait seulement autre si l’existence ne se trouvait pas définie. L’autre révèle qu’il est un indéfini indirect, en ce qu’il ne définit pas sa position. Qu’est-ce qui est autre si ce qui est n'est pas clair (l'exigence de Descartes est la clarté)?
Un autre même? Un autre inférieur (comme le défaut chez Descartes)? Un autre supérieur?
Si c’est un autre même, nous nous tenons dans une configuration statique, dans laquelle l’être est le même, donc l’autre est le même, ce qui provoque la contradiction : l’autre est le même.
Si c’est un autre inférieur, nous nous tenons dans un schéma d’inexplicable, dans lequel il existe quelque chose de supérieur à l’être, qui permet à l’être de tenir, et qui tolère de manière inexplicable le non-être tout en ne pouvant empêcher son existence inexistante (comme dans le système de Descartes). Mais le non-être est incohérent, tout comme ce supérieur est indéfinissable.
Reste l’hypothèse de l’autre supérieur. C’est la seule hypothèse qui soit plausible. D’un côté, elle ne peut expliquer que si elle est définie - elle ruine donc l’indéfinition du non-être et de l’Etre. De l’autre, elle peut être définie. L’autre supérieur explique le faux comme ce qui est mal compris d’un point de vue inférieur. L’inférieur, ce n’est pas l’autre, c’est le même. 
(La différence n’est de ce point de vue que le faux synonyme de l’autre, car ils connotent deux réalités différentes, l’autre est supérieur, la différence est statique, c’est une usurpation d’altérité).
Cette supériorité se définit comme le malléable. Elle est la propriété d’extensibilité de l’être qui interdit que l’être soit l’intégralité du réel et qui explique quelle est l’identité de ce supérieur qui n’est pas de l’être. Si c’était de l’être supérieur, on verserait dans une nouvelle contradiction, car on ne voir pas comment l’autre pourrait être même - et l’on comprend pourquoi Platon se garde de définir l’autre en n’ayant pas défini l’Etre.
L’autre ne peut donc être l’être, et l’autre ne peut être que supérieur. Donc : l’autre n’est pas de l’être. On voit que la négation sert à dire quelque chose qui au final ne se contente pas d’être contenu dans le donné, mais qui le dépasse. Platon avait senti que l’être devait être dépassé, mais il a choisi que l’être soit dépassé par le même de l’Etre, ce qui ne pouvait que proposer un schéma inexplicable et cyclique.
Si l’autre n’est pas de l’être, il faut trouver une propriété qui soit l’explication à la perpétuité de l’être sans qu’on puisse pour autant l’expliquer par l’identité du même. L’autre est le transformateur du même. Si le même est l’être et si l’autre de l’être ne peut lui être identique, son identité est d’être cette faculté de malléable qui ne se déploie pas sur le même terrain que l’être et qui de ce fait est si mal comprise par l’entendement.
La raison est la faculté qui permet de comprendre l’être. Mais elle n’est pas la faculté qui se tient en bout de chaîne, de manière finale, par rapport au réel. La raison ne peut comprendre le réel. Elle ne peut qu’engendrer des erreurs, comme le système dans le Sophiste en témoigne, qui sont des incompréhensions au sens d’infériorités de compréhension. La raison ne peut être qu’intégrée dans une faculté qui lui est supérieure, au sens où elle s’adresse au réel, et pas seulement à l’être. La raison est la faculté de l’être. Ce qui s’effondre en philosophie c’est le rationalisme. Bonne nouvelle : la chute libère la place, non à l’irrationalisme, insidieux ou virulent, mais à l’expression supérieure pour la philosophie qui succède au transcendantalisme atavique.

mardi 10 décembre 2013

L'équilibre du monde

Héraclite fut de ceux qui approuvèrent et défendirent l'explication de l'équilibre du monde par les contraires (au moins cherchait-il de la logique là où d'autres préfèrent l'explication arbitraire et naturaliste) : le nihilisme résulte de cette mentalité rationaliste. Ainsi Héraclite explique-t-il le maintien du monde. Le nihilisme pense au niveau du contradictoire. 
Selon lui, l'être serait le domaine de résolution nécessaire de la contradiction. Ce serait un domaine miraculeux, puisque la contradiction est partout et que l'être est rarissime. Ce raisonnement exhibe la contradiction logique : on ne se demande pas pourquoi la contradiction accouche de l'être, ni ce qui l'expliquerait. 
Elle est pourtant une idée impossible, et le possible ne peut naître de l'impossible, à moins d'estimer que l'impossible fut durant un temps possible (limite à laquelle on pourrait prétendre avec Descartes, selon lequel, dans un autre sens, Dieu dispose du privilège de changer le cours du réel). 
Peut-être peut-on oser que le travail du négatif accouche de l’être, tout comme - x - = +. 
Il y aurait matière à se demander pourquoi le rapport est de multiplication, alors qu’il semblerait être d’addition. Comment expliquer que  - + - = +, ce qui montre que le nihilisme débouche sur une double contradiction :
1) s’il en reste à l'opération la plus logique, il exprime l’erreur la plus manifeste, selon laquelle le + découle du -;
2) la contradiction serait résolue par l'opération de multiplication, si cette dernière pouvait être expliquée dans le cadre de la contradiction (la rencontre entre deux domaines négatifs engendrerait le positif), mais on ne voit pas pourquoi l’opposition des contraires déboucherait sur la multiplication au lieu de l’addition. Pourquoi le négatif qui rencontre le négatif serait-il démultiplié? 
Par quelle opération la contradiction engendrerait-elle la démultiplication? La multiplication implique que le réel se trouve dans un élément d’augmentation qu’il existe un niveau de réalité qui puisse créer de manière exponentielle des facteurs de domaines réels. Mais alors, la contradiction ne saurait être le dénominateur commun, sans quoi la multiplication ne pourrait exister.
La contradiction n’est pas compatible avec la multiplication. Elle détruirait les facteurs de multiplication. Le niveau de réel qu’elle déploie est tentant, car il est élémentaire, pour ne pas dire rudimentaire. La contradiction ne peut tolérer à son niveau de réel, dans la conception du réel qu’elle développe, le niveau de réel qu’implique la multiplication.
Le point faible de ce raisonnement, c’est qu’il se montre inapte à engendrer le positif (comment expliquer l’être par rapport au contradictoire)? En définitive, le réel devient l’élément inexplicable par excellence, et en particulier les liens contradictoires entre l’être et le non-être (il faudrait dire les non-étants dans l’optique de Gorgias, tandis qu’Aristote fondera la métaphysique sur la possibilité de relier l’être et le non-être, ce qui implique que le non-être soit unifiable à son tour).
Héraclite recourt à un moyen qui a l’avantage immédiat de rendre explicable l’être, mais l’inconvénient plus important (sur le terme) de proposer une image du réel fausse, dont la principale caractéristique consiste à créer un domaine d’inconnaissabilité pour légitimer le domaine fini rendu connaissable. Mais l'explication est d'autant plus définitive qu'elle explique tout sans s'appuyer sur rien.
Tout et rien sont ici synonymes. Rien est la mauvaise compréhension d'une autre chose, comme l'enseigne Platon dans le Sophiste; tout est la mauvaise compréhension de l'être, ou plutôt, de ce que le nihiliste délimite comme réel certain, un domaine fini, dont on sait qu'il est fini, partiel et incomplet, mais dont on décide, puisqu'il est certain, qu'il importe peu qu'il soit incomplet. 
Le tout est l'incomplet autant que le certain. Le tout se trouve expliqué par le rien. Mais l'erreur de l'explication (le tout est créé par les forces de contradiction qui ne peuvent tout détruire et qui finissent ainsi par forger un espace d'ordre) indique seulement que l'erreur la plus poussée reste du réel, que rien ne peut être irréel, et que ce qu'on nomme réel possède la propriété d'englober toutes les choses, y compris les plus hétérogènes, de sorte que s'il advenait que l'on découvre des propriétés qui semblent manifestement sortir du cadre du réel, pour la raison qu'elles n'y sont pas répertoriées, elles resteraient quand même dans le domaine du réel.
L'erreur que reprend Héraclite explique tout au sens où elle explique autre chose que ce qui est présenté comme le phénomène de contradictions qui tiendrait le monde (créerait sa pérennité). Elle n'explique donc rien au sens où elle n'explique pas sous la forme dont elle se réclame. Rien signifie donc : ce qui n'est pas tel qu'il se présente. En termes d'identité sociale, on deviendrait rien si l'on était convaincu de fausse identité. C'est ainsi que l'on dit une chose profonde quand on dit de quelqu'un qu'il est une personne aussi bien qu'il n'est personne (délicieuse polysémie).
Car n'être pas ce qu'on est conduit plus sûrement à être une personne qu'à n'être personne. Aussi bien pourrait-on suggérer : n'être personne, c'est rester quelqu'un - d'autre. Ce constat amène à s'interroger sur l'identité de l'autre. Car comment ce qui est peut-il être autre? A cette question, Platon ne répond pas vraiment. L'on sent que dans son oeuvre tardive (probablement) le Sophiste, il est embarrassé par cette question, comme si son système ontologique patinait - et pas parce qu'il remet en question l'héritage de Parménide, plutôt parce qu'il ne parvient à expliquer cet Être qui est aussi bien qu'il est autre.
C'est l'autre qu'il convient de préciser. Quel est cet autre? Pour répondre à cette question, il convient de se demander comment la production d’autre est possible dans un domaine qui serait donné et circonscrit. On peut recourir à une interprétation inexplicable : l’autre serait ce qui relève de l’Etre une fois que l’on a entendu que l’Etre diffère de l’être. L’identité de l’Etre qui diffère de l’être pose la question de l’identité et de la similarité, ce que signifie un certain sens d’identité : être identique renvoie à être similaire, au même.
Cette identité-là ne peut être arguée par le nihilisme. Car elle est trop évidemment fausse. La supercherie est trop visible. Le nihilisme se réfugiera derrière le composé de cette identité de l’être avec l’inconnaissable de la contradiction et du chaos. Cette explication qui n’explique que la partie immédiate et qui  ne peut être démentie parce qu’elle irrationaliste (qu’elle intègre la possibilité de l’inexplicable pour venir expliquer sans l’expliquer ce qui n’est pas de l’être) ruine l’identité.
Mais l’ontologie dont Platon fut le héraut de pointe dans l’Antiquité ne définit pas davantage son Être. Elle s’oppose au nihilisme en disant que cet inconnaissable n’existe pas et que ce que le nihilisme nomme sous différents vocables non-être. L’Etre serait ainsi ce qui reste du domaine de l’identité et du connaissable, mais qui ne peut être tout à fait expliqué du point de vue de l’être imparfait. Rien d’étonnant à ce que les critiques contre la doctrine ontologique fusent : l’Etre n’étant pas défini, il tendrait presque à proposer une partie nulle avec le non-être (position dont Aristote s’est inspiré, lui l’élève de l’Académie autant que l’héritier de la mentalité nihiliste).
Revenons à l’addition et la multiplication pour comprendre ce que peut être l’autre, son identité par rapport à l’Etre et au non-être. L’addition est l’ajout d’un domaine à un autre, quand la multiplication signifie que l’on se situe dans un rapport de croissance par une propriété dont le facteur ne dépend pas du domaine multiplié. La fonction de la multiplication est différente de l’addition, qui se meut dans l’identité du même. 
Alors que la possibilité de la multiplication dévoile une réalité fondamentale et connue qui diffère de ce qu’est l’être dans ce qu'il comporte de même. La multiplication explique l’autre, bien mieux que l’Etre qui comporte avec l’être une identité rappelant furieusement le même. Comment ce qui peine tant à se débarrasser de l’identité même pourrait comprendre, dans tous les sens du terme, l’identité autre?
La doctrine ontologique peine à rendre compte de l’autre. L’explication de l’incomplétude de l’être par la complétude (de l’Etre) patine, parce que la complétude complète sur le mode du même l’incomplétude. L’Etre serait à l’être ce que le Même est au même. Non seulement cette démarche s'inscrit dans l’explication par le même, mais l’autre est ce qui mène au même. On pourrait presque suggérer, par exemple au terme de la lecture du Sophiste, que l’autre est l’autre du même (c’est peut-être la raison pour laquelle les néo-platoniciens en viendront presque à énoncer que l’Etre est l’autre).
Si l'ontologie était parvenue à expliquer l'autre, tout comme elle échoue à définir l'Etre, jamais la métaphysique comme projet de remédiation aux carences de l'ontologie n'aurait vu le jour. Aristote a espéré donner à la philosophie une voie originale et viable. Il tenait que l'ontologie n'était pas une voie viable et quitta l'Académie pour fonder son propre mouvement, autour du Lycée. Ce qu'il propose n'améliore pas les déficiences de l'ontologie. Aristote estime que l'on peut concilier la multiplicité et l'unité. La théorie est une; le réel est multiple. Comment ce qui est un peut-il s'articuler au multiple? L'un n'est qu'un domaine parmi tant d'autres dans le réel. Les autres domaines sont chaotiques; l'un est ordonné, donc théorisable. Aristote n'a fait que proposer une version soft du nihilisme; quand un Gorgias se montre radical, en estimant que l'on en peut théoriser ce qui reste singulier.
Nous nous trouvons entre deux positions : l'une qui pense que l'autre est le même (Platon); l'autre qui tient que l'autre hait le même. Bien entendu, il existe des variations dans le nihilisme, qui rendent conciliables le changement et le même. La position de Nietzsche permettrait de concilier les deux inconciliables (l'autre = le non-être; l'être = le même) en expliquant que le propre du même est d'être singulier, soit de ne pas se trouver affecté par l'opposition irréconciliable du même et de l'autre.
Mais ce singulier s'il est tel est aussi inconnaissable. Le singulier ne résout la dialectique contradictoire et impossible du même et de l'autre qu'en retrouvant le dogme premier et indépassable du nihilisme : le singulier est inconnaissable. Ou plutôt l'inconnaissable signifie ici qu'il est le connu. Le singulier est ce qui est connu une bonne fois pour toutes. Mais ce privilège d'être connu sous toutes ses coutures provoque la malédiction. S'il n'y a plus rien à connaître du singulier, ce n'est pas que le réel envisagé comme singulier serait connu, ce qui provoquerait le succès ultime de la connaissance, mais que tout reste à découvrir une fois que l'on a avancé que l'on connaissait le singulier.
Au mieux, le singulier introduit la connaissance. Mais le singulier ne peut être objet de connaissance, au sens où il est déjà connu. C'est en cela qu'il est inconnaissable : sa connaissance est si superficielle qu'elle ne peut que laisser la place à son approfondissement. Le trop connu est inconnaissable. Le singulier n'est trop connu que parce qu'il découvre la partie la plus émergée du réel. Ce qui se connaît trop se connaît immédiatement; ce qui se connaît immédiatement est superficiel. La connaissance implique que l'on ait à connaître, que connaître ne soit pas connu. La connaissance est une découverte aride et progressive, ce qui donne une image du réel qui ne peut être donnée une bonne fois pour toutes.
C'est ici que l'on arrive au constat : quelle est cette texture du réel qui n'est pas immédiate? Si le réel n'est pas donné, l'identité être/Être penche trop dangereusement du côté de l'identité identique, de ce même qui peine tant à définir ses rapports à l'autre et qui ne peut l'intégrer que dans la mesure où il présente la bonne foi de le reconnaître tout en se montrant prudemment indéfini (même si les commentateurs n’en parlent pas assez, l’indéfini fut une innovation cartésienne, tentant de transformer l’idée vague d’infini en concept de finitude positive). 
L’insuffisance de l’Etre se traduit négativement par son manque de définition, mais positivement par le difficile ajustement entre l’Etre et l’autre, entre l’identité et le changement, bien que l’identité ne puisse faire fi du changement, et alors que le changement constitue son principal défi, notamment dans le Sophiste. Mais depuis Platon, l’autre s’est-il trouvé mieux intégré à l’Etre? Aucun philosophe n’a réussi à mieux appréhender les relations entre les deux, et si l’on s’en tient à l’influence cardinale de Descartes sur la philosophie moderne, Dieu (synonyme de l’Etre) peut tout réaliser, sans que la raison puisse le comprendre. L’autre devient d’autant plus reconnu qu’il est inexplicable (comme le phénomène de création dans son ensemble, qui est tenu pour évident du fait qu’il ne peut être compris de la raison et qu’il ne peut émaner que de Dieu).Tandis que Descartes se contente de constater que le réel se multiplie (de manière distincte, notamment), cherchons si l’on peut proposer une explication rationnelle à cette multiplication, qui recèle une valeur divine dans le Nouveau Testament, avec la multiplication surnaturelle des pains. La multiplication indique clairement que la propriété cardinale du réel ne dépend pas de l’homme, ni de sa raison (sa propriété essentielle selon la philosophie).
Mais si elle dépend de Dieu, au sens où sa faculté de création est incompréhensible pour l’homme, elle devient inconnaissable, avec un soupçon de confort fataliste. Il n’y aurait pas d’efforts à tenter, puisque Dieu qui est tout-puissant et parfait s’occuperait d’agencer le bon déroulement du réel. La liberté humaine consisterait-elle à tenter de se conformer par la connaissance à la volonté divine? En tout cas, on en arrive à ne plus définir clairement ce qu’est la liberté. Soit Dieu est tout-puissante et les créatures qu’il a crées en disposent d’aucune liberté (c’est ce qu’explique Rosset dans Logique du pire, où l’homme a seulement la liberté de se suicider, et l’on pourrait remettre en question cette assertion); soit la liberté existe, et l’on voit mal comment l’homme ne bénéficierait pas d’une latitude par rapport à son créateur putatif.
Mais cette latitude, outre qu’elle tend à critiquer l’idée de création, ce qu’il conviendrait d’examiner une prochaine fois, implique que la liberté de l’individu ne puisse s’effectuer sans une correspondance dans le réel, en particulier dans sa manifestation physique. Le réel ne pouvait se résumer au physique (à sa singularité superficielle), mais sa manifestation physique donne le signe premier de ce qu’est le réel (que l’on peine tant à comprendre dans ce qui est extraphysique, bien que l’on sache qu’il n’est pas que physique, et que cette connaissance puisse déboucher sur du positif, pas que sur du négatif).
D’un point de vue physique, le réel démontre sa propriété d’extensibilité. Mais cette caractéristique physique ne serait pas possible sans qu’elle ne provienne de ce qui donne l’impulsion au réel, à commencer par sa dimension physique. C’est en ce sens que la malléabilité exprime l'extensibilité dans l'opération de démultiplication : s’il n’était pas capable de se démultiplier par malléabilité, jamais il ne pourrait se multiplier. 
La faculté de multiplication/démultiplication implique que le réel n’est pas figé - extensible. L’aspect remarquable est qu’il suscite son facteur de multiplication de manière externe. L’opération de multiplication implique que le facteur existe à l’extérieur du domaine multiplié - et à l’extérieur de ce qui existe déjà; agencement qui est impossible dans le cadre de l’addition (elle ne peut additionner que des domaines distincts et donnés, déjà existants).
La multiplication repose sur le prodige selon lequel, pour multiplier ce qui existe, il convient de recourir à un facteur qui lui soit extérieur. En termes de réel conçu comme donné (préexistant) : extérieur à ce qui existe déjà. Ou, pour éviter la conception magique, qui en revient à allier le contradictoire avec l’inexplicable, il convient de considérer que le réel ne se limite pas à sa production de donné (le donné est le produit essentiel et capital du réel), mais intègre, en même temps que la faculté à donner, celle complémentaire, et, du fait de sa différence, inaperçue par le donné, qu’est la malléabilité. 
Au point que c’est cette dernière qui contient la donnabilité. La malléabilité précède le donnable. A ce titre, le réel serait plus une faculté qu’un état - la malléabilité plus que le malléable.