mardi 24 mars 2015

La certitude

Le nihilisme s'il va a bout de son raisonnement mène à l'impossibilité de philosopher. On le constate chez Aristote, alors qu'Aristote a fait ce que tous les penseurs ont pu tenter de faire pour trouver de la certitude : décréter que le domaine d'étude est circonscrit à ce qui peut être entièrement connu. Cette démarche n'est pas uniquement d’obédience nihiliste, car le nihilisme mène à l'impossibilité de connaître, au nom du relativisme et de la contradiction (comme chez Gorgias ou Protagoras, fort savants, avec conséquence!), mais mélange le nihilisme avec le transcendantalisme. 
Le maître-mot d'Aristote est, non sans déraison, voire démesure, d'asséner qu’il est parvenu à la fin de la philosophie (d'autres philosophes majeurs édicteront cette rengaine fort conséquente là aussi, quand on estime que le propre de la philosophie, connaître, a été atteint). C’est qu'il pensait vraiment en finir avec la philosophie, ce qui indique sa mentalité : il considérait que l'être était aussi fini que fixe, mais que ce n'était pas tout l'être - simplement, le restant importait peu.
Si Aristote avait vu juste, il aurait mis un terme à la philosophie. On pourrait en dire autant de Hegel, quoique ses prétentions en la matière se piquaient en plus d'une telle incompréhensibilité qu'il n'est pas certain qu'il ait été compris, encore de nos jours... "Finir la philosophie" ne relève pas de l’ambition de Descartes, du moins de manière explicite, car il entend, de façon presque concomitante, parvenir à édicter les choses certaines sur le plan métaphysique, ce qui aboutirait à engendrer une méthode scientifique qui ne tarderait pas à proposer un savoir fini, puisque tout ce qui est infini est décrété selon Descartes inconnaissable par l'homme (apanage de Dieu), ce qui implique que le savoir soit fini (même s'il est étendu).
Mais cette certitude est ironiquement des plus incertaines, voire chaotiques : car ce qui est certain étant fini, il représente la trahison même du principe de réalité, selon lequel ce qui ne prend pas en compte le caractère infini du réel sombre dans l'autodestruction (au nom du principe selon lequel tout ce qui n'est pas tendu vers la transformation du réel de type extensible est condamné à disparaître comme inutile, voire dangereux à cette permanence par accroissement, et non à cette identité au sens de stabilité).
La recherche de certitude ne relève pas de l'entreprise réelle, mais d'un fantasme qui voudrait qu'existât un réel à la mesure de l'homme, une connaissance dont la complétude soit atteignable, alors que la compréhension du réel se heurte à une incompréhensibilité anxiogène, qui porte à estimer que le réel n'est pas seulement fort étendu, mais homogène, et que l'incompréhension persistante s'explique par une donnée fondamentale, quoique énigmatique : le caractère différentialiste du réel.
De ce fait, vouloir connaître à tout prix ne revient pas à simplifier un infini homogène en fini, sur le modèle de la réduction, ce qui validerait en partie le raisonnement nihiliste, sur le mode homothétique et/ou métonymique, selon lequel la partie est construite en continuité du tout (incompréhensible dans le cas de l'expression : "tout infini"). De ce point de vue, le caractère disjonctif et non-linéaire du réel s’explique par sa différence.
Le nihilisme est obscurantiste parce qu’il entend imposer des critères de connaissance qui sont complets, tout comme le réel se trouve fini. La complétude relevant du mythe, le savoir qu'elle recèle ne peut être valide que dans les premiers temps. Il passe alors pour particulièrement rigoureux, précis et pertinent, au point de donner l'impression d'être une autorité incontournable, comme ce fut le cas d'Aristote au Moyen Âge (après le XIIème siècle en particulier).
Puis on s'aperçoit que la référence (Aristote en l'occurrence) a sclérosé le savoir et que ce qu'il propose est obsolète d'un point de vue physique (le réel n'étant pas factuel, il conserve une pertinence philosophique, qui touche à l'ensemble du réel, pour la raison que le réel est bel et bien fini - mais pas seulement). Descartes fera de même, en entendant fixer une méthode certaine, mais qu'il n'entend pas achever.
Résultat des courses : dès son époque, les connaissances scientifiques auxquelles Descartes parvient grâce à sa méthode sont fausses, ce qui en dit long, non sur l'intérêt des questions philosophiques qu'il pose, la spéculation n'étant pas soumise à la fixité, comme c'est le cas en science, mais à la délibération flottante, même si Descartes comprend le malléable comme ce qui est inatteignable et incompréhensible.
Le nihilisme n'est donc pas faux avec l'avantage de proposer rigueur et acuité dans le domaine de la connaissance, selon la réputation d'Aristote, encore de nos jours, même si ce n'est plus d'un point de vue scientifique. On reconnaît en Aristote le génial pionnier de la métaphysique, proue de la philosophie. Ses mérites réels ressortissent plutôt, à mon avis, de la synthèse, capable de souligner les idées philosophiques et de rester à la page durant plusieurs millénaires, les questions et les problèmes n'ayant gère évolué - durant ce temps du moins.
Peut-être qu’un jour lointain, Aristote ne sera plus tenu que pour un pionnier vénérable, mais dépassé. Et Descartes? Ne sera-t-il pas celui qui a introduit l'infini dans la métaphysique, contribuant à ramener la métaphysique dans le giron de l'interrogation de type infini, quoique sa tentative profonde fût condamnée à enterrer tôt ou tard la démarche métaphysique stricto sensu (ce qui est rarement perçu correctement, la tentation majoritaire en histoire de la philosophie consistant plutôt à amalgamer ontologie et métaphysique).
Du coup, la métaphysique était condamnée à péricliter, et Descartes est celui qui, voulant sauver la métaphysique par la rénovation, a dégoupillé la grenade de son assassinat. La métaphysique est morte... Toute imprégnation du négatif commence par libérer une énergie positive, avant de finir par virer en poison mortifère. La raison en est que le négatif est ce qui fige, donnant l'impression première de netteté, donc de certitude...
Puis la fixité apparaît comme illusion, celle selon laquelle plus on voit clair, plus on fait face au réel. Dès lors, le certain devient un affreux mirage, qui révèle sa supercherie : délabré et délavé, il ne lui reste plus qu'à s'étioler, se scléroser, puis s'estomper. C'est ce qui se produit avec les travaux des métaphysiciens, et comme les positions philosophiques gardent une part de pertinence à partir du moment où elles évoquent avec acuité le réel pour partie (le tout n'existant pas, mythe de la complétude), elles persistent à poser les bonnes questions et à affronter de profonds problèmes, tandis que les méthodes épistémologiques et les résultats scientifiques se révèlent rapidement des aberrations (dès son vivant pour Descartes), qui, lorsqu'ils pèsent dans les débats scientifiques, ne font que ralentir la bonne marche des découvertes.
En finir avec quelque chose signifie le plus souvent sa propre disparition - rien d'autre. Le nihilisme qui veut finir sa tâche, cette philosophie dont l'expression rationaliste et purement humaine lui agrée au point qu’il la prend pour la plus haute expression qui soit, religion paradoxale du déni de la religion, ne peut pour y parvenir que détruire son objet d'étude.
Le problème du nihilisme ne réside pas dans son expression directe et franche, comme c'est le cas chez Gorgias, car ses axiomes sont trop infondés et injustifiables pour qu'ils engendrent l'adhésion - l'autodestruction qu'il ne manque pas de provoquer engendre rapidement son rejet. Mais l'attrait qu'il recèle persiste, car il est le seul à proposer la connaissance certaine.
Peu importe que la certitude ne soit trouvée qu'au prix du fiasco de son objet (la connaissance). L'important est de conserver, fût-ce au prix de l'erreur, l'illusion de détenir la certitude. Le compromis auquel recourt le penseur pour conserver la certitude sans sombrer dans les graves vices de fond du nihilisme consiste à mélanger le nihilisme, qui offre la certitude mais se trompe, avec le transcendantalisme, qui respecte l'infini, caractère essentiel du réel, mais se révèle incertain, car il se montre incapable de définir l'infini qu'il reconnaît.
Ce compromis possède un nom : c'est la métaphysique, dont on peut mesurer l'influence qu’elle a eu, et a encore, sur le monothéisme, quand on vérifie l'influence qu'eut l'aristotélisme sur le christianisme et l'islam au Moyen-Âge. Ce compromis rend la reconnaissance de l'erreur plus longue et nuancée, car l’erreur se manifeste de manière indubitable seulement sur le plan scientifique - sur le plan philosophique, elle comporte une profondeur interprétative qui lui conserve sa pertinence malgré son erreur initiale.

samedi 14 mars 2015

Compris?

Le problème de la nouveauté n'est pas qu'elle n'est pas comprise, mais qu’elle apparaît anodine. Si l’observateur rejetait une production qu’il avait remarquée, on pourrait se demander pourquoi ce qui a été décelé n'a pas été compris; mais en l'occurrence, le fait n'a pas été décelé, donc il ne peut être compris.
Quand on se demande pourquoi il faut attendre pour que l'importance de ce qui est nouveau soit compris comme tel, et départagé de ce qui répond aux critères fugaces de la mode, mais qui est appelé à l'oubli, voire au discrédit, la réponse est simple autant que cruelle : parce qu'elle n'est pas décelée. Dès lors, son incompréhension est logique.
Mais pourquoi ne remarque-t-on pas l’existence du nouveau? Parce qu'il n'est pas tenu pour du réel connu, voire qu'il est pris pour de l'existant si médiocre qu'il ne mérite presque pas d'exister. Du coup, pourquoi durerait-il? Qu'est-ce qui distingue le nouveau du toc? Le propre du nouveau est de n'avoir pas les traits fixés d’avance.
Du coup, il peine à proposer une identité qui soit délimitable. C'est ici que le bât blesse : pour qu'une identité soit reconnue, il faut qu'elle commence par s'avérer arrêtée. Le propre de la nouveauté est de sortir en extensibilité et, du coup, ne pouvant être définie, d’être ignorée, voire méprisée. Mais quand elle se trouve reconnue, c'est qu'elle est figée, désormais promise à être remplacée - ce qui n'implique pas sa disparition.
L'intérêt de la vérité réside avant tout quand elle est en construction, en expansion, méconnue et indécelée. Quand sa dimension est atteinte, quand son expansion est achevée, elle a atteint le sens qu'elle recelait et dont elle n'avait souvent pas tout à fait conscience. On reconnaît ce stade paradoxal à la reconnaissance dont elle bénéficie, qui signifie son apogée (souvent posthume), en même temps qu'elle ne changera plus et que son succès signe la fin de sa croissance - presque sa mort.
Autant dire que la vérité n'est jamais comprise, puisque quand elle sort, elle est incomprise, et quand sa compréhension intervient, elle est dépassée par son évolution et qu'elle ne relève déjà plus de la vérité. Il y a une ironie latente dans cette insaisissabilité trompeuse, qui laisse croire que la vérité est enfin découverte alors qu'elle est dépassée, donc qu'elle n'est plus la vérité.
Leçon épistémologique qui n'est pas que circonscrite à l'histoire de la science, mais qui devrait être considérée comme philosophique, au sens où la vérité scientifique obéit aux mêmes caractéristiques que la vérité en général : la vérité se trouve en constante évolution et n'existe jamais en tant que telle. Ceux qui espèrent la découvrir, comme les positivistes en seront toujours pour leurs frais, du fait qu'ils mésestiment la raison de ce changement constant.
Il ne s'agit pas d'expliquer ce changement, inexplicable jusqu'à présent, en l'installant dans l'être. Pourquoi l'être serait-il changement, surtout s'il n'est mû par rien d'autre que lui-même? L’incompréhension du changement s’explique par le fait qu'il se définit par l’intégration du malléable à l'être, soit le fait que du différent fasse croître le même.
De ce fait, le nouveau n'est pas compris, voire déclenche l'hostilité, parce qu'il est pris pour un élément remettant en cause ce qui est identifié et donc existe - et peut décliner son identité. Reste à préciser que le malléable ne constitue pas l'adjonction du complément extérieur, mais qu'il fait partie de ce qu'on nomme le réel, se définissant comme son principe interne d'extensibilité. Le changement est extensibilité. La vérité implique son incompréhension.