vendredi 26 février 2016

L'accomplissement de la volonté générale

L'apport des robots ne se limite pas au bénéfice économique, social ou individuel qu'on en tire. Par exemple, les robots vont occuper les emplois des hommes de plus en plus, modifiant la question du temps de travail. La société va basculer dans une société non pas de loisir au sens de farniente décadent, comme certains passéistes s'en inquiètent, mais de liberté créatrice, où l'homme aura la possibilité essentielle de créer; prosaïquement, l'individu pourra compter sur l'aide de robots, dont la nature non humaine permettra leur exploitation sans qu'on parle d’esclavages. 
Évidemment, le jour viendra où la distinction entre les robots et les hommes sera imperceptible, non pas au sens où le robot sera en mesure de prendre la place de l'homme (c'est la question qui obsède Asimov, sans qu'il songe à la dépasser), mais où l'homme saura utiliser le robot pour assurer sa survie, plus que son éternité, de telle sorte qu'on ne sera plus en mesure de distinguer entre l'homme et le robot, mais que le nouvel homme sera un esprit dont le corps est robot et dont l'esprit verra ses capacités neurales boostées par l'adjonction d'éléments technologiques auparavant utilisés chez les robots. 
Mais l'apport principal du robot intervient en politique : la volonté générale est le seul moyen de permettre que la société ne verse pas dans l'oligarchie. Si la société penche vers l'oligarchie, elle se condamne rapidement à l'instabilité. Si elle recourt à la volonté générale, elle se donne théoriquement les moyens de tendre vers la pérennité, sans jamais y parvenir tout à fait, car  la volonté générale n'existe pas, elle est une fiction très pratique inventée par les hommes, qui permet de résoudre la plupart des problèmes posés par la nature individualiste de l'oligarchie (menant à l'incomplétude et à l'instabilité politiques), mais qui ne peut prétendre à l'existence, n'en déplaise à Rousseau. 
Dès lors, la réflexion politique est obligée d'admettre qu'elle ne peut tendre à la pérennité, qu'elle est au mieux un expédient positif. Raison pour laquelle des apologètes de forme violente d'organisation politique peuvent poser des problèmes aigus et pertinents, y compris quelques siècles plus tard : tant qu'on n'aura pas résolu le problème des fondements du pouvoir, toute réponse apportée ne sera pas disqualifiante (il y en a deux principales, l'oligarchie et la république).
La réponse oligarchique pourra toujours se prévaloir du réalisme et du pragmatisme pour insinuer qu'elle se montre plus pérenne que son alternative, plus enthousiasmante, mais plus idéale aussi. Tant que des individus gouverneront (exerceront le pouvoir), ils ne seront jamais seulement les responsables personnifiant la volonté générale, ils seront toujours et ces responsables et des individus, dont la particularité sera toujours de préférer leurs intérêts à la volonté générale, pour la raison que cette dernière sera toujours moins existante que la première, fût-elle plus noble et présentable. Au sein de la volonté générale, on trouve un vice inexpugnable : il faudrait qu'elle ne soit plus dirigée par des individus pour que la pente oligarchique ne soit pas privilégiée à un moment ou un autre - au début, on jure que ce ne sera pas le cas, puis, petit à petit, on finit, de compromis en acceptation, voire en renoncements, à glisser dans le fonctionnement oligarchique pur et simple.
Comment s'en sortir? Est-on voué à un certain fatalisme incluant le pessimisme? Tant que l'homme ne parviendra pas à trouver un moyen de ne plus être dirigé par des individus, aussi vertueux soient-ils, il sera condamné à osciller entre oligarchie et république, même s'il parvient au fil du temps à atténuer les inconvénients du premier régime, tout en prolongeant de plus en plus le second. Ce moyen commence à être visible, même si on en est loin. Depuis que les robots ne sont plus seulement des supplétifs aux tâches ouvrières, les plus physiques et les plus mécaniques, ils peuvent de plus en plus prendre la place des hommes, et si l'on peut se demander s'ils sont capables de créativité, il s'avère de plus en plus probable que bien des décisions et des jugements peuvent être paramétrés, un peu comme on peut paramétrer un grand nombre de coups aux échecs.
Et pourquoi pas les hommes politiques? Si dans un roman d'Asimov, un robot peut tout à fait être un enquêteur, alors les fonctions d'homme politique peuvent tout aussi bien être effectuées par des robots perfectionnées et subtilement paramétrés. Avec un avantage de taille, presque impossible à quantifier : finis les problèmes d'individualisme, le carriérisme, l'arrivisme, la corruption, en bref, la lutte indéfinie et désespérante entre l’oligarchie et la république. 
Des robots politiciens déchargeront l'homme de cette tâche ingrate, consistant à ne jamais réussir à échapper aux travers individualistes, tout en réussissant après bien des efforts à améliorer peu à peu, laborieusement, les modes de vie. Les robots rendront caduc le problème de la volonté générale, car ils peuvent agir pour l'intérêt général sans penser à eux-mêmes. Les tentations individualistes ne les concerneront pas et ils seront capables d’administrer le bien public au service de l'intérêt général. Autrement dit : le seul moyen de rendre l'idéal de la volonté générale palpable consiste à ce qu'il soit endossé par des forces extérieures, qui agissent au service de l'homme, tout en lui étant étranger. Mission accomplie.

vendredi 19 février 2016

Le caché durable

Comment le complot fait-il pour se produire de manière cachée? Cette question en contient une autre : qu'est-ce que le caché? Le caché existe-t-il, au sens où il existerait un domaine qui resterait à jamais caché au sein du réel? Ce qu'on nomme caché ressorti d'une forme rare de visible, au sens où le réel est visible. Rien de réel ne peut demeurer caché, ce qui explique que les complots échouent toujours. Le visible du réel signifie qu'il n'existe qu'un type de réel ou qu'une forme, même s'il existe deux niveaux + la faculté de malléabilité. Il n'est pas possible de trouver des arrières-plans ou des recoins au sein du réel. Pourtant, les complots existent; ou encore : il est possible de réussir des secrets. D'une manière générale, le fait que le réel échappe à la connaissance humaine (ce qui ne signifie pas qu'il soit infini en terme d'être, en étendue en ce sens) rend possible que l'homme puisse facilement recourir à de l'inconnu, comme à ce qui n'est pas encore connu. L'inconnu peut certes désigner des domaines qui échappaient aux parties qui sont déjà connues de l'homme, mais aussi des parties dans le domaine connu, qui ont été mal approfondies, tant la texture du réel est presque inépuisable dans sa manifestation finie d'être, du fait des deux niveaux (donc un qui est inconnu). D'où l'aberration du complotisme, qui ne peut reposer sur du visible et qui implique plutôt que du caché du durable existe.

jeudi 11 février 2016

Le doute total

Le doute peut-il être total?
On a souvent tendance à croire que douter, c'est avant tout douter totalement. On peut douter en partie et/ou provisoirement, mais le doute le plus accompli serait total et définitif. Or il semble que le doute total ne corresponde qu'à l'hypertrophie d'une faculté transitoire dans l'instance de jugement - faculté qui consiste à remettre en question la connaissance acquise et à se remettre en quête de. Le doute est donc un aiguillon, pas un terme à l’activité de connaissance (en précisant ici que juger signifie l'opération par laquelle on achève la connaissance, après en avoir propose la forme descriptive, qui correspond stricto sensu à l'acte scientifique).

mardi 9 février 2016

Le recours à la sophistique chez Descartes.

On ne remarque pas assez que Descartes est ce qu'on nomme couramment un sophiste, au sens où, face à une difficulté, il préfère jouer avec les mots que s'assurer de leur réalité, ce qui signifie de leur connexion avec les objets. C'est ainsi qu'il définit la liberté comme ce qui est compatible avec la Providence (Leibniz notera dans ses Remarques sur les Principes l'absence de logique qui préside à cette affirmation). De même, le néant coexiste à côté de Dieu, bien que Dieu soit l'infini. Cette inclination pour le paradoxe vient moins de ce que Descartes choisirait d'inféoder la raison à la Révélation que de son refus orgueilleux de reconnaître qu'il ne sait pas, bien qu'il ait appliqué sa méthode. S'il arrive à Descartes de reconnaître que les choses sont ainsi, parce que la Bible le dit, comme au sujet de la liberté justement, la plupart du temps, il tient à montrer que sa méthode mène à la vérité. S'il lui reconnaissait des limites explicatives, il serait contraint de reconnaître qu'il n'a pas réussi à édifier sa théorie rendant possible la connaissance - et il aurait dû cesser ses expériences scientifiques, dont on comprend les résultats catastrophiques du fait qu'elles sont adossées sur une méthode erronée. La connaissance du réel s'obtient par le raisonnement circulaire de type interne, sans besoin de le vérifier par l'expérience externe, du fait que la théorie s'est obtenue en s'appuyant sur la croyance dans la possibilité que le rationalisme soit la méthode qui fonctionne. Mais produire un raisonnement cohérent à partir d'un petit nombre de prémisses, ce qu'il revendique dans le Discours de la méthode, est envisageable comme possible sans que le résultat plausible ou hypothétique ne soit réel. Descartes confond le certain et le possible, comme il confond la certitude et l'intériorité. Le sophisme s'appuie sur la trop grande confiance accordée au langage, comme si employer les bons mots suffisaient à dire quelque chose de réel et de vrai (l'orgueil de bien parler entre bien entendu en jeu dans ce sentiment de confiance exacerbée). Mais cet aspect sophistique de Descartes ne doit pas faire oublier que l'ensemble de sa philosophie ne repose heureusement pas sur cette technique rhétorique (s'appuyant sur le fait que Descartes s'avance en remarquable styliste). Les fondements de cette oeuvre fondatrice (de la philosophie moderne, donc de la métaphysique éponyme) s'appuient sur la confiance aveugle et obligée (plus que naïve) dans le préjugé selon lequel le réel est l'être et, in fine, l'être est stable (donc la vérité en tant qu'ensemble peut être atteinte). La stabilité de l'être n'est certes pas définissable (sans quoi l'échec de Descartes serait patent) et Descartes présente l'intelligence de faire de Dieu l'unique connaisseur du réel capable de le décrire et de le définir, mais le fait que la possibilité soit, et que cette possibilité soit en même temps nécessaire (condition sine qua non pour qu'elle ressortisse de l'attribution divine) implique implicitement que la connaissance soit possible, même sans la maîtrise de ses fondements, et que, en particulier, la connaissance scientifique soit viable. On ne remarque pas assez les conditions implicites sur lesquelles s'élabore la réflexion de Descartes et sans lesquelles ses techniques sophistiques seraient démasquées.