Seconde digression.
Si Rosset accorde autant de soins à travestir sa certitude en incertitude, c'est que la certitude dont il se réclame est fausse. Dans son langage, cela revient à reconnaître que c'est une vérité qui existe, mais qui est insupportable. Raison pour laquelle Rosset l'immanentiste terminal déteste autant Derrida le postmoderne déconstructeur (dont nombre de positions essentielles sont proches des siennes pourtant), qui osa forger le concept (il est vrai fumeux) de différance. Pour Derrida, héritier sans doute trop pointilliste de Nietzsche, la vérité n'existe pas.
Tandis que Rosset se réclame d'un point de vue bien plus élitiste, raffiné et secret : un immanentiste raffiné, quasiment initié (au sens antique) aux secrets (mystères) bien gardés du nihilisme, croit dans la vérité, lui, à condition d'ajouter que cette vérité est tenue pour inférieure au scepticisme nihiliste - selon lequel c'est le droit du plus fort et la loi du désir qui prévalent. Le culte du secret est attesté par la tradition immanentiste qui de Descartes à Nietzsche en passant par Spinoza enjoint au disciple immanentiste d'avancer masqué ou caché. Il serait pertinent de rapprocher cette tradition philosophique du culte du masque tel que la Venise financière et oligarchique le pratique.
Le masque symbolise l'idée selon laquelle la vérité est à cacher. Elle est à cacher parce qu'au fond elle est de peu d'intérêt (de valeur). C'est ce que veut signifier Rosset quand il confesse que même si Dieu existait les choses ne s'arrangeraient guère pour l'homme. L'homme est perdu dans l'infini, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. Que peut Dieu pour l'humaine condition? Ces précisions s'éclairent quand on les rapporte à ce que Rosset dit de la vérité : qu'elle est de peu de prix tant elle est aisément connaissable.
Dès la Logique du pire, Rosset notait que le propre du savoir tragique est d'admettre un savoir que tout le monde sait mais qui est trop atroce pour être ordinairement admis. Telle est la supériorité tragique : ambivalente et inutile. En gros, dès Logique du pire, Rosset notait qu'il n'y a rien à admettre, rien à refouler dans la vérité de type nihiliste (dont le masque est le tragique). La vérité repose sur la libération du rien. Tel est la vérité au fond insupportable et inutile : la vérité est rien. Ce savoir est typiquement issu des traditions nihilistes, mais Rosset l'enrobe sous des atours de :
- séduction avec le principe de raison suffisante
- et d'éthique (Rosset détestant la morale pour les mêmes raisons que Spinoza et Nietzsche) avec le principe d'incertitude.
Rosset prend soin d'avertir son lecteur que ces deux principes constituent les piliers de son ontologie, qu'il nomme élégamment (avec l'affectation qui sied à toute simplicité nihiliste de relent aristo snob) principe de cruauté. L'incertitude renvoie ici à la vérité négative, soit à l'idée que le seul moyen de vivre est de vivre négativement. Rosset loue sans cesse la négativité comme le moyen de supporter la positivité insupportable et cruelle. C'est ainsi qu'il se réfère au principe de la théologie négative, selon lequel on ne peut pas dire ce que Dieu est, seulement ce qu'Il n'est pas. Ce raisonnement théologique mérite son prolongement dans le cadre de l'ontologie immanentiste : il convient pour l'immanentiste de se comporter comme un fidèle religieux - à ceci près qu'il adore un principe antireligieux au sens classique, ou religieux au sens hérétique.
Ce principe, c'est le néant, alors que pour le fidèle classique (transcendantaliste), c'est Dieu, le contraire du néant. La négativité de l'éthique immanentiste s'explique par le fait que le réel tel qu'il nous est connu s'appuie sur le néant. Le réel ordonné étant le fruit du hasard, il est inexplicable. C'est l'irrationnalisme qui prévaut dans le nihilisme et qui aboutit à l'antagonisme duel entre le néant et le réel. Raison pour laquelle, entre parenthèses, la dénonciation du dualisme par Nietzsche est drolatique : car Nietzsche ne propose nul monisme en alternative du dualisme platonicien/classique; il propose le dualisme antagoniste et présente comme réconciliation moniste en échange du dualisme englobant tel que Platon l'a développé à l'aube de l'Occident classique.
C'est dans cette veine ontologique qu'il faut comprendre la démarche d'un Rosset. La négativité est la pratique éthique qui réduplique dans le comportement de l'individu la reconnaissance du néant sur le plan ontologique. L'ontologie joue dans le nihilisme le rôle du substitut à la religion classique. L'effort titanesque que produit Platon pour faire de la philosophie le porte-parole du religieux, une sorte d'avant-garde rationnelle éclairée, est à situer dans cette histoire souterraine du nihilisme qui utilise la philosophie comme subversion de la démarche religieuse.
Platon utilise la raison au service de l'Être, quand le nihiliste utilise la raison au service du néant. La critique platonicienne des sophistes est dirigée contre cette subversion du langage (le beau langage cher à Gorgias dans le nihilisme antique puis à Rosset dans l'immanentisme terminal) qui permet à l'irrationalisme de se réclamer du rationalisme. Dans le raisonnement nihiliste tel qu'il apparaît chez l'oligarque Aristote, la logique est tenue pour imparable parce qu'elle accorde de manière impeccable des effets avec des causes (conséquences/prémisses) à partir de fondements donnés et immuables. Mais quels sont ces fondements qui ne sont jamais interrogés? Ce sont ces fondements qui sont irrationnels et qui expliquent qu'on puisse se réclamer de la raison pour justifier l'irraison.
De la même manière que la colère de Platon à l'encontre des sophistes et des atomistes prend tout son sens si on la resitue dans le cadre d'une opposition entre le monothéisme balbutiant et le nihilisme ressurgissant avec vigueur à l'occasion de la crise monothéiste - de même l'opposition entre Platon et son élève Aristote s'explique parce que l'un défend l'Être quand l'autre défend le nihilisme travesti en métaphysique critique de l'enseignement de Platon et de l'Académie ((le Non-Être en Être).
Platon avait saisi dans l'esprit de son temps à quel point le nihilisme est la tentation diabolique et importante qui sourd derrière le sens et à quel point il est dangereux d'accorder au nihilisme une place mineure et marginale. Platon mesurait d'expérience que le nihilisme n'est pas une forme à dédaigner - mais la forme vers laquelle l'homme tend spontanément s'il ne suit pas sa raison et son envie de vivre. Platon mesurait l'ampleur du danger nihiliste : son importance et sa radicalité représentent un risque de destruction suicidaire qui engendre rien moins que la menace de disparition de l'homme.
Platon arrive au moment de la crise monothéiste, qui le confronte à l'opposition fondamentale du transcendantalisme : d'un côté le parti de l'existence; de l'autre le parti du nihilisme. Si la métaphysique classique fait la part belle à l'existence et accorde au néant (chaos, hasard...) une part plus que marginale (négligeable), c'est qu'elle expulse le danger dont elle a trop peur d'affronter l'évidence. On se souvient de cette anecdote de Platon qui censure pour contrer la menace d'un Démocrite (encore un érudit, comme Gorgias ou Aristote).
Platon et les métaphysiciens ont-ils conscience qu'en déniant au néant son rôle, en refusant d'intégrer le néant dans le transcendantalisme, ils lui assurent le retour avec usure? Rengaine de Rosset (selon lequel le réel finit toujours par triompher avec usure). Rosset pourrait tout aussi bien remplacer réel par - nihilisme.
La perversion sémantique tient au fait que le nihilisme ne se donne pas pour tel, sauf :
1) s'il est un cas dégénéré de pessimisme superficiel (comme c'est le cas de certains contemporains amis de Rosset, le menu fretin des pessimistes chics à la Jaccard, Schiffter et autres affectés décadents et suicidaires, des disciples de Cioran l'ermite mondain de Paris à la sauce roumaine fasciste).
2) L'autre cas plus compréhensible est intervenu lors de la crise monothéiste, quand les nihilistes sont sortis de leur boîte de Pandore (littéralement) et ont cru qu'ils étaient en mesure d'imposer leur ordre apologétique et irrationnel (l'ordre du désordre). Du coup, ils se sont montrés tels quels, en sophistes, atomistes et autres hédonistes, tous penseurs mineurs, réclamant or et luxe, contre leur savoir frisant le pédantisme. L'exemple le plus éclatant relève du cas sophiste - de ce Gorgias qui compose un Traité du Non-Être qui est disparu.
Souvent on attribue ces disparitions à l'opprobre antique et la censure face à des mentalités qui pour des esprits moralistes ou conformistes étaient insupportables. Voire. Je crains plutôt que la perte irrémédiable de ces textes ne sanctionne une qualité mineure, sinon déficiente. Quand on lit Rosset de nos jours, on est frappé par le vide. Un compliment terrible (oxymore relevant de la contradiction) à propos de Rosset serait de louer le vide de sa pensée - parler pour ne rien dire. Mais Aristote aussi a connu un sort similaire pour ses dialogues - même la gloire de la fameuse métaphysique est posthume.
Il est normal qu'un Aristote soit considéré par tout immanentiste comme la référence canonique et académique, mais il convient de rappeler qu'Aristote :
1) s'appuie sur un modèle ontologique périmé et nihiliste (le réel est fini);
2) que l'expression du nihilisme s'appuie sur la philosophie.
Les commentateurs, pourtant d'ordinaire méticuleux (voire vétilleux), oublient de constater que la philosophique s'est développée depuis les pré-socratiques environ, en particulier depuis Platon, avec deux branches :
1) la branche transcendantaliste (Platon, Plotin, Leibniz...)
2) la branche nihiliste (les sophistes, Aristote, Descartes, puis les immanentistes, dont Kant, Hegel...).
Les commentateurs ne retiennent que la branche classique 1, avec des différences internes mineures (l'archétype de ces différences mineures étant le vif débat entre Platon et Aristote), que l'on s'empresse de surcroît de minorer au nom de la communauté de thème (après tout, n'est-ce pas, même Aristote et Platon n'abordent-ils pas le même thème de l'Être?).
Le propre de l'ontologie est de concéder au nihilisme une moindre existence (sur le principe du moindre être platonicien) et de favoriser le terreau de l'expression nihiliste, sur le modèle non du nihilisme pur, mais du compromis. Il s'agit d'accepter un compromis entre :
- la démarche platonicienne qui essaye de sauver le rationalisme ontologique et de l'intégrer dans le giron transcendantaliste comme son expression savante, voire avant-gardiste;
- le nihilisme pur qui n'est pas applicable et qui mène de toute manière au rejet et à l'ostracisme (politique comme religieux).
N'oublions pas pour jouer au jeu des interprétations que Socrate fut empoisonné (de manière scandaleuse et délirante) par un tribunal athénien pour avoir corrompu la jeunesse et atteint aux bonnes mœurs religieuses. Les citoyens érigés en procureurs impavides craignaient en Socrate qu'il soit un nihiliste, sophiste ou apparenté, qui remette en question le transcendantalisme. En un sens ils avaient raison : Socrate annonce la chute irrémédiable du polythéisme. Platon participera activement à cette annonce de mutation. Tant Socrate que Platon sont des républicains - disciples de Solon. Ils annoncent le monothéisme à condition de l'intégrer dans le giron transcendantaliste.
Socrate était un citoyen modèle, notamment en matière de courage guerrier; quand Platon est autant un aristocrate d'esprit qu'un républicain de conviction. Contre l'ontologie monothéiste de Platon, Aristote incarne jusqu'au paroxysme le compromis suspect de teinture oligarchique. C'est un savant. C'est un oligarque. C'est peut-être même un comploteur criminel. Derrière sa démarche si saine et sympathique - revenir aux choses concrètes et de se méfier de certaines entités idéelles -, nous n'avons pas affaire à un débat entre un réaliste (au sens premier) de haut vol ayant le courage d'affronter son maître rêveur. Aristote prône la prudence (phronesis) parce que son sens légendaire du compromis l'enjoint de ne pas monter son vrai visage.
Aristote affûte plusieurs techniques rhétoriques pour dissimuler son identité nihiliste : il serait un rationaliste plus prudent et plus rigoureux que Platon, un ontologue contestataire quoique des plus respectables; un brillant savant (fondateur de la science classique); un promoteur du bonheur bien plus cohérent que les sophistes ou les Cyrénaïques; le maître d'Alexandre le Grand (une marque de prestige incontestable). Personne n'aborde jamais les soupçons légitimes qui pèsent sur les auteurs du possible empoisonnement (fatal) d'Alexandre. Personne parmi les commentateurs pompeux et vénérables n'ose que la logique d'Aristote rimerait avec sophistique.
Pourtant le stratagème ontologique d'Aristote (l'exigence de réalisme concilié à l'enseignement platonicien) se fissure quand on constate qu'Aristote se montre favorable à la tyrannie aristocratique de type oligarchique (Aristote est proche de la mentalité des satrapies perses de son temps). Pour démasquer la posture plus que l'imposture, il convient de constater qu'Aristote envisage le réel comme fini. C'est ici qu'on arrête les frais.On en revient aux faits.
Quelles que soient les qualités finies d'Aristote (elles sont indéniables et toujours en vigueur dans l'esprit immanentiste contemporain), ce philosophe de l'oligarchie universelle porte plus que le ver dans le fruit. Il porte le nihilisme dans sa pensée statique, antidynamique et qui débouchera sur les raisonnements scolastiques de l'aristotélisme médiéval. Suivre le modèle aristotélicien, c'est limiter la pensée à un modèle forcément dépassé - c'est légitimer un modèle d'appauvrissement idéel et généralisé, où le fini ne peut que se réduire comme peau de chagrin au fil du temps, d'un Premier Moteur postulé tel un deux ex machina vers un dernier moteur jamais abordé mais tout autant inéluctable (peut-être plus).
Mais est-ce que le ver est dans le fruit ontologique suite au dévoiement externe du nihilisme - ou la démarche philosophique (qui historiquement prend corps autour de la science ontologique de l'Être en tant qu'Etre en Grèce antique, bien que ce questionnement issu de la méthode dialectique soit une forme couramment usitée dans l'Afrique antique depuis les premiers royaumes et les premiers Empires, ceux du Soudan, ceux d'Éthiopie, ceux du Zimbabwe ou d'Égypte) n'est-elle pas suspecte d'un glissement qui n'existait pas aux temps du polythéisme et qui surgit avec le monothéisme balbutiant, dans cette dissociation du religieux monothéisme avec la philosophie?
Comment expliquer la forme philosophique parallèle au religieux monothéiste (et absente du polythéisme)? On n'a jamais réussi à distinguer le religieux de la philosophie, tant il serait tout à fait vain de définir la spécificité philosophique comme l'usage de la raison ou de la pensée humaine. Le fait de spécifier une démarche de raisonnement comme purement humaine ne revient-il pas à déconnecter la démarche de pensée de son lien pourtant primordial avec le divin, entendu comme l'explication nullement irrationnelle du réel, en particulier de ce qui est extérieur à l'homme?
Quand un Kant au bout de la chaîne philosophique historique se met à douter de l'existence d'un réel indépendant de nos représentations singulières (voire d'une représentation unique), on se dit que la philosophie déconnectée de la question du divin a fini par produire son questionnement outrancier, exacerbé et si réducteur. Mais dès les prémisses, dans la définition, le fait de concevoir l'exercice de la pensée comme une possibilité simplement humaine (trop humaine?) suffit à indiquer que le nihilisme est dans la philosophie, qu'il l'investit alors qu'il se trouvait exclu du polythéisme. La forme philosophique serait-elle l'expression privilégiée du nihilisme. Ce que l'on nomme ontologie exprimerait-il pour le nihiliste la forme dissidente et hérétique du religieux?
Rappelez-vous des envolées déjà emportées et un brin délirantes de Nietzsche certifiant qu'il n'a rien du fondateur de religion? Normal, si c'est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré. Notre moustachu maniaque est bien prophète, mais un prophète dissident et hérétique! Un prophète nihiliste est humain exclusivement, déconnecté de son rapport avec les puissances divines. Ce n'est pas un hasard si un Aristote s'emparera de la forme philosophique - inexistante avant les balbutiements monothéistes. Après tout, il n'a fait que suivre en la perfectionnant (plus de science que de rhétorique) l'inclination des sophistes et des atomistes (et tant d'autres écoles mineures et foisonnantes).
On objectera que Platon et ses devanciers ont produit les efforts les plus admirables pour rattacher l'exercice philosophique (en gros le dialogue) au transcendantalisme. L'effroi de Platon devant le spectacle des sophistes et des atomistes ne s'explique pas autrement que par cette peur d'user d'une forme de pensée et d'expression qui encourage le nihilisme. La philosophie naît ainsi de la rencontre du théâtre et de la rhétorique. C'est un enfant curieux, aussi curieux que le bigarré dieu Dionysos (dont Nietzsche se réclamera plus tard pour dénicher et exhiber un pendant délirant et inepte au Christ chrétien).
C'est aussi un enfant quelque peu monstrueux, tant il libère par son esprit si caractéristique l'espace du nihilisme - qui commence par l'émancipation de l'homme de son imbrication dans un cosmos le dépassant. Malgré les efforts de la tradition platonicienne (rattacher la pensée philosophique dans le champ du transcendantalisme, contre la tentation démesurée du nihilisme), la philosophie porte en son sein la tentative nihiliste. C'est ce que montre l'histoire de la philosophie : un gigantesque combat entre l'option transcendantaliste et l'option nihiliste au cœur de la rationalité humaine - voire leur réconciliation hypothétique (et impossible) autour de figures soi-disant fédératrices et emplies de sagesse, à l'image d'un Aristote.
Si le tableau de Raphaël est si célèbre, c'est qu'il représente bien plus que le lien filial et antagoniste entre Platon et Aristote sous la coupe de Dieu. Le tableau matérialise dans son art pictural l'opposition entre le nihilisme et le transcendantalisme. Le polythéisme avait réussi à expurger son expression religieuse du nihilisme. Toute trace de nihilisme était impie (bien que l'Ancien Testament chrétien contienne certaines formes de nihilisme caractéristiques, vite étouffées). Le polythéisme est sous sa forme pure (historique) exempt de formes de philosophie, qui peuvent apparaître comme des déviations.
C'est avec l'apparition progressive et balbutiante du monothéisme que le progrès religieux révèle le retour du refoulé, soit le retour du nihilisme, de cette forme de religiosité qui s'exprime par un refus du divin et par la revendication d'une indépendance humaine spécifique et exacerbée. Dans la tradition hellène, la démesure sanctionne cette attitude nihiliste qui peut paraître séduisante mais qui est aussi si destructrice. Le diable de la tradition chrétienne projette sur une figure fascinante et surnaturelle les caractéristiques du nihilisme humain.
Par ailleurs, il est indubitable que le monothéisme soit un progrès et un passage obligé de l'histoire qui contienne en son sein des inconvénients majeurs. Le fait de libérer le nihilisme et son refoulement polythéiste strict n'est pas à terme un vice. Car en permettant au nihilisme de sortir de sa boîte, le débat acquiert une amplitude telle que l'homme se confronte au vrai problème et ne cesse de croître. Dénier ou comprimer le nihilisme sous prétexte de tare rédhibitoire conduit l'homme à stagner. La croissance positive de l'homme passait ainsi par une évolution dynamique qui nécessite l'affrontement avec le nihilisme du transcendantalisme.
La forme religieuse classique est amenée du coup à muter profondément et à quitter sa peau provisoire de transcendantalisme pour prendre une nouvelle forme (que j'ai appelée néanthéisme). En gros, le néant est reconnu et défini en tant qu'existence - par opposition au néant nihiliste qui promeut le néant de l'absence. Le fait que la philosophie ait fait ressortir le nihilisme jusqu'alors soigneusement occulté/tu s'avère un mal pour un bien. Un grand mal; un grand bien. Pas d'espace sans la reconnaissance du néant et son intégration au champ du religieux classique - non nihiliste. Il fallait que le nihilisme rentre dans le champ de l'existence. Avec le transcendantalisme, le néant se trouvait exclu des prérogatives à l'existence, ce que confirme l'ontologie platonicienne.
De ce point de vue, la démarche d'immanentiste terminal d'un Rosset qui croit ruser avec le transcendantalisme immuable et antagoniste sans intégrer que l'affrontement transcendantalisme/immanentisme est dépassé et que l'évolution aboutit à la caducité du transcendantalisme (et à la disparition de l'immanentisme comme le diable à la fin de ses coups de force/farce), cette démarche soi-disant si subversive (quoique si conservatrice) est fort bénéfique à la cause du religieux antiimmanentiste. Rosset estime par sa démarche d'immanentiste terminal en terminer avec l'immanentisme, l'achever, achever le grand Nietzsche, achever l'immanentisme tardif et dégénéré.
Il achève certes, sans comprendre qu'il achève au sens où il meurt. Il s'achève soi-même en croyant (se) couronner. A force de traquer l'illusion sous la forme du double, Rosset ne voit pas que l'illusion et le double sont l'apanage de sa démarche aveuglée et troublée. Rosset se porte à l'avant-garde de l'immanentisme en instaurant le règne du réel sensible comme parachèvement de la mutation impossible. Rosset entend parachever et couronner (au sens aristotélicien) en donnant à l'impossible immanentiste un visage de possible. Rendre l'impossible possible : justifier de l'injustifiable ou rationaliser l'irrationnel.
Tel est le grand dessein de Rosset. C'est en quoi il en termine avec l'immanentisme. Car l'immanentisme n'est pas plus possible que justifiable ou rationalisable. L'immanentisme est la radicalisation du nihilisme aristotélicien en ce sens qu'il transforme la ruse d'Aristote (biaiser avec Platon en abondant en quantitatif pour faire oublier que le réel n'est pas définissable en termes quantitatifs) en une radicalisation de cette ruse : le fini devient le désir.
Par ce tour de passe-passe, la réduction singe la complétude. L'avant-garde de Rosset (de l'immanentisme) est conservatrice au sens où il s'agit d'empêcher le changement.
- Changement politique : Rosset n'est jamais que l'héritier :
a) d'un Nietzsche, qui n'est jamais que l'expression viscérale du refus du changement (dans sa conséquence légendaire, Nietzsche réclame la mutation de l'immobilisme);
b) et d'un Schopenhauer, qui n'aura cessé toute sa vie de rentier misanthrope et atrabilaire de prôner le conservatisme le plus virulent (voire homicide).
- Changement ontologique : l'immanentisme terminal est couronnement et explicitation du processus immanentiste en ce qu'il assume sereinement et ouvertement le refus du changement et l'acceptation du réel tel qu'il est (dans son jargon laudatif accepter le réel, c'est refuser le changement).
Rosset sert le changement en croyant le contrarier. Les immanentistes auront plus servi le changement objectif que les métaphysiciens s'inspirant de l'héritage classique, comme cet Heidegger qui à force de traquer l'Être sans parvenir à le distinguer de sa définition (obscure) hégélienne (et aristotélicienne) en vient à en rester dans les rets du nihilisme tel qu'il est exprimé par la pensée immanentiste de celui qui le fascine tant sans réussir à le dépasser, l'aimant Nietzsche. Cette ironie de l'histoire est cette ruse que Hegel croyait discerner comme le signe de la raison justement décelable dans l'histoire.
Elle serait aussi cette justice immanente qu'un Hegel distingue derrière la justice transcendante de son système typiquement postaristotélicien (le compromis nihilisme/transcendantalisme, la prudence sophistiquée). Hegel est par son emphase et son style peu clair un cran au-dessus du jargon prétentieux et ésotérique d'un Aristote. La duperie de Rosset si l'on examine son ontologie consiste à proposer une ontologie négative ou une vérité négative.
Aurait-il oublié ce qu'il énonçait sur le purement négatif de la critique? «Un propos contestataire est toujours, par définition, incontestable. Le privilège des notions négatives, qui désignent ce à quoi elles s’opposent mais ne précisent pas pour autant ce à quoi elles s’accorderaient, est de se soustraire à toute contestation : elle prospère à l’abri de leur propre vague. C’est aussi l’éternel privilège des charlatans : non seulement de parler, comme le suggère l’étymologie du mot, mais encore et surtout de réussir à parler de rien.»
Il est vrai que Rosset ainsi que les immanentistes ne s'est jamais embarrassé de conséquence et qu'il ne lui dérange nullement de dénoncer la critique négative tout en prônant cette même critique au point de vue ontologique. Il est vrai aussi qu'à propos de la joie il dresse l'éloge inconditionnelle de l'injustifiable et de l'irrationnel - ce qui ne se justifie pas est au-dessus des justifications, comme c'est le cas selon lui de la joie. Mais je m'aperçois qu'il n'est que temps de clore cette deuxième digression et que je poursuivrai la recension de ce billet consacré (plus que moins) au Principe de cruauté de Rosset par l'examen plus illustré et direct de son argumentaire caractéristique.
Si Rosset accorde autant de soins à travestir sa certitude en incertitude, c'est que la certitude dont il se réclame est fausse. Dans son langage, cela revient à reconnaître que c'est une vérité qui existe, mais qui est insupportable. Raison pour laquelle Rosset l'immanentiste terminal déteste autant Derrida le postmoderne déconstructeur (dont nombre de positions essentielles sont proches des siennes pourtant), qui osa forger le concept (il est vrai fumeux) de différance. Pour Derrida, héritier sans doute trop pointilliste de Nietzsche, la vérité n'existe pas.
Tandis que Rosset se réclame d'un point de vue bien plus élitiste, raffiné et secret : un immanentiste raffiné, quasiment initié (au sens antique) aux secrets (mystères) bien gardés du nihilisme, croit dans la vérité, lui, à condition d'ajouter que cette vérité est tenue pour inférieure au scepticisme nihiliste - selon lequel c'est le droit du plus fort et la loi du désir qui prévalent. Le culte du secret est attesté par la tradition immanentiste qui de Descartes à Nietzsche en passant par Spinoza enjoint au disciple immanentiste d'avancer masqué ou caché. Il serait pertinent de rapprocher cette tradition philosophique du culte du masque tel que la Venise financière et oligarchique le pratique.
Le masque symbolise l'idée selon laquelle la vérité est à cacher. Elle est à cacher parce qu'au fond elle est de peu d'intérêt (de valeur). C'est ce que veut signifier Rosset quand il confesse que même si Dieu existait les choses ne s'arrangeraient guère pour l'homme. L'homme est perdu dans l'infini, entre l'infiniment grand et l'infiniment petit. Que peut Dieu pour l'humaine condition? Ces précisions s'éclairent quand on les rapporte à ce que Rosset dit de la vérité : qu'elle est de peu de prix tant elle est aisément connaissable.
Dès la Logique du pire, Rosset notait que le propre du savoir tragique est d'admettre un savoir que tout le monde sait mais qui est trop atroce pour être ordinairement admis. Telle est la supériorité tragique : ambivalente et inutile. En gros, dès Logique du pire, Rosset notait qu'il n'y a rien à admettre, rien à refouler dans la vérité de type nihiliste (dont le masque est le tragique). La vérité repose sur la libération du rien. Tel est la vérité au fond insupportable et inutile : la vérité est rien. Ce savoir est typiquement issu des traditions nihilistes, mais Rosset l'enrobe sous des atours de :
- séduction avec le principe de raison suffisante
- et d'éthique (Rosset détestant la morale pour les mêmes raisons que Spinoza et Nietzsche) avec le principe d'incertitude.
Rosset prend soin d'avertir son lecteur que ces deux principes constituent les piliers de son ontologie, qu'il nomme élégamment (avec l'affectation qui sied à toute simplicité nihiliste de relent aristo snob) principe de cruauté. L'incertitude renvoie ici à la vérité négative, soit à l'idée que le seul moyen de vivre est de vivre négativement. Rosset loue sans cesse la négativité comme le moyen de supporter la positivité insupportable et cruelle. C'est ainsi qu'il se réfère au principe de la théologie négative, selon lequel on ne peut pas dire ce que Dieu est, seulement ce qu'Il n'est pas. Ce raisonnement théologique mérite son prolongement dans le cadre de l'ontologie immanentiste : il convient pour l'immanentiste de se comporter comme un fidèle religieux - à ceci près qu'il adore un principe antireligieux au sens classique, ou religieux au sens hérétique.
Ce principe, c'est le néant, alors que pour le fidèle classique (transcendantaliste), c'est Dieu, le contraire du néant. La négativité de l'éthique immanentiste s'explique par le fait que le réel tel qu'il nous est connu s'appuie sur le néant. Le réel ordonné étant le fruit du hasard, il est inexplicable. C'est l'irrationnalisme qui prévaut dans le nihilisme et qui aboutit à l'antagonisme duel entre le néant et le réel. Raison pour laquelle, entre parenthèses, la dénonciation du dualisme par Nietzsche est drolatique : car Nietzsche ne propose nul monisme en alternative du dualisme platonicien/classique; il propose le dualisme antagoniste et présente comme réconciliation moniste en échange du dualisme englobant tel que Platon l'a développé à l'aube de l'Occident classique.
C'est dans cette veine ontologique qu'il faut comprendre la démarche d'un Rosset. La négativité est la pratique éthique qui réduplique dans le comportement de l'individu la reconnaissance du néant sur le plan ontologique. L'ontologie joue dans le nihilisme le rôle du substitut à la religion classique. L'effort titanesque que produit Platon pour faire de la philosophie le porte-parole du religieux, une sorte d'avant-garde rationnelle éclairée, est à situer dans cette histoire souterraine du nihilisme qui utilise la philosophie comme subversion de la démarche religieuse.
Platon utilise la raison au service de l'Être, quand le nihiliste utilise la raison au service du néant. La critique platonicienne des sophistes est dirigée contre cette subversion du langage (le beau langage cher à Gorgias dans le nihilisme antique puis à Rosset dans l'immanentisme terminal) qui permet à l'irrationalisme de se réclamer du rationalisme. Dans le raisonnement nihiliste tel qu'il apparaît chez l'oligarque Aristote, la logique est tenue pour imparable parce qu'elle accorde de manière impeccable des effets avec des causes (conséquences/prémisses) à partir de fondements donnés et immuables. Mais quels sont ces fondements qui ne sont jamais interrogés? Ce sont ces fondements qui sont irrationnels et qui expliquent qu'on puisse se réclamer de la raison pour justifier l'irraison.
De la même manière que la colère de Platon à l'encontre des sophistes et des atomistes prend tout son sens si on la resitue dans le cadre d'une opposition entre le monothéisme balbutiant et le nihilisme ressurgissant avec vigueur à l'occasion de la crise monothéiste - de même l'opposition entre Platon et son élève Aristote s'explique parce que l'un défend l'Être quand l'autre défend le nihilisme travesti en métaphysique critique de l'enseignement de Platon et de l'Académie ((le Non-Être en Être).
Platon avait saisi dans l'esprit de son temps à quel point le nihilisme est la tentation diabolique et importante qui sourd derrière le sens et à quel point il est dangereux d'accorder au nihilisme une place mineure et marginale. Platon mesurait d'expérience que le nihilisme n'est pas une forme à dédaigner - mais la forme vers laquelle l'homme tend spontanément s'il ne suit pas sa raison et son envie de vivre. Platon mesurait l'ampleur du danger nihiliste : son importance et sa radicalité représentent un risque de destruction suicidaire qui engendre rien moins que la menace de disparition de l'homme.
Platon arrive au moment de la crise monothéiste, qui le confronte à l'opposition fondamentale du transcendantalisme : d'un côté le parti de l'existence; de l'autre le parti du nihilisme. Si la métaphysique classique fait la part belle à l'existence et accorde au néant (chaos, hasard...) une part plus que marginale (négligeable), c'est qu'elle expulse le danger dont elle a trop peur d'affronter l'évidence. On se souvient de cette anecdote de Platon qui censure pour contrer la menace d'un Démocrite (encore un érudit, comme Gorgias ou Aristote).
Platon et les métaphysiciens ont-ils conscience qu'en déniant au néant son rôle, en refusant d'intégrer le néant dans le transcendantalisme, ils lui assurent le retour avec usure? Rengaine de Rosset (selon lequel le réel finit toujours par triompher avec usure). Rosset pourrait tout aussi bien remplacer réel par - nihilisme.
La perversion sémantique tient au fait que le nihilisme ne se donne pas pour tel, sauf :
1) s'il est un cas dégénéré de pessimisme superficiel (comme c'est le cas de certains contemporains amis de Rosset, le menu fretin des pessimistes chics à la Jaccard, Schiffter et autres affectés décadents et suicidaires, des disciples de Cioran l'ermite mondain de Paris à la sauce roumaine fasciste).
2) L'autre cas plus compréhensible est intervenu lors de la crise monothéiste, quand les nihilistes sont sortis de leur boîte de Pandore (littéralement) et ont cru qu'ils étaient en mesure d'imposer leur ordre apologétique et irrationnel (l'ordre du désordre). Du coup, ils se sont montrés tels quels, en sophistes, atomistes et autres hédonistes, tous penseurs mineurs, réclamant or et luxe, contre leur savoir frisant le pédantisme. L'exemple le plus éclatant relève du cas sophiste - de ce Gorgias qui compose un Traité du Non-Être qui est disparu.
Souvent on attribue ces disparitions à l'opprobre antique et la censure face à des mentalités qui pour des esprits moralistes ou conformistes étaient insupportables. Voire. Je crains plutôt que la perte irrémédiable de ces textes ne sanctionne une qualité mineure, sinon déficiente. Quand on lit Rosset de nos jours, on est frappé par le vide. Un compliment terrible (oxymore relevant de la contradiction) à propos de Rosset serait de louer le vide de sa pensée - parler pour ne rien dire. Mais Aristote aussi a connu un sort similaire pour ses dialogues - même la gloire de la fameuse métaphysique est posthume.
Il est normal qu'un Aristote soit considéré par tout immanentiste comme la référence canonique et académique, mais il convient de rappeler qu'Aristote :
1) s'appuie sur un modèle ontologique périmé et nihiliste (le réel est fini);
2) que l'expression du nihilisme s'appuie sur la philosophie.
Les commentateurs, pourtant d'ordinaire méticuleux (voire vétilleux), oublient de constater que la philosophique s'est développée depuis les pré-socratiques environ, en particulier depuis Platon, avec deux branches :
1) la branche transcendantaliste (Platon, Plotin, Leibniz...)
2) la branche nihiliste (les sophistes, Aristote, Descartes, puis les immanentistes, dont Kant, Hegel...).
Les commentateurs ne retiennent que la branche classique 1, avec des différences internes mineures (l'archétype de ces différences mineures étant le vif débat entre Platon et Aristote), que l'on s'empresse de surcroît de minorer au nom de la communauté de thème (après tout, n'est-ce pas, même Aristote et Platon n'abordent-ils pas le même thème de l'Être?).
Le propre de l'ontologie est de concéder au nihilisme une moindre existence (sur le principe du moindre être platonicien) et de favoriser le terreau de l'expression nihiliste, sur le modèle non du nihilisme pur, mais du compromis. Il s'agit d'accepter un compromis entre :
- la démarche platonicienne qui essaye de sauver le rationalisme ontologique et de l'intégrer dans le giron transcendantaliste comme son expression savante, voire avant-gardiste;
- le nihilisme pur qui n'est pas applicable et qui mène de toute manière au rejet et à l'ostracisme (politique comme religieux).
N'oublions pas pour jouer au jeu des interprétations que Socrate fut empoisonné (de manière scandaleuse et délirante) par un tribunal athénien pour avoir corrompu la jeunesse et atteint aux bonnes mœurs religieuses. Les citoyens érigés en procureurs impavides craignaient en Socrate qu'il soit un nihiliste, sophiste ou apparenté, qui remette en question le transcendantalisme. En un sens ils avaient raison : Socrate annonce la chute irrémédiable du polythéisme. Platon participera activement à cette annonce de mutation. Tant Socrate que Platon sont des républicains - disciples de Solon. Ils annoncent le monothéisme à condition de l'intégrer dans le giron transcendantaliste.
Socrate était un citoyen modèle, notamment en matière de courage guerrier; quand Platon est autant un aristocrate d'esprit qu'un républicain de conviction. Contre l'ontologie monothéiste de Platon, Aristote incarne jusqu'au paroxysme le compromis suspect de teinture oligarchique. C'est un savant. C'est un oligarque. C'est peut-être même un comploteur criminel. Derrière sa démarche si saine et sympathique - revenir aux choses concrètes et de se méfier de certaines entités idéelles -, nous n'avons pas affaire à un débat entre un réaliste (au sens premier) de haut vol ayant le courage d'affronter son maître rêveur. Aristote prône la prudence (phronesis) parce que son sens légendaire du compromis l'enjoint de ne pas monter son vrai visage.
Aristote affûte plusieurs techniques rhétoriques pour dissimuler son identité nihiliste : il serait un rationaliste plus prudent et plus rigoureux que Platon, un ontologue contestataire quoique des plus respectables; un brillant savant (fondateur de la science classique); un promoteur du bonheur bien plus cohérent que les sophistes ou les Cyrénaïques; le maître d'Alexandre le Grand (une marque de prestige incontestable). Personne n'aborde jamais les soupçons légitimes qui pèsent sur les auteurs du possible empoisonnement (fatal) d'Alexandre. Personne parmi les commentateurs pompeux et vénérables n'ose que la logique d'Aristote rimerait avec sophistique.
Pourtant le stratagème ontologique d'Aristote (l'exigence de réalisme concilié à l'enseignement platonicien) se fissure quand on constate qu'Aristote se montre favorable à la tyrannie aristocratique de type oligarchique (Aristote est proche de la mentalité des satrapies perses de son temps). Pour démasquer la posture plus que l'imposture, il convient de constater qu'Aristote envisage le réel comme fini. C'est ici qu'on arrête les frais.On en revient aux faits.
Quelles que soient les qualités finies d'Aristote (elles sont indéniables et toujours en vigueur dans l'esprit immanentiste contemporain), ce philosophe de l'oligarchie universelle porte plus que le ver dans le fruit. Il porte le nihilisme dans sa pensée statique, antidynamique et qui débouchera sur les raisonnements scolastiques de l'aristotélisme médiéval. Suivre le modèle aristotélicien, c'est limiter la pensée à un modèle forcément dépassé - c'est légitimer un modèle d'appauvrissement idéel et généralisé, où le fini ne peut que se réduire comme peau de chagrin au fil du temps, d'un Premier Moteur postulé tel un deux ex machina vers un dernier moteur jamais abordé mais tout autant inéluctable (peut-être plus).
Mais est-ce que le ver est dans le fruit ontologique suite au dévoiement externe du nihilisme - ou la démarche philosophique (qui historiquement prend corps autour de la science ontologique de l'Être en tant qu'Etre en Grèce antique, bien que ce questionnement issu de la méthode dialectique soit une forme couramment usitée dans l'Afrique antique depuis les premiers royaumes et les premiers Empires, ceux du Soudan, ceux d'Éthiopie, ceux du Zimbabwe ou d'Égypte) n'est-elle pas suspecte d'un glissement qui n'existait pas aux temps du polythéisme et qui surgit avec le monothéisme balbutiant, dans cette dissociation du religieux monothéisme avec la philosophie?
Comment expliquer la forme philosophique parallèle au religieux monothéiste (et absente du polythéisme)? On n'a jamais réussi à distinguer le religieux de la philosophie, tant il serait tout à fait vain de définir la spécificité philosophique comme l'usage de la raison ou de la pensée humaine. Le fait de spécifier une démarche de raisonnement comme purement humaine ne revient-il pas à déconnecter la démarche de pensée de son lien pourtant primordial avec le divin, entendu comme l'explication nullement irrationnelle du réel, en particulier de ce qui est extérieur à l'homme?
Quand un Kant au bout de la chaîne philosophique historique se met à douter de l'existence d'un réel indépendant de nos représentations singulières (voire d'une représentation unique), on se dit que la philosophie déconnectée de la question du divin a fini par produire son questionnement outrancier, exacerbé et si réducteur. Mais dès les prémisses, dans la définition, le fait de concevoir l'exercice de la pensée comme une possibilité simplement humaine (trop humaine?) suffit à indiquer que le nihilisme est dans la philosophie, qu'il l'investit alors qu'il se trouvait exclu du polythéisme. La forme philosophique serait-elle l'expression privilégiée du nihilisme. Ce que l'on nomme ontologie exprimerait-il pour le nihiliste la forme dissidente et hérétique du religieux?
Rappelez-vous des envolées déjà emportées et un brin délirantes de Nietzsche certifiant qu'il n'a rien du fondateur de religion? Normal, si c'est le prophète de l'immanentisme tardif et dégénéré. Notre moustachu maniaque est bien prophète, mais un prophète dissident et hérétique! Un prophète nihiliste est humain exclusivement, déconnecté de son rapport avec les puissances divines. Ce n'est pas un hasard si un Aristote s'emparera de la forme philosophique - inexistante avant les balbutiements monothéistes. Après tout, il n'a fait que suivre en la perfectionnant (plus de science que de rhétorique) l'inclination des sophistes et des atomistes (et tant d'autres écoles mineures et foisonnantes).
On objectera que Platon et ses devanciers ont produit les efforts les plus admirables pour rattacher l'exercice philosophique (en gros le dialogue) au transcendantalisme. L'effroi de Platon devant le spectacle des sophistes et des atomistes ne s'explique pas autrement que par cette peur d'user d'une forme de pensée et d'expression qui encourage le nihilisme. La philosophie naît ainsi de la rencontre du théâtre et de la rhétorique. C'est un enfant curieux, aussi curieux que le bigarré dieu Dionysos (dont Nietzsche se réclamera plus tard pour dénicher et exhiber un pendant délirant et inepte au Christ chrétien).
C'est aussi un enfant quelque peu monstrueux, tant il libère par son esprit si caractéristique l'espace du nihilisme - qui commence par l'émancipation de l'homme de son imbrication dans un cosmos le dépassant. Malgré les efforts de la tradition platonicienne (rattacher la pensée philosophique dans le champ du transcendantalisme, contre la tentation démesurée du nihilisme), la philosophie porte en son sein la tentative nihiliste. C'est ce que montre l'histoire de la philosophie : un gigantesque combat entre l'option transcendantaliste et l'option nihiliste au cœur de la rationalité humaine - voire leur réconciliation hypothétique (et impossible) autour de figures soi-disant fédératrices et emplies de sagesse, à l'image d'un Aristote.
Si le tableau de Raphaël est si célèbre, c'est qu'il représente bien plus que le lien filial et antagoniste entre Platon et Aristote sous la coupe de Dieu. Le tableau matérialise dans son art pictural l'opposition entre le nihilisme et le transcendantalisme. Le polythéisme avait réussi à expurger son expression religieuse du nihilisme. Toute trace de nihilisme était impie (bien que l'Ancien Testament chrétien contienne certaines formes de nihilisme caractéristiques, vite étouffées). Le polythéisme est sous sa forme pure (historique) exempt de formes de philosophie, qui peuvent apparaître comme des déviations.
C'est avec l'apparition progressive et balbutiante du monothéisme que le progrès religieux révèle le retour du refoulé, soit le retour du nihilisme, de cette forme de religiosité qui s'exprime par un refus du divin et par la revendication d'une indépendance humaine spécifique et exacerbée. Dans la tradition hellène, la démesure sanctionne cette attitude nihiliste qui peut paraître séduisante mais qui est aussi si destructrice. Le diable de la tradition chrétienne projette sur une figure fascinante et surnaturelle les caractéristiques du nihilisme humain.
Par ailleurs, il est indubitable que le monothéisme soit un progrès et un passage obligé de l'histoire qui contienne en son sein des inconvénients majeurs. Le fait de libérer le nihilisme et son refoulement polythéiste strict n'est pas à terme un vice. Car en permettant au nihilisme de sortir de sa boîte, le débat acquiert une amplitude telle que l'homme se confronte au vrai problème et ne cesse de croître. Dénier ou comprimer le nihilisme sous prétexte de tare rédhibitoire conduit l'homme à stagner. La croissance positive de l'homme passait ainsi par une évolution dynamique qui nécessite l'affrontement avec le nihilisme du transcendantalisme.
La forme religieuse classique est amenée du coup à muter profondément et à quitter sa peau provisoire de transcendantalisme pour prendre une nouvelle forme (que j'ai appelée néanthéisme). En gros, le néant est reconnu et défini en tant qu'existence - par opposition au néant nihiliste qui promeut le néant de l'absence. Le fait que la philosophie ait fait ressortir le nihilisme jusqu'alors soigneusement occulté/tu s'avère un mal pour un bien. Un grand mal; un grand bien. Pas d'espace sans la reconnaissance du néant et son intégration au champ du religieux classique - non nihiliste. Il fallait que le nihilisme rentre dans le champ de l'existence. Avec le transcendantalisme, le néant se trouvait exclu des prérogatives à l'existence, ce que confirme l'ontologie platonicienne.
De ce point de vue, la démarche d'immanentiste terminal d'un Rosset qui croit ruser avec le transcendantalisme immuable et antagoniste sans intégrer que l'affrontement transcendantalisme/immanentisme est dépassé et que l'évolution aboutit à la caducité du transcendantalisme (et à la disparition de l'immanentisme comme le diable à la fin de ses coups de force/farce), cette démarche soi-disant si subversive (quoique si conservatrice) est fort bénéfique à la cause du religieux antiimmanentiste. Rosset estime par sa démarche d'immanentiste terminal en terminer avec l'immanentisme, l'achever, achever le grand Nietzsche, achever l'immanentisme tardif et dégénéré.
Il achève certes, sans comprendre qu'il achève au sens où il meurt. Il s'achève soi-même en croyant (se) couronner. A force de traquer l'illusion sous la forme du double, Rosset ne voit pas que l'illusion et le double sont l'apanage de sa démarche aveuglée et troublée. Rosset se porte à l'avant-garde de l'immanentisme en instaurant le règne du réel sensible comme parachèvement de la mutation impossible. Rosset entend parachever et couronner (au sens aristotélicien) en donnant à l'impossible immanentiste un visage de possible. Rendre l'impossible possible : justifier de l'injustifiable ou rationaliser l'irrationnel.
Tel est le grand dessein de Rosset. C'est en quoi il en termine avec l'immanentisme. Car l'immanentisme n'est pas plus possible que justifiable ou rationalisable. L'immanentisme est la radicalisation du nihilisme aristotélicien en ce sens qu'il transforme la ruse d'Aristote (biaiser avec Platon en abondant en quantitatif pour faire oublier que le réel n'est pas définissable en termes quantitatifs) en une radicalisation de cette ruse : le fini devient le désir.
Par ce tour de passe-passe, la réduction singe la complétude. L'avant-garde de Rosset (de l'immanentisme) est conservatrice au sens où il s'agit d'empêcher le changement.
- Changement politique : Rosset n'est jamais que l'héritier :
a) d'un Nietzsche, qui n'est jamais que l'expression viscérale du refus du changement (dans sa conséquence légendaire, Nietzsche réclame la mutation de l'immobilisme);
b) et d'un Schopenhauer, qui n'aura cessé toute sa vie de rentier misanthrope et atrabilaire de prôner le conservatisme le plus virulent (voire homicide).
- Changement ontologique : l'immanentisme terminal est couronnement et explicitation du processus immanentiste en ce qu'il assume sereinement et ouvertement le refus du changement et l'acceptation du réel tel qu'il est (dans son jargon laudatif accepter le réel, c'est refuser le changement).
Rosset sert le changement en croyant le contrarier. Les immanentistes auront plus servi le changement objectif que les métaphysiciens s'inspirant de l'héritage classique, comme cet Heidegger qui à force de traquer l'Être sans parvenir à le distinguer de sa définition (obscure) hégélienne (et aristotélicienne) en vient à en rester dans les rets du nihilisme tel qu'il est exprimé par la pensée immanentiste de celui qui le fascine tant sans réussir à le dépasser, l'aimant Nietzsche. Cette ironie de l'histoire est cette ruse que Hegel croyait discerner comme le signe de la raison justement décelable dans l'histoire.
Elle serait aussi cette justice immanente qu'un Hegel distingue derrière la justice transcendante de son système typiquement postaristotélicien (le compromis nihilisme/transcendantalisme, la prudence sophistiquée). Hegel est par son emphase et son style peu clair un cran au-dessus du jargon prétentieux et ésotérique d'un Aristote. La duperie de Rosset si l'on examine son ontologie consiste à proposer une ontologie négative ou une vérité négative.
Aurait-il oublié ce qu'il énonçait sur le purement négatif de la critique? «Un propos contestataire est toujours, par définition, incontestable. Le privilège des notions négatives, qui désignent ce à quoi elles s’opposent mais ne précisent pas pour autant ce à quoi elles s’accorderaient, est de se soustraire à toute contestation : elle prospère à l’abri de leur propre vague. C’est aussi l’éternel privilège des charlatans : non seulement de parler, comme le suggère l’étymologie du mot, mais encore et surtout de réussir à parler de rien.»
Il est vrai que Rosset ainsi que les immanentistes ne s'est jamais embarrassé de conséquence et qu'il ne lui dérange nullement de dénoncer la critique négative tout en prônant cette même critique au point de vue ontologique. Il est vrai aussi qu'à propos de la joie il dresse l'éloge inconditionnelle de l'injustifiable et de l'irrationnel - ce qui ne se justifie pas est au-dessus des justifications, comme c'est le cas selon lui de la joie. Mais je m'aperçois qu'il n'est que temps de clore cette deuxième digression et que je poursuivrai la recension de ce billet consacré (plus que moins) au Principe de cruauté de Rosset par l'examen plus illustré et direct de son argumentaire caractéristique.
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