mardi 8 juin 2010

Jeu t'aime, moi non plus

La structure du jeu est intéressante car elle montre ce à quoi renvoie la complétude du désir. J'aurais pu proposer l'expression de jeu sportif, mais il s'agirait d'un certain pléonasme, non que les jeux soient exclusivement sportifs, mais que le sport renvoie au jeu et à l'amusement (selon un mot anglais lui-même issu du français).
Le sport constitue l'acmé du jeu, tant par sa forme que par l'engouement qu'il suscite. Le jeu en tant que tel n'est pas seulement sportif, au sens où il désigne en premier lieu l'amusement hasardeux, et seulement en second lieu cet amusement couplé à l'exercice physique. Le propre du jeu est de proposer des règles qui reprennent le réel, mais qui substituent à l'ordonnancement aveugle prêté au divin la réglementation du désir.
Raison pour laquelle le jeu occupe une place si importante chez l'enfant : il sert de sociabilisation, au sens où l'enfant prend plus conscience des normes édictées par le désir que des lois du réel (qui ne sont que secondaires et indirectes). L'importance du jeu chez l'homme suit une évolution historique assez éloquente. Il reste populaire car il permet de prendre ses désirs pour des réalités de manière immédiate, bien que l'évolution du jeu réintroduit dans son cours hasardeux le principe de la sélection drastique (encore plus importante que dans le cours réel) et que la faillite de la complétude du désir apparaisse de manière visible dans cette sélectivité impitoyable : prendre ses désirs pour des réalités aboutit fort peu souvent à la réalisation de ses désirs.
Selon un slogan célèbre, dans le jeu, cent pour cent des gagnants ont tenté leurs chances. Ce pourrait être le slogan mot pour mot du spinozisme dont la puissance qui remplace la liberté n'explicite jamais le résultat auquel elle aboutit. Ce résultat, c'est l'accroissement inéluctable de la sélectivité, dont le jeu offre le spectacle consternant. On gagne certes au jeu, mais selon une probabilité infime et des plus injustes. Il est vrai qu'à en croire les papes de l'ultra-libéralisme von Mises et Hayek, inspirés par un darwinisme social et économique confinant au fascisme, la sélection des meilleurs aboutit à l'amélioration de la société (transposant chez l'homme de manière analogique et inquiétante, encore plus vicieuse et faussée, le principe de la sélection des races animales).
Cette actualisation de la puissance spinoziste, qui ne remplace la liberté qu'au sens où elle la rend ultra-sélective et destructrice, le jeu lui trouve son apothéose dans le sport. Que le sport constitue la redondance privilégiée du jeu est à corréler avec l'incroyable engouement du sport depuis l'époque de l'immanentisme tardif et dégénéré, à partir de la fin du dix-neuvième siècle. Nietzsche disparaît dans le mutisme prophétique (quasiment une malédiction!) en appelant à une mutation ontologique pour sauver du nihilisme (sans se rendre compte que le nihilisme auquel il veut échapper n'est que la face réelle du nihilisme mutant qu'il propose). Nietzsche conduit au nihilisme possible en appelant au nihilisme impossible.
Ce nihilisme possible indique une gradation du nihilisme immanentiste, qui repose sur le désir et plus particulièrement sur la complétude fantasmatique du désir. Le succès du jeu est le symbole de cette mentalité immanentiste qui grade dans le moment où elle dégénère (phase de l'immanentisme tardif et dégénéré). On joue parce qu'on veut exprimer l'avènement du désir complet, sans se rendre compte que l'on célèbre moins le succès (controuvé) du désir que l'impossibilité de sa proposition de complétude.
L'engouement pour le jeu recoupe l'engouement pour l'immanentisme et sa doctrine centrale de la complétude du désir. Il faut être dégénéré pour accréditer la complétude du désir. Il faut accréditer la complétude du désir pour verser dans l'adoration du jeu. Pourtant, tant la complétude du désir que son corollaire pratique le jeu sont diabolisés et réglementés dans n'importe quelle religion, en particulier chez les monothéistes. L'interdiction du jeu tient à la négation qu'il implique du divin - le hasard remplaçant la liberté.
L'interdiction du jeu indique que le jeu symbolise le blasphème, soit le remplacement du principe divin par le principe diabolique. Si l'on interdit le diabolisme, qui est l'expression religieuse du nihilisme atavique, ce n'est pas seulement parce qu'il constituerait un attentat contre le divin. C'est qu'il ne fonctionne pas. Le diable est le maître du sensible, au sens où le sensible serait le seul réel expurgé de l'infini. Cette approche nihiliste conduit vers la destruction du réel au nom de sa réduction forcenée au sensible.
C'est du fait de cette issue fatidique que le nihilisme/diabolisme se trouve interdit avec tant de ferveur (que l'on songe à la censure impitoyable dont Platon entendit frapper Démocrite, et dont le succès impressionnant doit moins à l'influence propre de Platon qu'au fait que Démocrite se heurta au parti monothéiste beaucoup plus large). Le succès du jeu en ère immanentiste tardive et dégénérée indique moins que le désir complet serait un projet révolutionnaire et viable que le dépérissement et la putréfaction d'une mentalité qui considère que le jeu est le symbole de la libération du désir et de l'homme.
La structure du jeu explique son interdiction par le principe divin : le divin est peut-être imparfait, peut-être dépassé sous sa forme transcendantaliste actuelle, mais il est garant du principe de responsabilité et de liberté. Principe de responsabilité à entendre comme le fait que l'identité imparfaite est constituée positivement et que le pouvoir repose sur des garants identifiés et stables. La stabilité de l'identité est le signe de la stabilité par extension du réel. Au contraire, le nihilisme nie le principe d'identité et déresponsabilise. C'est le syndrome de la différance au sens où l'identité devient toujours différée et inaccessible (à jamais reportée).
La principale critique à adresser au nihilisme est cette différance qui confine à l'errance rance de l'identité. Contre la différance, le principe divin permet le pouvoir en identifiant la forme qui rend le pouvoir possible. L'identité pour être stable doit s'ancrer dans un principe au-delà de l'apparence, qui permet de nier le néant nihiliste. La destruction des arrières-mondes et la promotion exclusive de l'apparence telle que la pratique Nietzcshe indique que le nihilisme est réhabilité sournoisement - de la plus inconséquente des manières.
Le culte de l'apparence détruit la visibilité et la stabilité de l'identité. Alors qu'elle promet de la restaurer et de la rendre enfin complète, enfin parfaite, l'apparence exclusive détruit les principes sans les remplacer. Et pour cause : il n'est d'apparence que reliée à quelque chose. Soit ce quelque chose est conséquent : il est quelque chose. Soit ce quelque chose est inconséquent : on tend alors vers l'option nihiliste, qui est l'acmé de l'inconséquence.
Dans cette option, le jeu trouve sa place au sens où il promeut en pratique les valeurs du désir complet et de l'identité différante. L'identité différante détruit le principe de la responsabilité, de la stabilité, de la localisation, du sens exprimé, du nom (sens + lieu), pour les remplacer par le jeu de miroir indéfini, où le reflet est ensorcèlement et n'existe pas. L'identité différante se trouve privée d'identité véritable et vérifiable au sens où cette identité de stable devient toujours différée, perpétuellement en dérobade.
Si cette identité est dérobée, biaisée, inexistante (plus encore qu'incomplète), perpétuellement reportée, c'est qu'elle dénie l'existence d'autre chose qu'elle-même au nom de sa complétude affichée et fausse. La complétude aboutit non pas à l'incomplétude, mais à l'inexistence, qui se manifeste sous la forme de la différance. D'un point de vue ontologique, la preuve qu'il existe quelque chose et que rien n'existe pas, c'est précisément que l'inexistence n'existe pas positivement (ainsi que le langage l'indique), mais que l'inexistence aboutit à l'absence de stabilité.
Exister, c'est posséder une identité, soit une stabilité. Ne pas exister, c'est perdre cette identité au profit de la différance. C'est exactement ce qu'indique la structure du jeu au sens où le jeu est l'application pratique de la théorie nihiliste. Le déni qui fonde la complétude empêche de considérer que cette soi-disant complétude en réalité fort incomplète nie l'existence de ce qui par définition ne saurait exister au-delà de la complétude : la complétude est totale ou n'est pas. Si la complétude n'est pas totale, elle devient totalitaire, au sens où sa totalité est fausse.
La complétude fausse est en même temps le paroxysme de l'incomplétude au sens où l'existence accepte le caractère positif de l'incomplétude quand la complétude devient par son déni incomplétude négative (et inexistence). Cette libération du néant en sus de la complétude fausse est un schéma absolument erroné.
Le néant figure non pas l'existence d'un néant positif (ou existant), mais l'existence de la destruction. Loi de la destruction ontologique : ce qui est nié et qui existe revient vous détruire avec usure. Le déni de la complétude aboutit à la destruction de cet espace soi-disant complet qui libère le néant au sens où il libère la destruction. La destruction se fait parce que le néant définit ce qui est réel, qui est dénié et qui est étranger à la forme reconnue. Le réel non reconnu est le réel destructeur. C'est l'histoire d'Œdipe qui en ne reconnaissant pas qu'il couche avec sa mère et qu'il a tué son père se condamne à la destruction de son identité, qu'il pourra seulement sauver en se crevant les yeux.
L'identité différante est vouée à la destruction du fait qu'elle libère un espace qu'elle dénie. Cet espace se trouve occupé par des marionnettistes pervers et destructeurs, qui ne se rendent pas compte qu'ils détruisent tout en prenant leur rôle pour divin et supérieur. Mais cette libération d'un espace dénié repose tellement sur le déni que le déni fragmente cet espace dénié (différant) en libérant un espace de destruction bien supérieur à la seule forme qu'occupe ceux qui croient profiter du déni de la complétude pour manœuvrer à leur guise.
Les marionnettistes se trouvent ainsi manipulés par leur manipulation au sens où ils ne se rendent pas compte qu'ils sont les instruments dérisoires d'une erreur qui les englobe et qui les brise. Ces marionnettistes ne peuvent en aucun cas se targuer du pouvoir de diriger le faux monde complet, jeu ou désir; leur pouvoir est différant comme celui de tous les pouvoirs qu'ils croient régenter pour la simple et bonne raison qu'ils appartiennent au monde totalitaire plus que totalisant (complet) de l'immanentisme et qu'ils dirigent d'autant moins qu'ils croient diriger avec toute-puissance et efficacité.
Cette catégorie intermédiaire se croit finale. C'est sa principale illusion au sens où il n'existe pas de catégorie fondamentale dans la différance, seulement des identités fragmentaires et toujours différées (reportées). A la limite, ces intermédiaires occupent l'ultime position avant le non humain, soit avant les formes de réel qui s'apprêtent à détruire le désir parce que le désir dans sa démesure s'est cru complet - et de ce fait les a rejetées vers l'inexistence fallacieuse. Cette structure est celle de l'immanentisme, mais le jeu en offre un aperçu saisissant.
Le jeu est la synecdoque de l'immanentisme (tardif et dégénéré) au sens où chaque totalité représente un aperçu de ce que sont des formes plus grandes (ou plus petites). Dans le jeu, l'espace du jeu est sensé être complet au sens où les participants seraient les ultimes décisionnaires, les ultimes responsables. Mais comme dans le film Matrix, qui donne du divin une image perverse et irrationnelle, les ultimes responsables que sont les joueurs ne sont les ultimes responsables que dans le cadre du déni. Si l'on brise le tabou (le déni), l'on découvre que les joueurs se trouvent eux-mêmes manipulés par des marionnettistes invisibles et pervers (pervers par le mal qu'ils commettent, qu'ils commettent parce qu'ils se tiennent pour les fondements ultimes, quand ils participent activement, quoiqu'à leur insu, de l'indéfinie différance).
Prenons la structure du football mondial actuel. On peut bien entendu s'en tenir à la dimension physique du jeu : un terrain, onze joueurs formant l'équipe, plus l'entraîneur et bien entendu, les supporters, de préférence passionnés (souvent plus). Dans cette configuration, l'adulation des sportifs (professionnels!) se comprend : ils sont les maîtres du jeu, soit, pour parodier une appellation significative, les dieux du stade. Le stade désignant une mesure finie, les sportifs sont des dieux finis, ce qui est une conception nihiliste et diabolique du divin (le divin désignant l'infini).
C'est se montrer naïf que de s'en tenir aux dieux du stade fondamentaux, responsables et à cette image sommaire de l'immanentisme. Effectivement le désir complet est fini, mais la preuve que la complétude du désir est un leurre tient à l'existence de dirigeants qui manipulent les dieux du stade et l'ensemble du fonctionnement du stade lui-même. Ces dirigeants de l'ombre sont les dirigeants de la FIFA et des fédérations ou organismes représentatifs du football. Leur pouvoir est supérieur aux dieux du stade, bien que dans la plupart des cas, ces dirigeants de l'ombre ne proviennent nullement du football (dans certains cas ils ne savent pas même jouer au football et sont des experts de la finance étrangers au football).
Si la complétude du désir était vraie, alors la complétude du jeu en tant qu'expression du désir serait obvie. Non seulement ce n'est pas le cas, mais l'existence de ces responsables de l'ombre indique que la faillite s'accompagne d'une régression du pouvoir qui de responsable et visible (la représentation et l'identité impliquent la visibilité) passe à caché et ténébreux. C'est selon une conception complotiste et adolescente que le pouvoir caché peut se montrer omnipotent. Dans la réalité, plus le pouvoir est caché, plus il est faible, car le pouvoir ne s'exerce pleinement que dans la lumière.
Raison pour laquelle le symbole du Bien est la lumière; quand le symbole du Mal renvoie aux ténèbres. Mais l'affaiblissement du pouvoir caché équivaut à sa fragmentation. Il serait naïf d'estimer qu'un pouvoir caché, même affaibli, se révèle ultime et enfin fondamental. Ces dirigeants de l'ombre, de la FIFA par exemple, qui historiquement se manifestent par des comportements dictatoriaux et destructeurs, allant parfois de pair avec le fascisme, sont eux-mêmes sous la coupe de dirigeants supérieurs, qui les contrôlent moins que plus, et qui viennent d'horizons aléatoires, allant du monde de la finance à la politique en passant par les intérêts industriels.
Récemment, les journaux ont fait état du soutien de l'ancien secrétaire d'État Kissinger à une prochaine Coupe du monde sur le sol des États-Unis. Autrefois, l'héritier industriel Agnelli soutenait le club de la Juventus de Turin en plus de son amitié pour Kissinger. Ces exemples montrent que le football se trouve utilisé par des gourous qui œuvrent dans l'ombre des alcôves mondialistes. Kissinger est le fondateur (officiel) de Kissinger Associates, un cabinet de renseignements privés travaillant pour de nombreuses firmes internationales.
Il serait là encore réducteur de tenir ces dirigeants mi cachés mi publics pour les maîtres du monde. Car Kissinger n'est jamais que l'émissaire de cercles financiers de la City de Londres, qui le contrôlèrent du temps où ses fonctions et son âge lui conféraient l'allure d'un politicien influent (au point qu'il passe pour un brillant théoricien de la diplomatie et qu'on le compare à son soi-disant maître officiel Metternich). Derrière Kissinger, les responsables se disséminent et sombrent dans le secret relatif, au point que leur nom sont tout à fait inconnus du public.
Ces types jouissent d'un pouvoir certain, mais éclaté, disséminé, à l'image d'un cancer. Du coup, ils ne bénéficient de l'anonymat que dans la mesure où leur toute-puissance est illusoire et où il faudrait plutôt employer le terme de toute-impuissance pour les caractériser. L'impuissance de cette puissance secrète et éclatée (différante) évoque l'image des myriades, des nébuleuses, de ces nuées aussi anonymes que diffuses et imperceptibles. Du coup, on peut parler du pouvoir effectif d'une certaine mentalité, mais les représentants de cette mentalité agissent avec un pouvoir propre faible, du fait de leur multiplication et de leur anonymat. Pour agir, il convient d'être reconnu et identifié. L'identité passe par l'identification.
L'évanescence de cette identité différante est explicitée quand on se rend compte que sous prétexte de complétude, plus personne n'a de pouvoir - ni d'identité. Cette chaîne renvoie à d'autres cercles, extérieurs ou englobants. La responsabilité s'en trouve disséminée, et affaiblie. Puis, quand on est parvenu à l'ensemble du système humain, ce qui figure comme la complétude du désir, on arrive au déni ultime, au déni de cet infini qui pour être non humain n'en demeure pas moins existant.
La structure du jeu indique que le jeu tel qu'il se montre, le jeu fini, n'est pas complet. Il se trouve toujours complété par des structures extérieures et qui deviennent de plus en plus évanescentes, imperceptibles et secrètes. Au final, le jeu est le symptôme autant que le syndrome de la faillite de la complétude qui non seulement se révèle incomplète, mais surtout se révèle plus incomplète encore que l'identité se déclarant incomplète positivement. Le jeu mène vers feu. Au début, ça chauffe. rapidement, ça brûle. Pour finir, ça calcine.

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