mercredi 31 octobre 2012

Les structures

Fondamentalement, le structuralisme a connu une effervescence prodigieuse en promouvant les structures comme les substrats innovants, quasi révolutionnaires, enfin découverts, qui permettraient de transformer notre interprétation du réel jusqu'à accéder à sa compréhension. C'était l'époque où l'on espérait trouver un horizon progressiste du monde, suite à l'échec du marxisme. On demeurait dans la voie du néo-positivisme, bien que l'Université prétendît être sortie du positivisme, tout en mettant en avant les sciences humaines et diverses méthodes d'obédience, comme le structuralisme - précisément. 
On tend à oublier que l'historien de la philosophie Deleuze, avant de jouer au Grand Philosophe comme d'aucuns miment le Gentil Animateur, avec costumes violets, ongles gigantesques, canes précieuses et alcoolisme créateur, a commencé son projet de création conceptuelle gauchiste, postspinoziste et nietzschéen en essayant de trouver des structures un peu partout, notamment chez Proust. Puis on a oublié le structuralisme. Il continue avec parcimonie à être loué comme Grand Philosophe dans la mesure où il n'a jamais avancé la moindre idée nouvelle et qu'il a réussi l'exploit de faire de Nietzsche un gauchiste postmoderne, ou de rapprocher les monades de Leibniz de la complétude du désir. A cet instant, à la fin de sa vie, avant son suicide, Deleuze déclara que s'il contractait un accident de voiture fatal, son grand secret s'envolerait avec lui.
Selon lui, il détenait la définition de la philosophie. Le grand livre à ce sujet sortit. Il connut un succès retentissant, dans l'univers snob des postmodernes. Il contentait l'avancée fatale : la philosophie consistait à produire des concepts, comme l'art produit des affects et la sciences des percepts. Une nouvelle fois, les faux philosophes, professeurs de philosophie entendant passer pour créateurs après avoir pris la grosse tête universitaire, remplaçaient l'innovation par le vide abscons. 
Qu'est-ce que le concept? Le lecteur ne le saura jamais. L'idée découle de Spinoza. On peut critiquer la proposition en opposant au concept fini l'idée, qui mène vers l'infini. On comprend que Deleuze ait essayé de subvertir Leibniz pour en faire un allié du spinozisme postmoderne mâtiné de nietzschéisme gauchiste.
Si le structuralisme finit en postmodernisme, c'est qu'il était une mode superficielle, remplacée par cette autre. Quelle est la différence théorique entre le structuralisme, notamment promue par l'ethnologue Lévi-Strauss, et l'atomisme? La parenté est frappante, ce qui montrerait que loin d'avoir inventé quoi que ce soit, le structuralisme a recyclé l'atomisme, en lui donnant qui plus est une parenté synonymique plus vague et imprécise. Les structures ont l'avantage sur les atomes de ne désigner ni réalité physique, ce que le vocabulaire de la physique contemporaine a renforcé et reprécisé, ni réalité tout court : elles désignent un terme, les structures, qui signifie : l'ensemble formel de relations, en philosophie.
La structure découle du vocabulaire du bâtiment, sa forme, puis peu à peu devient théorique tout en conservant son sens. Dire du réel, qui est indéfini, qu'il est composé de structures est imprécis et poursuit l'indéfinition qui pose problème : la structure est un terme qui est dépourvu de signification propre et qui exprime un dérivé référentiel. Il ne signifie qu'en référence à une autre réalité de type factuel. Si cette réalité est précisée, par un élément factuel, soit un référent attesté, ou la description précise d'une réalité encore non reconnue, elle introduit de la nouveauté. En ce sens, elle devient une référence.
Justement, quand une position n'arrive pas à innover, elle subvertit la référence en la privant de sens et en empêchant qu'elle contienne du sens. Le dérivé référentiel pur n'est arrimé à aucune réalité et constitue la possibilité de l'imposture sémantique et théorique. C'est cette voie dans laquelle s'engouffre le structuralisme, avec plus encore de lâcheté définitoire que l'atomisme, car l'atomisme essayait au moins de définir un état minimal de réalité physique, même s'il échouait à la définir et sombrait dans des contradictions entre l'infini et l'indéfini.
L'atomisme essaye de renvoyer à une réalité physique - ainsi, il entend conférer au philosophique une dimension physique complète, qui ne soit pas de la réduction. Au-delà de l'imposture caractérisée du structuralisme, l'atomisme est plus sincère, car il cherche vraiment à clore le débat philosophique en produisant une théorie physique du réel, comme si le réel pouvait se résumer au physique. L'atomisme montre une conception particulière du langage et au-delà du réel : quand elle n'est pas sincère, cette démarche aboutit au structuralisme, qui consiste à profiter de cette conception nominaliste (au sens médiéval de réalisme concret) pour abuser du langage irréaliste.
L'atomisme montre que le "réalisme" ici en question considère que le réel est constitué de faits (c'est d'ailleurs la définition qu'en propose le premier Wittgenstein dans le Tractatus Logico-Philosophicus, même si ce qu'on appelle le second Wittgenstein ne soit pas en contradiction avec le premier, simplement se montre à mon avis plus sceptique, cherchant plus à opérer un travail à la limite, quand dans la première mouture il essaye d'énoncer du vrai factuel). Du coup, le travail de subversion consiste à s'appuyer sur le postulat du réel factuel pour utiliser le langage interprétatif comme un langage vide de sens, qui ne peut rien contenir de notable et de palpable.
Je trouve pour ma part une grand justesse à la distinction médiévale entre nominalisme et réalisme. Le réalisme recoupe l'idéalisme, tandis que le nominalisme tendrait vers la tradition métaphysique. L'idéalisme réputé réaliste rappelle que, contrairement à la réputation que l'on prête à l'idéalisme d'éloignement du réel, malgré son brillant spéculatif, l'idéalisme est ce qui rapproche du réel, non le plus concret, mais le plus pérenne. ainsi, le réel n'est pas le concret, mais le pérenne, qui intègre des formes de réel qui sont moins immédiates, mais indispensables à sa pérennité.
Dans le fond, que dit le réalisme du réel, mieux encore dans son appellation que l'idéalisme, encore que l'idéalisme contienne l'idéal comme porte-étendard du réel, comme l'expression de la quintessence du réel? C'est que le réel n'est pas constitué au fond de faits, que les faits sont l'écume du réel. Comme le langage consiste à dire le réel, il n'est pourtant pas factuel, mais interprétatif. L'interprétation subvertie, comme dans le cas du structuralisme, donne lieu à de l'illusion, soit au fait (littéral) de ne rien dire.
Pouvoir dire l'illusion, c'est reconnaître que le fait n'est pas le réel : que l'interprétatif existe, qu'on cherche à le définir, ce qui est la tentative maintes fois recommencées de la pensée, pas seulement de la philosophie. L'interprétatif dément que le réel soit factuel et que l'interprétatif se résume à de l'illusion : sans quoi il n'y aurait pas tant de formes d'interprétations innovantes, qui dessinent le progrès de la connaissance, au-delà de sa dimension physique (dès lors, pas seulement adossée à l'atomisme).
L'interprétatif constitue la grande caractéristique du langage, qui exprime ce qu'est le réel. Si le langage est interprétatif, c'est parce que le réel est évolutif, englobant et totalisant. Du coup, le factualisme n'est pas une vision adéquate du réel, au sens où il se condamne à ne dire que la partie réduite du réel, dont la caractéristique est de réduire constamment et de rabougrir, ce qui fait que le factuel est la partie du réel condamnée par sa stagnation à déprécier, dégénérer et disparaître. L'interprétatif implique que le réel soit en évolution, que la connaissance soit possible, mais en évolution.
Plus que le factualisme, qui est discrédité, c'est l'irrationalisme rationaliste qui mérite d'être décrite, décrypté. Le rationalisme irrationaliste désigne la faculté d'isoler un domaine circonscrit de rationalisme entouré d'irrationalisme. Le rationalisme peut certes être atteint; mais à condition qu'il soit entouré de non-être, soit de ce qui n'est pas de l'être et qui n'est rien de positif. A partir de ce constat ténébreux, le non-être ne se trouvant jamais défini autrement que par l'exclusion et le déni, il est deux réactions : soit considérer qu'à l'intérieur de l'être rationaliste, fini, on peut parvenir au factualisme, puisque le fini est stable; soit tenir que l'être étant entouré de non-être, le principal caractère du non-être est d'apporter du changement inexplicable dans l'être.
C'est la théorie du chaos constructif. Le rationalisme est possible, mais interprétatif. Cependant, cet interprétatif n'est pas une interprétation infinie, mais finie, un changement constant, mais limité. Le factuel peut se trouver surplombé d'interprétatif en ce sens, tout comme l'irrationalisme se montre mâtiné de rationalisme : à ce moment, le rationalisme considère que le changement amène l'interprétatif comme essai de compréhension supérieur au factualisme et rendant le factualisme insuffisant dans la quête de connaissance.
Mais l'interprétatif fini est le vrai opposé de l'interprétatif infini et véritable. Le fini renvoie à la catégorie cartésienne de l'indéfini, selon laquelle le changement existe et tend à changer constamment l'être fini. Le changement fini permet l'interprétation et le rationalisme, mais il s'agit de subversion de l'interprétation et du rationalisme. Au lieu de tendre vers la croissance, il encourage la stabilité. C'est l'option aristotélicienne contre l'atomisme strict des Abdéritains, dont Démocrite. Dans notre époque moderne, le spinozisme consiste à opter pour la surenchère de l'aristotélisme en se focalisant sur le désir complet dans un univers incréé. La stabilité dans l'instabilité.
Nieztcshe ira un cran au-delà de Spinoza, pour pallier à la faillite du processus immanentiste, en essayant de fonder un domaine stable, celui de l'artiste créateur qui en fondant ses propres valeurs parviendrait à expurger son réel de l'instabilité, quitte à ce que ce réel soit l'apanage de quelques initiés supérieurs. Nietzsche ne parvient à cet idéal postromantique et étrange qu'en promouvant à l'inconséquence, puisque cet idéal parviendrait à s'intégrer dans le réel, en changeant certaines conditions générales tout en conservant l'essentiel.
L'élite ainsi peut se fonder, au milieu du troupeau. L'immanentisme est résolu au beau milieu de sa faillite, ce qui est une curieuse manière de résoudre le problème et qui mènera son auteur tout droit à la folie. Plus tard, les logiciens essayeront à leur tout de réformer la métaphysique moderne, qui est déjà une réforme de la métaphysique classique. Quelle que soit leur identité exacte, ils échoueront toujours, parce que leur projet oscille précisément entre le factualisme et l'interprétatif fini. Dans cette veine, Wittgenstein avait nuancé le factualisme interprétatif en décrétant que l'homme utilise le langage, mais ne le comprend pas.
Il prêche l'irrationalisme en affirmant que la connaissance peut pénétrer à l'intérieur du langage, mais ne peut le comprendre de l'extérieur, comme s'il existait en dehors du réel fini une extériorité dont la particularité serait d'être non identifiable. Du coup, l'interprétatif se trouve récupéré, alors que le propre du réel est d'être interprété, ce qui implique que le réel est malléable, mais aussi hétérogène : car s'il n'était hétérogène, il n'évoluerait pas et ne serait pas malléable.

lundi 29 octobre 2012

Mes Que Servituda

Des journalistes de l'EIR sont allés interviewer les responsables du MES dans leurs locaux sis capitale Luxembourg de l'Etat éponyme. Remember : le Luxembourg est un paradis fiscal. Le MES gère 7 000 milliards d'euros en théorie. Vous avez bien lu. L'EIR a été fondée par l'homme politique et économiste LaRouche, un démocrate américain qui se réclame de T.D. Roosevelt, qui milite contre le monétarisme, qui plaide en faveur du Glass-Steagall et que les médias dominants présentent comme un néo-nazi homophobe, antisémite et milliardaire - que des calomnies, quoi. 
Ce reportage montre très facilement que le MES est une coquille vide à l'image de ses locaux, dans une bâtiment anonyme et banal, sans aucun rapport avec l'importance stratégique de son portefeuille. L'on parle quand même de l'établissement financier censé sauver les États européens de la faillite qui menace de les engloutir et qui ferait disparaître par la même occasion l'Union européenne fédéraliste et son protecteur, les marchés financiers. Le décalage sidérant, voire sidéral, entre la coquille vide des locaux du MES, ses 60 collaborateurs officiels, et l'importance que les médias lui confèrent ne manque pas d'interpeller. Il faut que des journalistes marginaux et de qualité se coltinent le travail, au risque de passer pour d'horripilants hurluberlus, paranoïaques et extrémistes.
Il y aurait pourtant de quoi sortir un scoop retentissant pour n'importe quel journaliste se donnant enfin les moyens de sortir la vérité. Pareille imposture, comment passer à côté? Comment taire ces locaux modestes, cet anonymat éloquent, cette localisation dans un paradis fiscal - tout qui montre le MES sous la coupe des intérêts financiers et l'Union européenne une bureaucratie à la solde de la City? Pourquoi les grands médias ne relayent-ils pas cette imposture, qui aurait de quoi scandaliser les peuples, en France où le niveau de vie s'effondre et où les classes en décrochage commencent à grincer des dents - mais aussi en Espagne où le chômage est galopant et où la faillite menace de ruiner le pays?
De quoi proposer des jeux de mots faciles : l'Union européenne a recours à des moulins à vents, dignes de Don Quichotte et de son goût pour l'illusion! Mais non, pas un mot. C'est le signe que les médias sont aux ordres des réseaux du monde financier. Le quotidien Libération se trouve tenu en majorité par le financier Edouard de Rothschild; Le Monde compte comme actionnaire principal des hommes-liges des intérêts BNP, alors qu'auparavant il subissait à son Conseil de surveillance l'oligarque autoproclamé Alain Minc, le conseiller anglophile des grands patrons et de Sarkozy, qui représente le capitalisme français fasciné par l'ultralibéralisme et les méthodes dérégulatrices de la City.
Les journalistes ne suivent pas sciemment des ordres explicites distribués par ces irresponsables ou leurs représentants (car ils n'ont pas le temps de tout détruire, nos travailleurs compulsifs), mais se prosternent fascinés et ébaubis devant le droit du plus fort. Comme ce droit antijuridique fonctionne sur le mimétisme, il relève de la mentalité - inconsciente. Raison pour laquelle il se révèle aussi dangereux : il est pernicieux. Son péril n'est pas dans la domination d'une oligarchie cruelle et désaxée sur la majorité apeurée et moutonnière, ainsi que Nietzsche le décrivait avec délectation, mais dans l'autodestruction qu'elle génère et qui finit par tuer l'auteur du crime.
L'oligarchie est programmée pour disparaître aussi sûrement qu'elle fait disparaître. Quand on dit que l'impérialisme commence par détruire pour finir par s'autodétruire, c'est selon un mécanisme connexe : l'impérialisme désigne l'action extérieure de toute oligarchie. Derrière la catastrophe du MES, qui loin de relancer la machine européenne, finira par détruire les dernière digues du niveau de vie des peuples, il convient de comprendre que les masses occidentales, engoncées dans leur léthargie ouatée et ankylosée, ne se rendent pas compte qu'elles vont rejoindre la triste réalité qu'elles ont contribuée par leur passivité complice à instaurer en Afrique.
L'Afrique se trouve détruite dans son ensemble par cinq siècles d'esclavagisme puis de colonialisme. On s'est tu sans se rendre compte qu'en acceptant se crime, l'Occident impérialiste se condamnait à finir en oligarchie dépravée, cruelle et moribonde. L'actuel état de l'Empire britannique postcolonial et officieux est éloquent : il gît en état d'agonie, alors que les miasmes de la Françafrique rappellent ce qu'il en coûte d'instaurer un néo-colonialisme putride mêlant des (sous) élites métropolitaines à des connexions autochtones collaboratrices.
Je ne me montrerais pas aussi optimiste et aveuglé que certains analystes de la situation africaine qui, tout en concédant que l'Afrique souffre de multiples maux endémiques, s'émerveillent du taux de croissance assez important qui caractériserait l'activté économique du continent. J'aimerais savoir dans quelle mesure ce taux ne rejoint pas une croissance oligarchique, au service des intérêts élitistes et qui appauvrit la majorité. Les Africains désignent-ils seulement les deux ou trois pour cents les plus riches - ou peut-on parler de croissance si et seulement si la situation profite à la majorité et engendre des classes moyennes en hausse de niveau de vie (un bon critère d'évaluation)?
La croissance annoncée en Afrique rejoint les effets d'annonce similaires dans les pays émergents, où l'on constate, notamment au Brésil, que le développement profite surtout aux plus riches et crée moins de classes moyennes que de pauvres appauvris. Encore faudrait-il ajouter que la réalité africaine se trouve augmentée par les effets du néo-colonialisme, qui profitent autant à des cercles métropolitains qu'à des factions autochtones servant de facto de collaborateurs à cette politique de pillage et de saccage. La croissance se trouve placée au service inquiétant de l'oligarchisation.
C'est le sort qui attend l'Occident si ses peuples persistent à se taire quand l'oligarchie, l'impérialisme et le colonialisme frappent des parties du monde étrangères, sans s'aviser que ce qui concerne en premier lieu l'étranger, l'Africain ou l'Asiatique, finira inévitablement, tel un boomerang, par revenir à la gueulede l'envoyeur. Si les peuples d'Occident ne sont pas tout à fait coupables de la politique d'oligarchisation des pouvoirs qu'ils ont élus et qui ne les représentent pas, financés et tenus qu'ils sont par les cercles financiers composites, du moins sont-ils coupables par lâcheté et non-assistance à eux-mêmes. Le plus souvent, c'est la fascination (plus encore que la peur) face à la loi du plus fort et à son mécanisme inconscient, le mimétisme.
Nous en sommes à ce point. Le MES sonne la tocsin de la situation qui attend les pays d'Afrique. L'économiste camerounais Pouemi a analysé la relation de dépendance et de vassalité qu'introduisait la sujétion du Franc CFA à la monnaie française, désormais sous la coupe des intérêts de l'euro. Le MES indique le même mécanisme, cette fois retourné contre les peuples européens. Même coquille vide, même pauvreté de contenu par rapport au but qui lui est fixé. Comment développer des pays vastes et disloqués avec une monnaie sous emprise coloniale?
Comment remédier à la dette abyssale des pays de la zone euro avec le MES? Les deux gageurs sont impossibles. La seule possibilité qui reste pour rompre avec cette oligarchisation qui commence par ruiner l'extérieur avant de revenir ravager l'intérieur, c'est de lancer une politique d'alliance entre les anciennes colonies et leurs métropoles, de telle manière que le rapport de soumission s'inverse et se transforme en développement mutuel. Contre l'oligarchie, qui fonctionne par antagonisme, rien de tel que le progrès, qui fonctionne par échanges.

mardi 23 octobre 2012

Le rationalisme

Quand on explique que la raison peut comprendre le réel, on entend qu'il est formé comme la raison. C'est ce que Spinoza pose et c'est la réputation qu'on prête à Aristote. De quel réel parle-t-on? Aristote estime être parvenu à la fin de la connaissance suite à son invention de la métaphysique. Pourquoi? Dans le réel de standard fini, la connaissance est finie - destinée à atteindre son achèvement. Les commentateurs contemporains se gardent de mentionner que leur maître présente le réel scindé en deux formes antagonistes : l'être fini et le non-être (que l'on devrait plus définir comme l'inconnaissable que comme l'antidote à l'infini).
Aristote passe pour le grand rationaliste de l'Antiquité, au motif qu'il s'intéresserait en premier lieu au concret et s'opposerait aux velléités idéalistes de son maître-ennemi Platon. La raison chez Aristote est d'exigence particulière : donnée, elle épouse la forme du réel fini, fixée et figée une bonne fois pour toutes. Elle exprime le rationalisme fini, selon lequel la connaissance finie est possible. Le rationalisme fini s'oppose au rationalisme ontologique, qui reconnaît l'infini et nie le non-être (Platon en fait l'autre, inféodé à l'Etre, c'est sa principale innovation).
L'opposition de ces deux rationalismes recoupent l'ambiguïté que comporte la théorisation sur le réel. On retrouve l'ambivalence autour du terme réalisme, qui connote l'attention prêtée au réel et s'applique en particulier aux tenants de la métaphysique. Est-on authentiquement réaliste quand on vante le réel seulement fini? Est-on plus réaliste quand on se focalise sur le fini et l'immédiat - au risque de ne pas considérer que le plus réaliste est réputé tel dans la mesure où il se concentre (dans tous les sens du terme) sur la portion réduite et congrue du réel et qu'il crée de façon irrationaliste et insatisfaisante le non-être pour remplir à défaut d'expliquer l'espace vacant.
Il existe des formes irrationalistes qui nient la possibilité de connaître. Pour autant, si Spinoza valide cette possibilité, est-il rationaliste? Question connexe : l'homme a-t-il tout compris du réel - la raison étant donnée - ou la raison peut-elle comprendre suite à un cheminement ardu? Le rationalisme donné diffère du rationalisme infini. Spinoza de Platon. Spinoza se déclare immanentiste de la même façon qu'il considère que la raison peut tout connaître : évidement, Spinoza la joue plus fine qu'Aristote si l'on peut dire.
Aristote se discrédite en déclarant, même subrepticement, que le réel est fini; Spinoza se concentre sur la complétude du désir. Mais le résultat est identique : la raison peut connaître à fond le connaissable. L'immanence crée les conditions de la connaissance finie. Ce n'est pas un hasard si le rationaliste Spinoza démasque la nature de son rationalisme en l'adossant à une structure de connaissance et de réel finie. Mais il importe de rappeler que le rationalisme ne s'oppose pas à l'irrationalisme au sens où le rationaliste étudierait l'infini, quand l'irrationalisme se cantonnerait à l'infini.
Les penseurs de la Renaissance associaient la foi et la raison, comme Cues : ils considéraient que la raison menait à la foi et que la foi s'exprimait dans la raison. Leur réconciliation évacuait le rationalisme fini d'Aristote, et c'est contre cette tendance chrétienne que Spinoza cherche à promouvoir le rationalisme le plus fini, plus étriqué que celui de la métaphysique, par le truchement du désir complet. Quand Kierkegaard veut dépasser le rationalisme classique par son arationalisme, on peut se demander pourquoi il n'en revient pas à la réconciliation chrétienne foi et raison (outre le fait qu'il est protestant et que ce sont plutôt les chrétiens catholiques qui ont repris ces positions).
L'arationalisme tend à occulter que le rationalisme mène vers l'infini, tandis qu'il institue une catégorie médiane et indéfinissable pour ne pas retomber dans les errances de l'irrationalisme et les réductions du rationalisme fini. Ce qui motive tant le rationalisme fini que l'arationalisme contre le rationalisme classique prétendant réconcilier l'infini et la connaissance, c'est que rien n'explique ce qu'est la foi et en quoi elle échappe au mystère.
L'arationalisme surgit ainsi comme le moyen commode de préserver cet équilibre en le coiffant d'un terme qui est négatif et privatif, mais qui n'a pas de sens positif propre. C'est toujours le miracle qui se trouve derrière le schéma transcendantaliste, et c'est la raison pour laquelle Descartes proposera le miraculeux comme la définition du divin. Le point faible du transcendantalisme, pour la question du rationalisme comme pour la définition du réel, c'est qu'il ne parvient à expliquer par l'homogénéité, mais qu'il en reste à une pseudo-explication du type : même si la théorie est en partie contradictoire, la contradiction se trouve levée, parce que ça fonctionne à peu près.
Mais ça ne fonctionne que pour le périmètre monothéiste. Pour le domaine délimité au globe. Le transcendantalisme possédait un problème dès ses racines : il prolonge le réel comme s'il était homogène, ce qui fait que le réel inconnu et étranger demeure à la fois supérieure et identique. D'où la contradiction dans les termes et d'où les tentatives du nihilisme d'éradiquer cette erreur initiale. Par la suite, le monothéisme ne fera qu'amplifier l'erreur initiale en essayant de la rendre homogène et de faire coïncider l'être et l'Etre (en termes ontologiques). On arrive à une dénaturation de la doctrine de Platon par Simone Weil : l'être devient l'appendice inutile et inexplicable de l'Etre parfait.
Pour tenter de sauver l'absurde porche du miraculeux, une drôle de définition du rationalisme, Kierkegaard intervient notamment pour proposer l'arationalisme. Mais cet arationalisme est tout aussi inexplicable que le rationalisme monothéiste du fait de l'erreur transcendantalisme, qui s'est amplifiée avec le temps et du fait de son décalage croissant avec le réel. Il reste à corriger cet erreur parce que ce n'est pas le rationalisme qui est en cause. Il convient de dénoncer :
1) l'irrationalisme initial et franc, propre au nihilisme, et qui s'exprime entre autres chez Gorgias le sophiste ou chez son successeur contemporain Clément Rosset
2) le rationalisme initié par la métaphysique et repris par son hérésie gradatoire l'immanentisme, selon lequel le rationalisme est fini.
Pour couper court aux contre-arguments, aussi solides que négatifs, du nihilisme au sens large (et de toutes les formes qu'il inspire et dans lesquelles il tient une place de choix), il convient de réfuter l'homogénéité du schéma transcendantaliste tel qu'il s'exprime dans l'ontologie, notamment sous sa forme la plus convaincante, chez Platon. Le schéma néanthéiste permet de proposer l'hétérogénéité contre l'homogénéité, mais l'hétérogénéité avec lien, pas l'hétérogénéité antagoniste et irréconciliable. L'hétérogénéité liée aboutit à ce que le lien ne soit pas la réunification supérieure en transcendantale enter l'être et l'Etre, mais le lien en enversion entre l'être et le faire. Il n'y a pas d'Etre, mais un lien au même point qui fait que le réel passe de 0 à 1 et se trouve interconnecté - lié.

mercredi 17 octobre 2012

Le polythéisme immanentiste

Le polythéisme transcendantaliste instituait la pluralité des sociétés. Il reconnaissait que le fondement était la volonté générale, même sujette à la pluralité. L'évolution des polythéismes vers le monothéisme s'explique par la recherche de l'unité : le polythéisme est morcelé, le monothéisme propose l'unité. Le polythéisme propose une amélioration par rapport au polythéisme. 
Le christianisme remporta un succès contre les polythéisme qui avaient cours dans l'Empire romain, dont le culte de Mithra, et surtout contre le judaïsme, qui n'est pas une expression polythéiste, mais qui ouvre la voie au monothéisme. Le judaïsme fut longtemps en concurrence avec le christianisme, tous deux venant de la même expression juive. Mais le christianisme proposait l'universalisme monothéiste, quand le judaïsme était plus tiraillé entre l'universalisme et un tribalisme peu rationnel.
Le judaïsme perdit en influence contre le christianisme du fait de cette contradiction. Les conversions se firent massivement en faveur des chrétiens, si bien que les juifs devinrent le Peuple élu, à la taille frêle et au développement condamné. Le christianisme marqua le passage du polythéisme vers le monothéisme. Cela ne signifie pas que le polythéisme se finit, comme on le voit avec l'hindouisme, mais que le polythéisme qui demeure traduit l'infériorité par rapport au monothéisme quant au critère de l'unité.
Comment se fait-il que l'immanentiste tardif et dégénéré Nietzsche dresse l'apologie des polythéismes contre le monothéisme, singulièrement le christianisme (au point qu'il loue l'Islam au nom de sa virilité), alors qu'il prétend incarner le renversement de toutes les valeurs classiques, soit l'ère de renouveau la plus considérable depuis l'avènement du christianisme? Parce qu'il veut en revenir au polythéisme d'une manière bien particulière, pas le polythéisme transcendantaliste, mais celui qu'il recupère pour son projet fumeux d'artiste créateur? 
Nietzsche loue Dionysos comme un dieu bigarré et se prévaut de toutes les divinités qui ne sont pas ancrées dans le transcendantalisme, mais qui expriment le marginal. Le polythéisme selon Nietzsche sert de stratégie pour le nihilisme. C'est un faux polythéisme, qui ne cherche pas à retrouver le polythéisme perdu depuis la prédominance monothéiste, mais qui entend enterrer le monothéisme comme expression ultime du transcendantalisme. Polythéisme nihiliste en somme, qui reconnaît comme ennemi le nihilisme.
Quand Nietzsche dresse l'éloge de la rationalité, il promeut la voix singulière, l'individu fier, celui qu'il nomme l'artiste créateur. Le rationalisme individualiste de Nietzsche renvoie notamment à la démarche de Gorgias le sophiste, et non à un quelconque polythéisme, qui promeut la force de la tribu, du groupe, de la tradition. Même quand Nietzsche dresse l'apologie de l'aristocrate, il s'empresse d'opposer son artiste créateur de ses propres valeurs à l'aristocrate guerrier (surtout au prêtre) - puis dénonce la dégénérescence de toute caste aristocratique vers la ploutocratie et la médiocrité.
L'appel au polythéisme chez Nietzsche ne doit pas tromper : il se sert du polythéisme pour promouvoir l'immanentisme tardif et dégénéré. Sa problématique n'est nullement la restauration du polythéisme face au monothéisme, tel un réactionnaire païen, mais : comment faire face à la crise que traverse l'immanentisme? Le polythéisme va servir l'immanentisme en crise contre le monothéisme. L'immanentisme n'est pas une école définie et reconnue, mais le mouvement qui part de Spinoza et qui traverse la modernité d'une manière gradatoire, de plus en plus dominante, au point que la métaphysique moderne, la rénovation cartésienne, devient une pensée intellectualiste, peu influente et floue.
Ce n'est pas une école explicite, parce que le propre de l'immanentisme est de réclamer la simplification de la théorie au profit de la pratique. Que revendique l'immanentisme? "Ne nous cassons pas trop la tête avec l'infini et concentrons-nous sur le désir - lui au moins complet". L'immanentisme exprime le déni théorique, qui recoupe le déni du religieux. L'immanentisme n'est pas une école au sens unifié et officiel, mais un courant qu'il appartient à l'histoire de subsumer et qui ne peut l'être selon les critères classiques de la conscience, selon lesquels ce qui est reconnu procède d'une démarche d'authentification - comme l'Académie platonicienne défend le modèle ontologique par opposition au Lycée d'Aristote et à l'histoire de la métaphysique ultérieure.
Pour advenir à la conscience, l'immanentisme doit affronter l'écueil de son morcèlement. Sa théorisation ne peut qu'être extérieure à ses manifestations et caractériser des entreprises qui n'ont pas conscience de ce qu'elle sont, ni de ce qu'elles servent. L'observateur devient-il dès lors un décideur arbitraire, qui décrète que l'immanentisme existe dans la mesure où ceux qu'ils désignent comme ses thuriféraires ne le reconnaissent pas? Non, dans la mesure où :
1) il existe une cohérence de fond qu'il subsume, une influence (spinoziste qui radicalise le cartésianisme), une lame de fond, qui réunit les divisions éparses sous la bannière fragile de la théorisation minimaliste du refus de théorie;
2) il serait faux de considérer que toute formalisation collective exige pour exister la reconnaissance préalable de ses membres, soit leur conscience de ce qu'ils sont, voire l'auto-identification de leur mouvement.
Donc : l'immanentisme agit comme l'identification extérieure d'expressions éparses n'ayant pas conscience d'agir autour du spinozisme et poursuivant des buts reconnus qui sont inférieurs au but subsumé. Ainsi, l'idéologie libérale poursuit la liberté commerciale, alors qu'elle exprime sa vision de la complétude du désir. L'identification de l'immanentisme agit comme l'effort a posteriori de théorisation venant combler la théorie lacunaire née du refus de théorisation, tel que l'immanentisme le revendique avec sa désinvolte incréation et son apologie de la multiplicité anti-théorique (comment théoriser le multiple sinon par l'immanentisme anti-transcendantaliste?).
L'immanentisme définit l'effort de théorisation de l'anti-théorie. La théorie étant la tentative d'unifier et de formaliser, l'anti-théorie consiste justement à prôner la multiplicité et à s'installer dans l'immanentisme. Mais les immanentistes, s'ils ne reconnaissent pas l'histoire de l'immanentisme telle que je la définis, se réclament de l'immanence, comme de la vision qui s'oppose tant à l'ontologie qu'à la métaphysique et qui selon eux résoudrait tous les problèmes philosophiques. La question étant : la résolution provient-elle de l'effort de théorisation affrontant le problème ou du refus de la théorisation, prétendant que le problème n'existe pas au lieu de le résoudre?
Parfois on aperçoit des divisions qui relèvent de l'immanentisme, mais qui sont des expressions morcelées, comme le libéralisme, qui réclame la possibilité de commercer selon la loi du plus fort (la bien-nommée main invisible), sans souci pour des questions métacommerciales. Derrière les idéologies (libéralisme, marxisme...), il convient de dresser la carte de la réunification de tous ces mouvements hétéroclites, qui ne relèvent pas de la métaphysique cartésienne, qui en constituent une hérésie et une revendication de gradation.
L'immanentisme tente l'exigence difficile de restaurer la théorie derrière le refus de la théorie, tout comme l'exigence d'éthique réfuterait la morale classique. Tout le problème du déni tel qu'il se manifeste depuis Spinoza consiste à estimer que l'on peut se contenter de dire non à un problème sans proposer un oui identique (non réducteur). Le désir ne saurait être une alternative de même acabit que l'infini : l'un renvoie à un sujet non-clos, quand l'autre définit un domaine circonscrit. C'est parce que l'immanentisme refuse la théorisation et la labellisation qu'il s'exprime d'une manière désorganisée et morcelée, avec pour principal effet de détruire.
Sa nomination, dans un sens premier et littéral, aboutirait à sa perte : de même que le vampire ne peut sévir qu'en respectant son aversion pour la lumière, plus certaines autres caractéristiques, de même l'immanentisme à partir du moment où il est dévoilé disparaît - à ceci près que le vampire existe à l'état de créature fantastique, quand l'immanentisme évoque le regroupement théorique d'expressions morcelées, qui du fait de leurs différences secondaires n'ont pas conscience d'agir à l'identique et qui sont rassemblables sous la bannière originelle du spinozisme. Spinoza ambitionnait de résoudre une bonne fois pour toutes les problèmes métaphysiques cartésiens et aristotéliciens, son opposition ultime se dirigeant contre les platoniciens.
Sa succession, signe de son échec ironique, se réclame de lui. L'éthique est le label qui explique les ramifications, mais qui refuse la théorisation : en promouvant le désir complet, Spinoza disloque le projet de théorie et lui préfère le singulier. Subsumer le singulier, c'est tenter de théoriser les singuliers, au sens où l'on unifie et identifie la pluralité et où l'on estime possible de théoriser le pluriel. Là est la difficulté : l'immanentisme est un essai de théorisation d'un mouvement qui refuse la théorisation et qui affirme en opposition le morcèlement.
C'est cette hétérocléité que Nietzsche tente de restaurer, alors qu'elle se trouve en crise. Elle est d'autant plus difficile à retracer qu'elle ne s'appuie pas sur un mouvement précis et unifié, mais sur des expressions éparses. Nietzsche ne revendique pas la restauration d'un mouvement précis, auquel je donne pour nom l'immanentisme, mais s'appuie sur une mentalité, qui se nomme l'oligarchie et à laquelle il essaye d'attribuer un substrat intellectuel. La mentalité n'est pas une explicitation claire et nominale, mais provient d'associations mimétiques, ce qui explique les bizarreries de Nietzsche - qui se montre aussi proche de Spinoza, tout en lançant contre lui des attaques aussi peu sérieuses.
L'axe Spinoza/Nietzsche, que tant d'immanentistes terminaux reconnaissent de nos jours, comme Rosset en France, ne suffit pas à encercler l'immanentisme, mais constitue la ligne par laquelle la mentalité immanentiste a essayé de survivre à son effondrement prévisible. Les idéologies et les mouvements positivistes, scientistes, athées et associés, qui expriment l'immanentisme, n'étaient pas viables et exprimaient l'effondrement à court terme, tandis que Nietzsche essaye de restaurer l'immanentisme né de Spinoza. Il comprend que la complétude du désir est en asphyxie et qu'il convient de lui redonner un second souffle.
Pour ce faire, il propose la ligne : artiste créateur de ses valeurs, qui passe par la mutation impossible, l'exigence oxymorique de trouver un idéal supérieur à l'homme qui se situe en même temps dans les bornes de ce monde. Nietzsche affirme à la fois qu'il faut changer et que le changement est impossible. C'est en ce sens qu'il poursuit le romantisme et qu'il pourrait être appeler postromantique, donnant une inflexion suicidaire et psychopathologique à l'injonction souffreteuse et archétypale du romantisme : donnez-moi un autre monde ou je succombe.
Comme l'indique son opposition lancinante, Nietzsche a essayé de prendre la place de Platon, d'être le Platon de l'immanentisme. Il utilise lui aussi des symboles pour conférer à l'immanentisme éclaté et morcelé un symbolisme qui permet de réfuter la théorisation. C'est du fait du déni constitutif de l'immanentisme que Nietzsche ne peut théoriser l'immanentisme et qu'il est obligé de recourir à des symboles. Il puise dans le polythéisme pour forger une image symbolique à l'immanentisme, derrière laquelle il n'existe forcément - rien. Raison pour laquelle les dieux dont il se réclame sont marginaux au polythéisme et mènent vers le nihilisme.
Nihilisme bien particulier : Nietzsche est en rupture avec le nihilisme antique et même avec l'immanentisme spinoziste. Il cherche à fonder son propre immanentisme et pense avoir trouvé un certain équilibre entre son panthéon symbolique et subversif de dieux bigarrés et inclassables, tels Zarathustra ou Dionysos, et son esthétisme forcené (l'exigence d'artiste créateur). On comprend le positionnement assez inclassable, voire versatile, sur certaines positions secondaires, de Nietzsche à partir de sa revendication de jeunesse de forger une oligarchie intellectuelle qui se trouverait servie par le troupeau des manuels et qui deviendrait une abbaye de Thélème.
La faiblesse de son nihilisme provient de l'impossibilité de son explicitation. Du coup, il produit une philosophie curieuse, irrationnelle aussi bien qu'irrationaliste, qui ne peut chercher la cohérence puisqu'elle repose sur l'incohérence du déni. Le déni est la limite qui phagocyte Nietzsche et l'empêche d'atteindre à la théorisation. On pourra oser qu'il est un philosophe littéraire ou qu'il recourt à des formes langagières supérieures à la philosophie et de ce fait incomprises du lectorat moyen. 
Nietzsche a échoué dans son projet philosophique : non seulement a folie qui l'encerclait a fini par le ravager, mais il a produit la plus pauvre des figures, digne de son "artiste créateur de ses propres valeurs" : son Dionysos, outre qu'il n'est pas fidèle à son héritage historique et qu'il obéit au projet de fonder le nouvel immanentisme (que j'ai nommé : tardif et dégénéré), montre en quoi le projet est pauvre. Si l'artiste créateur Nietzsche échoue à fonder des figures, et au-delà des valeurs, c'est parce que le projet n'est pas viable. Il se révèle si pauvre qu'il perd en héritiers, alors que Nietzsche pariait sur l'éducation oligarchique et l'individualisme forcené de la figure selon lui reproductible de l'artiste créateur.

samedi 13 octobre 2012

Very Influent Person

La confession d'Alain Minc remonte à 2007, sur la chaîne KTO dans l'émission VIP. La date renvoie à avant la crise, juste avant, au moment où notre oligarque autoproclamé parade, c'est-à-dire profite de son prestige intellectuel chèrement acquis socialement, pour tirer un peu de vanité, malgré la médiocrité intellectuelle dont il a conscience et qu'il avoue assez franchement.

"Moi, ça m'a servi à me bâtir cette vie un peu complexe et plurielle. Je suis un prototype de l'élite, je l'assume totalement, j'appartiens à l'élite, à l'oligarchie et à tout ce qui déplaît aux populistes".
"La vie est suffisamment courte pour qu'on en ait plusieurs à la fois. (...) Je ne crois pas beaucoup aux vies au-delà, qui permettent de n'en avoir qu'une."
Nous tenons la clé interprétative de la multiplicité, que revendique Aristote pour conférer à la mentalité oligarchique une certaine cohérence (assez vite démasquée, suite à l'antagonisme qui n'explique pas le lien entre l'être et le non-être multiples). La multiplicité des vies était la revendication principale de l'aristocrate Keynes, présenté par Minc et la doxa libérale comme un économiste progressiste, alors qu'il était l'un des mentors de l'Empire britannique et qu'il travaillait pour la restauration de l'impérialisme dominant, suite à la Grande Crise, puis la Seconde guerre mondiale.

"Le pouvoir, vous décidez, vous êtes sûr que les choses se font. L'influence, ça suppose de convaincre ceux qui ont le pouvoir. Y'a pas mieux qu'un confesseur comme homme d'influence. Nous ne sommes que des prêtres laïcs."
La laïcité contre la religion : tel est le rêve idéologique que Minc se dépêche d'effectuer pour oublier qu'il relève de l'utopie. Malheureusement, la laïcité conçue comme religion n'est jamais que du nihilisme et dans son application politique de l'oligarchie. C'est ce que revendique Minc, alors que la laïcité initiale, non subvertie, tendait à empêchait les conflits de religion et à instaurer la neutralité religieuse dans l'espace public.

Minc aime chez Keynes "la complexité et la pluralité, c'est-à-dire la multiplicité des vies (...), et puis autre chose, qui (...) correspond à une de mes fascinations, qui est l'extrême intelligence et l'extrême sophistication de l'univers britannique. (...) Je suis profondément anglophile. Je trouve que c'est une société d'une intelligence prodigieuse. Je vais vous dire par exemple ce qui me fascine le plus chez les Anglais (...) : est-ce que vous savez avec combien de fonctionnaires civils, je ne parle pas des soldats, l'Angleterre a contrôlé les Indes, c'est-à-dire 430 millions d'habitants? (...) Avec 930 fonctionnaires civils (...) Nous, on devait en avoir deux mille au Tchad. Quand on aime l'influence, on découvre quand même que le paradis de l'influence, c'est la Grande-Bretagne, c'est-à-dire l'Angleterre sait manier les choses, les êtres, les structures, les élites, et de ce point de vue, c'est un pays qui me passionne. Avec, je connais ses défauts..., les Anglais sont insupportables quand tout va bien et admirables quand tout va mal. (...) C'est un pays qui me fascine. (...) Keynes, c'était une vois d'accès à l'Angleterre".
Nous touchons au point sensible de l'oligarchie française, que représente Minc, et qui explique sa longévité dans ce milieu, lui qui accumule les postes prestigieux et les erreurs stratégiques : la connivence idéologique avec les milieux britanniques. Sans soupçonner Minc d'être un agent britannique (ce dont il se défend), il se pourrait fort bien que, fasciné par le libéralisme impérialiste, il répercute une mentalité inconsciente, mimétique et de réseaux, qui imprègne Sciences po. et l'ENA, deux piliers de la haute fonction publique française. L'anglophilie des élites françaises, capitale pour comprendre ce qui se produit en France sans verser dans le complotisme conscient, révèle l'influence de l'Empire britannique (et non "l'Empire américain", son travestissement populiste) et le fonctionnement de l'oligarchie : la loi du plus fort fonctionne, non pas suite à l'achat des consciences (fait minoritaire), mais par mimétisme - inconscient, innocent et fasciné.

"Une année sabbatique? L'horreur, l'enfer... Le comble de l'ennui."
Bien que Minc soit venu dans une émission catholique et qu'il se réclame de Pascal comme d'un penseur catholique susceptible d'usage à des fins subversives, il s'oppose à la théorie de Pascal à propos du divertissement. Pascal explique que l'homme ne peut rester seul dans une chambre parce qu'il ne peut supporter l'ennui. La profondeur passerait par le test de la solitude : si l'on se montre capable de supporter la solitude, on échappe au divertissement et on suit d'autres buts, moins superficiels. Minc affirme tout l'inverse : pour échapper au divertissement, il travaille tout le temps. Le comble de l'horreur pour lui revient à la confrontation avec l'ennui. Minc est un homme du divertissement, qui s'abrutit dans le travail! Sa conception du travail porte la superficialité : travailler pour ne pas s'ennuyer implique d'échapper à l'ennui en produisant une activité superficielle. Travailler pour ne pas s'ennuyer revient à privilégier la superficie au détriment de la profondeur, à laquelle engage l'ennui. Le travail renvoie à un domaine nécessaire, qui est réduit à la finitude. Minc fuit l'ennui pour s'engoncer dans la finitude. Son divertissement est névrotique; son excellence, sociale.

"Ce n'est pas intéressant la Chine, la réussite capitaliste y est acquise. "Ce qui me fascine dans le Brésil, c'est cet extraordinaire melting pot. (...) C'est vraiment un pays de métissage. Ce sont au fond les États-Unis du début du vingtième siècle, mais métissés. Les États-Unis sans la ségrégation. Y'a une homogénéité, une volonté, un sentiment national, une ambition, une joie de vivre, c'est un pays extraordinaire. (...) La Russie est un pays affligeant. C'est un pays en voie d'incivilité...".
Avec Poutine, la Russie résiste de manière violente à l'impérialisme libéral, alors que la chute de l'URSS s'était traduite par l'envolée de l'ultralibéralisme et la destruction de l'égalitarisme, au point que naîtront les fameux "oligarques" russes. Quant à l'apologie du Brésil, le métissage, tant vanté par les élites libérales, sert de paravent à l'ultralibéralisme et à l'oligarchie : comparaison avec les États-Unis, dont on a vu le destin décroissant depuis l'assassinat de JFK; louanges du Brésil, un pays reconnu pour son inégalitarisme viscéral. Ce que Minc apprécie dans le Brésil, c'est qu'on loue un prétexte (le métissage) pour promouvoir l'inégalitarisme. Le mensonge repose sur le stéréotype : le métissage du Brésil cache mal la domination raciale, dans cette société où il ne suffit pas d'être Blanc pour dominer, mais où la plupart des dominateurs sont des Blancs.

"Les religions servent à donner de la consolation par rapport à la finitude des choses."
"Je pense que les religions sont des sciences de la consolation (...) La part de marché des religions, pour parler comme on parle dans les affaires, est proportionnelle à la quantité d'espérance qu'elles donnent. Et de ce point de vue, je trouve tout à fait normal que le catholicisme ait une part de marché écrasante. C'est une religion, en termes de science de la consolation, formidable. D'abord vous avez un au-delà; en plus rien n'est joué, à la différence du protestantisme. Vous pouvez vous rattraper à tout moment. On vous redonne, si vous avez demandé le pardon, des jetons pour jouer à nouveau. Vous êtes à la table de jeu où vous pouvez renouveler sans cesse votre stock de jetons dès lors que vous reconnaissez vos erreurs.  Mais c'est admirable. C'est une machine de ce point de vue à faire de l'espoir ou de la consolation extraordinaire. Le protestantisme est une religion très étrange, une religion où voter destin sur Terre est scellé quoi que vous fassiez. (...) Je crois que ce qui a sauvé le protestantisme, c'est la persécution, parce que la persécution a fait des protestants des libéraux. Sinon, c'est une religion totalitaire. Et d'ailleurs, ça n'est pas un hasard si en Allemagne les régions qui ont été le plus sensibles à l'influence totalitaire étaient les régions protestantes, et pas les régions catholiques. Je trouve que l'idée d'être religieusement sur Terre et que son destin est scellé, que si vous avez la grâce ou que vous ne l'avez pas, c'est une idée terrifiante! Le judaïsme, c'est différent. C'est pas une religion d'au-delà, c'est une espèce de religion de témoignage, où chacun se passe un relais, mais qui fabrique pas d'espérance. (...) Je ne parle pas de l'Islam, que je ne comprends pas, que je ne connais pas du tout".
La vision de Minc serait terrifiante si la provocation ne la radicalisait. Elle exprime le simplisme et le positivisme. Il rappelle ce qu'est la mentalité libérale : une idéologie qui réduit la culture au commerce. Le religieux devient un phénomène commercial aux yeux de Minc. Et c'est ce type qui a réussi si brillamment ses études? Le système français promeut des anglophiles férus de libéralisme et dont l'intelligence se focalise sur l'adoption mimétique de la mentalité libérale, au point que leur vision du réel est ratiocinée, rabougrie, médiocre et décevante. Minc brille en tant que conseiller des princes - de facture libérale. Dès qu'on sort de cet univers fascinant et gorgé de pouvoir, le discours oscille entre le rebattu et le simplisme, comme on le mesure avec le religieux. Bien qu'il s'en défende, des accusateurs ont insinué que Minc a eu recours à des nègres pour publier ses nombreux ouvrages, parce qu'il se donne l'illusion du penseur capable d'écrire en plus de ses tâches de conseiller pour puissants. Sa réussite scolaire sert un système prétendant tout réduire au commerce. Le religieux y devient la science de la consolation... Bigre! Derrière le scientisme provocateur, il reste le mépris de la consolation, l'arme du pauvre n'ayant pas eu accès aux honneurs de la richesse et de la puissance.

mardi 9 octobre 2012

Le régicide et le complotisme

Je lis Le Monde de ce samedi, et je tombe dans le supplément télévision sur un article consacré à un documentaire historique. Et le journaliste de relayer le travail des historiens selon lesquels Henri IV n'aurait pas été assassiné par le seul Ravaillac. Notre déséquilibré aurait été soutenu par de puissants cercles en France et à l'étranger, qui avaient intérêt à assassiner ce protestant converti au catholicisme et s'apprêtant à entrer en guerre contre la principale dynastie oligarchique en Europe de l'époque, les Habsbourg. Ce fut pourtant lui seul qui, au terme d'une enquête bâclée et d'un procès inique, fut écartelé en place publique.
Pourquoi la remise en question d'une VO ancienne m'intéresse tant? L'on n'attache plus assez d'importance à l'histoire, dont les principes récurrents devraient pourtant inspire des leçons au-delà de la contingence. Cette critique venant d'autorités de haut niveau a le mérite de ridiculiser le mythe du complotisme, tel qu'il est déployé par les médias pour discréditer la contestation récente à propos du 911 (pour s'en tenir au plus récent complot mensongèrement présenté comme l'oeuvre d'Oussama et de ses quarante voleurs d'al Quaeda, canal historico-afghan).
Le plus savoureux intervient quand Le Monde, qui propage les VO favorables à la loi du plus fort, se fend dans ses colonnes de ce genre de commentaire. Il a valeur d'aveu. D'une part, Le Monde reprend les travaux d'un Taguieff pour vilipender le complotisme, ne craignant ni de multiplier les articles de bas niveau sur le sujet (allant jusqu'à citer comme référence un néo-conservatuer français), ni surtout de bafouer la vérité factuelle, la fin du journalisme - en amalgamant grossièrement le complotisme rigoureux avec les complots avérés.
Cet article constitue la preuve matérielle que les complots pullulent dans l'histoire au plus haut niveau et que Le Monde reconnaît lui-même ses mensonges - à moins de considérer de manière intenable que les complots ont été abolis par la démocratie libérale, tandis qu'auparavant ils existaient. César et Henri IV auraient bien été victimes de complots d'Etat, mais le 911 serait seulement un attentat terroriste commis par des sauvages islamistes et victimes des milliers de complotistes. Lui. 
Nos médias propagent un brouet, qui fonctionne par slogans et étiquettes. Le complotisme en fait partie, au même titre que l'antisémitisme (terme impropre). Si Henri IV a été victime d'un complot d'Etat, qui implique des cercles puissants, c'est la preuve que le 911 ne peut avoir été l'oeuvre de marginaux perdus entre les montagnes de Tora-Bora et les bases militaires américaines. Cherchez l'errance.
En attendant que Le Monde reconnaisse son erreur déontologique, ce qui ne risque pas d'arriver sous sa mouture actuelle, le plus drolatique est de voir juxtaposés dans la même page l'article consacré au meurtre de Henri IV et un petit hommage à l'écrivain et sémiologue italien Umberto Eco, qui se moque à sa façon du complotisme. Eco s'il visionnait le documentaire sur l'assassinat de Henri IV en conclurait-il au complotisme paranoïaque de ses auteurs ou conviendrait-il plutôt que sa propre vision à la mode entre en contradiction avec ce qu'avance le documentaire?
Moralité : les thuriféraires du complotisme n'ont pas peur de la contradiction. Ils relayent les enquêtes qui prouvent que l'histoire est jonchée de complots, tant au niveau étatique que privé, et ils assènent des propos d'autant plus erratiques qu'ils font montre de conviction. L'anecdote rappelle au moins ce qu'est le complotisme à la mode : le label médiatique dont usent les propagandistes au service des plus forts pour empêcher de rappeler que les complots existent. Plus il y a de complots, plus la crise est forte. C'est la principale raison pour laquelle on parle autant de complotisme de nos jours dans les médias.