lundi 27 janvier 2014

L'humeur du comique

Quelle est la différence entre les différents types de rire? Qu'est-ce qu'un rire intelligent? Qu'est-ce qu'un rire bête? Agressif, vulgaire ou méchant? Si l'on prend ces trois derniers qualificatifs, ils ne sont pas synonymes. Le rire qui n'est pas intelligent relève du négatif. On peut associer ce qui est négatif à la moquerie, au sens où l'on moquerait seulement sans rien proposer en lieu et place. Mais la moquerie n'est seulement négative que si le négatif est répétitif et c'est ici que l'on peut caractériser le rire en question comme un rire stéréotypé, qui ne repose que sur la répétition et qui expurge toute possibilité d'innovation et d'inventivité. 
Assez vite, ce rire professionnel, que l'on pourrait désigner comme comique ou bouffon, si les deux termes comportent une connotation de forte répétition, vire vers la destruction, cantonné à une fixité qui l'empêche de se renouveler et de se retourner contre lui. Ce retournement contre soi élit un bouc émissaire, dont la figure coutumière est le stéréotype d'ordre individuel. La plupart des amuseurs publics s'en prennent à des figures individuelles, qui ne menacent jamais des groupes constitués. Il peut arriver que certains s'en prennent à des groupes, ce qui leur donne l’air du courage, voire de l'engagement, alors que le propre de la démarche comique consiste à empêcher la politisation.
Quel est le propre du comique et en quoi est-il l'expression archétypale de l'amusement autant que de la dépolitisation? Si un comique lance son rire contre un groupe pour des intérêts politiques, il s'égare, puisque sa démarche ramènera toute mobilisation à l'individualisme, dans le rapport qui est celui de l'exhibitionniste vaguement histrionique envers des spectateurs qui ne constituent jamais un ensemble (au sens de volonté générale), mais qui sont l'addition disparate d'individus individualistes. 
Par ailleurs, les boucs émissaires ne peuvent jamais constituer des ensembles, mais des parties, puisque le propre du comique est de ramener la société à son substrat physique l'individu et que le groupe visé ne peut jamais être qu'une partie interne de l'ensemble, jamais le tout.
On tient ici une définition du bouc émissaire : l'injustice consistant moins à se focaliser sur un groupe qu'à être incapable de le situer par rapport à son ensemble, soit à réduire la vision à une certaine partie, fausse et arbitraire. Enfin, la politique ne peut jamais être qu'un objet de subversion perverse, puisque le propre du politique est de constituer un ensemble, quand la démarche comique consiste à saisir un objet de moquerie qui divertira l'ensemble tout en le sauvegardant au détriment d'une de ses parties. En ce sens, ce rire peut être dit méchant, puisqu'il prend une partie, qu'il détruit, même symboliquement, pour satisfaire l'ensemble. 
La fonction du bouffon mérite d'être rappelée : non seulement il ne peut faire rire et tout se permettre que durant des périodes courtes et définies, mais sa subversion est anecdotique, au sens où il ne se montre insolent que dans la mesure où cette insolence se trouve au service du pouvoir - et pas l'inverse.
L'insolence comique existe au service du pouvoir. Quand un comique, bouffon ou amuseur professionnel, se prétend politisé et subversif, il s'agit d'un voeu pieu doublé d'un mensonge manipulateur et lucratif. Lorsque, dans une période de crise, un amuseur se fait passer pour révolutionnaire, sa révolution ne peut être que purement individualiste. Aussi subversif qu'il se montre dans l'individualisme, cet individualisme lui interdit d'atteindre tout but révolutionnaire d'ordre politique et ne peut que servir le pouvoir, au sens où il le renforce dans le moment où il croit l'attaquer.
Il est de l'essence du comique professionnel de s'autodétruire (et non de construire quoi que ce soit), le plus souvent symboliquement, parfois physiquement. Les cas où des bouffons qui ont déplu à leur maître ou sa cour disparaissent sont légion. Ils ont servi de boucs émissaires ironiques (plus que cruels) au sens où leur fonctionnement par bouc émissaire s'est retourné contre eux. Les cas de disparition symbolique sont plus répandus : à l'heure de la médiatisation, ils passent par la disparition de la mode qui les a portés au pinacle. Le public s'aperçoit soudain qu'ils ne sont plus drôles et que leur comique fonctionnait avec leur génération, non pour l’ensemble, seulement pour un segment. La durée de vie d'un comique est lié aux individualistes qui se retrouvent dans son expression (art fort mineur ou sous-art), et dont la propre durée de vie est circonscrite à l'âge humain.
Le surgissement de l'amuseur public depuis l’après-guerre (et la médiatisation) ne signale pas l'émergence d'un nouveau type de bouffon qui romprait avec la figure classique et qui se révélerait notable. Tout au contraire, l’amuseur public, qui n'est culte que pour un segment générationnel, se révèle en parfaite continuité du bouffon. Il s'agit de la généralisation démagogique, qui en politique se manifeste par le passage de l'aristocratie vers la démocratie libérale et qui se traduit pour le bouffon par sa médiatisation plus importante (l'illusion de son importance outrée). 
On pourrait parler de populisme démagogique, au sens où le peuple ne reçoit pas l’élévation qualitative de son niveau intellectuel, mais se trouve confortée dans l’inculture et la médiocrité (où l'on mesure que le bouffon, loin de servir l'idéal républicain, est une figure de proue de la conception oligarchique, d'autant que l'oligarchie s'épanouit dans l'individualisme et la segmentarisation).
L'opposition de l'idéal politique avec le comique (qui ne peut aboutir qu'à la perversion du politique par ce dernier, s'il décide de s'en emparer) permet de caractériser le comique comme infra politique, au sens où l'idéal politique ne constitue pas la fin de la pensée, mais le moyen de son action (tout ce qui se situe au-delà du politique, et qui peut être défini comme tentative de pensée, ainsi de la philosophie et du religieux). Cet infra politique porte sur l'individu individualiste, au sens où l'individualiste est celui qui ne peut jamais être politisé, et qui utilise sa faculté de pensée pour détruire, et non construire. L'anarchisme constitue la revendication politique paradoxale de donner une forme politique à l'individualisme (au demeurant cette proposition est si inconséquente qu'aucun anarchisme n'a pu voir le jour, hormis certaines poses éphémères et instables).
Au-dessus du politique, le comique ne peut faire fonctionner son humour parce que son individualisme (par bouc émissaire) ne fonctionne plus. Soit le religieux exprime le lien entre l'homme et l'ensemble du réel (au-delà de l'ensemble social); soit le religieux nie ce lien et il est l'expression virulente du refus du lien universaliste et du retour de l'homme vers sa propre dimension, ce qui implique assez vite le rejet du politique au profit de l'individualisme. 
Le comique se reconnaît par son apolitisme (qui peut s'exprimer en subversion d'un engagement facile à caricaturer, donc outrancier). Plus encore par son refus de tout lien. Le lien est l'antithèse de la valeur comique : l'individualiste est tel parce qu'il estime que le lien est illusoire, ou secondaire; tandis que si le lien est universel, l'individualisme devient une violence inacceptable.
Le comique professionnel nie les valeurs, plutôt qu’il n’en promeut, parce que l’individualisme n’est pas la valorisation de valeurs qui seraient contraires à la volonté générale; mais la dévalorisation de toutes les valeurs au profit de l’absence de valeurs (qui va de pair avec la reconnaissance marginale et paradoxale de l’utilitarisme ultralibéral, qui passe par l’argent, le nerf de la guerre chez les comiques et les bouffons ). 
Cette absence de valeur pourrait se résumer par l’expression : « C’est trop délire! ». Le délire déployé par la parole comique, faite de l’enchaînement ininterrompu de vannes, est de trop, quoiqu’il soit tenu dans le même temps pour positif. C’est trop, et c’est justement ce qui est connoté bon. Si l’on ajoute que cette parole peut être qualifiée d’adolescente (y compris chez les adultes qui y recourent pour faire jeunes et oublier qu’ils ont vieilli), on aboutit à un espace où l’on est contre tout sans se montrer pour quoi que ce soit.
Rien peut-il exister? Sans cette possibilité, la valorisation de l’absence de valeurs se trouve dévalorisante. Quelle est cette possibilité pour qu’existe le relativisme des valeurs? Que l’on puisse créer un espace qui serait à la fois ce qui existe et ce qui n’existe pas, un lieu d’antagonisme profond, de contradiction intenable, dont la possibilité n’est envisageable ni dans l’espace effectif, ni dans le fantasme ou le virtuel (la nuance entre les deux formes étant importantes). 
Mais où cet espace peut-il être? Nulle part. L’aspiration au relativisme, à l’idée selon laquelle on fait ce qu’on veut, tout comme on rit de tout, fort de l’idée selon laquelle c’est trop délire (bien que le délire ne soit jamais de trop), engendre son impossibilité physique. Mais si elle existe, à quoi correspond-elle?
La scène d’un espace de virtualisation, comme un théâtre, laisse apparaître la possibilité de la nouveauté et de l’innovation : créer quelque chose d’encore inconnu et de bientôt original. En ce sens, le virtuel correspond déjà à un espace physique. 
Mais le comique relativiste? Il n’annonce rien, au point qu’il conforte le pouvoir qu’il dénonce de manière vulgaire et superficielle. Il repose sur le réel le plus bas, celui de la destruction (qui finit en autodestruction) et qui ne peut exprimer sa circularité. Nietzsche a bien décrit l’existence impossible avec son ressentiment : sa particularité n’est pas de détester quelque chose, mais de ne le pouvoir justement  (la faiblesse de Nietzsche étant de ne pas dire quoi, ce qui réhabilite la possibilité du non-être).
De même, l’impossible serait la destruction pure si celle-ci ne renvoyait dans les termes réelles sur un autre. Et cet autre n’est autre que l’antagoniste, puisque l’impossible est exclusif de tout autre. L’impossible n’existe que sous la forme qu’il combat et qu’il prend pour son antagonisme. L’inverse de l’impossible n’est pas le possible, mais ce qui d’un point de vue politique se nomme le pouvoir.
Le possible aurait pour inverse ce qui est déjà. Si l’on y regarde bien, il est ce qui permet à ce qui est déjà de persister dans son être. D’un point de vue rigoureux, l’antithèse de l’impossible est le possible, au sens où il renouvelle ce qui est déjà, quand l’impossible se tient comme la fausse alternative qui ralentit le changement en prétendant être l’alternative.
Si l’impossible est le faux, le faux a pour fonction d’accélérer le changement, sous la forme d’un faux changement, qui accélère plutôt le changement tout en charriant le contradictoire. Le faux est la dégradation du vrai. Il n’est pas le non-être de l’être, mais le moins être du réel, par opposition au plus être - des formes supérieures au sens d’accroissement et d’extensibilité de l’être. 
Le bouffon est choisi par le maître, en ce qu’il offre l’exemple selon lequel le changement est impossible ou passe par le pouvoir. Le rire en question empêche le changement, alors qu’il passe pour subversif. De quelle subversion s’agit-il? Comment le rire stéréotypé et répétitif peut-il engendrer la réaction, tout comme la haine détruit?
Il faudrait considérer l’opposition entre le rire systématique et répétitif, comme le comique professionnel, et le rire qui survient de manière non prévue et prévisible et qui connote la vraie attitude comique. Le rire répétitif implique une conception du réel qui soit expurgée de toute possibilité de changement. Le réel se trouverait presque figé, non dans un instant plus ou moins riche, mais dans l’instant le plus stéréotypé, celui qui ne peut que répéter son hoquet, dans une forme de bégaiement qui en interdit le renouvellement. Quand on caractérise ainsi le comique, comme l’endroit du stéréotype par excellence, on semble estimer que le comique représenterait quelque chose, de ténu peut-être, et sans doute la plus petite part de réel qui soit, mais encore quelque chose.
Il conviendrait plutôt de se demander : le stéréotype le plus pur est-il encore une forme d’être (et non de réel) - ce qui signifie qu’il renvoie à quelque chose - dont le propre n’est pas d’être tel qu’il prétend être - mais autrement qu’il le conçoit lui-même? Quittons un instant cette question et examinons la nature du spectateur de ces spectacles comiques. 
Que cherche-t-il dans ce relativisme esthétique, au sens où Schopenhauer définit l'esthétique comme contemplation? Il ne cherche rien, ce qui en fait un nihiliste. Le rire anéantit toutes les valeurs, ce qui est plus facile que d'anéantir les choses. Ce qui est visé est moins la destruction de l'environnement ou l'autodestruction de sa propre capacité d'observation que l'absence de jugement - un psychologue ajouterait : de souffrance. Plus de jugement : ce qu'on vise est la possibilité d'atteindre au nirvana, non par l'extinction du désir, mais au sens où l'on pourrait rire de tout.
Mais cette éventualité est impossible, tout autant que l'attente du spectateur quand il escompte que le comique débouche sur le geste révolutionnaire : aucun comique ne peut parvenir à une révolution à partir du moment où il est exclusif et omniprésent. De ce fait, il compte plutôt que l'on puisse inventer un espace dans lequel soit aboli la difficulté du réel, qui nécessite de réagir par de l'énergie, de la volonté et de l'intelligence. Tous efforts auquel le spectateur enclin à la paresse et au repos n'a pas envie de consentir, parce qu'il est venu pour rire de tout (et de rien) et que le rire indique le bien suprême : plus d’effort; plus de difficulté (voire de souffrance).
La supercherie du rire répétitif consiste à vouloir différer à jamais le réel de son exigence : le rire stéréotypé débarrasse des contraintes. "Plus de contraintes", ce pourrait être le slogan du spectateur. Il se considère comme pionnier dans la mesure où le rire créerait un espace d'anti-espace, un rêve d’impossible, dans lequel les difficultés du réel seraient abolies au profit d'un onirisme vague et indéfini. Comme le spectateur ne peut trouver cet autre monde, aussi évanescent que l'univers des drogues, il recourt à deux attitudes, qui se rejoignent : 
- la destruction, assez rare, tant le désengagement du spectateur-révolutionnaire est patent; 
- l'autodestruction, qui est le terme de toute destruction et qui est la vraie attitude du spectateur, qui ne pouvant faire d'autre révolution que le renoncement à toute action signifie en fait que sa révolution du rien mène vers sa disparition.
Le rire est supercherie quand il entend remplacer la dimension de l'être dans le réel par le néant, tandis qu'il ne conserverait que la possibilité de garder la dimension malléable, tenue pour univoque - du coup terme du relativisme : l'unité idyllique est ce qui permet tout. L'abolition des valeurs signifie moins qu'il n'y a plus aucune valeur, sauf l'être, plutôt que seule l'abolition de l’être, plus celle de la pluralité des valeurs, peut aboutir à ce programme. Il ne reste plus que la valeur, unique, qui n'est pas la vérité : quelque chose est vrai parmi d'autres choses, mais l'unique débarrassé de toute différence : l'identité illusoire serait l'univocité, puisque si tout est un, la notion d'identité n'est plus possible, ne disposant plus de moyen de comparaison. 
La prétention du rire à ne plus être, dans le cas de l'ambition à briguer la création artistique (alors que la création le serait de rien, autant dire art de rien), est prétentieuse en ce qu'elle avoue son impossibilité par le ne ... plus : si je ne peux plus, que reste-t-il sinon un autre pouvoir? L'autodestruction des spectateurs et des zélateurs de ce rire répétitif et roboratif (ennuyeux pour certains) engendre, non l'anéantissement généralisé, mais le passage de pouvoir (témoin) vers d'autres personnes. Ce à quoi appellent ces spectateurs, c'est moins la disparition de l'existence que la possibilité d'en démissionner, tout en restant dans un no land's land, ou pour reprendre la formule romantique, un anywhere out of the world, qu'il faudrait étendre en la maximisant à : real.
Ce qu’il resterait du réel si le rire répétitif était exaucé, ce serait : un espace gélatineux et informel, qui relève peut-être du fantasme du foetus, et qui n’existe pas en ce qu’il n’est pas l’espace, même étrange, de ce qui n’est pas né, quoique déjà réel, mais qu’il est ce qui ne peut relever de l’espace, puisqu’il en a pris congé en même temps que de l’être. Que reste-t-il de ce réel, sinon un état désossé, dont on pourrait dire qu’il contredit son étymologie, puisque si le réel est ce qui est relatif aux choses matérielles, cette relativité n’est pas possible sans matérialisation? 
Autant dire : la malléabilité n’est pas envisageable sans l’être, qui serait plus sûrement son incarnation qu’il ne peut constituer sa négation. Le rire pur est celui qui rejette l’existence et qui empêche le changement sous prétexte d’autoriser toutes les possibilités, sans en choisir aucune. L’impossibilité est le masque de tous les possibles (comme de toutes les contradictions) et sa non-résolution ou son non-choix entraînent l’indistinction, qui se caractérise par ce relativisme absolu et absurde et cette soif de relativisation perçue comme libération, quand elle signifie l’enchaînement à la perte de ses remèdes, aussi bien que le signe de sa prochaine disparition. 
La vulgarité signe l’impossibilité de se fixer à une forme existante aussi bien que l’incapacité à définir quoi que ce soit et à confondre la singularité de l’unicité (l’existence) avec la singularité (l’impossible). La seule forme à laquelle elle se fixerait ne serait pas existante. Le comique ne rirait que dans le moment où sa négativité, dans un geste antiplatonicien, aspirerait à une positivité paradoxale, celle du néant. Peut-être aussi celle de Dieu, après tout, mais un Dieu paradoxal, qui refuserait que la connaissance humaine, créativité + raison, ne s’empare de son nom.
L’irrationnel constituerait la positivité paradoxale de la négativité, avec cette particularité que la positivité serait innommable, ce qui en ferait une positivité négative. Est-ce alors le destin du rire que d’être ce rire pur, répétitif, ce comique stéréotypé et grossier, cette vulgarité méchante et dénonciatrice, cette négativité dont on aurait oublié la face positive? Le rire tel qu'on le désigne positivement existe, mais il n'est pas ce que Bergson en dit dans son étude : il se déclencherait quand l'inanimé se révèle au sein de l'animé (dans le cas par exemple d'une chute). 
Mais cette conception impliquerait rien moins que de rendre soutenable l'existence du non-être, l'idée selon laquelle la négativité peut être positive, c'est-à-dire désigner un état, bien que par les mots qu'elle emploie, elle n'en désigne aucun (accessoirement, il est significatif que Bergson fasse de l'inanimé l'alternative de l'animé, alors que l'inanimé n'est pas ce qui n'est pas animé, mais lui est égal, mais ce qui n'est pas tel et lui est inférieur). Le rire désigne un état qui le provoque et qu'on peut relier à la légèreté autant qu'à l'imprévisibilité et à la rareté. Mais pourquoi le rire est-il valeureux quand il est rare - autant qu'il est vulgaire quand il est fréquent, comme quand, dans les spectacles comiques, il fonctionne sur la répétition à grande fréquence, au point d'en constituer la trame quasi monomaniaque?
Le rire est rare en ce qu'il survient comme l'extensibilité. C'est la faculté majeure autant qu’ignorée du réel, mais elle ne peut se remarquer qu'en période de croissance de l'être, ce qui explique que le rire ne puisse être fréquent et répétitif. Quand au caractère aléatoire du tire, cet aléatoire dans la malléabilité s'explique par le fait que le réel ne peut s'étendre de façon régulière et continue, mais discontinue et imprévisible, du fait que le malléable ne survient que dans les cas où l'être donné se trouve en situation de péricliter et de disparaître - ce qui induit que le rire prévisible signale la crise, comme la crise signe la bonne nouvelle. 
La particularité du rire d’être aléatoire signe son caractère religieux. Le rire est grâce, au sens où son effet jubilatoire et si plaisant (le rire signale le phénomène d’extensibilité) tient de la grâce. C’est un sentiment religieux en ce qu’il signale l’opération la plus importante et incomprise : le dévoilement du malléable - le secret non pas caché, mais incompris, selon lequel le réel ne se limite pas à l’être - encore moins au non-être, mais comporte la dimension qui fait rire : le changement de l’extensibilité. Autant dire, contre Bergson : le rire signale, plutôt que le plaquage de l’être sur le non-être, le signalement du malléable au sein de l’être.  

jeudi 16 janvier 2014

Par-delà la raison

L’une des caractéristiques de l’immanentisme entend subordonner la raison au désir. C’est l’idée selon laquelle les facultés intellectuelles sont subordonnées à l’emprise d’une faculté plus influente. Le but de ce postulat est d’expliquer pourquoi l’intelligence ne parvient pas à débrouiller le monde : parce qu’elle est subordonnée à un fonctionnement plus puissant qui la rend importante, mais secondaire. Évidemment, elle est déterminante quand elle se tient au service de cette faculté plus forte. 
Quelle est cette faculté? L’immanentisme identifie le désir, que par éloignement de l’intellectuel, on loge dans le physique. S’il s’agit d’établir un ordre, il est vague : on ne sait trop s’il est un ou multiple, vu que la question de l’unité du réel se trouve repositionnée au niveau de l’unité (polysémique) du désir. Or à quel niveau se positionne le désir? Au niveau individuel, là où la question du réel devient lointaine, voire secondaire. C’est avec désinvolture que Spinoza postule que le réel de nature immanente est incréé. L’incréation qui remplace l’infini ne s’en trouve pas davantage définie, mais cette question est secondaire : ce qui importe tourne autour du désir, dont le périmètre d’action relève de l’individuel. 
Du coup, ce qui compte, c’est la question éthique, qui se distingue de la morale, en ce que la morale prétend légiférer par rapport à l’ensemble du réel; quand l’éthique s’en tient à la sphère du désir. Le désir est singulier, au sens où sa multiplicité est secondaire et où la question de l’unité du réel importe peu. Ce qui compte, c’est l’unité du désir, et à ce niveau, le désir se révèle complet - singulier en ce sens.
Le choix du désir par rapport à la volonté exprime la démarcation avec Descartes. Ce dernier choisit une faculté encore trop intellectuelle, quand selon Spinoza, le réel ne peut être immanent que s’il est relié à l’homme par une faculté qui se tient au niveau du corps. Spinoza agit en lecteur attentif du Traité des passions, qui distingue les passions du corps de celles de l’âme, en montrant que le réel étendu se distingue du réel infini.
Le choix du désir est plus porteur que celui de Schopenhauer avec la volonté. Cette dernière est trop centrée sur l'homme et les animaux, quand le désir propose une vision immanentiste qui réconcilie le sujet avec son extériorité. L'immanentisme est consubstantiel au désir. Il ne garde de la substance du réel que l'immanentisme, soit que le réel se limite au physique. Que le réel du désir soit tel n'implique pas qu'il soit la fin du réel. En ce cas, le désir serait incomplet.
Sa complétude n'est envisageable que dans une configuration où il constitue la fin. Cet ordre n'est pas celui du transcendantalisme. Il est centré autour de ce que Spinoza nommera l'accroissement de la puissance, qui émane du sujet désirant. Derrière les discours de façade qui en masquent la signification, l'immanentisme ne peut que fonctionner selon l'ordre de la force. La loi du plus fort ressurgit derrière un vocabulaire un peu innovant.
Tout accroissement de la puissance du désir ne peut s'établir que dans une lutte entre les désirs, où les plus forts triompheront. Cela implique que le désir ne puisse désigner une réalité interindividuelle (ou intersingulière). Il est singulier : l'accroissement de sa puissance jamais collectif. Son ordre est individualiste. Pas dans le sens où l'individualisme serait un défaut, mais sa caractéristique et sa constante. Plus l'individualisme est exacerbé, plus il est bon - dominateur.
L'immanentisme depuis Spinoza ne peut être perçu comme généreux que dans une vision hallucinatoire, qui ressortit du même fantasme que celle présentant un Nietzsche de gauche (selon nos critères contemporains). La parenté entre Nietzsche et Spinoza ne va pas de soi : Spinoza fonde l'immanentisme, quand Nietzsche tente de le réformer - à perte et jusqu'à la folie. Nieztsche se situe alors (et déjà) au-delà du politique. Il ne peut plus proposer d'engagement politique, qui ruinerait sa réforme philosophique - quand Spinoza vend le libéralisme.
Qu’est-ce que le libéralisme, sinon l'expression de la loi du plus fort dans le domaine commercial? Pourquoi Spinoza établit-il une correspondance entre le libéralisme et son éthique? La raison se trouve au service du plus fort dans la mesure où elle sert le désir de l’ordre singulier. Quel est le déploiement de la raison quand elle se tient au service du désir? Comment, si elle est supérieure au désir, n’entraîne-t-elle pas sa transformation en quelque chose de supérieur? Comment peut-elle se trouver au service du désir? Qu’est-ce qu’un désir intelligent?
Le désir intelligent est le dominateur. L’intelligence, c’est dominer. La raison est domination. Mais cette raison qui sert le désir n’est pas celle qui cherche à comprendre le réel. La différence tient au statut du changement : la raison désirante accroît la puissance du désir, comme Spinoza le définit, quand la raison universelle cherche à accroître la connaissance humaine en tant qu’universel opposé au singulier.
La raison qui permet d’accroître le désir bloque la connaissance à la connaissance qui intéresse le désir (avec la question tant louée : que peut un corps?). Qu’est-ce qu’une raison désirante? Une raison qui se trouve façonnée par le désir, son univers et ses dimensions? C’est une raison qui entend dominer et qui ne fonctionne plus que selon la moitié de la définition qu’entend lui conférer Platon.
Selon Platon, et Parménide avant lui, la raison est ce qui permet de reconstituer la représentation déformée du réel dans le monde des sens en la reconnectant avec l’infini de l’Etre (expression intégrale du réel). La raison est l’instrument qui permet d’agrandir le monde de l’homme ou de la conscience, par une opération complexe de restitution de l’infiniment petit au sein du fini, puis par la transposition par prolongement des résultats obtenus sur l’infiniment grand supputé. 
La raison occupe une fonction dont la différence n’est pas alternative (une fonction assignée à la raison), mais tronquée (elle est centrée sur la partie monde de l’homme au sein du réel). L’immanentisme est fort rationnel, au sens où la raison s’exprime avec éclat dans le fini. Les nihilistes de tout poil le savaient et le proclamaient. Il suffit de se référer à l’intervention influente de la métaphysique, qui dès Aristote se réclame du rationalisme et de la scientificité, alors qu’on ne précise jamais qu’il s'agit d’une raison très spécifique qui est invoquée.
L’originalité de cette raison par rapport au statut de la raison transcendantaliste, d’expression ontologique dans la filiation ontologique (Parménide et Platon), c’est qu’elle permet d’accéder à la fin du réel, de telle sorte que le rationalisme se trouve davantage assumé par l’esprit du nihilisme que par celui de son concurrent originel, le transcendantalisme. Évidemment, la métaphysique se présente comme le compromis entre les deux tendances, mais la raison est l’expression attitrée du nihilisme, tandis que la raison transcendantaliste tend vers autre chose, au sens où elle ne constitue pas sa propre fin. Elle tend vers l’Etre (et ses synonymes : Idée, Forme...), ce qui implique que la raison n’est pas la fin du système transcendantaliste, dont l’ontologie est l’expression philosophique, mais qu’elle est au service d’une fin vague et indéfinissable. 
Du coup, le philosophe en vient à être fasciné par cette forme de philosophie (la métaphysique) qui privilégie la raison-fin. Il se pose des questions sur la forme concurrente (l’ontologie) qui se révèle incapable de définir la fin de la raison - et donc son objet. C’est le statut de la raison qu’il faut revoir, d’autant qu’elle concerne l’ensemble de la pensée, plus largement que la philosophie. Cette dernière se condamne à intégrer le nihilisme sous une forme inavouable en faisant de la raison la fin de son discours. Et tant pis si son discours a pour fin l’inconnu - elle rétablit encore plus le néant qu’elle rejette, ce qu’illustre l’embarras de Platon à la fin de son existence, dans le Sophiste.
On aboutit selon l’opposition transcendantalisme/nihilisme (ontologie/métaphysique dans son évolution philosophique) à l’opposition entre raison et raison. Chacun revendique la raison contre l’irraison, alors que l’irrationalisme se trouve intégré dans les deux systèmes, dans la métaphysique explicitement (chez Aristote, puis chez Descartes comme dire), mais dans l’ontologie sous la forme de l’indéfinition constitutive de l’Etre. C’est le signe que la raison n’est pas l’outil adapté pour produire de la pensée qui  définisse sa fin et invalide la présence irrationnelle du néant (ou de ses synonymes). Comment faire pour ne plus suivre la raison comme fin sans verser dans l’irrationalisme?
En se rendant compte que la raison n’est pas la fin, mais un instrument particulièrement important au service d’une faculté plus importante de l’homme, que ni les transcendantalistes, ni les nihilistes n’ont identifiée. Il est normal qu’ils aient retenu la raison comme fin du raisonnement émis par l’intelligence, car si la fin du réel est la constitution en ordre, la raison est ce qui permet de diviser, analyser et disséquer. 
Le réel est perçu comme l’ordre qui possède sa fin (ce qui est bien sûr le cas de l’être perçu comme fini, comme chez Aristote; mais c’est aussi le cas de l’Etre de Platon à partir du moment où il est entendu comme perfection). Mais si le réel doit être disséqué en vue d’une action précise qui consiste à l’étendre, le changer, bref s'il ne saurait être défini, alors il ne peut être réduit à la constitution en ordre - et la raison ne saurait être l’instrument de sa compréhension.

vendredi 3 janvier 2014

Voeux de bon millénaire

Les voeux pour l’année 2014 se déroulent dans un état de pré-insurrection, dont on espère qu’elle débouchera sur une révolution aux effets apaisés. Ne rêvons pas. Le système s’effondre et la parole se libère - contre lui : le 19 décembre 2013, un tribunal new-yorkais (la deuxième Cour d’appel) a estimé que le gouvernement saoudien, propriété de la famille des Seoud, était responsable, au moins partiellement, de l’organisation des attentats du 911. Voilà qui implique que la VO soit fausse et que la culpabilité d’Oussama relève de la galéjade (ce qu’on nomme le réseau al Quaeda, pépinière diffuse et confuse du terrorisme international financé par le wahhabisme, restant à définir à partir de son véritable commanditaire).
En France, le phénomène Dieudonné est utilisé par le pouvoir en place pour servir de diversion au véritable problème de la crise. Au lieu d’avaliser l’antagonisme entre l’antisémite (terme impropre) et le pouvoir ultralibéral, il convient de se rendre compte que cette polémique est utilisée aux fins d’aviver les tensions et de servir la stratégie : diviser pour régner. Tandis que le niveau de vie des Français s’effondre, on les divise sous un prétexte futile (et stupide) pour mieux perpétuer, voire accroître, la domination oligarchique.
D’autres éléments pourraient être invoqués, qui tous convergent vers le même sens. L’important est de constater que le peuple, loin des envolées démagogiques, qui le flattent comme une force aussi aveugle que bonne, est incapable dans un moment de crise, de faire preuve de lucidité, et choisit les partis extrémistes et violents contre ses intérêts, qui passent par la recherche de solutions constructives et pacifiques. Après les choix de régimes fascistes dans les années 30 suite à la crise financière (solution qui mena à la Seconde guerre mondiale), nous nous trouvons dans une situation, préalable et embryonnaire, où l’on recommence à accorder sa confiance à des factions violentes et incompétentes, comme l’illustre la montée de ces comiques manipulés et dépolitisés en Europe (Grillo ou Dieudonné), dont le point commun est de prôner le rire relativiste contre l’effondrement des valeurs.
Le seul moyen de se sortir de cette crise ne viendra donc pas du peuple, qui est incapable d’élans constructifs et qui se montre suiviste et passéiste, jusque dans ses révoltes aveugles. Il viendra de l’innovation encore inconnue et de ce fait aussi peu populaire qu'élitiste. Si cette innovation doit se manifester ailleurs qu’en Occident, eh bien, tant mieux. Peut-être que la situation dans nos régions est si désespérée, les mentalités si moutonnières, que l’élan ne peut repartir que d’autres contrées. Espérons que la France y participe, tant il est certain que l’émancipation de l’homme réussira.
Les solutions se laissent entrevoir : 
- au niveau politique, l’espace est une ouverture physique aux retombées incalculables. S’il n’est pas certain que l’essor puisse repartir d’un des coins de la Terre, le véritable enjeu est de savoir quand la nouvelle suprématie interviendra, quand elle basculera de la Terre vers l’espace. Pas dans les prochaines décennies, mais dans les siècles à venir. Quand arrivera l’anecdote concoctée par Asimov? Après plusieurs dizaines de milliers d’années de développement spatial, les hommes rechercheront leur planète originelle (à l’heure actuelle, le Terrien se demande plutôt où l’espèce humaine est apparue précisément et comment son développement s’est produit). 
- au niveau culturel, la découverte de nouveaux espaces physiques ne peut se dérouler que si de nouvelles formes de religieux sont mises en place. La connaissance n’est pas un mouvement physique déconnecté des facultés d’abstraction. On ne connaît qu’à partir de principes qui sont ensuite appliqués au physique (l’illusion d’optique fait voir les découvertes avant les principes). C’est la raison pour laquelle la crise est si importante et ne se résoudra pas tant qu’on l’aborde en termes seulement économiques ou sociaux - même politiques.
Le problème est plus profond, plus vaste. Nous n’arriverons à le résoudre que si nous nous rendons compte que l’identité est religieuse. Tant que nous en resterons à des résolutions superficielles et carencées, nous ne produirons que des illusions insuffisantes (délires dépolitisés, réformes économiques pertinentes...). Toute réflexion qui ne s’attache pas à cette question renvoie au bavardage - la plupart des questions proposent des diversions, aussi érudites et intéressantes soient-elles.
Le plus difficile n’est pas d’être inactuel, comme y invitait Nietzsche dans ses égarements, mais de se montrer actuel : saisir en quoi l’essentiel se confond avec l’actuel. Etre actuel, c’est non pas sacrifier au superficiel, mais retrouver les principes dans les accidents. Le journalisme se garde de le faire, lui qui ne garde des principes que leur superficialité. Ceux-ci tendent autour du même thème : qu’est-ce que la croissance? Si on explique la croissance par l’innovation et la création, la croissance physique est adossée à la propriété d’extensibilité (le physique et l’instant ne constituent que les supports immédiats du réel).
C’est vers cette construction qu’il faut tendre, même si sa nature est d’excéder le temps et de ne pas se manifester en termes de chronologie linéaire. Son avènement tardera à se produire, parce que son unité concerne l’ensemble du temps déroulé, et son application directe se manifeste par une longue période temporelle, qui ne fait que commencer (à ses prémisses). Autant dire que les deux dimensions du réel sont liées, même si le deuxième point prendra plus de temps à advenir que le premier, bien que son avènement soit nécessaire à l’édification physique.
Ces voeux sont donc destinés aux siècles à venir, et pas (seulement) à l’année qui vient.