mercredi 30 juin 2010

L'aveugle ment

+ (fini) et + (fini) = - (infini).

Les gens ne comprennent pas. En ce moment, le système s'effondre et les gens (la plupart) ne comprennent pas. C'est à la fois stupéfiant et coutumier : après tout, les exemples abondent où les passagers d'un Titanic fêtèrent leur naufrage imminent et leur mort effroyable. Mais pourquoi cette propension au suicide? Notre époque nous permet de répondre puisque nous vivons des temps d'apocalypse, à cette exception près que les temps derniers sont derniers pour le monde qui se meurt, pour ce monde-ci, pas pour le réel, encore moins pour l'homme.
L'effondrement actuel n'est pas l'effondrement de l'homme. Il signifie l'effondrement du système de l'impérialisme occidental. Le grand changement qui s'annonce est aussi une bonne nouvelle - au sens où la crise est une bonne nouvelle. Dès son étymologie. Changer un moribond est une bonne nouvelle. La crise permet de changer et de remonter la pente. Si les gens ne comprennent pas, ce n'est pas parce qu'ils refusent de voir quelque chose qu'ils auraient vu. Certes, ils se meuvent dans le déni le plus invraisemblable - témoin cette agitation folle autour de la Coupe du monde de football de juin/juillet 2010 alors que l'essentiel tient à l'effondrement de leur système politique, culturel et religieux.
Mais le plus improbable, déconcertant et pourtant réel dans ce qui se produit, dans cet aveuglement qui porte si bien son nom, c'est que les gens ne comprennent pas parce qu'ils ne voient pas. L'aveuglement est bien le fait de ne pas voir ce qu'on devrait pourtant voir de manière évidente. Ainsi de ces cocus qui arrivant à l'improviste et découvrant leur femme nue sous le lit avec l'amant dans le placard en concluent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes - pour le beau temps fixe de leur couple.
Cette réaction est incompréhensible pour Rosset parce que Rosset se trouve lui-même plongé dans l'aveuglement patent. Je veux dire : tout aveuglement est, au moins indirectement, de type ontologique (soit le dérivé philosophique du religieux). Revel ne comprenait pas pourquoi les gens aimaient si peu la liberté et tant la tyrannie. Revel n'arrivait pas à répondre à son énigme. C'est qu'il était libéral et croyait que la démocratie est d'obédience libérale!
Idem pour Rosset : son aveuglement ontologique tient à sa conception finie du réel. Dans cette conception, les gens réagissent de manière finie. Finie : figée, fixe, terriblement prévisible. La décroissance se trouve légitimée par son caractère nécessaire et inéluctable. Dans un monde fini, la diminution des biens du monde clos est inévitable. Les performances des membres ne peuvent que diminuer à mesure que le réel s'appauvrit. La décroissance se trouve légitimée et même ardemment défendue (comme l'expression de la sagesse).
Dans cette spirale sombre, qui incline au pessimisme (d'où l'humeur misanthrope de Schopenhauer, qui est moins un pessimiste qu'un thuriféraire de l'absurde), l'individu suit la décroissance ontologique. Son horizon décroît. Ses préoccupations décroissent. L'individualisme exacerbé traduit moins une mentalité d'enfant gâté qu'il ne sanctionne la phase terminale d'un processus qui devient explicite en s'explicitant.
L'aveuglement s'explique quand on comprend que l'on ne voit pas ce que l'on ne peut voir. S'étonnera-t-on qu'un myope ne voie pas certaines réalités lointaines pourtant largement visibles à des yeux sains? Il en va de même pour l'aveuglement : on ne demande pas à un myope ontologique de soudain discerner ce que des visions saines discerneraient avec évidence (et bonheur). Pourquoi Rosset en ontologie ne peut-il expliquer l'aveuglement comme Revel en politologie ne peut expliquer le goût étrange qu'il diagnostique (dans son égarement) pour la servitude?
Parce qu'ils sont myopes. Parce qu'ils adhèrent tous les deux à la définition du réel fini. Revel est un libéral d'obédience ultra, disciple de Hayek, qui adhère à l'athéisme et au libéralisme. Rosset est un immanentiste terminal qui se déclare le disciple de Spinoza, de Nietzsche et qui admire Aristote. Si l'on part du postulat selon lequel le Titanic ne peut pas couler parce qu'il a été scientifiquement (ce maître-mot) conçu pour ne pas couler, alors on ne voit pas le naufrage advenir, quand bien même son évidence survient de façon indiscutable.
L'erreur consiste à adhérer au positivisme (ou au scientisme) de l'époque. Idem avec l'effondrement systémique actuel : la plupart des gens ne le voient pas parce que la plupart des membres de ce système ont épousé avec servitude et fidélité la dégénérescence de ce système. Dans un système fini, on dégénère. Le système ne saurait dégénérer sans la dégénérescence connexe de ses membres. C'est faire montre d'hallucination duplicatoire que de dissocier les membres d'un système de l'état du système.
Les deux sont intimement liés. Pas de système sans membres. Pas de dégénérescence du système sans la dégénérescence de ses membres. Quand on rétablit l'unité du processus, on comprend que l'erreur actuel est d'adhérer au moins implicitement aux dogmes du libéralisme. Le point commun entre ces aveuglements qui vous poussent à ne pas voir la réalité la plus évidente, c'est qu'ils ne peuvent se produire qu'en régime de finitude.
C'est dans une conception finie que l'on peut dégénérer sans s'en rendre compte - tout en estimant que les valeurs dégénérées correspondent aux valeurs bénéfiques pour l'état du système. Ainsi des partisans de la décroissance ou des vertus écologiques malthusiennes qui pensent sincèrement (sincère ment) que le problème systémique tient au souci écologique et que seules des mesures écologiques relanceront la machine. L'erreur d'appréciation où l'on prend le plus pour le moins, une chose pour son contraire, s'explique parce que l'aveuglé se mouvant dans la finitude tient le mensonge (le fini) pour la vérité (l'infini).
Cette inversion généralisée ressortit dans toutes les catégories de l'ordonnation. L'aveuglement se trouve intimement lié à l'état du système. Les membres d'un système défendent bec et ongles son état et prônent des mesures qu'ils jugent bénéfiques pour cet état alors qu'elles sont néfastes au plus haut point (ainsi de la décroissance, encore une fois, qui ne peut qu'entériner l'effondrement systémique au lieu de sauver le système comme le prétendent ses partisans aveuglés).
Plus le système gît au bord du précipice, plus ses membres proposent des mesures salvatrices qui s'avéreront suicidaires si jamais elles étaient appliquées. Alors que les forces américaines envahissaient Bagdad lors de la deuxième guerre d'Irak, le porte-parole du régime de Saddam Hussein refusait tant de considérer la réalité qu'il s'enferra tout à fait dans son aveuglement caractérisé (et grandissant). Plus les forces américaines s'approchaient de la ville, puis du palais, puis de la télévision, plus il se murait (dans tous les sens du terme) dans son exaltation délirante de Saddam, annonçant que l'envahisseur n'avait jamais été si bien repoussé, et définitivement.
Cette farce se finit avec la seule tragédie qui soit : l'arrestation de l'impétrant, tant il est certain que le réel finit toujours par l'emporter - et avec usure. Tant que j'y suis avec cette morale de facture rossétienne (le meilleur de Rosset), il me souvient que Rosset cite dans Le Réel cette autre anecdote drolatique d'un quotidien contemporain qui commence par relater le dernier retour de Napoléon après exil de manière hostile pour, devant la réussite dudit projet et son arrivée imminente dans Paris, retourner casaque et se déclarer partisan enthousiaste de Napoléon dès la première heure.
Ces soutiens pour invraisemblables n'en sont pas moins avérés - et fréquents. Mais cette inversion de toutes les valeurs, pour parodier dans un sens inversé Nietzsche, si explicite et du coup drolatique lors des dernières heures d'un certain état, d'un certain ordre, d'un certain système, s'explique très bien dans une configuration ontologique de finitude. Plus le régime fini s'effondre, de manière prévisible, plus les solutions proposées par ses membres pour empêcher cet effondrement servent cet effondrement au nom même de l'inversion de toutes les valeurs. Le plus devient le moins du fait même qu'il est un plus fini, soit un moins infini.
Que les gens ne comprennent rien en ce moment n'est guère plus étonnant que l'insouciance fêtarde manifestée par les passagers lors de l'effondrement du Titanic. L'insigne majorité des membres du système en voie d'effondrement se meuvent dans un réel étriqué et moribond, hagard et détraqué, qui leur fausse la vue. Ils accordent leur attention à des futilités qui sont des dérivatifs autant que des dérives comme la Coupe du monde. Le plus étonnant autant que détonant, c'est que dans le moment où les membres manifestent le plus de sérieux ils font preuve du plus de frivolité.
De même : dans le moment où ils croient le plus s'opposer aux valeurs majoritaires, faisant preuve d'originalité et d'esprit critique, ils se montrent les plus moutonniers, serviles et conservateurs. On comprend la colère de l'ancien ministre des Affaires étrangères (et sans doute étranges) Roland Dumas contre la porte-parole des intérêts sionistes les plus extrémistes Élisabeth Lévy. Dumas lui lança en fin d'échange, comme un vieillard débonnaire et revenu de tout, qu'elle ne comprenait rien.
Qu'il avait raison! Qu'il est déstabilisant de discuter avec des gens qui ne comprennent rien, surtout quand ils détiennent des titres à la prétention intellectuelle! Si l'état de santé d'un système se mesure à l'aune de la santé mentale de ses élites intellectuelles, nous avons de quoi nous inquiéter en considérant le spécimen Lévy. Le sionisme est une idéologie en phase terminale et putride. Normal que ses zélateurs soient si éperdus.
Mais sa remarque valait au moins autant pour l'ensemble des membres du système impérailiste occidentaliste qui ne se limitent certainement pas aux partisans hagards de la cause sioniste. Une Élisabeth Lévy croit sauver le sionisme en l'enterrant de première : elle défend des mesures belliqueuses au nom de son opposition à la majorité qui condamne les crimes (irréfutables) d'Israël. Lévy se retrouve à défendre l'inverse de ce qu'elle devrait défendre si elle proposait des mesures réelles (lucides) de salut public.
Je me suis souvent demandé pourquoi les témoins (au sens également sinistre de martyrs) d'une période de troubles imminente acceptaient sans réagir ces troubles pourtant destructeurs et menaçants : c'est qu'ils ne les voient pas venir. Et ils n'ont aucun moyen de réaction parce qu'ils ne comprennent pas. Et ils ne comprennent pas parce qu'ils sont engoncés dans leur ontologie de la finitude. Finitude rime avec servitude. Revel se croyait rebelle au moment où il se montrait le plus conservateur, moutonnier et illusionné.
Le point commun entre Rosset l'immanentiste, Revel le libéral, les scientistes/positivistes du Titanic ou le porte-parole socialiste laïc baasiste (dégénéré) du régime d'Hussein Nabuchodonosor, c'est qu'ils souscrivent à des valeurs d'immanentisme. Tous accréditent cette définition tacite du réel fini, dans lequel le désir se trouve complet et l'infini fini. Tous sont des disciples (souvent ignorants) d'Aristote le sophiste métaphysicien, selon qui le réel est fini tant d'un point de vue physique qu'ontologique.
Au pays des aveugles, les borgnes sont rois : cette sage remarque, quoique scandaleuse pour la suffisance des insuffisants, souvent aveuglés par leurs titres et leurs mérites, indique que l'égarement enterre toutes les prétentions finies. Seul moyen de sauver sa mise : adhérer à des valeurs infinies et réprouver toutes les valeurs finies. Dans un système à l'agonie, où c'est la finitude qui est la maladie mortelle et incurable, on ne peut guérir qu'en se convertissant au changement. Rien n'est plus déstabilisant que de changer. Rien n'est plus déstabilisant que de recouvrer la vue.
C'est ce qu'exprime le mythe de la caverne de Platon : il est rare que les aveugles aveuglés ne s'accrochent pas à leurs certitudes erronées. Il est rare que ce ne soient pas de nouveaux témoins qui assurent le transition vers le changement. Le cas d'un saint Paul est rare : il est rare de changer depuis un point de vue conservateur; souvent ces conversions manifestent par leur exemple inattendu des cas d'avant-gardes.
Les premiers convertis sont des pionniers plus incompris qu'incompréhensibles. Leur caractère frappant va de pair avec le décalage (rien n'indiquait leur conversion). Plus ils sont inattendus et incompréhensibles, plus le changement en cours se révèle d'importance. Dans cette période d'aveuglement, ils sont ceux qui voient ce que personne ne voit. C'est ce qu'on appelle des visionnaires, voire des prophètes.

samedi 26 juin 2010

La réelisation

Réaliser, c'est recourir au critère du néant. User du néant comme la norme de l'ordre. Il est fort significatif que l'acte de réaliser désigne autant le fait de rendre réel que le fait de prendre conscience du réel (soit une opération mentale). On ne peut réaliser sans se rendre compte. La réalisation implique la prise de conscience. Or le mouvement de conscience n'est pas autotélique. Il ne se situe pas dans le champ tautologique de l'ordre - sans quoi la conscience reviendrait à un acte d'immanence, tel qu'il est notamment explicité par Rosset dans le Démon de la tautologie.
La prise de conscience implique que l'on change du néant en ordre, soit que l'on ordonne. L'ordre désigne la réalité finie, sécable, morcelée. L'infini désigne l'infini et l'insécable. Contrairement à une certaine conception, notamment défendue par l'idéalisme platonicien, il est sort à parier que l'infini ne soit pas la complétude, mais l'incomplétude. La véritable différence, n'en déplaise à Descartes, ne se situe pas entre l'indéfini et l'infini, mais entre la complétude et l'incomplétude. L'infini peut être incomplet. La complétude n'existe pas. Raison pour laquelle les immanentistes depuis Spinoza revendiquent la complétude du désir comme la réussite de leur mentalité.
Rendre réel
est une opération mentale qui indique la structure du réel. L'ordonnation finie se fait à partir de l'infini. Mais cet infini n'est ni complet, ni prolongement essentialisée du sensible (en Être). La réalisation de type cinématographique est la technique qui implique que l'on se serve d'images prises, que l'on transforme en défilé filmique. La réalisation cinématographique se fonde sur la recomposition du réel à partir de sa composition originelle. C'est une grave erreur que d'estimer que le cinéma reproduit fidèlement (et servilement) le réel.
Il le recompose plutôt au sens où il en donne un aperçu qui est singulier et personnel. Le cinéma se fonde sur la théorie selon laquelle rien n'est moins connu que le réel. Le propre d'une théorie ontologique est de proposer une vision originale du réel - une vision (au sens plotinien) qui n'a pas encore été discernée. Plus une vision est puissante, plus elle propose du réel une approche tout à fait nouvelle. Raison pour laquelle les idées novatrices sont si souvent mal accueillies, voire objets de persécutions infâmes (dénoncées justement dès leur reconnaissance).
La reconnaissance implique en son sens premier ce qu'est l'envers de la persécution : la reconnaissance que ce qui a été dénoncé est en fait une vérité, soit un aspect méconnu du réel. Que la réalisation soit recomposition indique ce qu'est le réel. On nomme l'acte cinématographique réalisation parce qu'il copie l'acte de réalisation, au sens où la réalisation ontologique désigne l'ordonnation. Qu'est-ce que la création d'un point de vue étymologique? C'est faire quelque chose à partir du néant. L'acte de réaliser indique en son sens premier que l'on compose le réel - à partir du néant.
L'acte de réaliser au sens dérivé et figuré du cinématographique implique que l'on recompose le réel à partir du réel. Mais le cinéma ressortit de la création au sens où cette recomposition implique que l'on recoure à l'acte de création afin de recomposer. La création est cet acte qui reprend tout en le poursuivant l'acte divin de création à ceci près que l'acte divin est acte premier et qu'il s'opère à partir du néant - alors que l'acte de création humaine est secondaire (dérivé) et qu'il s'opère à partir de l'ordre.
Le contact avec le néant n'est pas originel - mais concomitant et dérivé. On peut dans l'ordre recourir au néant parce que le néant n'est pas l'état premier qui (par la suite) dans l'état d'ordonnation s'estompe ou se réfugie dans un ailleurs introuvable et inexpugnable; mais la part de réel qui complète l'incomplétude sensible et qui est toujours accessible dans l'ordonnation. Réaliser, c'est recomposer à partir du néant, soit comprendre que les ordres disponibles ne sont pas la fin dernière ou la définition (dans tous les sens du terme) du réel, mais un certain assemblage du réel, à partir du néant. Les ordres infiniment indéfinis (incomplets) se suivent à la suite les uns des autres - englobés les uns dans les autres.
Si bien que dans ce schéma de poupées russes binaire (ordres finis, incomplet, englobés, plus néant infini et incomplet), il n'est ni début ni fin, mais concomitance. Cette concomitance néant/ordre explique que toute composition soit établie à partir du néant. Dans le cadre d'un certain ordre, la réalisation est recomposition en ce que le créateur appartenant à l'ordre a tout loisir de recourir au néant qu'il intègre dans son ordre (d'où le changement et la nouveauté).
Contrairement à une certaine idée de la complétude, l'inexistence de la complétude implique que ce soit à partir d'un point de référence extérieur à l'ordre que l'on puisse réaliser. La recomposition cinématographique sert de mise en abîme à la réalisation : on crée à l'intérieur de l'ordre à partir du néant. Le créateur premier (le divin) crée l'ordre depuis le néant; le créateur humain crée à l'intérieur de l'ordre, en recourant au néant extérieur et concomitant.

vendredi 25 juin 2010

L'incomplète légèreté de l'être

Le débat liberté/nécessité se comprend différemment quand on pose le débat en termes d'incomplétude. La liberté d'une partie est incomplète. La nécessité existe en tant que le réel existe : ce qui est extérieur à la partie. La partie se trouve déterminée par une forme et un sens qui lui échappent. C'est au nom de cette nécessité que l'on conclut à la nécessité totale.
La première nécessité, c'est la nécessité qu'il y ait quelque chose et jamais rien. Cet élément est la loi générale qui guide l'ontologie. Il est le principe religieux qui oppose au nihilisme une réponse claire, quoique toujours en construction. La nécessité est générale au sens où les parties sont mues par une loi qui leur est extérieure et qui les englobe - qui est totale. A l'intérieur du réel, les parties sont libres au sens où les nécessités qui leur sont imposées se réduisent finalement à ce principe du quelque chose.
La question est de savoir que la liberté interne existe et que le réel sous son appellation générique n'existe que sous la forme de ses parties. Cette liberté de faire à l'intérieur du quelque chose n'est compatible qu'avec la conception de l'incomplétude. Si le réel est incomplet, alors les parties sont libres. Les parties ne peuvent être libres qu'incomplètes et l'incomplétude seule permet que ce soient les parties incomplètes qui composent le réel total - que ce réel en tant que tel n'existe pas autrement que sous la forme de l'abstraction.
Suivant une certaine formule simplifiée quoique profonde : réel = nécessité + incomplétude.
1 ) L'incomplétude est la caractéristique majeure du réel.
2) La nécessité est subordonnée à l'incomplétude et tourne (sous des formes singulières originales et nouvelles) autour du quelque chose.

jeudi 24 juin 2010

Réalisation

Le verbe réaliser signifie autant comprendre qu'effectuer. La réalisation, au sens de rendre réel, englobe en son sein deux actions qui sont liées entre elles par le lien de causalité : il convient de comprendre avant d'effectuer, ce qui implique que le réel contienne d'autres dimensions que la simple actualisation sensible. Dans la logique aristotélicienne d'un réel fini, même avec cette conception (par ailleurs fausse et égarante), le réel ne peut se suffire de la seule dimension sensible.
A force de ne pas définir le réel, Rosset finit par lâcher que sa conception ontologique induit que le sensible soit le réel. Rosset refuse de définir précisément le réel parce que sa définition déboucherait sur cette vision pour le moins réductrice (le réel réduit au sensible) et qui de surcroît poserait un problème supplémentaire insurmontable : si le réel se limite au sensible, qu'est-ce que le sensible? Dans cette question se trouve la question que cette définition rendrait insoluble : comment expliquer l'actualisation du sensible sans l'existence d'autres formes de réel, moins concrètes et plus abstraites?
Quand Rosset définit le réel comme le plus concret, il croit peut-être répondre dans un premier temps à l'objection contre l'idéalisme philosophique - qui définit le réel comme le monde des idées (suivant la tradition platonicienne, qui remonte à l'aube de l'humanité et qui vient d'Afrique). Rosset se montrerait à la suite de ses devanciers plus réaliste par son souci de concrétude. Cette première impression ne résiste guère à l'analyse plus poussée : la difficulté ne fait que revenir avec usure.
La difficulté, c'est que le réalisme implique de prendre en compte des formes de réel qui s'éloignent du sensible et qui se rapprochent de l'idéal abstrait et éloigné. Tenir pour réaliste le partisan du réel seulement sensible, c'est ne pas mesurer que le réalisme renvoie au réel dans son ensemble et qu'on se montre tout sauf réaliste en réduisant le réel à son apparence la plus immédiate et palpable. Derrière cette idée, il importe de rappeler que le réel ne se réduit pas aux expériences fournies par les sens, mais que les sens déforment le réel et réduisent le réel au sensible.
L'homme connaît du réel d'autres formes moins sensibles et plus idéales par l'usage de sa raison. La complexité du réel se traduit par cette idée selon laquelle est réel ce qui est rationnel (notamment selon Hegel). C'est une conception qui a le mérite de prendre en compte le problème de l'idéalisme et des représentations supplémentaire au sens que fournit la raison. Cette conception tend à réduire le changement à un schéma fixe dans lequel la synthèse (Aufhebung) demeure sur le même plan que la thèse - alors que chez Platon la dialectique permet de changer de plan.
La dynamique platonicienne, qui est reprise et complétée par Leibniz, est tout à fait absente de l'univers d'un Hegel. La fixité hégélienne est une approche pernicieuse de l'idéalisme qui ruine le véritable idéalisme du monde des idées pour n'en proposer qu'une réduction fixe. Du coup, cette fixité rapproche la démarche hégélienne de la conception aristotélicienne du réel : un réel fixe et fini. La fixité tend à finitudiser le réel.
La réalisation implique que le réel ne se limite ni aux expériences sensibles (fournies par les sens), ni aux expériences supplémentaires proposées par la raison, mais qu'il soit une forme mouvante et extensible, en particulier suivant les facultés des parties. Il est tout à fait possible que des parties disposant de facultés qui nous sont inconnues aient une existence que nous ne concevons pas, parce que nous n'avons pas les moyens de la concevoir. Dans le Coran, on nous parle de créatures comme les jinns qui sont invisibles pour l'homme.
Dans notre propre sphère du réel, des êtres qui nous sont invisibles peuvent se mouvoir. Des êtres qui nous engloberaient nous seraient tout aussi bien inconnaissables. Les molécules - qui appartiennent à notre organisme - n'ont pas conscience de notre existence (pas davantage de la leur). Si nous sommes spécifiquement dotés de conscience (parmi les êtres connus), nous pouvons également ne pas avoir conscience de l'existence de créatures qui nous côtoient, a fortiori qui nous englobent, en particulier si ces créatures se trouvent dotées de facultés qui nous sont étrangères, voire supérieures.
Le sens que nous apportons au réel dépend de nous bien que le réel existe hors de nous. La relativité de la représentation implique que la vérité existe : c'est le réel dont nous ne sommes que des parties. Si le réel excède ses représentations, ce qui implique que le réel ne soit pas définissable par ce qui est englobé, le réel est de structure flexible - il s'ajuste de manière indéfinie aux diverses représentations. Le réel est de texture malléable, adaptable, complémentaire et modulable. La néguentropie rejoint la nécessité de flexibilité, quand l'entropie mène au nihilisme (l'idée selon laquelle nous revenons au chaos physique n'est rien d'autre que de la théorie physique modelée à partir de l'ontologie nihiliste).
Le modèle idéaliste transcendantaliste se révèle bien plus fiable que le modèle antiidéaliste nihiliste se targuant au départ de plus de réalisme (pragmatisme, concrétude...). Mais le modèle nihiliste ne se développe que parce que le modèle transcendantaliste comporte une faille : c'est l'explication finaliste par l'englobement. Dans cet englobement, la complétude pose problème en ce qu'elle perd son sens. Comment expliquer l'agencement des parties incomplètes et imparfaites qui se trouvent englobées de manière inexpliquée dans des parties supérieures? Pourquoi Platon, qui reprend sans jamais l'expliquer la tradition des prêtres égyptiens, estime-t-il que l'homme appartient au dernier niveau de l'englobement? Cet ultime niveau est-il compatible avec le postulat du corps infini de l'univers?
Cette complétude-là se révèle pour le moins incomplète, c'est-à-dire que les explications proposées sont lacunaires - quand les explications existent. La limite du transcendantalisme tient à l'examen de sa fin idéaliste. Sa structure permet d'exprimer l'infini et propose une méthode (la dialectique), mais son modèle en englobement manque d'autant plus d'un complément qu'il se voudrait complet. Raison pour laquelle le nihilisme perdure après l'hypothèse transcendantaliste.
La complétude transcendantaliste présente un vice dans la cuirasse qui ne manque pas de rejaillir de manière diffuse et continue, de manière plus explicite, voire criante lors des moments de crise (ainsi de l'avènement conjoint des sophistes et des monothéistes). Ce défaut de complétude permet au nihilisme de remettre sur la table du débat sa solution qui chronologiquement est première). Si le transcendantalisme avait résolu le problème de la complétude, qui est le fondement de l'explication du réel, le nihilisme aurait disparu.
Or l'immanentisme est au contraire apparu comme la réponse moderne et exacerbée du nihilisme antique et atavique. Le nihilisme localise la complétude dans le fini sensible, quand l'immanentisme précise encore cette perspective en situant la complétude dans le désir (suivant les propositions d'un Spinoza, le saint de l'immanentisme). C'est ici que le néanthéisme permet d'apporter un prolongement et un complément, même incomplet, même imparfait, même provisoire, à la théorie transcendantaliste en trouvant une parade, sinon au nihilisme, du moins à sa forme immanentiste.
La conclusion de la complétude n'est envisageable que dans un univers d'englobement où le tout se montre supérieur à la partie. L'erreur réside dans cette supériorité définitive, qui devient arbitraire comme dans le mythe platonicien de l'univers conçu comme un corps supérieur et ultime. On ne voit pas trop pourquoi l'univers serait l'ultime corps dans la chaîne alors que cette fin rompt l'infini ou le plonge dans l'inexplicable (deux options qui confortent le nihilisme).
Ce schéma présente une erreur qui est gommée et camouflée derrière des discours se gardant d'examiner la fin vers laquelle mène la théorie transcendantaliste. La complétude est la conclusion d'un raisonnement faux selon lequel l'englobement est le processus ontologique : dans cette logique, et à partir de ce postulat, effectivement, la complétude finale est nécessaire pour que le raisonnement tienne. Et peu importe que cette complétude soit bancale. Si l'on part de l'incomplétude, le schéma transcendantaliste ne prend en compte que la question de l'être, qu'il magnifie pour en faire l'Être ultime et suprême.
C'est un symbole de la démarche transcendantaliste, contrainte de partir du modèle sensible incomplet pour produire un modèle complet qui soit transposition sur le mode du prolongement, avec ce que ce mode comporte d'arbitraire et d'univoque (de simpliste sans doute). Mais si l'on approfondit ce modèle classique, l'on corrige l'erreur en adjoignant l'incomplétude d'une part; l'enversion d'autre part.
L'enversion implique la prise de conscience (la réalisation) que le modèle de l'être n'est pas le modèle ultime, même sur le mode du prolongement subliminal et sublimé. Au contraire, ce modèle, loin d'être complet, est incomplet dans sa version sensible parce que la version idéale ou parfaite n'existe pas - ou à l'état d'approximation qui a le mérite de conserver l'infini mais qui assène une complétude fantasmatique.
Cette incomplétude n'est pas la loi de la partie qui serait prolongée et dépassée par la complétude parfaite du tout. Le tout n'existe pas, il n'est que la réunion (inexistante et abstraite) de ses parties : il n'est que des incomplétudes et des imperfections. Le modèle de l'être est complété par le modèle du néant. L'enversion se nourrit de cet autre apport : si le nihilisme perdure depuis l'avènement de l'homme, c'est parce qu'il pose une question pertinente à laquelle il répond de manière destructrice et dangereuse : qu'est-ce que le néant? Le transcendantalisme à cause de son défaut de modèle élude la question et n'accepte de réserver au néant qu'une portion congrue ou un rôle marginal, sous des identités masquées (comme le hasard).
Le modèle de l'enversion concilie le support du transcendantalisme (il n'est que de l'être, il n'est pas de rien) avec la trame du nihilisme (il est quelque chose qui n'est pas de l'être et qui est du néant pur). Le néanthéisme propose le modèle de l'enversion comme intégration de la question du néant dans la problématique de l'être. Du coup, le modèle de l'être éclate en une indéfinité d'ordres finis et incomplets, mais cette incomplétude suppose son complément en envers (et non en miroir) : le néant infini et insécable.
Le réel prend un sens qui vaut définition : le réel, c'est ce qui comporte un sens. Le sens peut se développer, s'adapter à chaque situation, suivre la dynamique énoncée par Platon et Leibniz. Le propre du réel, c'est de s'adapter à n'importe quelle forme - pourvu qu'elle découle du quelque chose. Réaliser, c'est plus encore que partir du quelque chose incomplet pour se diriger vers le quelque chose complet et incompréhensible, partir du néant et de l'enversion, qui consiste à diminuer, pour produire des ordres incomplets et finis.
L'idée que la réalisation soit l'appel à des modèles de réel qui ne se résument pas au sensible immédiat s'explique par l'enversion plus que par le prolongement. Le sens de réaliser dans son acception cinématographique est instructive car l'art cinématographique survient à la fin du transcendantalisme comme la transition de l'expression artistique vers le néanthéisme. Le réalisateur désigne l'art de proposer un montage d'images de telle sorte qu'elle produit un défilé filmique qui exprime au mieux une certaine touche de réel.
Signe (qui fait sens) que le réel n'est pas le donné unique et nécessaire qui existerait presque avant la partie, au point de l'enfermer dans un rôle presque déjà joué (écrit); mais qu'il peut se composer parce qu'il n'est pas écrit à l'avance. Le seul moyen que rien ne soit écrit à l'avance réside dans l'incomplétude. C'est l'ensemble des parties qui font le réel parce que le seul moyen pour le réel d'être est d'être selon la partition infinie et indéfinie des parties. Réaliser, c'est faire le réel, produire le réel, composer le réel, d'une manière qui peut être recomposée parce qu'elle est toujours à réaliser. Si l'on réalise cette vérité profonde, le réel prend une tournure plus réaliste, moins nihiliste - en devenir.

mardi 22 juin 2010

La tunique de l'unique

Dieu est le maître du possible.

La transformation d'un événement serait possible comme unique si et seulement si l'événement en question demeurait identique à lui-même - s'il demeurait - lui-même. Ce n'est pas un hasard si c'est en terre immanentiste que fleurit le postulat de l'unicité du cours ontologique. L'unicité trouve un synonyme dans la nécessité. La liberté se trouve niée.
Si l'on réfléchit, ce qui n'est pas gagné, surtout chez les historiens en philosophie rebaptisés par leurs soins pompeux - philosophes, la nécessité unique est une théorie fausse, au sens où son erreur apparaît dès que l'on débusque le terreau sur lequel elle évolue. Ce n'est que dans un monde fini que le dogme fallacieux de la nécessité et de l'unicité du réel peut réussir. Le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré (Nietzsche) se livre à l'apologie de cette nécessité comme antidote aux délires de la liberté d'obédience religieuse et chrétienne (et sa version sophistiquée et intellectualiste platonicienne).
Nietzsche ne fait que reprendre les travaux initiaux dans l'immanentisme de Spinoza, qui explique sans ciller que la liberté devient enfin compréhensible si on la définit par la puissance (de préférence par son augmentation). Cette conception découle d'Aristote, selon qui la liberté est étroitement encadrée par la définition qu'il apporte au du réel. Aristote postule que le réel est fini, ce qui explique ses erreurs et ses limites les plus visibles et vérifiables, notamment en science physique.
Spinoza pourrait passer pour plus évolué, subtil, pénétrant, puisqu'il ajoute un subterfuge à la prudence aristotélicienne en se gardant de se présenter comme zélateur aristotélicien du réel fini. Il définit l'infini sous l'horizon indéfinissable de l'incréé. Ce n'est que la ruse d'un adepte du masque (confronté aux persécutions, en particulier de la part de sa communauté marrane). Pour comprendre que le statut de l'infini chez Spinoza ressortit de l'indéfinissable, il suffit de se reporter à sa vision singulière du désir. Non seulement le désir est complet selon Spinoza, mais cette complétude singulière n'est possible que dans un schéma où le réel général est compatible avec le désir particulier.
L'infini est soit une posture, soit à l'image des dieux d'Épicure : étranger à l'horizon humain, en tout cas au désir. On pourrait concevoir que l'infini chez Spinoza désigne l'infini de structure identique au fini, soit l'idée que l'infini serait compatible avec le sensible. Ce caractère vague et indéterminé de l'infini s'accommode de la finitude, à tel point que contrairement à certaines apparences, l'infini spinoziste ne change guère de l'infini aristotélicien.
Sans doute Aristote nie-t-il plus explicitement que Spinoza l'infini; mais pour Spinoza, c'est pour mieux ramener l'infini au fini, puisque :
- d'une part il ne définit pas l'infini (ou comme l'indéfinissable incréé);
- et d'autre part il ne se préoccupe pas de l'infini en se contentant de constater que le désir est le centre de la finitude et qu'il est complet.
En tout cas, l'unicité du réel ne se meut que dans le postulat selon lequel le réel est fini. Dans cette finitude, le réel survient de manière singulière, unique et nécessaire, mais cette unicité légitime la loi du plus fort. Ce qui est fini signifie que la faculté de délimiter et de dénombrer implique l'unicité et la nécessité. Pourrait-il y avoir plusieurs possibles dans un réel fini? Le fini peut contenir plusieurs possibles à condition que ce soient des possibles finis. Mais la finitude de ces possibles, à l'unisson de la finitude générale, de la tessiture finie du réel, s'appauvrit et s'épuise inéluctablement : bientôt la réduction de ces possibles tend drastiquement vers le néant.
Dans ce processus sinistre et prévisible, l'un présente un sens arithmétique. Il précède de peu la destruction généralisée, l'anéantissement, le chaos. Ce qui est présenté comme le couronnement positif de la mentalité immanentiste, l'unicité, s'avère le symbole ultime de l'effondrement terminal d'une mentalité qui provoque la disparition - du fait d'une dégénérescence qui est inscrite dès les limbes du programme fini. L'erreur de la nécessité uniciste se rapporte à la définition finie du réel. Non seulement le réel n'est pas fini (erreur programmatique), mais toute finitude est soumise à la destruction.
L'erreur va de pair avec le chaos, mais c'est sans doute la raison pour laquelle l'erreur est nommée telle : parce qu'elle détruit. Quand à la structure du réel, ce que nous nommons liberté n'est pas tout à fait compréhensible dans un schéma transcendantaliste qui pose la complétude comme existante. La complétude n'existe pas pour le sensible (pour la partie), mais elle existe pour la perfection du réel pris dans son ensemble. Si l'on valide l'hypothèse de la complétude, on valide du même coup l'hypothèque du réel.
Ce n'est que dans un schéma d'infinité que l'on peut sortir de l'ornière et du piège de la finitude limitée (dans tous les sens du terme). La liberté s'y manifeste de manière déconcertante : la structure du réel est infinie/indéfinie au sens où les possibles sont de cet acabit. Plus les possibles se réduisent, plus c'est le signe de l'extinction proche d'un certain ordre. Dans un ordre qui fonctionne, les possibles se trouvent en nombre limité à un moment donné, mais l'effet de perspective trompeur, c'est qu'ils ne sont pas donnés une fois pour toutes.
L'ordonnation limite le nombre de possibles, mais les renouvelle, ce qui fait que le possible est une variante proche de l'indéfini du fait de son infinitude. Il serait bon de définir le possible par rapport à l'incomplétude en corrigeant l'erreur palpable du transcendantalisme : la complétude est un mythe au sens où elle n'existe pas de manière donnée. C'est suite à l'incomplétude que l'on peut comprendre le libre arbitre, soit cette idée mystérieuse que la partie demeure libre dans un système où la complétude l'englobe et lui assigne des tâches préétablies à l'avance.
Dans un système de complétude où rien n'est écrit à l'avance, le rôle de la partie est de poursuivre l'œuvre ontologique et le changement est un cycle infini/éternel. S'il n'est pas possible de quantifier le nombre de possibles qui s'offrent à un moment donné à la partie, il convient de comprendre que c'est selon ce système de la possibilité et de la complétude que la pérennité du réel est assurée. La seule nécessité du réel est de produire quelque chose sans jamais produire du néant positif/pur.
A l'intérieur de la nécessité globale du quelque chose, l'idée de nécessité uniciste et interne comporte l'incompréhension, le faux sens, voire le contresens du cours du réel. Le réel est structuré de telle manière qu'il se poursuit seulement en suscitant la multitude des possibles, dont l'actualisation au sens aristotélicien est une réalité pour l'homme confronté à la réalité de l'expérience la plus sensible, mais la limitation des possibles n'est envisageable que dans un certain donné. Cependant, au sens universel, chaque cas particulier est libre au sens où chaque cas particulier est porteur de l'universel.
L'actualisation n'est qu'un possible particulier ou une série de possibles particuliers. Le réel se limite au champ de l'actualisation comme à une série donnée. L'ordre dans lequel nous nous mouvons n'est jamais qu'un certain ordre englobé dans une infinité d'autres ordres, suivant une structure de poupées russes (ou le cycle des fractales). Le propre du réel est de susciter des possibles qui ne se réduisent pas à l'actualisation sensible, mais dont la pluralité donne l'actualisation sensible. En ce sens, le thème de la nécessité uniciste tendrait à se rapporter à l'actualisation sensible qui est unique, comme si derrière la nécessité la définition du réel menait au sensible (cas chez un Rosset).
L'universel, c'est le possible. Tout est possible à chaque moment particulier : la limitation n'est jamais que comprise à l'intérieur d'un certain ordre. A chaque instant, l'ordre peut susciter un changement considérable et totalement imprévu à partir du moment où l'ordre donné menace d'accoucher du néant et de l'anéantissement. Si dans le donné tout n'est pas possible, au nom de l'infini et de la perpétuation des ordres, tout est possible. C'est le sens de la liberté : tout est possible.
Au risque de contredire les avis métaphysiques aussi reconnus que superficiels d'un académicien comme Marion, Dieu n'est pas le maître de l'impossible, mais des possibles. Pour Dieu, tout est possible. Quant à l'impossible, il définit la complétude. Dieu serait plutôt impassible face à l'impossible : l'impossible renvoie au néant. Comme le néant n'existe pas, l'impossible est la catégorie centrale qui indique ce que le réel n'est pas (que le réel ne soit pas) et dont l'application rendrait le réel non viable.
Nous vivons dans le meilleur des mondes possibles selon Leibniz. Dans le seul monde aussi. Cette affirmation ne signifie pas que le réel soit réduit au monde unique et nécessaire, mais que les possibles sont interconnectés entre eux selon la meilleure nécessité possible. Cette sentence s'éclaire avec plus d'acuité à partir de l'incomplétude ontologique généralisée qu'à partir de son pendant inverse (la complétude nécessaire). Il convient de démonter l'illusion selon laquelle Dieu serait le maître de l'impossible.
Dieu n'est pas tout-puissant. Il est au contraire incomplet, imparfait - c'est possible. La liberté n'est pas l'expression de la toute-puissance. Elle résulte de la faiblesse, de la fragilité et de la multiplicité des possibles. Tout part de l'incomplétude. Tout y revient. L'interprétation de la nécessité dénote une réduction simpliste et aberrante de l'ontologie : la nécessité est impossible. L'impossible est nihiliste. Seul le possible est réel.

lundi 21 juin 2010

La connaissance impossible

Dans l'interview qu'il donne à Philosophie magazine (que j'ai déjà critiquée), le philosophe post-cartésien Marion croit bon de dresser l'éloge du scepticisme philosophique sur le mode de la certitude négative. Cette certitude négative rationnelle irait de pair avec la foi. Le besoin de certitude ne s'encombre pas d'esbroufe, puisqu'en l'occurrence la certitude est négative. Autant dire que la seule certitude serait l'incertitude, ce qui n'est déjà pas signe d'un raisonnement très sain.
Marion essaye à la suite de Pascal dont il se réclame de concilier la validité philosophique avec la foi, en distinguant le domaine de la pensée philosophique qui serait la certitude négative du domaine de la foi qui serait l'arationnel. L'arationnel engloberait la raison, mais la raison ne produirait que de la certitude négative. La certitude positive serait l'apanage de Dieu, qui du coup serait le maître de l'impossible. Cette présentation du christianisme permet au phénoménologue Marion de proposer l'exercice philosophique comme propédeutique à la foi.
La raison est philosophique quand la foi est arationnelle. A l'examen de cette définition, elle correspond en tous point au scepticisme que promeut Rosset, notamment dans son Principe de cruauté. Rosset dresse l'apologie du scepticisme, à ceci près que Rosset est un immanentiste terminal qui propose du scepticisme une version nihiliste patente s'arrêtant aux portes du scepticisme nihiliste, tandis que Marion propose au-delà le camp de la foi religieuse.
Quelle foi? Quelle religiosité? Le scepticisme de Rosset est mâtiné de nihilisme en ce qu'il suit la définition de la vérité inférieure - tandis que le scepticisme authentique décrète que la vérité est indécidable sur les questions ultimes, en particulier les questions d'ordre religieux. Le problème de Marion est de concilier l'héritage d'un Descartes, d'un Pascal et d'un Nietzsche. Concilier Nietzsche et Pascal n'est pas possible tant nous avons affaire à deux esprits religieux diamétralement opposés et inconciliables.
Pascal est tourné vers la foi catholique et sa réflexion amène à la foi; quand Nietzsche est un immanentiste tardif et dégénéré, qui propose de la religiosité la vision du déni et du masque. Quant à Descartes, notre Aristote moderne, héritier d'une tradition scolastique qu'il réforme pour mieux en reprendre le canevas, en la modernisant, il est le philosophe qui propose un compromis moderne balbutiant entre nihilisme et transcendantalisme, entre la tradition des sophistes et la tradition d'Aristote.
Descartes modernise l'aristotélisme en ce que la définition d'Aristote du réel n'est plus valide au début de la modernité. Descartes revisite et révise cette définition en y ajoutant le subterfuge du deux ex machina : selon Descartes, l'univers est mécaniste et l'arationalisme de Dieu est magique, miraculeux et incompréhensible. C'est vers cette démarche de miracle et de magie que se dirige Marion comme s'il ne restait que cette solution pour un esprit rationnel afin de définir la démarche religieuse et le divin.
Marion nous explique que Dieu est le maître de l'impossible et qu'à Dieu, rien d'impossible. Il définit le divin comme l'arationnel, mais un arationnel qui ne serait pas compréhensible du point de vue du rationnel limité et imparfait. L'imperfection et les limites du rationnel sont le cœur des deux grandes traditions : d'un côté, la tradition qui estime que l'imperfection n'empêche pas la connaissance; de l'autre, la tradition qui juge que la connaissance est impossible.
La connaissance est impossible signifie non que toute connaissance est impossible, mais que la connaissance de Dieu est impossible. C'est ici qu'il importe de ferrailler avec des croyants comme Marion en leur reprochant d'être des nihilistes plus ou moins masqués, moins habiles qu'opportunistes, qui confondent l'arationalisme et l'irrationalisme et qui estiment à tort que le religieux se distingue du philosophique en ce qu'il serait distinct du rationalisme (défini comme la spécificité de la démarche philosophique humaine).
Cette distinction entre rationalisme et arationalisme définit l'arationalisme comme ce qui englobe le rationalisme de manière unilatérale, mais qui coupe le rationalisme de l'arationalisme dans le sens du rationalisme (depuis le rationalisme). Cet arationalisme arbitraire et unilatéral tend vers l'irrationalisme et le nihilisme en ce que cet arationalisme empêche la connaissance rationnelle. Le cœur du débat oppose la connaissance rationnelle à l'irrationnelle. Le rationnel se trouve condamné à partir du schéma d'un scepticisme qui oscille entre deux pôles : d'un côté le nihilisme à la Rosset où le négatif est total; de l'autre la religiosité irrationnaliste d'un Marion qui propose à la suite (et au-dessus) du négatif pur - le religieux.
Ce religieux est très dangereux parce qu'il s'appuie sur l'irrationalisme : le scepticisme est une école doctrinale qui cache en son creux le nihilisme antique et atavique. Ce n'est pas un hasard si Rosset de nos jours se réfugie dans le scepticisme pour mieux fourbir son immanentisme terminal. Toute forme de religiosité qui s'appuie sur le négatif du rationalisme est en son tréfonds de nature irrationnelle. Ce religieux-là est impossible au sens où si Dieu est le maître de l'impossible, il restaure sous un nom moins inquiétant le principe du nihilisme.
Le Dieu de Marion n'est pas le Dieu des chrétiens. C'est un Dieu au service du nihilisme qui mène vers le néant et la destruction. Cette constatation impitoyable et inquiétante (diablement) se vérifie à partir du statut de la connaissance. Toute démarche religieuse qui s'écarte de la connaissance trahit l'essence du religieux. Le religieux historique, depuis les limbes du transcendantalisme, a été fondé pour rendre possible la connaissance. Tout type de religieux qui empêche la connaissance, qui la fige dans la catégorie nihiliste de l'impossible, est un religieux qui fait le jeu du nihilisme, quand il ne le sert pas explicitement.
Marion au bas mot fait le jeu du nihilisme et c'est un fort mauvais constat pour l'état du christianisme catholique séculaire, quand on sait la position de tête pensante qu'occupe Marion dans la pensée catholique française actuelle. La définition que Marion propose de l'impossible est un révélateur, mais le plus révélateur reste la formule de certitude négative. Obnubilé par le fait de trouver la certitude à la suite de Descartes, Marion qui en sait trop au sens fini, et qui n'en sait pas assez au sens infini, s'égare dans une formule qui escamote le problème : la certitude négative.
Cette certitude est à peu près aussi certaine que son correspondant oxymorique la certitude incertaine. La certitude incertaine ne veut rien dire et serait une formule nihiliste et explicitée si le nihilisme n'était cette pensée qui avance masquée et qui ne peut tenir que masquée - démasquée elle serait ridiculisée séante tenante du fait de son inconséquence exacerbée et patente. Pour autant cette manière de considérer le rationalisme comme négatif engendre l'impossibilité de la consistance et l'avènement du nihilsime.
Marion prétend que sur les questions dernières il n'est pas possible de produire une incertitude positive et que cette certitude positive serait l'apanage de la démarche scientifique qui parvient à cet état grâce à la réduction de son champ d'étude à un objet fort délimité. Dans cette conception, Marion croit retrouver les fameuses distinctions classiques, où le religieux englobe le philosophique, le scientifique s'y trouvant englobé. La science est positive mais incertaine; la science des sciences est certaine et négative.
Cette réconciliation se fait sur le dos de l'impossible et de l'irrationnel et c'est en quoi elle rend caduque la démarche de la connaissance. Elle aboutit pratiquement à une concpetion de la science qui produit des démarches positives, mais morcelées, de plus en plus étroites et isolées. L'expert est le représentant de ce savoir, qui est positif en tant que cette positivité s'appuie sur le négatif. C'est la principale critique qui rend cette conception inopérante : on ne trouve pas une solution mais on se débarrasse du problème en fondant la connaissance sur le négatif.
Du coup, les connaissances deviennent morcelées, éclatées tandis que la connaissance générale est négative. On ne peut fonder des connaissances scientifiques positives au sens où elles permettent un savoir unifié (même particulier) qu'à partir d'une conception générale de la connaissance qui soit positive. C'est ici que l'erreur de Marion est béante et pendante (énorme) : bien entendu, la connaissance générale doit être aussi positive qu'incertaine sans quoi la connaissance n'est pas possible, ou alors à l'état de morcèlement inexploitable.
Quand Marion avance que la connaissance générale philosophique n'est jamais certaine ou qu'elle n'avance pas, c'est faux : ce n'est pas parce que la connaissance n'est jamais certainement positive qu'elle n'est pas envisageable. Et elle est envisageable non pas à l'état de certitude positive (la connaissance du réel n'est pas possible pour une partie du réel), mais à l'état d'incertitude positive. Le statut qu'octroie Marion dans son système n'est viable que s'il le réserve en premier lieu à la connaissance d'un point de vue générale et seulement ensuite aux connaissances particulière est secondaire.
Les sciences ne peuvent bénéficier du statut d'incertitudes positives que si elles découlent d'une science des sciences qui soit d'un statut identique d'incertitude positive. Le rôle de la sciences des sciences est capital : toute conception du réel générale rejaillit sur les conceptions particulières. Toute science des sciences conditionne les sciences afférentes. La connaissance est possible dans un schéma où seul le quelque chose existe.
La connaissance est impossible dans un schéma où le néant se trouve rétablit en tant que positivité inconséquente. C'est ce que signifie la négativité. Qu'est-ce que la négation en tant que définition? Ce n'est pas seulement l'impossible au sens où le maître de l'impossible serait une conception de Dieu qui soit nihiliste (constat gênant pour un chrétien). La négation rend la connaissance caduque. Elle aboutit à l'irrationnel. Elle produit lé néant. Le résultat que propose Marion est des plus inquiétants : en validant la certitude négative, il valide le sens de la négation en tant que l'exercice de la négation avance qu'une chose n'est pas.
La négation libère l'espace du néant, même si cette action exclusive n'est pas conséquente. La négation pure soulève le problème irrésolu de la positivité. Marion croit résoudre le problème en optant pour la religion en lieu et place du nihilisme accepté (Dieu en lieu et place du néant inconséquente). Mais son Dieu se trouve contaminé par le nihilisme en ce qu'il est inconséquente. De lui, on ne pourrait rien dire ou presque, puisque sa positivité est déclarée inatteignable.
La catégorie du négatif est la catégorie du néant. Le négatif est le masque du néant. Le schéma ontologique nihiliste est dualiste au sens antagoniste - en ce qu'il oppose le réel au néant. On ne dépasse jamais le néant. Toute entreprise qui croit dépasser le néant en pactisant avec lui voit son dépassement contaminé par le néant. Cas d'un Hegel qui en proposant le dépassement du négatif est contaminé par ce négatif admis - par son schéma fixe, dans lequel le dépassement relève du cadre limité et défini de la thèse.
Cas d'un Marion qui contamine son image de Dieu par le pire des sacrilèges, par le blasphème au sens religieux : le néant se trouve prendre la place de Dieu à partir du moment où Dieu est rapporté au négatif de quelque manière que ce soit. Le propre de toute démarche religieuse d'obédience transcendantaliste est de rendre la connaissance possible. Un Marion rend la connaissance impossible. Sa démarche est intéressante pour deux raisons :
1) Elle souligne le sens du négatif qui est le néant nihiliste.
2) Elle indique que le religieux transcendantaliste encourage l'entreprise de connaissance en définissant la connaissance comme incertitude positive générale.
C'est vers cette solution qu'il convient de se diriger quand on a cerné à quelle impasse conduisait le négatif comme paravent du nihilisme. La connaissance positive n'est pas seulement possible pour la démarche scientifique propre et spécifique; elle n'est possible que si elle relie la démarche des sciences à la démarche générale de l'ontologie définie comme connaissance positive et incertaine. Le propre de la connaissance n'est pas d'apporter la certitude définitive, mais de proposer une incertitude positive qui fasse avancer l'ensemble. Il s'agit de proposer une définition du réel imparfaite, mais positive.
Dans cette cette perspective, toute dissociation de la connaissance générale et des connaissances particulières rend la connaissance impossible; toute négativité de la connaissance la rend impossible; toute négativité est nihiliste. Contre le nihilisme qui s'exprime avec préférence sous le masque du scepticisme plus ou moins travesti (le scepticisme original contient en son sein l'idée de négativité), il convient d'affirmer que seule la connaissance positive et incertaine permet d'avancer imparfaitement. Il n'est pas possible de parvenir à la certitude car pour une partie du réel la certitude ne peut être que négative, soit nihiliste.
Par contre, il est possible pour la partie humaine de proposer des interprétations positives qui pour incertaines n'en demeurent pas moins les garants de la connaissance. Le divin ne joue pas le rôle de repoussoir insurmontable, comme un maître pervers ou un tout-autre inatteignable; il est celui qui encourage la connaissance imparfaite, en mouvement. C'est cela le changement : l'imperfection de l'incomplétude. A l'opposé, la certitude partielle est une aberration qui aboutit à la destruction. Il est tragique que des thuriféraires du christianisme comme Marion jouent ce rôle, comme il est fatidique que le religieux puisse se présenter sous le masque de la construction (le transcendantalisme) alors qu'il sert la destruction (le nihilisme).

jeudi 17 juin 2010

Vivre et penser comme des sports

En cette période de Coupe du monde de football, on aborde peu les vraies questions à propos des sports dont le processus sort renforcé en cas de médiatisation : dopage et trucage. La Coupe du monde de football, événement populaire par excellence, ne menace pas seulement de détruire fortement l'équilibre sud-africain déjà fort fragile; elle constitue la diversion par excellence qui permet de se focaliser sur le dérisoire et l'accidentel au moment où l'essentiel s'effondre. L'essentiel : le système économique et culturel qui mondialisé menace de virer mondialiste.
Le secondaire : ironiquement, le sport médiatique par excellence que représente le football prétend d'autant plus divertir (dans tous les sens du terme) qu'il représente de manière emblématique et symptomatique ce qu'est l'immanentisme. La dernière couverture idéologique de l'immanentisme, le libéralisme, prétend être régulée et équilibrée par la main invisible, un deux ex machina providentiel et des plus frustres. En réalité, c'est la loi du plus fort qui le réglemente.
L'irrationnel et l'inconséquence sont les lois (désordonnées et chaotiques) qui régentent de manière désinvolte et arrogante le libéralisme. On s'en rend compte particulièrement au moment où le libéralisme s'effondre, après nous avoir seriné que les diamants étaient éternels. La Couronne britannique - aussi? Le sport prétend quant à lui être régenté par deux facteurs : le sort et le mérite. Le hasard et le désir (complet).
Le sport se trouve tellement porté au pinacle de la mode immanentiste qu'il représente ce qu'il prétend repousser. Le sport s'affirme comme le parangon de la vertu (dans tous les sens) alors qu'il est gouverné par les deux maîtres-mots de l'immanentisme. Raison pour laquelle le sport se trouve si bien en cour : il est le représentant le plus représentatif de l'immanentisme. Le jeu était déjà du temps de Venise l'outil pour asservir la populace - exporté par l'inénarrable Casanova.
On connaît la terrible devise des Romains : panem et circenses. Il serait bon de la sortir de nouveau au moment où la Coupe du monde nous bassine les oreilles avec sa déréliction travestie en expertise de la plus haute importance. On croit bon de légitimer les deux mamelles du sport au nom de son intérêt médiatique : dopage et trucage. Dès qu'on prononce ces deux sésames, les regards deviennent fuyants au point que l'on change de discussion. Il n'est pas souhaitable de rappeler que le sport médiatique est un spectacle, ce que le chansonnier Béart savait déjà.
D'aucuns se croient plus progressistes en acceptant les règles du système comme si la légalisation (soit la visibilité) de l'interdiction la rendait enfin pérenne et positive. En légalisant le dopage, l'on mettrait enfin fin à la terrible hypocrisie qui ravage le sport et l'on pourrait qui plus est contrôler les menées de la recherche la plus spectaculaire qui soit (la recherche sur le dopage est si vivace qu'elle aide à l'avancement des connaissances médicales par un biais des plus tortueux).
Le dopage illustre dans un sens très réducteur et particulier l'apologie du surhomme. Certes, le surhomme dopé n'est pas le surhomme artiste et créateur qu'entrevoyait Nietzsche avant de sombrer dans la folie (après absorption de drogues, pas de dopants). Mais le dopé dépasse quantitativement et physiquement (dans ce monde sensible) les limités imparties au commun des mortels; quand le surhomme nietzschéen exprime un idéalisme qui implique un changement qualitatif à l'intérieur de ce monde.
Le dopage de ce point de vue exprime par le fait de repousser ses limites physiques un dépassement qui contient déjà en lui sa contradiction : alors que le sport est censé charrier la morale de la complétude, du plus pur immanentisme, il se révèle incomplet en ce qu'il contient une certaine intervention extérieure : au moins celle des dopeurs, que ce soient les chercheurs mais surtout les commanditaires (les financiers du sport). De ce fait, si le dopage peut encore être inadéquatement légitimé au nom du pragmatisme de l'immoralisme, le trucage est inexcusable.
Il revient à détruire les règles du jeu, soit à établir une loi du plus fort absolue, dans laquelle les dés sont pipés - le plus fort l'emporte toujours. Le trucage explicité ou banalisé reviendrait à rendre possible l'impossible ou à mettre en évidence une règle qui dans le sport doit toujours demeurer tacite et occultée : la loi du plus fort. Officiellement, cette loi du plus fort est recouverte par le masque vierge de l'imprévisible hasardeux, de certaines compensation de technique ou de volonté, mais dès l'examen fondamental de ce hasard, on se rend compte qu'il bat en brèche le mythe de la complétude du désir qui reviendrait à accorder aux participants une influence toute-puissante et divine.
Le sport incarne cette faillite de la complétude du désir qui est le cœur de l'immanentisme. Il la révèle au moment où il en divertit le plus la manifestation. Plus encore que le dopage, le trucage révèle le caractère incomplet de toute production sportive : pour truquer, il faut que les truqueurs soient extérieurs au spectacle sportif (même si parmi les complices figureront quelques sportifs). Trucage et dopage sont les deux mamelles sportives de la loi du lus fort qui est irrationnelle et inconséquente. Appliquée au sport, elle signale que le propre de la loi du lus fort tient dans le mythe de l'incomplétude, soit dans le fait de laisser entendre que le désir est complet alors qu'il est déniée en tant qu'incomplet.
D'où les catastrophes qui s'en suivent inévitablement (déceptions, notamment dans le sport). La duplication fantomatique typique du raisonnement humai (et mise en valeur par le meilleur Rosset) consiste à laisser entendre que la morale sportive serait par essence étrangère au dopage et au trucage. Le sport serait vertueux, pur de tout vice. Les vicissitudes seraient un effet surajouté, dû la médiatisation ou à la rage de vaincre (entend-on de manière hypocrite chez ceux qui couvrent pour mieux profiter de l'argent faramineux généré par le sport).
En réalité, c'est le cas de le souligner, le sport contient dans son processus le dopage et le trucage comme deux éléments de légitimation de la loi du plus fort et du déni de l'incomplétude du désir.
On ne peut pas pratiquer le sport de manière finaliste et professionnelle sans recourir au dopage et sans encourager le phénomène révélateur et contradictoire du trucage. C'est dire que le sport est mû par la loi du plus fort en lieu et place de la fameuse et sacrosainte morale sportive chère à Coubertin. Coubertin d'ailleurs se trouvait proche de l'idéal fasciste du culte du corps. Les nazis grands apôtres de la loi du plus fort avant de sombrer suite à leur principe inconséquent et autodestructeur détournèrent abondamment le sport (les Jeux Olympiques de Munich en 1936).
La destruction de l'immanentisme est inscrite dans son révélateur le sport. Quant à la duplication fantomatique, elle se manifeste quand on produit un fondement faux. Les effets se trouvent dès lors hâtivement coupés de leurs causes et l'on tend à substituer aux causes effectives des causes imaginaires. Dès qu'on rétablit le fondement effectif, la duplication disparaît comme un mauvais songe. Cas pour le dopage et le trucage dans le sport qui se trouve coupés de la cause de la morale sportive. Une fois que l'on consent à rétablir le fondement du sport (la loi du plus fort), la pratique généralisée et croissante du dopage et du trucage dans le sport s'en trouve grandement éclaircie.

mardi 15 juin 2010

Petit papa Yoël



L'identité différante, toujours différée, jamais existante, dans un perpétuel jeu de miroirs qui a à voir avec le reflet et le narcissisme, est incarnée par cette intervention surréaliste d'un banquier français de la tristement célèbre banque d'affaires Goldman Sachs. Notre intervenant est tout à fait inconnu de n'importe quel peuple. Son nom? Yoël Zaoui. Eh oui, vous n'avez jamais entendu parler de celui qui est présenté sur Europe 1 comme le patron de Goldman Sachs Europe.
C'est cela, l'identité différante : une identité tellement éparpillée, tellement éparse, que les responsables sont irresponsables, anonymes et que plus aucun ne détient de responsabilité ni d'identité. Yoël Zaoui n'est pas n'importe qui dans le monde de la banque et pourtant, son anonymat cache à peine qu'il n'a qu'importance congrue que dans un schéma où des centaines d'autres soi disant responsables disposent de cette imposante importance.
Yoël et son frère Michael sont des spécialistes excellant dans les fusions acquisitions. Quand Yoël travaille pour Goldman Sachs, Michael est employé par Morgan Stanley. Point commun : les deux frérots travaillent en Europe à la City de Londres. C'est ici qu'il faut mesurer le sens de l'intervention médiatique de Yoël. Pour que ce grand banquier sorte de sa réserve (sans vilain jeu de mots), de son anonymat (de différant), c'est qu'il ne représente pas seulement les intérêts contestés et contestables de Goldman Sachs, mais les intérêts mondialistes des grandes banques, dont le cœur n'est certainement pas à Wall Street comme une certaine propagande grossièrement antiaméricaine voudrait nous le faire accroire.
La capitale de la finance mondialiste est la City de Londres (et ses dérivés des paradis fiscaux). Wall Street (ou Chicago ou d'autres places financières) aussi importante soit-elle n'est jamais que le prolongement sur le sol américain d'une stratégie britannique impérialiste qui trouve son centre historique, stratégique et financier à la City de Londres. De ce point de vue, l'intervention de Yoël indique que les financiers mondialiste sont à l'agonie. Le frère de Yoël, Michael, qui complète la saga familiale si attendrissante (les deux frères qui ont réussi dans le symbole de la réussite actuelle, suite à la réussite bureaucratique du père), est un pur produit de cet impérialisme britannique : il travaille pour une banque américaine (une branche de l'ancien empire Morgan), mais il travaille en Europe et il a été formé à la London School of Economics.
Au lieu de chercher une identité nationale, visez l'identité factionnelle des oligarchies, l'identité impérialiste : Yoël intervient pour exprimer le point de vue des financiers qui forment la City de Londres. Ce n'est pas pour rien que Yoël est le financier français reconnu « meilleur banquier » de l’année 2008 par la communauté française à Londres. Il occupe de manière implicite et officieuse le statut de porte-parole pour la France de la City de Londres.
Les financiers de ces cercles détiennent d'autres relais (comme Attali, Minc et consorts), mais Zaoui qui n'est pas du tout médiatique (contrairement à l'omniprésent Attali, conseiller des princes) intervient car la crise est grave. On ne dépêche plus les habituels relais, on envoie les banquiers véritables. Zaoui est un virtuose des fusions acquisitions qui ne prétend aucunement à la pensée, l'analyse, voire à l'imagination (comme c'est le cas d'un Attali, qui est plus un stratège qu'un homme de terrain). Des Yoël, on pourrait en trouver à la pelle dans les allées des banques d'affaires, et des plus importants, des plus discrets, des plus différants.
Dans son discours, le plus frappant n'est pas le malaise palpable lors de l'interview, dirigée par Elkabbach, qui en tant que journaliste sioniste conservateur notoire propose une critique des plus accommodantes des activités financières. Le plus frappant n'est pas le spectacle affligeant et nauséabond de l'activité à laquelle Zaoui s'adonne, qui consiste à détruire les sociétés humaines en touchant des rétributions pécuniaires mirobolantes en échange (l'exemple de la faillite grecque offre l'archétype de cet amoralisme qui signifie derrière la supériorité de façade l'immoralisme réputé tout-puissant).
Le plus frappant n'est pas davantage l'explication ignoble et simpliste selon laquelle la crise financière actuelle ne toucherait qu'une moitié du monde, la partie développée, l'autre partie n'étant pas touchée par la crise et se développant même. Non seulement c'est tout à fait faux, mais c'est l'explicitation de la stratégie des financiers mondialistes, qui seraient les premiers bénéficiaires de l'oligarchisation du monde. Avancer ce qu'ose Yoël, c'est légitimer le régime oligarchique et la loi du plus fort : les pays pauvres, qui bénéficieraient de la crise des pays riches pour se développer, sont en réalité tout à fait dépendants de l'économie de ces pays riches (ainsi de la Chine); et surtout ces pays présentent des inégalités cruciales entre les plus riches et les plus pauvres qui en font des modèles de laboratoire de sociétés oligarchiques à imaginer.
C'est ce modèle inégalitaire et oligarchique que soutiennent les financiers mondialistes et c'est le régime qu'ils veulent imposer aux pays riches, tenus pour trop égalitaires et encore trop républicains. C'est à un stratagème assez grossier que se livre Yoël : faire semblant de défendre les pays pauvres pour mieux défendre un modèle de développement oligarchique qui est appliqué aux pays pauvres, qui ne risque guère de les développer et qui serait appliqué à l'ensemble des sociétés, à commencer par les sociétés des pays riches et démocratiques.
Un tel modèle est nuisible tant pour les pays appelés pudiquement en voie de développement (comme la Chine, dont on feint de vanter le modèle alors que c'est un modèle oligarchique qui ne peut bénéficier qu'à une élite et pas au peuple) que pour les pays développés (économiquement) que la crise permettra d'ajuster, selon un terme infect, c'est-à-dire de rabaisser à des modèles inférieurs aux modèles républicains, des modèles oligarchiques profitant aux plus riches et desservant l'intérêt général - l'intérêt de l'homme.
Le rôle d'un financier mondialiste comme Yoël se révèle d'un pragmatisme nihiliste dévastateur. Derrière son immoralisme ontologique, qui exprime la déconnexion du réel, le plus important reste la manière dont Yoël se présente à l'interview. Il n'a certes pas l'habitude des plateaux de radio ou de télé, mais notre financier virtuose se contente de lire bout à bout des fiches. Autant dire qu'il répète un contenu qui a été préparé à l'avance (peut-être par des collaborateurs), qui n'est pas connecté aux questions directes d'Elkabbach (pourtant peu hostile) et qui se montre pour ce qu'est le savoir-faire d'un financier : un savoir qui est figé, qui est fini, qui est fiché. Un savoir de mort déconnecté du vivant et du réel.
Yoël répète sans jamais se mouvoir dans le réel. Le réel, c'est l'infini et le changement. Yoël (sa mentalité de prédateurs financiers) est déconnecté du réel. Ces hères n'ont accès ni à l'infini, ni au changement. Ils sont figés dans le fini. Ils sont dans le savoir comme connaissance finie s'opposant à la connaissance dynamique (théorisée par Platon, puis Leibniz). Les financiers mondialistes de l'acabit des frères Zaoui sont présentés comme des virtuoses.
A juste titre. Le virtuose est celui qui excelle dans le savoir fini. Le virtuose de piano excelle dans l'interprétation de morceaux de musiques composés par des créateurs (qui n'interprètent pas forcément, ou qui interprètent moyennement). La supériorité de la création sur l'interprétation se montre évidente quand les deux activités se trouvent superposées chez un même artiste - je pense en musique à Mozart. On se souvient des compositions de Mozart - et l'on n'évoque le prodige que de manière secondaire, parce que le prodige était surtout un créateur (incompris de la plupart de ses contemporains, comme c'est le cas de la plupart des créateurs).
L'excellence (qui est le sens étymologique du virtuose) est une excellence finie qui se révèle finie dans tous les sens du terme - et surtout dans son sens de périmé. Ce qui est périmé périme ou va périmer. L'excellence virtuose est périmée en ce qu'elle se dégrade rapidement parce qu'elle n'a de valeur que dans le périmètre délimité d'un certain donné. Quand ce donné change, et il change tout le temps, la valeur virtuose s'estompe, puis s'évanouit.
C'est ce qui se produit pour n'importe quel type de virtuosité. C'est le sens de la fable du virtuose de lancer de pois chiches, qui manifeste un savoir aussi excellent qu'inutile. Alexandre le Grand récompense notre virtuose grotesque par un cadeau grotesque (un boisseau de pois je crois). Mais au-delà de la singularité de l'histoire, c'est toute virtuosité qui se trouve sanctionnée (dans tous les sens du terme) par ce caractère d'inutilité et de ridicule. Toute virtuosité est condamnée à la disparition et à la destruction parce qu'elle se meut dans la finitude pure.
Autant dire que la virtuosité est comprise dans le savoir entendu comme connaissance finie. Ce savoir est incarné à l'heure actuelle par le prestige omniscient et démesuré (au sens antique) dont bénéficient les experts. Qu'est-ce qu'un expert sinon la figure du savoir fini par excellence? Loin de l'universalisme des philosophes antiques, l'expert explique qu'avec le développement vertigineux des sciences, il n'est plus possible de maîtriser l'ensemble du savoir et qu'il est nécessaire de se spécialiser dans un savoir de plus en plus fragmenté et déconnecté.
L'expert est le représentant de ce savoir fragmenté. L'erreur fondamentale de l'expert tient moins à l'idée d'un savoir fragmenté qu'à la conception de la connaissance - comme si la connaissance de l'infini avait changé depuis l'Antiquité et pouvait se trouver fractionnée. Bien entendu, le contresens de l'expert considère que le but de la connaissance tient dans la maîtrise du savoir (fini). Comme le savoir devient quantitativement trop étendu, son éclatement est justifié. L'expert mélange la qualité et la quantité. L'expert réfute la vision (plotinienne) de l'ensemble du réel au profit d'une vision plus certaine, mais plus fragmentaire.
Cette certitude concrète se trouve battue en brèche par la réalité car l'expert se trompe si souvent qu'il se trompe de plus en plus. Au point qu'il en est devenu ridiculisé et discrédité en nos jours de crise, où les experts les plus brillants (des soleils noirs) n'ont pas été capables de prévoir une crise pourtant largement envisageable pour peu qu'on soit connecté à l'ensemble du réel et qu'on ne travaille pas dans une de ses parties ratiocinées, voire sclérosées. L'expert est le représentant théorique de cette mentalité de savoir, dont l'application pratique se trouve incarnée dans son apparition la plus prestigieuse par le virtuose financier.
En témoignent les profits vertigineux des financiers, que l'on retrouve chez les frères Zaoui (aux primes de bonus aussi considérables que déconsidérées - et inconsidérées). Les profits injustes figurent le réel envisagé seulement et unilatéralement comme quantitatif et fini. La valeur quantitative s'exprime au mieux par l'argent, soit par la valeur pécuniaire de type absolument fini. Rien n'est plus ridicule que cette conception quand on s'avise qu'elle repose sur l'erreur, mais en même temps rien n'est plus courant que cette erreur, tant il est certain qu'on accorde dans l'immédiat sa préférence aux valeurs de l'immédiateté.
On glose souvent (avec raison) sur l'arrogance invraisemblable de ces financiers qui au pied du mur, loin de se démonter ou de faire enfin acte de contrition, se montrent d'autant plus acharnés dans leur entêtement arrogant. Cette impudence n'est pas caractéristique de notre époque : elle exprime le point de vue de ceux qui dominant l'ordre marchand se prennent pour des demi dieux. Il est vrai que leur pouvoir dans l'époque contemporaine est sans égal et que dans un système qui accore la primauté au commerce ils sont situés au-dessus des lois et des règles.
Lorsque le procureur américain Pecora enquêta suite aux décisions patriotes de F.D. Roosevelt, il en vint à auditionner et poursuivre les principaux dirigeants des intérêts Morgan, dont le tout-puissant J.P. Morgan himself. Celui-ci manifesta déjà une arrogance qui est emblématique et symptomatique de ce milieu carnassier de la finance où l'on se croit dieux pour se situer au-dessus des hommes. Bien entendu, on s'estime d'autant plus d'extraction divine que l'on est homme (humain, trop humain).
L'arrogance va de pair avec la médiocrité. Les peuples se rendent compte que les dirigeants politiques par temps de crise se révèlent des imbéciles et/ou des déséquilibrés. Cette médiocrité comportementale s'appuie sur une médiocrité théorique sidérante. Comment penser l'impensable - que les dominants produisent des théories décevantes, voire stupides? Il est vrai que la théorie ne découle pas de la pratique et que les financiers sont avant tout mus par l'intérêt pratique des théories. De ce point de vue, il est compréhensible que des théories conçues pour générer du profit physique immédiat (de la valeur argent) soient de peu de valeur.
Que les théories en tant que telles soient médiocres se manifeste d'abord par leur caractère dénié. Les théories de l'immanentisme sont par définition inconnues par leurs propres thuriféraires. Cette donne paradoxale est palpable chez les financiers qui se contentent de réaliser le plus de gain possible dans le minimum de temps; mais les théoriciens médiatiques et reconnus du moment brillent par leur médiocrité surprenante et par les soubassements particulièrement inconséquents de leurs théories.
On peut retrouver les fondements de l'immanentisme terminal dans la pensée de Rosset avec une clarté presque diaphane. Mais le propre de la démarche théorique de l'immanentisme se caractérise par son inconséquence. Il est conséquent de se montrer inconséquent comme il est conséquent d'agir sans pensée, c'est-à-dire avec une pensée minimaliste qui sert l'action. Mais cette médiocrité s'explique par son caractère fini. Dans un périmètre donné, la pensée s'étiole en suivant le dépérissement inexorable du donné.
Penser de manière finie mène au néant. La primauté de l'action sur la pensée se manifeste par la puissance immédiate que l'action procure. Raison pour laquelle les théories finies sont au service de l'action, comme c'est le cas pour les menées des financiers. Dans un monde stable, on arrive assez rapidement à produire des théories définitives. Cas d'un Aristote. Par la suite, les théories ne peuvent que répéter l'explication unique, voire l'affiner légèrement. Enfin, la répétition devient la seule forme, morne et désespérée. Cas d'un Rosset, qui se contente du rappel savant des théories passées - ou du collage comme technique d'écriture (à partir de citations).
L'effondrement du système est précédé par l'effondrement de la valeur théorique. On se met à apprécier les théories en fonction de leur caractère pragmatique, de leur application pratique. Les idées sont devenues des concepts finis avec Spinoza, mais ce n'est pas assez. Il faut encore réduire en idéologisant les idées. L'idée idéologique est proche de l'exercice de propagande, auquel se livrent de nombreux intellectuels (cas d'un Revel en France pendant les années de transition vers l'ultra-libéralisme dévastateur).
La médiocrité des compilations factuelles d'un Revel, à peine ornées de quelques segments d'idées toutes faites, rabâchées, est emblématique de la médiocrité de l'immanentisme qui à mesure qu'il se rapproche de son stade terminal dégénère de plus en plus du fait de sa condition finie. Plus le temps passe, plus le fini est défini. Quand il se trouve fini, c'est trop tard, on ne peut que constater les dégâts. Pour repartir de l'avant, il importe d'édicter les fondations de nature infinie. Dans ce contexte de l'infini, toute production d'excellence finie est déprécié du fat de son caractère très vite périssable.
Tel est le cas des théories qui sous-tendent la démarche purement financière et pragmatique de notre Yoël : lui se sert des théories pour engendrer de l'argent dans un schéma monétariste diabolique. Mais s'il lit bout à bout des segments fragmentés de fiches, de notes et d'explications préparées à l'avance (toutes faites), c'est qu'il n'est plus capable de crétaion et qu'il se meut dans un monde de finitude qui est médiocre et condamné. Yoël répète un message ressassé dont au fond personne n'est garant. Personne n'est responsable : telle est la caractéristique de l'identité différante - et c'est pourquoi cette identité est si dangereuse. Irresponsable.
Verdict à l'issue de l'interview de Yoël Zaoui qui en récitant avec stress et sans strass ses notes ne s'est pas rendu compte qu'il avouait la supercherie de sa mentalité (sa coterie) : programmé. Comme un logiciel de spéculation financière. La méthode d'expression médiatique de Yoël en dit plus long qu'un discours pompeux sur la méthode de la spéculation financière : on répète et on répète. Au début, on pompe (on triche). Rapidement, on détruit. Pour finir, on sabre le champagne, au moment où coule le navire.

lundi 14 juin 2010

La connaissance contre le savoir

La critique de l'académisme n'est valable qu'en tant que critique à propos de l'académisme pur et ultime. Si la fin est l'excellence académique, la critique est dévastatrice. Ce n'est pas contre le savoir qu'il faut s'opposer; c'est contre la notion qui se tapit derrière l'idée de savoir - ultime. De ce point de vue, il convient d'opposer deux types de connaissance : la connaissance créatrice à la connaissance académique. La création contre le savoir.
Les sophistes sont des érudits, des savants, des penseurs qui accordent la primauté au savoir. Cas d'un Aristote, au sens où Aristote est (hautement) considéré comme un philosophe classique, dans la lignée de Platon - alors qu'Aristote est un sophiste masqué, dont le prestige est trop important pour ne pas être intégré dans l'ordre des philosophes classiques.
Que reprochait Platon aux sophistes? Quand le savoir devient-il la fin de la pensée? Qu'est-ce que le savoir comme fin? Qu'est-ce qu'un historien de la philosophie? Quelle différence entre un historien de la philosophie et un philosophe? Le cas de l'historien de la philosophie est éloquent à double titre car il montre ce qu'est un savant, les limites du savant - il indique quelle époque nous vivons. Nous confondons l'historien de la philosophie, qui possède (pour les plus excellents) un savoir imposant et impressionnant (je pense à Ricœur), avec le philosophe, qui crée des idées.
Que l'on amalgame l'historien de la philosophie avec le philosophe indique que l'on confond le créateur avec le savant. On pourrait étendre l'exemple à la différence entre l'historien de littérature et l'écrivain créant de la littérature. Mais l'amalgame est au plus fort avec la philosophie, car il s'agit de s'emparer de la pensée pour en faire un objet de savoir. Il ne s'agit pas d'une confusion anodine, car le savoir est répétition, mimétisme; il n'est pas création, différence. Le savant désigne celui qui détient un objet de connaissance donné et figé. Certes le savoir peut s'agrandir (voire se rapetisser), mais il est toujours fini et de ce fait figé (réduit quelle que soit son extension à cette finitude). Raison pour laquelle Rabelais parle de paroles gelées.
Tout aussi bien l'on pourrait entendre connaissance gelée pour désigner le savoir qui s'en tient au savoir et repousse la création authentique. Cette confusion en dit long sur notre époque, où les experts, spécialistes et autres érudits ont la part belle au point qu'on prend la création pour un exercice d'excellence du savoir. Or le savoir et la création n'ont rien à voir. Il se pourrait que l'excellence académique ne recoupe nullement l'entreprise de création, bonne ou mauvaise. Il se pourrait même que l'excellence créatrice désigne une démarche aux antipodes de l'excellence de savoir. Pour autant cette différence qualitative ne doit pas faire oublier que la création reste supérieure au savoir (scandale pour les érudits et les bien-pensants d'une certaine mentalité).
Quand on examine les parcours des créateurs, on est frappé de constater avec quelle fréquence la création se fait non pas à la suite d'un savoir maximal (étendu), mais à partir d'une distorsion dans l'entreprise de connaissance. Les cas de créateurs peu savants (voire ignares) sont certes frappants; mais le plus frappant est sans doute que la création se fasse à partir d'une rupture avec le savoir, souvent à partir d'un savoir moyen (l'érudition fait souvent mauvais ménage avec la création). On ne peut pas créer dans le giron d'un savoir figé, aussi imposant soit-il. C'est ce que sous-entend Descartes, pourtant pas exempt d'influences scolastiques et nihilistes (sa définition du réel est mécaniste et finie).
Descartes est cet élève qui se prépare à devenir un scoliaste excellent, soit le détenteur d'un savoir aussi impeccable que fallacieux - Descartes stoppe cette course à l'erreur et la transforme par un essai créatif en rupture au moins partielle avec le processus de répétition scolastique. La scolastique était fondée en partie sur la répétition stéréotypée du savoir aristotélicien, qui se révèle de plus en plus faux avec le temps. Tel est le problème avec la conception du savoir final : au bout d'un moment, l'érudit qui est sanctionné des plus impressionnants diplômes (l'équivalent actuel d'un normalien se trouvant être un sorbonnard) désigne quelqu'un qui trompe voire qui ment.
La conception d'un savoir fini débouche fatalement sur l'erreur au sens où le rappel de la hiérarchisation des valeurs aboutit à la subordination du savoir, aussi important soit-il, au service de la création. Ce n'est pas contre le savoir qu'il faut s'élever; c'est contre le savoir final ou ultime. La connaissance comme savoir qui nie la connaissance véritable, d'ordre créateur. Le savoir est au service de la création, au sens où la création présente quelque chose de supérieur au savoir.
Cette supériorité est à la fois invisible et disproportionnée : c'est la supériorité du qualitatif sur le quantitatif. On peut ne pas la remarquer, car elle implique un changement paradigmatique, dans lequel l'ordre (le donné) change et s'agrandit. Elle est disproportionnée, voire scandaleuse, car elle semble contraire à la logique, voire à une certaine justice (bornée) : comment accepter en effet que l'érudit se voie doublé de manière définitive par quelqu'un qui lui est souvent inférieur d'un point de vue académique? Par ailleurs, l'on peut sanctionner le savoir par des diplômes et des titres, alors que l'exercice de création se révèle plus difficilement évaluable et délivre des erreurs de jugement manifestes, seulement rattrapées par la longe du temps (souvent de manière posthume à l'existence du créateur incompris).
On comprend l'erreur d'appréciation entre la dépréciation de la création et le savoir surfait. Car le savoir surfait ne comprend pas la hiérarchie à partir de sa propre interprétation. Dans son système fini et figé, il se montre supérieur à la création en ce qu'il délivre des certitudes (les diplômes prestigieux de l'excellence académique). D'une certaine manière, le système du savoir réussit, quand l'imprécision de la création s'apparente à un échec. La supériorité de la certitude sur l'incertitude semble des moins contestables.
Il convient d'interroger les fondements, en particulier les postulats, pour mesurer la solidité d'une pensée ou d'une conception. C'est quand on ne définit pas que l'on se montre le plus fragile, le plus faux. Justement, le système du savoir se garde de définir son degré de certitude, qui s'appuie sur l'erreur, à savoir la finitude du réel. Le savoir est supérieur dans un système fini et figé. L'aristotélicien sorbonnard et scoliaste est le roi du savoir dans le système figé du réel. Problème à ce dogmatisme : le réel n'est pas fini.
Du coup, le savoir fini finit en décongelé détrempé, ou encore sclérosé, parce que le savoir fini se dépérit dans un réel qui infini change et détruit ce qui ne tient pas compte de l'infini et du changement. C'est exactement ce qui se produit avec le savoir et c'est pourquoi le savoir est inférieur à la création. A ce titre, il pourrait être curieux de considérer la démarche d'un Descartes qui commence par congédier le savoir pour lui préférer l'exercice provisoire du doute et qui par la suite reprend et entend poursuivre la démarche aristotélicienne du savoir avec la même négation de l'infini.
La création cartésienne nie le propre de la création. Ce contre quoi il convient de lutter, c'est le préjugé académiste selon lequel la création serait l'acmé du savoir. Il conviendrait dans un premier temps d'exceller dans le savoir pour prétendre dans un second temps à l'exercice de la création. Cette approche de la création est fausse et ne peut se produire que dans le champ de la conception finie.
Si les nihilistes de tout poil défendent cette conception, ils sont de bonne foi. Raison pour laquelle les sophistes, les atomistes ou les aristotéliciens sont gens de (grand) savoir. L'érudition joue le rôle de propédeutique nécessaire et prestigieuse. Pour départager le créateur égaré du créateur excellent, encore convient-il de commencer par savoir avec excellence. Dans cette conception, la spécificité de la création n'est pas comprise. Rien d'étonnant dès lors à ce qu'on passe à côté de la supériorité de la création par rapport à la répétition du savoir.
Pour comprendre la supériorité de la création, et le fait que le savoir ne peut jouer qu'un rôle de soutien et d'éveil, il importe de se mouvoir dans l'infini. Pas de création sans infini. Dans le fini, la création est soit niée, soit réduite à la continuation du savoir avec des moyens de plus en plus limités. De nos jours d'immanentisme terminal, un Rosset joue le rôle du sophiste. Mais il en est arrivé dans son donné conçu comme fini à l'idée que toute création est impossible, qu'elle se borne à assembler des bouts de citations les unes avec les autres, soit à créer en changeant par l'assemblage (collage) d'ancien sens le sens ancien pour en produire un nouveau qui soit contenu dans le donné intangible.
On fait sens non pas avec du nouveau, mais avec de l'ancien. Faire du neuf avec du vieux : moyens pour un immanentiste de s'en tenir à un donné et de réfuter le changement. Le point de vue par rapport au changement sert de révélateur à la conception de la création. Le changement est nié dans une conception finie (variante : le changement est intégré au fini, comme c'est le cas chez Descartes). Le changement n'est concevable que dans une conception infinie.
La raison pour laquelle la supériorité de l'infini sur le fini ne saute pas aux yeux réside dans la certitude immédiate que l'option du fini garantit. Le fini s'enrobe sous les atours plus enjôleurs du savoir. La création procure le goût inquiétant de l'inconnu. Cette certitude immédiate va de pair avec le maximum d'incertitude fondamentale, mais bien entendu, il ne s'agit pas de révéler cette clause pourtant première du contrat. L'incertitude de l'infini est positive en ce qu'elle est ouverte au changement et qu'elle ne cesse de s'améliorer en s'agrandissant.
L'infini contre le fini : tel est l'enjeu de l'opposition au savoir académique en tant que fin ultime de la pensée, ou encore de la création considérée comme savoir (un peu différent, mais savoir ultime en dernière ligne de compte). A l'opposé, l'exercice de création consiste à engendrer le changement dans l'ordre donné en y intégrant une part d'infini. La création ajoute du néant au fini, avec cette idée supplémentaire qu'il ne s'agit pas de néant nihiliste, soit de désordre pur, mais d'une forme de néant qui est quelque chose, quelque chose de non ordonné, mais qui n'est certainement pas rien (le néant n'est pas de l'être; il est quelque chose).
Le rien n'est pas; ce néant-là n'est pas le néant qui s'il n'est pas de l'être est quelque chose. Il s'agit de concevoir la création comme l'ordonnation du néant, soit la finitudisation de l'infini. Cette création-là, entendue comme ordonnation du néant, exprime le vrai exercice de connaissance, auquel le savoir de type académique est subordonné (le savoir ne permet en aucun cas de dépasser un objet d'étude de nature finie dans tous les sens du terme). Tant que l'on promeut la prééminence du savoir académique, on se meut dans l'erreur et l'on démontre à quel point l'on se trouve engoncé dans le nihilisme (actuellement sous la forme spécifique de l'immanentisme). Il reste à promouvoir le savoir pour la création.
Dans cette perspective, le savoir n'est qu'une étape dans la disjonction qualitative, la rupture, qui permet de passer vers l'exercice de création. Le savoir favorise mieux que tout autre non-savoir cette disjonction. Dans l'optique finie, l'académisme menait par paliers progressifs et quantitatifs vers la création entendue comme fin de l'excellence académique. On demeurait dans le même domaine de réel. Tandis que la disjonction qualitative marque une différence, qui se traduit par l'agrandissement paradigmatique (la croissance bouleverse les paradigmes donnés). La raison pour laquelle le savoir encourage la création est qu'il mène au bord de la fin quantitatif, de la fin du fini.
L'étude d'un objet de savoir pousse à dépasser cet objet, ce qui ne se peut faire que par le recours à la démarche créatrice, qui est rupture et bouleversement avec le savoir fini et donné. Paradoxe ontologique : c'est par le recours à la diminution qualitative (vers le néant qui est toujours l'infiniment petit) que l'on engendre la croissance quantitative (l'ordonnation menant vers l'infiniment grand). C'est par la diminution que l'on crée les conditions de l'accroissement (de la néguentropie).

samedi 12 juin 2010

Le narcisseur narcissé

Le réel ne se trouve pas dans l'apparence.



Commençons par visionner la vidéo (que j'ai précédemment affichée) dans laquelle Roland Dumas et Enthoven Jr. croisent le fer après que Dumas, tel un mousquetaire contemporain, ait mouché l'hystérique Élisabeth Lévy (encore une propagandiste du sionisme en France, comme son homonyme BHL). Le narcissisme est un problème typique du sionisme. Il suffit de considérer les porte-voix autant que portefaix médiatiques de France : tous narcissiques à un degré ou un autre (souvent de surcroît hystériques). Tous creux et faux.
Sans admirer le parcours de Dumas, qui par bien des égards sent l'opportuniste, parfois le malhonnête, le savoureux échange qui l'oppose à Enthoven mériterait d'être consigné. Enthoven Jr., que la suffisance n'étrangle guère, croit qu'il a le niveau pour toiser Dumas. Il entend lui signifier qu'il n'est pas admissible de comparer une juive sioniste comme Élisabeth Lévy avec les nazis. Pas de lazzis à propos des nazis. Des nases, oui. Parce que ses ancêtres auraient été déportés lors de la Shoah? Ce serait d'autant plus moraliste (pour un soi-disant antimoraliste pris la main dans le sac comme des pseudo-végétariens surpris à dévorer une pièce de viande chez Rosset) que ce serait historiquement fallacieux : les disciples de Jabotinsky ont prouvé qu'on pouvait être à la fois fasciste et sioniste.
Alors qu'Enthoven juge opportun de (tenter de) remettre Dumas à sa place, notre philosophe de salon gourmé montre qu'on peut à la fois jouer au censeur et abonder en politesse et obséquiosité. Du coup, nous assistons à un remake drolatique du balayeur balayé, quelque chose comme le censeur censuré. Dumas n'a pas été pour rien ministre des Affaires étrangères du président Mitterrand. C'est un renard, un rusé. Après de sérieux ennuis judiciaires et mondains, il a plus que de la bouteille. Il est arrivé à l'âge où l'on prend les événements avec un certain recul - où le jugement devient enfin posé. C'est ce qu'on appelle n'avoir plus rien à perdre. Enthoven Jr. a tout à perdre, car tout chez lui repose sur l'apparence.
Dès que l'on creuse, les fondements reposent sur du toc. Sa philosophie exprime l'esbroufe : notre normalien n'est qu'un historien de la philosophie de plus, qui n'a rien d'un philosophe, d'un penseur et d'un créateur. C'est un répétiteur, vaniteux et prétentieux, qui pense que l'on se paye de mots - que le savoir donne de la hauteur, voire de la supériorité. Justement, Dumas lui rappelle que nous sommes tous égaux. Il en a assez, Dumas, des formules alambiquées et snobinardes d'Enthoven Jr. le philosophe de cour germanopratine. Qu'il lui lâche la grappe avec sa politesse factice, car à force de se croire délicieux et habile, notre futile vire au vénéneux!
Mais peu importe le débat de fond, pourtant dramatique (l'agression israélienne contre la flottille de la paix sent le fauve à l'agonie). Ce qui est drôle, c'est le spectacle d'un vieil habile mouchant un jeune vaniteux pris par sa propre vanité. Certes, Enthoven Jr. tombe le masque : il défend une Élisabeth Lévy comme il est venu appuyer et entériner sur le plateau le point de vue sioniste sous un écran de fumée philosophico-rationnel. La manière dont s'exprime Enthoven Jr. n'engendre pas l'adhésion. Quand je le vois, tout de noir vêtu - peut-être pour inverser la tendance blanchâtre d'un BHL, je me dis que notre commentateur de philosophie qui se prend philosophe, comme un garçon de café qui jouerait à l'aristocrate, n'a pas compris que les valeurs qu'il défend ne sont même plus les valeurs du plus fort. Ce sont des valeurs coquettes et désuètes.
C'est fini, Jr., vous voilà arrivés - trop tard. Le sionisme est en bout de course. Votre noir sent le deuil, le tragique d'un farce qui a assez duré. On ne défend pas impunément le sionisme, car le sionisme est une idéologie qui comme toutes les idéologies est promis à la disparition - ou à la transformation. Enthoven Jr. est dans le déni typique : il se montre d'autant plus propagandiste et idéologique qu'il prétend se mouvoir dans la sphère de l'objectivité aidéologique. Hic! Comment dit-on - fin de règne? Enthoven Jr. évoque ces mondains tardifs qui se meuvent dans le Saint-Germain de Proust sans comprendre que le monde des Guermantes est révolu et qu'un nouveau monde commence.
Sans doute les sionistes recrutent-ils des porte-paroles qui ne peuvent occuper cette fonction très particulière qu'en fonction d'une certaine mentalité, d'une certaine conception de l'existence. En tant que disciple déclaré de Spinoza, Nietzsche et Rosset, Enthoven Jr. est un sophiste mineur et vaniteux. Mais l'impression délétère qui se dégage de sa personne ne serait pas complète sans ces trois termes qui le rendent du coup symptomatique : face à Dumas, en quelques secondes, je sens qu'il minaude, qu'il se comporte en fat, qu'il verse dans le narcissisme.
Il fait du cinéma, Enthoven, au sens où le mauvais cinéma versait dans l'apparence exclusive. Quel est son postulat d'immanentiste terminal et mineur, de ces sous-disciples de Rosset au sens où celui-ci parle d'althussériens mineurs dans son opuscule de souvenirs En ce temps-là? En tant que nietzschéen fervent et rossétien déclaré, Enthoven Jr. souscrit au point d'en écrire des recueils au postulat immanentiste de l'apparence. Se montrer narcissique quand on est favorable à l'apparence ontologique n'est qu'un demi paradoxe : car l'examen rapide et sommaire du statut nietzschéen de l'apparence laisse pour le coup un grand vide.
Quand Nietzsche prétend remplacer l'ontologie platonicienne des arrières-mondes par l'apparence exclusive, il ne remplace par l'espace laissé vacant. Autant dire qu'il libère sans le dire l'espace du néant nihiliste en ne le remplaçant pas. Narcisse est ca garçon troublé qui amoureux de son propre reflet finit par mourir de se mirer et de s'admirer dans l'eau du lac. Le narcissisme renvoie au sommeil, qui désigne la cessation de l'activité conscience et un état d'inactivité, d'inertie et de diminution.
Le narcissique est quelqu'un qui non seulement se tue, mais encore se tue par diminution de son état. A noter que le sommeil peut désigner par analogie rapprochée la mort. La mort est bien la cessation d'activité de la vie. La mort désigne la diminution radicale qu'est la cessation d'activité (complète). Narcisse dort et meurt de n'être pas assez lui. C'est-à-dire qu'il se situe dans une position d'entre-deux où il n'est jamais lui-même.
Il n'est pas lui : il n'est pas identifié. Sa place est intenable. Tel est le péril mortel de l'ontologie de la seule apparence : elle ne donne aucune carte d'identité, aucune existence, aucun endroit. Narcisse se mire dans l'eau pour n'être pas assez. Son essence en diminution aboutit à l'inexistence. Narcisse n'est plus - lui. Il n'est plus : il n'est pas. Quand on meurt, c'est qu'on est moins et qu'on n'est plus. N'être plus n'est pas être plus. Quand on cherche son reflet pour éviter la mort, c'est qu'on quémande un complément à son incomplétude maximale, au fait que l'on n'existe pas.
Dans son jeu de dupes, Narcisse se situe dans l'incomplétude maximale, soit dans l'inexistence. Raison pour laquelle il cherche son reflet : afin d'être enfin lui-même. Afin de se trouver. Malheureusement, le reflet n'étant que la dégénérescence de l'original, l'original étant en inexistence, le reflet frise le rien et ne peut nullement compléter l'incomplet maximal. S'il va chercher son reflet de manière éperdue et introuvable, c'est que Narcisse est mal dans sa peau.
Mal dans ses pompes. Si Narcisse ne trouvera jamais le réel qu'il cherche, c'est tout simplement parce que le reflet est introuvable. Comme l'identité de Narcisse est introuvable. Ne pas exister, c'est perdre en lieu. Pas de lien quand pas de lieu. Narcisse n'a plus d'identité parce qu'il n'a plus de lieu. La diminution d'être de Narcisse engendre son absence d'avoir. On se demande souvent si Narcisse n'irait pas chercher vers l'extérieur (son reflet) la compensation à son manque flagrant d'intérieur. Ce constat serait réducteur, car il supposerait que Narcisse dispose encore d'intériorité. S'il se dépérit près du lac, à chercher vainement son reflet, c'est qu'il ne dispose ni d'extériorité, ni d'intériorité.
Telle est la solitude. A en croire Rosset, Schopenhauer parle de ces êtres incomplets qui vont quêter leur fondement à l'extérieur de leur personne. C'est exactement ce qui se produit avec Narcisse : s'il va chercher son reflet introuvable, c'est que son propre être est introuvable. Narcisse n'a pas plus de reflet qu'il n'a d'être. Narcisse a perdu son identité : raison pour laquelle il meurt après l'avoir cherchée? Pourquoi ne la retrouve-t-il pas? Parce que son reflet réduplique son propre être. On ne fait pas du plus avec rien. Narcisse se meut dans l'illusion. Pour retrouver de l'être, il lui faudrait quitter la sphère éthérée de l'apparence.
Si le mythe de Narcisse est aussi fameux, c'est qu'il contient un sens d'importance : le réel ne se trouvera jamais dans l'apparence. Cette approche ontologique du réel (le réel = l'apparence) n'est pas seulement fausse; elle est aussi particulièrement dangereuse puisqu'elle conduit vers la mort ridicule. La mort : la cessation d'activité. La faillite. La mise en garde que les Anciens adressent sous forme de mythe porte sur le contenu du nihilisme : attention, danger. Le nihilisme mène vers la mort. Le nihilisme mène vers le vide.
C'est cette option destructrice que porte en son sein avarié le postulat de l'apparence totalisante et totalitaire : si l'on s'en tient à ce réel apparent, on se montre si incomplet, si inexistant, si identifié qu'on finit par mourir. Pour commencer, on est vide de sens. On manifeste son évanescence. Puis on promeut les valeurs de la destruction et du suicide. C'est ce qui se produit avec notre narcissique Enthoven Jr. : défendre la cause sioniste comme il le fait revient à défendre l'apparence contre le réel.
En apparence, le sionisme mériterait d'être défendu au nom de la loi du plus fort. Sauf que le sionisme s'effondre et que le sionisme est bancal. Pourquoi Enthoven Jr. spécifiquement ne le remarque-t-il pas? Parce qu'il souscrit à l'ontologie nietzschéenne et sophiste de l'apparence. Parce que l'idéologie sioniste est un aveuglement en premier lieu auprès de ses thuriféraires et de ses zélateurs, a fortiori quand ils se livrent, au moins indirectement, à un exercice de propagande. Il faut être aveuglé pour défendre une cause aveugle. Il faut se tromper pour défendre une cause aussi fausse.
Raison pour laquelle on trouve tant de Narcisses pour soutenir la cause sioniste. Si le narcissisme découle de l'erreur, la cause sioniste découle du même type d'erreur : le mythe de l'apparence. Israël est privé d'identité au sens où son identité frelatée tend de plus en plus vers le vide, l'illusion. On ne peut soutenir l'illusion qu'en souscrivant à cette illusion. Il me souvient qu'Enthoven Jr. (comme ces collègues sionistes Bruckner ou BHL) se prétendent d'autant plus libéré de l'idéologisme qu'il défend de manière patente et déniée une idéologie.
Cette mauvaise foi ou cette perversion (dire d'une chose qu'elle n'est pas alors qu'elle est) n'est possible que dans un schéma où ce qui est n'existe pas. Ontologie de l'apparence : ontologie du mensonge. On ment non pas sciemment mais parce que l'être n'existe pas. On ment en cherchant son être. Narcisse est un menteur. Le menteur ne ment pas tout en disposant d'une dose d'être à ses côtés. Le Narcisse ment parce qu'il n'a pas d'être. Le Narcisse a un trou rouge au côté droit. Il ne dispose pas de cette dose d'infini qui le prémunit du mensonge (du moins quand il ment). Plus l'on ment, moins l'on existe. L'on ment quand on est dépourvu d'être. Non, le Narcisse est seul, enferré dans son mensonge et dans son erreur.
Quand on souscrit au postulat de l'apparence pure, on nie la question de l'être (de l'infini) et on sombre dans le mensonge inévitable. Bien entendu, la question du sionisme est spécifique et sera une question tout à fait dépassée d'ici quelques décennies. Croire que le sionisme est éternel est aussi naïf que de croire qu'une idéologie est infinie. Le sionisme connaît le destin de tout ce qui nie l'infini (l'être). L'idéologie nie l'infini. L'idéologie est finie dans tous les sens du terme.
Le destin du sionisme est prévu dans le destin de Narcisse : Narcisse meurt de se contempler. Le sionisme mourra de sa propre force. Enthoven Jr. en tant que philosophe de cour narcissique meurt non pas d'une mort physique (le lot commun), mais d'une mort ontologique. C'est le pire châtiment pour un philosophe : être déjà mort avant de mourir. Être mort-vivant. On a souvent peur des vampires (autre mythe fameux). Le vampire est surtout victime de soi-même avant d'être bourreau d'autres victimes. Idem pour le sioniste : avant de défendre le bourreau Israël contre sa victime palestinienne, Israël est victime de lui-même : rien n'est pire que de se mouvoir dans l'apparence. Rien n'est pire que de ne pas exister.