dimanche 26 août 2018

L'histoire du Dieu caché

Le Dieu caché a déclenché des tonnes d'interprétations brillantes pour défendre l'idée de Dieu contre les arguments matérialistes, selon lesquels Dieu a besoin d'être caché parce qu'il n'existe pas. Autrement dit : tout ce qui est caché n'existe pas. Mais pour le croyant, la critique vaut a fortiori : comment expliquer que Dieu soit caché s'Il existe, vu sa perfection? Si c'est parce qu'il est au-dessus de nos capacités de perception et de compréhension, comment expliquer qu'Il n'en tienne pas compte, alors que c'est Lui qui nous a créés? Autrement dit : Dieu serait pris par un défaut d'incohérence selon les propres critères religieux qui en font l’Être parfait.
Dès lors, il semble que Dieu ne puisse pas être caché. L'argument pour explique que Dieu soit caché à l'homme est qu'il est infini. Mais cet argument n'est guère solide, car on voit mal pourquoi Dieu, qu'Il soit fini ou infini, s'Il peut tout, ne pourrait se montrer d'une manière ou d'une autre. On en revient alors à l'objection : Dieu n'est pas parfait, d'une manière ou d'une autre, et s'Il n'est pas parfait, alors c'est qu'Il n'existe pas, en tout cas comme tel, c'est-à-dire comme Dieu.  Nous affrontons le problème de l'ontologie, de la théologie, de la pensée au sens le plus large, que j'appelle le transcendantalisme : c'est qu'elle estime que le réel étant incomplet, l'être dont il est constitué doit être complété. Mais comment le compléter? Même la décision de le compléter ne va pas de soi, puisque certains estiment que tout est contenu ici et maintenant, comme les matérialistes. Les nihilistes, dans le sens que j'ai donné à ce terme, et non pas au sens des idéologues du 19ème siècle et plus largement de ceux qui pensent que l'être est une erreur et qu'il est urgent de retourner au néant, c'est-à-dire de mourir, pensent que ce qui complète l'être, c'est précisément le non-être.
Le transcendantaliste est celui qui prend la décision de compléter l'être par l’Être. Son raisonnement est le suivant : nous ne connaissons que de l'être, donc il n'y a que de l'être. Comme il n'y pas que de l’être, mais que le réel est incomplet, alors il faut que ce qui complète l'être soit l’Être. Le problème est qu'on ne parviendra jamais à le définir. On aboutit alors à notre problème du Dieu caché. Il est pourtant une hypothèse assez simple : si l’Être n'a jamais été trouvé, c'est qu'il n'existe pas. Or cette affirmation ne signifie nullement qu'il n'y ait rien d'autre que de l’être ou du réel. Elle signifie seulement que le complément n'est pas forcément de l’Être et qu'il ne l'est probablement pas, précisément parce qu'on ne l'a pas trouvé. 
C'est la thèse que j'aimerais défendre : il n'y a pas de Dieu caché, il y a seulement que ce qu'on nomme Dieu n'est pas de l’Être, mais de la malléabilité. Dans ce cas, nous ne pouvons pas apercevoir Dieu, puisque ce que nous nommons Dieu est différent de nous. Qu'entend-on alors par Dieu? Même s'il est lapidaire de répondre à une telle question en une phrase, je pense que Dieu est différent, et non caché, au sens où il est un projet en construction, qui a commencé par quelque chose de rudimentaire, qui se développe. En gros, Dieu, c'est l'impulsion qui ensuite laisse se développer la création qu'il a mise en branle. Mais ce n'est pas la perfection, dont on se demande bien pourquoi il ne se révèle pas dans toute sa splendeur à l'homme, d'autant qu'on pourrait se demander au préalable pourquoi même il a créée l'homme et la création en général, vu qu'il n'en a pas besoin et qu'elle exprime l'imperfection.
On obtient ainsi la réponse à notre question initiale : Dieu n'est pas caché, mais différent. Il est normal qu'on ne le voie pas. Sa particularité serait ainsi de s’enrichir de la création, auquel cas cette dernière a un sens. Ce qui signifie qu'après la mort, nous formons ce que nous nommons Dieu, nous ne disparaissons pas, mais pas au sens où nous rejoignons la perfection qui existe déjà, mais au sens où nous améliorons ce qui est un véritable work in progress.


dimanche 19 août 2018

Le droit à la crédulité

La crédulité est connotée négativement, alors qu'elle est une très bonne chose : car elle sanctionne la limite de la croyance, celle de croire à quelque chose sans fondement solide (ou très léger). Qu'est-ce qu'un fondement solide? Ce n'est pas quand on peut justifier d'une croyance, sans quoi il n'existe pas de croyances solides, ni les croyances les plus évidentes et terre à terre, ni les croyances religieuses, qui désignent les croyances, alors qu'on tend à les prendre pour douteuses. En réalité, toute croyance est douteuse, car on peut douter de tout et on ne peut jamais se déprendre du doute, si l'on commence à examiner ce dont on ne peut douter. Le sceptique triomphe dans le moment même de son échec : car il a beau jeu d'affirmer qu'on ne peut le contredire, puisqu'il n'affirme rien.
Peut-on vivre sans oser dépasser le doute, ce qui par une image se retranscrirait par l'obligation que l'on a de faire un pas en avant si l'on veut marcher - et de se rendre compte que ce faisant, on n'a rencontré ni précipice, ni obstacle et qu'il n'est pas si difficile que cela de marcher? On répondra en examinant la manière qu'on a de vivre : ce qui est difficile étant, non pas d'agir, mais d'agir de manière homogène et appuyée. Dès lors, se montrer crédule au sens où il s'agit d'un reproche justifié ne signe pas le fait de croire sans fondement, puisque croire implique qu'on ne dispose jamais de certitude, que la certitude soit un mythe - ou alors la certitude désigne un accommodement langagier selon lequel est certain ce qui s'avère très probable. Se montrer crédule, c'est rétablir des attentes justificationnistes, alors même qu'on se tient dans des domaines qui ne réclament pas d'examen plus approfondi que le fait de suivre son intuition la plus immédiate et la plus évidente. Mais n'est-ce pas le propre de la croyance de s’appuyer sur le critère de l'évidence, selon lequel il n'est surtout pas besoin de justification pour bien croire - tout comme il n'est pas besoin de justification pour ne pas verser dans le scepticisme?
Dans ce cas, la crédulité est un mauvais usage de l'évidence, selon lequel notre faculté de discernement ou de jugement fonctionne mal. Mais il n'y a pas grand chose à faire, puisqu'il n'existe pas un critère a posteriori qui permette de distinguer le vrai du faux de manière certaine - il existe des critères de vérification qui peuvent assez bien fonctionner dans le domaine théorique, bien qu'ils ne nous prémunissent pas de l'erreur, mais ces critères fonctionnent assez mal dans l'instantanéité, à partir du moment où on ne peut demander un temps de recul pour agir en direct, de manière instantanée. La limite entre croyance bonne et crédulité, c'est un problème de fiabilité de notre faculté de jugement, et c'est la raison pour laquelle on a voulu compenser le scandale de notre faillibilité par des critères intellectuels, alors que le jugement n'est pas distinct de l'intelligence, mais constitue seulement une de ses applications (comme comprendre en est une autre, et les deux sont connexes et contigües).
Force est de nous rendre compte, et il est donc mieux de l’accepter, que notre structuration intellectuelle et identitaire ne dépend pas plus de nous que notre structuration corporelle. Quoi qu'il en soit de ce sujet épineux concernant la manière d'aborder la réalité, ce qu'il importe de constater ici est que nous ne pouvons améliorer l'erreur qu'en croyant. En particulier, parmi les modalités de l'erreur, la crédulité constitue une erreur qu'on ne peut éviter qu'en proposant des croyances élaborées et éprouvées. Qu'est-ce que la crédulité, si ce n'est de la naïveté et de l'absence de réflexion que l'on travestit en pureté et en candeur? Le crédule est bien puéril s'il se refait avoir une seconde fois. Guérir de sa crédulité ne consiste pas à changer ses croyances en certitudes, car cela n'est pas possible, l'erreur méthodologique de Descartes en témoigne. Il faut pour ce faire éprouver et approfondir ses croyances, de telle sorte qu'on ne se satisfait pas de croyances récentes, ni superficielles, mais qu'on les aguerrit.
La crédulité peut aussi signifier la forme transitoire, qui ne demande qu'à s'améliorer, la croyance jeune et sans expérience. C'est cette crédulité que je voudrais réhabiliter, car elle constitue le gage d'idées nouvelles. Ne croire que dans des croyances éprouvées pour se prémunir de l'erreur, c'est décrépir dans des formes de pensée éculées et stéréotypées. Chercher le moyen de ne pas se tromper est ainsi rarement bon signe, n'en déplaise à Descartes. Ce qui est bon signe, c'est de chercher le moyen d'éprouver sa crédulité, c'est-à-dire ses croyances nouvelles, dans des formes d'expérience. Mais ce n'est pas toujours possible. Ce qui est possible en science l'est beaucoup moins en philosophie, où les recherches par définition sont destinées à ne pas recevoir d'applications concrètes, sans quoi ce n'est plus de la philosophie, mais déjà de l'action. 
C'est quand on évite la crédulité qu'on sombre dans la verbosité et la préciosité rhétorique, en pensant qu'en ne maniant que des idées anciennes et reconnues, voire prestigieuses, on ne risque pas de se tromper. Quand on ne se trompe plus, c'est le signe qu'on a définitivement quitté le domaine de la vérité. Il faudrait ainsi distinguer entre la crédulité qui consiste à estimer que tout ce à quoi on croit est vrai et la crédulité qui rappelle que les croyances plus fécondes sont celles qui ne sont pas adoubées et devenues des objets d'adoration qu’on n'a plus le droit de contester.

mercredi 15 août 2018

La différence et la représentation

Toute l'histoire de la philosophie tient dans un effort, qui constitue l'effort emblématique de la rationalité : trouver un point extérieur à partir duquel seulement il peut juger du réel. La plupart des rationalistes ont jugé que cette opération était possible, tandis qu'un petit nombre jugeait qu'il était possible de juger sans point de vue extérieur. Ces gens pensaient que la représentation humaine correspondait naturellement et parfaitement avec l'agencement du réel. Les autres pensèrent que les choses étaient un peu plus compliquées et que s'il fallait trouver un point de vue extérieur, c'est parce que, en gros, la représentation ne pouvait concorder d'elle-même avec le réel. Par contre, il était possible qu'elle concorde, à condition qu’elle n'en reste pas à son point de vue initial, qui est le point de vue interne. Il fallait donc qu'elle trouve un point pour sortir de son point de vue initial, un point qui soit extérieur. Ce point, elle estime l'avoir trouvé avec l’Être. En jugeant à partir de l’Être, elle pense pouvoir évaluer et critiquer l'être, c'est-à-dire le réel ou ce que Heidegger nomme le domaine des étants. 
Le problème est qu'on peut se demander si cette démarche, qui est la démarche ultra majoritaire de la philosophie et de la pensée en général, incluant la théologie, est valable. On peut se le demander en constatant qu'elle n'a jamais proposé de réponse qui soit seulement recevable. Beaucoup d'érudition et de brillant conceptuel; mais pas de réponse. La critique qu'on pourrait adresser à cette démarche, dont la légitimité fonctionne sur la popularité, est qu'il est loin d'être évident qu'elle ait vraiment isolé un point de vue extérieur. En d'autres termes, en promulguant l’Être comme le point de vue extérieur de l'être, la philosophie a sans doute fait fausse route. Car elle n'a fait qu’hypostasier l'être, c'est-à-dire en rester au même. Il faudrait préciser que la leçon de cette démarche, c'est que, pour trouver un point de vue qui soit vraiment extérieur, on ne peut en rester au même. Il faut trouver un point qui soit différent. Ainsi, l’Être ne peut correspond au point extérieur de l'être. 
Il faut trouver un point véritablement extérieur. La philosophie ne l'a jamais fait, car en s'en tenant à l’Être ou à l'un de ses synonymes, elle en restait à sa zone de confort, une zone parfaitement maîtrisée par la raison, sans se demander si tous les efforts conceptuels pour trouver ce qu'est l’Être n'ont pas abouti à créer des illusions. Dans ce cas, cela signifie que nous nous mouvons dans un univers où l'on peut avoir le sentiment qu'on a trouvé quelque chose, alors que ce qu'on a trouvé est bien quelque chose, mais aussi quelque chose de faux. Cas avec la découverte de l’Être, qui correspond bien à quelque chose, à un besoin, au besoin d’extériorité, mais qui constitue une mauvaise formulation de ce besoin bien réel. L'erreur ne signifie donc pas ce qui n’existe pas, mais ce qui existe et qui est mal formulé. L'hypothèse de l’Être signifierait ainsi qu’à partir d'un besoin réel, d’extériorité, on en est venu à une mauvaise formulation, l’Être.
Il faudrait ainsi revoir la formulation, sans jamais basculer dans la tentation selon laquelle représentation = réel. C'est pour cette raison que j'ai proposé que l'on remplace l’Être par la malléabilité - mais c'est une autre affaire. On basculerait ainsi dans une autre manière de considérer la réalité qui nous entoure. Le principal changement serait que nous ne serions plus obligés de recourir à des raisons douteuses et contestables pour expliquer que ce qui est l’Être a besoin de l'être; nous pourrions expliquer de manière satisfaisante que la malléabilité coexiste avec l'être, alors que Platon, quand il affirmait que l’Être englobe l'être, exactement l’essence des formes et le sensible, devait imposer cette coexistence qu'il ne pouvait expliquer. On notera en particulier que la coexistence que propose Platon est une forme forte de coexistence, de l'englobement, ce qui signifie que l’être est une partie de l’Être.