mardi 22 juin 2010

La tunique de l'unique

Dieu est le maître du possible.

La transformation d'un événement serait possible comme unique si et seulement si l'événement en question demeurait identique à lui-même - s'il demeurait - lui-même. Ce n'est pas un hasard si c'est en terre immanentiste que fleurit le postulat de l'unicité du cours ontologique. L'unicité trouve un synonyme dans la nécessité. La liberté se trouve niée.
Si l'on réfléchit, ce qui n'est pas gagné, surtout chez les historiens en philosophie rebaptisés par leurs soins pompeux - philosophes, la nécessité unique est une théorie fausse, au sens où son erreur apparaît dès que l'on débusque le terreau sur lequel elle évolue. Ce n'est que dans un monde fini que le dogme fallacieux de la nécessité et de l'unicité du réel peut réussir. Le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré (Nietzsche) se livre à l'apologie de cette nécessité comme antidote aux délires de la liberté d'obédience religieuse et chrétienne (et sa version sophistiquée et intellectualiste platonicienne).
Nietzsche ne fait que reprendre les travaux initiaux dans l'immanentisme de Spinoza, qui explique sans ciller que la liberté devient enfin compréhensible si on la définit par la puissance (de préférence par son augmentation). Cette conception découle d'Aristote, selon qui la liberté est étroitement encadrée par la définition qu'il apporte au du réel. Aristote postule que le réel est fini, ce qui explique ses erreurs et ses limites les plus visibles et vérifiables, notamment en science physique.
Spinoza pourrait passer pour plus évolué, subtil, pénétrant, puisqu'il ajoute un subterfuge à la prudence aristotélicienne en se gardant de se présenter comme zélateur aristotélicien du réel fini. Il définit l'infini sous l'horizon indéfinissable de l'incréé. Ce n'est que la ruse d'un adepte du masque (confronté aux persécutions, en particulier de la part de sa communauté marrane). Pour comprendre que le statut de l'infini chez Spinoza ressortit de l'indéfinissable, il suffit de se reporter à sa vision singulière du désir. Non seulement le désir est complet selon Spinoza, mais cette complétude singulière n'est possible que dans un schéma où le réel général est compatible avec le désir particulier.
L'infini est soit une posture, soit à l'image des dieux d'Épicure : étranger à l'horizon humain, en tout cas au désir. On pourrait concevoir que l'infini chez Spinoza désigne l'infini de structure identique au fini, soit l'idée que l'infini serait compatible avec le sensible. Ce caractère vague et indéterminé de l'infini s'accommode de la finitude, à tel point que contrairement à certaines apparences, l'infini spinoziste ne change guère de l'infini aristotélicien.
Sans doute Aristote nie-t-il plus explicitement que Spinoza l'infini; mais pour Spinoza, c'est pour mieux ramener l'infini au fini, puisque :
- d'une part il ne définit pas l'infini (ou comme l'indéfinissable incréé);
- et d'autre part il ne se préoccupe pas de l'infini en se contentant de constater que le désir est le centre de la finitude et qu'il est complet.
En tout cas, l'unicité du réel ne se meut que dans le postulat selon lequel le réel est fini. Dans cette finitude, le réel survient de manière singulière, unique et nécessaire, mais cette unicité légitime la loi du plus fort. Ce qui est fini signifie que la faculté de délimiter et de dénombrer implique l'unicité et la nécessité. Pourrait-il y avoir plusieurs possibles dans un réel fini? Le fini peut contenir plusieurs possibles à condition que ce soient des possibles finis. Mais la finitude de ces possibles, à l'unisson de la finitude générale, de la tessiture finie du réel, s'appauvrit et s'épuise inéluctablement : bientôt la réduction de ces possibles tend drastiquement vers le néant.
Dans ce processus sinistre et prévisible, l'un présente un sens arithmétique. Il précède de peu la destruction généralisée, l'anéantissement, le chaos. Ce qui est présenté comme le couronnement positif de la mentalité immanentiste, l'unicité, s'avère le symbole ultime de l'effondrement terminal d'une mentalité qui provoque la disparition - du fait d'une dégénérescence qui est inscrite dès les limbes du programme fini. L'erreur de la nécessité uniciste se rapporte à la définition finie du réel. Non seulement le réel n'est pas fini (erreur programmatique), mais toute finitude est soumise à la destruction.
L'erreur va de pair avec le chaos, mais c'est sans doute la raison pour laquelle l'erreur est nommée telle : parce qu'elle détruit. Quand à la structure du réel, ce que nous nommons liberté n'est pas tout à fait compréhensible dans un schéma transcendantaliste qui pose la complétude comme existante. La complétude n'existe pas pour le sensible (pour la partie), mais elle existe pour la perfection du réel pris dans son ensemble. Si l'on valide l'hypothèse de la complétude, on valide du même coup l'hypothèque du réel.
Ce n'est que dans un schéma d'infinité que l'on peut sortir de l'ornière et du piège de la finitude limitée (dans tous les sens du terme). La liberté s'y manifeste de manière déconcertante : la structure du réel est infinie/indéfinie au sens où les possibles sont de cet acabit. Plus les possibles se réduisent, plus c'est le signe de l'extinction proche d'un certain ordre. Dans un ordre qui fonctionne, les possibles se trouvent en nombre limité à un moment donné, mais l'effet de perspective trompeur, c'est qu'ils ne sont pas donnés une fois pour toutes.
L'ordonnation limite le nombre de possibles, mais les renouvelle, ce qui fait que le possible est une variante proche de l'indéfini du fait de son infinitude. Il serait bon de définir le possible par rapport à l'incomplétude en corrigeant l'erreur palpable du transcendantalisme : la complétude est un mythe au sens où elle n'existe pas de manière donnée. C'est suite à l'incomplétude que l'on peut comprendre le libre arbitre, soit cette idée mystérieuse que la partie demeure libre dans un système où la complétude l'englobe et lui assigne des tâches préétablies à l'avance.
Dans un système de complétude où rien n'est écrit à l'avance, le rôle de la partie est de poursuivre l'œuvre ontologique et le changement est un cycle infini/éternel. S'il n'est pas possible de quantifier le nombre de possibles qui s'offrent à un moment donné à la partie, il convient de comprendre que c'est selon ce système de la possibilité et de la complétude que la pérennité du réel est assurée. La seule nécessité du réel est de produire quelque chose sans jamais produire du néant positif/pur.
A l'intérieur de la nécessité globale du quelque chose, l'idée de nécessité uniciste et interne comporte l'incompréhension, le faux sens, voire le contresens du cours du réel. Le réel est structuré de telle manière qu'il se poursuit seulement en suscitant la multitude des possibles, dont l'actualisation au sens aristotélicien est une réalité pour l'homme confronté à la réalité de l'expérience la plus sensible, mais la limitation des possibles n'est envisageable que dans un certain donné. Cependant, au sens universel, chaque cas particulier est libre au sens où chaque cas particulier est porteur de l'universel.
L'actualisation n'est qu'un possible particulier ou une série de possibles particuliers. Le réel se limite au champ de l'actualisation comme à une série donnée. L'ordre dans lequel nous nous mouvons n'est jamais qu'un certain ordre englobé dans une infinité d'autres ordres, suivant une structure de poupées russes (ou le cycle des fractales). Le propre du réel est de susciter des possibles qui ne se réduisent pas à l'actualisation sensible, mais dont la pluralité donne l'actualisation sensible. En ce sens, le thème de la nécessité uniciste tendrait à se rapporter à l'actualisation sensible qui est unique, comme si derrière la nécessité la définition du réel menait au sensible (cas chez un Rosset).
L'universel, c'est le possible. Tout est possible à chaque moment particulier : la limitation n'est jamais que comprise à l'intérieur d'un certain ordre. A chaque instant, l'ordre peut susciter un changement considérable et totalement imprévu à partir du moment où l'ordre donné menace d'accoucher du néant et de l'anéantissement. Si dans le donné tout n'est pas possible, au nom de l'infini et de la perpétuation des ordres, tout est possible. C'est le sens de la liberté : tout est possible.
Au risque de contredire les avis métaphysiques aussi reconnus que superficiels d'un académicien comme Marion, Dieu n'est pas le maître de l'impossible, mais des possibles. Pour Dieu, tout est possible. Quant à l'impossible, il définit la complétude. Dieu serait plutôt impassible face à l'impossible : l'impossible renvoie au néant. Comme le néant n'existe pas, l'impossible est la catégorie centrale qui indique ce que le réel n'est pas (que le réel ne soit pas) et dont l'application rendrait le réel non viable.
Nous vivons dans le meilleur des mondes possibles selon Leibniz. Dans le seul monde aussi. Cette affirmation ne signifie pas que le réel soit réduit au monde unique et nécessaire, mais que les possibles sont interconnectés entre eux selon la meilleure nécessité possible. Cette sentence s'éclaire avec plus d'acuité à partir de l'incomplétude ontologique généralisée qu'à partir de son pendant inverse (la complétude nécessaire). Il convient de démonter l'illusion selon laquelle Dieu serait le maître de l'impossible.
Dieu n'est pas tout-puissant. Il est au contraire incomplet, imparfait - c'est possible. La liberté n'est pas l'expression de la toute-puissance. Elle résulte de la faiblesse, de la fragilité et de la multiplicité des possibles. Tout part de l'incomplétude. Tout y revient. L'interprétation de la nécessité dénote une réduction simpliste et aberrante de l'ontologie : la nécessité est impossible. L'impossible est nihiliste. Seul le possible est réel.

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