mardi 4 mai 2010

Le principe de crudité

Première digression.

L'Église voulut de tout temps l'anéantissement de ses ennemis : nous, les immoralistes et antichrétiens, voyons notre avantage dans le fait que l'Église existe..."
Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, La Morale, une contre-nature, § 3.

Dans le Principe de cruauté, Rosset invoque pour caractériser son ontologie l'incertitude. Selon son opinion, l'ontologie qu'il défend, en gros un principe épuré hérité de Spinoza et Nietzsche, repose sur le principe d'incertitude qui indique qu'il défend une opinion tolérante et modérée face à la certitude qui serait l'étendard et l'apanage du fanatique. Rosset reprend la problématique d'un Voltaire, dont lui-même reconnaît au demeurant le caractère peu philosophe.
La position de Rosset est particulièrement alambiquée et hypocrite : se réclamer de l'incertitude face à la certitude, c'est se présenter comme une sorte de sceptique modéré et bonhomme, cette impression s'ancrant sur la filiation dont se réclame Rosset : Montaigne, dont il dit qu'il est le plus pénétrant des penseurs français. Si l'on suit ce que Rosset dit de lui-même, on a l'impression qu'il est favorable à la tolérance et à la libéralité. Il serait contre le moralisme, contre le fanatisme, contre la certitude.
Au risque de contredire celui qui passe à l'heure actuelle pour un penseur drôle et profond, aux yeux notamment des sionistes attitrés de la radio intellectualiste France-Culture, il serait temps de corriger le tir. Rosset est profond, à condition de rappeler qu'il est un immanentiste. Pas n'importe quel type d'immanentiste : c'est un immanentiste de facture terminale. Il écrit au moment où l'immanentisme s'effondre, pour légitimer et conforter cette mentalité condamnée.
Le prodige rhétorique que manifeste Rosset pour rendre positif son engagement destructeur tient à la faculté de s'immiscer dans la cohorte de ceux qu'ils critiquent tout en en faisant partie. Sensible à une parole de Nietzsche qui explique que l'immanentiste n'a pas intérêt à supprimer les positions adverses (voir citation en exergue), Rosset utilise indifféremment Platon, Épicure, Pythagore et lui-même, mélangeant subtilement la philosophie classique avec une tradition dont lui-même reconnaît qu'elle serait une branche dissidente, voire hérétique.
Dans son dernier ouvrage Tropiques, Rosset n'hésite plus à amalgamer Platon et Marx pour les besoins de son argumentaire : si lui-même utilise le réel comme fondement de sa philosophie sans définir ce terme, tous les philosophes feraient de même - oubliant de préciser l'essentiel, à savoir que la tradition classique dissocie le sensible de l'idéal, quand la tradition hérétique réfute l'idéal comme l'illusion, ce qui revient à distinguer l'indéfinition classique de l'idéal avec - l'indéfinition dissidente du réel exclusivement sensible.
Si le pervers est celui qui retourne le sens, remettons le sens à l'endroit. Le nihilisme exacerbé de Rosset le pousse à se parer des vertus de la modération. C'est ce que remarque Rosset lui-même, quand il constate que l'étendard dont se recommandent les fous est la raison. La modération de Rosset est précisément l'inversion (perverse) de la modération classique, un peu comme la philosophie nihiliste est le retournement renversant (sidérant) de la tradition classique héritée en Occident d'un Platon emblématique. Rosset n'est pas du tout un sceptique se réclamant de l'incertitude au sens classique.
C'est un nihiliste qui subvertit l'esprit du scepticisme (en particulier celui antique d'un Pyrrhon, mais aussi celui d'un Montaigne), pour mieux subvertir à son tour le principe d'incertitude dont il se réclame. Dans son livre le plus ontologique (en tout cas dans lequel son ontologie s'exprime le plus ouvertement), Le principe de cruauté, le principe dont se recommande Rosset est l'incertitude. Cette incertitude-là mérite d'être autant définie et cernée que la joie dont se réclame Rosset. La joie de Rosset est la joie nihiliste, joie intégralement attachée aux considérations matérialistes.
L'incertitude dont se réclame Rosset est du même tonneau. Il y a tromperie sur la marchandise. Qu'est-ce que l'incertitude sceptique? C'est de considérer que la vérité n'est pas accessible. Sans doute pourrait-on discuter de ce point connexe, mais selon la tradition pyrrhonienne elle-même, présentée par l'historien de la philosophie Marcel Conche, la vérité existe bel et bien, bien qu'elle ne soit pas accessible. Ce statut de la vérité est d'autant plus intéressant que me revient en mémoire les paroles prêtées à Ponce Pilate répondant au Christ (avant sa crucifixion) : "Qu'est-ce que la vérité?"
Ponce Pilate était le gendre par alliance de l'empereur Tibère et le préfet (procurateur) de la Judée (troublée et millénariste) durant laquelle surgit le Christ. Du fait de ses prérogatives et de son statut familial, Pilate exprime (à cet instant, avant sa supposée conversion au christianisme) le point de vue de l'impérialisme romain, selon lequel la vérité existe, d'un point de vue inférieur au principe qui régit l'impérialisme. La fameuse loi du plus fort conte laquelle s'oppose Platon par l'intermédiaire éclairé de Socrate est le principe qui guide l'impérialisme et qui s'oppose à la vérité idéale de la tradition pythagoricienne puis platonicienne.
Pilate exprime le point de vue de l'impérialisme selon lequel la vérité existe, mais est inférieure (à la loi du plus fort). C'est aussi le point de vue de Nietzsche, dont la critique de la morale et de la vérité se contente de trouver des causes généalogiques et perspectivistes qui font tant de la morale que de la vérité des substances surévaluées et inférieures à l'amoralisme aristocratique et à la création artistique. Nietzsche est bien entendu un admirateur fervent de la grandeur impériale romaine (en tant que philologue versé dans la culture grecque).
Il serait léger de sous-estimer le principe nihiliste comme minoritaire dans la culture et l'histoire. Le propre du nihilisme est d'avancer masqué. Il n'est pas reconnu. Il n'apparaît jamais que dans des stades de crise avancés comme à l'époque des sophistes où le monothéisme est en train de succéder au polythéisme et où le transcendantalisme est secoué par des soubresauts de grande ampleur. Pourtant, le principe nihiliste est premier dans l'histoire. Le principe transcendantaliste est majoritaire mais constitue une réponse sans laquelle la pérennité de l'espèce humaine n'aurait pas été possible.
C'est dire que si le nihilisme est toujours occulté dans la culture, il est aussi toujours présent et menaçant. D'ailleurs, des nihilistes comme Nietzsche ou Rosset ne réclament nullement l'évincement du principe classique (et transcendantalisme), mais la possibilité de coexister à côté de lui. Les nihilistes ne savent que trop que leur position n'est pas viable sur la durée sans la coexistence de leur principe ennemi, un peu comme le coucou ne peut suivre son mode de vie parasite sans l'existence de nids pérennes à parasiter.
Quant à l'intérêt du nihilisme à exister de manière parasite, c'est la domination. Dans un monde dynamique, cet intérêt disparaît comme valeur secondaire et méprisable. Dans un monde fini, la domination est la valeur primordiale et attirante. La dimension séduisante de la domination sort renforcée de la gradation immanentiste selon laquelle c'est le désir qui domine dans le monde fini (d'où la mode immanentiste accordant la précellence aux valeurs du sexe, voire du sexe extrême, comme c'est le cas de plus en plus consternant et délirant de la pornographie, qui illustre le processus inévitable de la gradation quantitative à l'intérieur du processus de gradation immanentiste).
Le nihilisme est le principe qui ne peut exister que de manière souterraine et parasite. Un Rosset, à la suite de Nietzsche, de Spinoza ou d'Aristote (le pendant moderne d'Aristote étant ce Descartes mécaniste dont l'aura philosophique n'est possible que dans une mentalité immanentiste comme la nôtre), l'a bien compris. Rosset ne sait que trop que l'immanentisme ne peut vivre qu'en coexistence nécessaire quoique belliqueuse (polémique) avec le transcendantalisme. L'immanentisme ne peut vivre que de manière minoritaire, voire secrète. Voilà qui concorde avec les aspirations de Rosset (et des immanentistes) à l'élitisme intellectuel, culturel et social. Pour un Nietzsche, qui est l'idéaliste immanentiste surgissant pour sauver l'immanentisme de la ruine à son époque tardive et dégénérée, le seul moyen de sauver le principe immanentiste réside dans son idéalisme de fonder une mutation ontologique.
Rosset exprime vis-à-vis de cet idéalisme des réserves expresses : contredisant pour une fois Nietzsche, il se montre convaincu que tout idéalisme, fût-il immanentiste, est un leurre. Il prône ouvertement, comme dans ses Notes sur Nietzsche, une approche pragmatique et radicalement aristotélicienne face au Platon maître que serait Nietzsche pour lui. Je veux dire : un réalisme radical consistant à décréter que le seul réel étant le sensible, l'idéalisme n'est pas possible. Dans le réel qui est seulement ce réel immédiat sensible, il est impératif pour l'immanentisme de coexister.
C'est ce qu'avait bien vu Nietzsche et c'est la solution qu'il conseillait en attendant la mutation ontologique. Rosset jugeant cette mutation impossible, il considère que la coexistence impossible (posture de tout nihilisme) est l'alternative nécessaire. Sur le mode : il est nécessaire d'avoir des ennemis. Mais l'ennemi de l'immanentiste ne saurait être que le transcendantaliste. Inenvisageable pour l'immanentiste que le transcendantalisme évolue ou que l'immanentisme manifeste la crise finale/terminale du transcendantalisme (le rôle historique d'une processus non viable?). Figé dans sa représentation bloquée, voire sclérosée, du réel, l'immanentiste aimerait abolir le temps et le changement (deux compléments presque pléonastiques) pour ne subsister que dans une conception d'antagonisme à l'intérieur du sensible entre le nihilisme (immanentiste) et le transcendantalisme (rédupliquant à l'intérieur du sensible l'affrontement ontologique entre l'être/sensible et le néant/infini).
L'immanentisme surgit comme une mutation du nihilsime face à la crise du transcendantalisme. Le propre de nihilistes patentés comme Aristote ou Descartes est d'avancer masqué, soit de proposer un compromis biaisé avec le transcendantalisme (de Platon en particulier et de la tradition philosophique majoritaire, qui concorde avec l'esprit du christianisme). C'est l'esprit de conciliation d'obédience nihiliste, qui ne concilie pas les points de vue antagonistes autour d'un changement, mais qui entérine l'antagonisme comme principe indépassable de nature entropique et antidynamique.
C'est dans cet esprit de pseudo-conciliation de nature antagoniste et destructrice qu'il faut situer la tentative d'incertitude modérée et tolérante défendue par Rosset. C'est le statut de la vérité qui démasque la subversion nihiliste entreprise par Rosset - de la position soi-disant sceptique, héritée de Montaigne. Il est des subversions plus grossières, comme celle qu'entreprend Rosset de Leibniz au nom de son principe de réalité suffisante et de son adage selon lequel ce monde est le meilleur des mondes (étant le seul monde). Nous y reviendrons. Leibniz est l'héritier de Platon, l'adversaire radical de Descartes et de Spinoza, le saint de l'immanentisme, dont il est curieux de constater qu'il fut le contemporain de Leibniz, au point que les deux philosophes se rencontrèrent.
Que des immanentistes dits postmodernes comme Deleuze entreprennent de subvertir Leibniz alors qu'ils sont en fait des disciples déclarés et parents de Spinoza est plus que significatif. Mais n'abondons pas trop en digressions. Je vais d'ailleurs m'arrêter provisoirement à ce point nodal ou gordien de la vérité : Rosset accorde à la vérité un statut aussi impossible que contradictoire. La vérité étant aisément connaissable (elle est cruelle voire insupportable), elle n'est ni souhaitable, ni supportable. Ce simple point de raisonnement totalement faux indique l'erreur grandissante qui ne manquera pas de suivre des fondements aussi branlants.
Le scepticisme subverti prôné par l'immanentiste Rosset découle de ce postulat : mieux vaut une vérité négative supportable à une vérité positive insupportable. D'où le syllogisme qui serait imparable si son fondement était juste : seule la vérité négative est possible. En réalité, si l'on restaure les principes d'erreur du nihilisme, seule la vérité négative est possible dans une conception ontologique impossible où la vérité est impossible. Nous verrons comment Rosset développe son raisonnement pervers au prochain billet (toujours non monétariste il va sans dire). Le principe de cruauté se révèle cruel en première instance pour ses thuriféraires les immanentistes terminaux. N'est-il pas cruel d'être condamné et de défendre le principe du condamné? N'est-il pas cruel d'être damné?

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