vendredi 23 janvier 2015

Qu'est-ce que la connaissance?

Le fait que Leibniz essaye de réconcilier l'intériorité et l'extériorité du sujet, en montrant que la connaissance est un mouvement qui va de l'intérieur vers l'extérieur amène à poser la question de la scission qu'opère Descartes de manière spectaculaire et symbolique juste avant lui. Pour Aristote, le père de la métaphysique, la question ne se posait pas.
Que s'est-il passé pour que s'instaure cette scission qui met en péril l'activité cardinale de l'homme : la connaissance? Pourquoi la réforme de la métaphysique impose-t-elle d'engendrer la scission et l'expulsion de l'extériorité? 
A cause de l'exigence de certitude. Aristote estimait qu'il allait presque réussir à achever la connaissance de son vivant, suite à ses travaux décisifs. Pourtant, quand Descartes surgit, quelques 2 000 ans plus tard, force est de reconnaître que la science aristotélicienne n'a guère achevé son pari. Au contraire, elle s'est engoncée dans une telle crise qu'elle est sur le point de s'éteindre.
Conclusion de Descartes : il faut la réformer, non pas en changeant de fond en comble sa méthode, mais plus précisément en ne changeant que ce qui empêche sa méthode de se finaliser. Le but de Descartes est de conserver l'essentiel, tout en modifiant certains détails.
L'essentiel : la certitude, autrement dit l'ambition d'achever le savoir.
Les détails : le seul moyen de parvenir à cette certitude est d'abandonner l'extériorité comme le domaine de l'incertain, que l'on peut connaître partiellement, mais toujours de manière imparfaite et incertaine, sans clarté.
Du coup, la métaphysique se retrouve contrainte, pour conserver ses prérogatives, d'abandonner l'extérieur et de considérer que l'important est de détenir un bastion de certitude, qui sera chez Descartes le Cogito ou l'intérieur. La suite de la métaphysique moderne se contente de projeter sur l'extérieur ce que la raison décrète, sans accorder la valeur de vérification à l'expérience, alors que c'est l'adjonction cardinale qu'introduit la science moderne et que Leibniz exige que cette innovation soit transposée avec succès à la démarche philosophique, via l'usage de la logique.
Il n'est pas étonnant que dans ces conditions, la connaissance philosophique que produira la métaphysique soit tronquée, déconnectée de l'extérieur et de sa connaissance, et que le divorce entre science et philosophie soit consommé. Dès le départ, la science, à l'instar de la physique, va utiliser la logique de facture classique en la perfectionnant, tandis que Descartes entend opérer sur ce terrain un véritable coupe de force.
Descartes décide de supprimer les principes qui fondent la logique classique et de les remplacer par des notions qui étaient auparavant tenues pour dérivées, voire insuffisantes (insuffisamment démontrées) et qui ont pour notable avantage de supprimer la nécessité de relier l'intérieur à l'extérieur, de telle sorte que la connaissance devient possible seulement quand elle se trouve cantonnée à l'intérieur. Une caractéristique majeure de cette entreprise de subversion travestie en réforme viable, c'est que ces notions de clair et de distinct sont d'autant plus proclamées comme axiomatiques qu'elles sont indéfinies.
Descartes a réussi son coup : créer une métaphysique réformée, qui pourra d’autant plus se réclamer de la certitude qu'elle sera seulement interne (donc que son critère de vérification ne sera autre qu'elle-même). Seul défaut, majeur : cette métaphysique ne se remettra jamais de sa perte d'identité initiale comme théorie de la connaissance. Car on ne sait plus bien ce que doit faire cette approche solipsiste et psychologique de la philosophie, si elle ne vise plus la connaissance, mais se contente d'introspection (reproche qu'adresse Leibniz, selon lequel la philoosphie a raté son virage depuis Aristote et à cause du mauvaise usage de la logique).
Si Descartes a réhabilité la métaphysique, c'est au prix de la ruine de son ambition de connaissance et au profit d'une connaissance qui n'est plus scientifique. Au final, la science en tirera les conséquences, puisqu'elle se démarquera de la tutrice philosophique, ce qui ne veut pas dire que la science ne s'intéresse plus aux questions philosophiques, mais qu'elle ne tient plus compte de la démarche métaphysique.
Cette philosophie affronte courageusement les problèmes de connaissance et de réconciliation de l'intérieur et de l'extérieur, mais sans véritable programme philosophique. La suite de la philosophie moderne, marquée par la prégnance de la métaphysique rénovée issue de Descartes, ne se remettra jamais de cette scission initiée par Descartes.
Elle cherchera toujours, d'une ou d'autre manière, à réconcilier l'intérieur avec l'extérieur, en pensant que le pouvoir de la raison est cantonné à l'intériorité. Leibniz a raison de rappeler que le propre de la raison est de connaître l'extérieur, et que cette évidence n'a pas à être prouvée depuis l'intérieur - de même qu'on pourrait ajouter que l'intérieur n'est pas plus sûr que l'extérieur, la raison n'étant pas davantage centrée sur l'intérieur du sujet que sur son extérieur.
On pourrait reprocher à Leibniz de ne pas avoir cherché à expliquer pourquoi la connaissance est évidente, et pourquoi la raison présente cette caractéristique de décentrement hors du sujet. La métaphysique a joué sur ce thème : elle au moins propose quelque chose de précis, même si c'est faux.  Leibniz ne propose pas d'autre théorie que sa vérification a posteriori, ce qui lui donne une connotation théorique étrange.
L'évidence de la connaissance devrait pouvoir être expliquée par la philosophie, mais cette limite, si elle n'est pas expliquée par le savant Leibniz, reste comme une déficience de la philosophie telle qu'elle se conçoit, car c'est le propre de la philosophie d'expliquer les principes, comme le rappelle Leibniz, et la science n'y est nullement contrainte. De ce point de vue, Leibniz tendrait à adopter plus un comportement de scientifique en philosophie qu'une attitude de philosophe cherchant à définir ce qu'est l'infini (bien qu'il manifeste le courage de fixer à la philosophie la tâche de pouvoir définir de mieux en mieux l'infini).
Expliquer la connaissance ne peut se faire depuis l'être, car cela impliquerait que la raison puisse régenter l'ensemble de l'être, depuis son point de vue de sujet partiel. Cela revient à estimer que la raison ne pourrait connaître qu'en adoptant le point de vue divin - sinon la raison humaine ne peut connaître que partiellement et graduellement.
Il ne s'agit pas d'attendre que la raison connaisse tout, mais de répondre à la question : pourquoi la connaissance est-elle inexpliquée par l'hypothèse de Leibniz? Pourquoi en reste-t-elle au stade de l'évidence? La réponse que j'entrevois : parce qu'elle repose sur des mécanismes qui ne sont pas réductibles à la raison et dont l'origine sort de l'être. Les limites de la connaissance font écho aux limites de l'être et renvoient à autre chose que ce qui est.
La raison pour laquelle Leibniz échoue, en termes d'influence, n'est pas parce que ses critiques contre la méthode paralogique de Descartes sont fausses, mais parce que ce qu'il propose reste inexpliqué. Descartes présente au moins l'avantage de proposer quelque chose d'extrêmement ambitieux et déraisonnable (car proposer une méthode de vérité certaine impliquerait que le réel soit prédictible et linéaire).
Du coup, même si la méthode de Descartes est logiquement fausse et si les résultats scientifiques qu'il engendre sont faux, dès leurs temps, il reste que Descartes a propos quelque chose et que mieux vaut proposer quelque chose de faux que quelque chose d'indéterminé. Leibniz s’est montré trop subtil et trop honnête dans sa tentative d’édicter une méthode qui s'appuie sur des hypothèses axiomatiques et in fine sur le critère d'évidence.
La scission qu'a opérée la métaphysique n'a pu dans ces conditions être résolue par Leibniz et le postulat qu'introduit Descartes, pour fragile et contestable qu'il soit, n'a pu être contesté par la suite, car Descartes a posé le cadre, à partir duquel les successeurs jusqu'à nos jours n'ont jamais fait qu’affiner et bricoler.
L'avertissement que Leibniz lançait à Descartes, de proposer en guise de théorie de la connaissance, une théorie psychologique enfermée dans le langage, n'aura pas été retenu, car désormais, les inventions sans aucune véritable possibilité de connexion avec l'extérieur, sont lancées comme des hypothèses internes et a priori aussi subtiles qu'incertaines. 
Les lecteurs ne sont plus confortés à des savants proposant des théories de connaissance qu'à des spéculateurs se piquant de cohérence interne, en oubliant que la logique n'existe pas sans lien avec l'extérieur. Ces extrapolations, qui pourraient être qualifiées d'extraspections, au sens où elles sont tournées vers l'extérieur, ne tendent toutefois pas à instaurer un lien avec l'extérieur, mais se contentent de pures hypothèses intérieures sur l'extérieur, sans aucun souci de vérification autre que le critère de cohérence interne, qui ne sort pas du solipsisme.
L'exigence de rigueur est d'autant plus accrue que la rigueur se démarque du propre de la logique et serait une forme de logique purement interne. Quand Heidegger lance l'hypothèse de son Dasein, il ne l'intéresse pas de vérifier sa pertinence dans le réel, tout comme la vérité ne l'intéresse pas, mais de proposer une idée aussi rigoureuse que nouvelle.
Peu importe sa teneur en réel. La philosophie, de théorie permettant de découvrir (la découverte ne s’effectuant que dans le champ de ce qui est étranger), est passée à un jeu subtil de devinette, où le plus inventif gagnerait à condition que son inventivité n'entre pas en connexion avec l'extérieur. Ne reste plus que le réel dans sa dimension d’introspection rationnelle, l’imaginaire étant dévolu à la littérature.

lundi 12 janvier 2015

Le différent

Peut-on dire que le caché complète de manière marginale et inférieure le visible - ou qu'il exprime la majorité du réel, auquel cas il exprime le propre du réel? Dans ce cas, on englobe sous le même terme deux types de caché : le caché destiné à devenir visible et celui destiné à rester caché.
Dans l'autre cas, comment comprendre le caché? Désigne-t-on sous ce terme une partie de réel qui existerait comme caché ou quelque chose qui ne l'est pas en tant que tel, mais le devient du fait d'une mauvaise visibilité?
Cette dernière question permet de révoquer la première, en ce qu'il n'existe pas de caché en tant que tel. Tout caché ne l'est que par rapport à son manque de visibilité. Ce qui amène à rappeler que la visibilité ne peut être totale que du point de vue divin, si tant est que ce point de vue existe sous la forme qu'on lui prête.
Il ne se trouve pas de caché, à moins de considérer que ce qui est caché est inférieur au visible. Dans ce cas, et dans ce cas seulement, le caché existe, mais sous forme de compression. Le caché n'est pas un recours, au sens où qui vit de caché vit amoindri. Celui qui décréterait qu’il peut manipuler le visible depuis le caché commettrait une redoutable erreur d'appréciation, puisque le caché n'est qu'une misérable cache, qui ne peut accueillir que ceux qui souhaitent vivre en marge et ne comprendre de la réalité que des versions faibles et farfelues.
Voilà ce qui attend les thuriféraires du complotisme, qui en expliquant le déroulement du monde par l'optique obtuse du caché se condamnent à adhérer à des billevesées. Sinon, ce qu'on nomme caché n’utilise pas la bonne terminologie, car l'observateur qui est partie du réel ne peut saisir l'ensemble du réel. C'est ainsi qu'il ne peut que découvrir de nouvelles formes de réel depuis son point de vue imparfait et que ce qu'il découvre n'est pas caché, plutôt invisible à sa perception déficiente.
Il progresse dans sa vision du réel, mais il ne peut embrasser le réel de manière totale. Mais cette vision totale existe-t-elle? Constat : c'est quand surgit la crise que progresse le complotisme. Cette prééminence outrancière du caché définitif et fantasmatique signale que le réel n'est peut-être pas constitué d’une manière univoque.
Raison pour laquelle on attache tant d'importance à signaler son existence, parce qu'il constitue la manière déformée et incomprise de signaler que ce qui est caché n'est pas visible.
Encore que cette manière en reste dans les bornes du transcendantalisme, dont le postulat premier est que le réel est univoque et se déploie sous une forme mystérieuse, voire contradictoire (il valide de manière transcendantaliste l'hypothèse selon laquelle le caché peut se montrer supérieur au visible). Le caché reste de l'être, même si on l'appelle Être.
Si l'on change les données, on se rend compte que ce qui pose problème n'est pas que le non perçu soit de l'être, car on voit mal dans ce cas pourquoi de l'être aurait du mal à reconnaître du similaire, fût-il de l’Être, bien que la doctrine usuelle du transcendantalisme affirme le contraire. En témoigne le fait que l’Être n'est jamais défini. Il ne l'est pas parce qu'il n'existe pas et qu'à sa place, ce qui existe surtout, c'est autre chose que de l'être.
Il est prévisible que cet autre que l'être soit indéfiniment caché, puisqu'en guise de caché, il est tout simplement autre, donc invisible. L'appellation caché est mal adaptée pour désigner ce qui n'est pas caché, mais pas perçu (car différent). Elle ne serait valable que si elle s'appliquait à ce qui est identique, quoique inexplicablement non perçu et en plus perceptible, comme le pense tout bon transcendantaliste sans pouvoir l'expliquer (parlant, pour  pallier sa faiblesse argumentative, des mystères de la foi).
Ce qui est visible et ne peut se voir s'avère soit caché, sur un mode uniforme et inférieur, soit différent, ce qui implique que le différent ne soit pas vu parce que l'observateur s'attend à apercevoir de l'être et ne voit pas ce qui relève de quelque chose tout en n'étant pas tel. L’incompréhension de ce qui est différent, et pourtant réel, viendrait de l'absence de perception de ce qui constitue la différence.
Pourtant, l'hypothèse, historiquement révolutionnaire, est féconde. S'il existe autre chose que de l'être, du réel complémentaire à l'être, voilà qui explique que nous ne voyions pas cette réalité depuis notre perception de l'être. Voilà qui explique en filigrane que fleurisse l’explication du caché, comme déformation du phénomène du différent, dont la manifestation devient remarquable par temps de crise. La crise
Le complotisme surgissant en période de crise accroît encore cette déformation en proposant que le différent soit le caché. Soit que du cohérent devienne inconséquent. Il retient bien l'hypothèse du différent, mais ne parvient pas à sortir de la mentalité majoritaire, le transcendantalisme. Du coup, il prend le caché pour le différent, alors qu'il est de l'être inférieur et marginal.
Engoncé dans son raisonnement, il persiste à prendre le caché pour du différent, sans se rendre compte de l'évidence : le caché n'est que de l'inconséquent, pas du différent. Le complotisme propose une aberration de l'explication transcendantaliste, dont le mérite est de reconnaître la crise, mais sans y apporter de réponse cohérente.
Il faut sortir d'urgence du complotisme, comme il faut sortir de la crise, sans quoi on en reste à la conception de l'être telle qu'elle existe et telle qu'elle s'avère dépassée. Le simplisme du complotisme, son obsolescence, empêchent justement de sortir de la crise et oblige son supporter fan(atique) à ne pouvoir sortir du problème qu'il a soulevé. Du coup, il se voit contraint d'en revenir aux valeurs qu'il combat, dont il jugera qu'elles sont maléfiques, mais finalement inévitables.

mardi 6 janvier 2015

La loi du caché

Il n'est pas possible de vivre complètement caché. Ce constat implique que des objets dotés de facultés de perception, voire de conscience, puissent ne pas en détecter d'autres au sein de l'ensemble, mais que l'invisible ne soit pas le caché. Le caché implique que ce qui est puisse ne pas être vu du tout, alors que l'invisible signifie seulement que certains ne voient pas ce que d'autres verront - ou voient déjà.
De ce fait, le complotisme nie la structure du réel, en prétendant que ce qui est peut ne pas être visible. Pis, ce qui est visible n'est que la superficie de ce qui est caché. A ce compte, non seulement la connaissance devient impossible, mais le fonctionnement du réel devient problématique : comment fonctionner selon un mode qui décrète que ce qui fait fonctionner détruit et que l'on ne sait pas bien comment expliquer que les choses demeurent quand même (sauf à expliquer que le nouveau provient du hasard)?
Dans le schéma logique, le caché ne peut exister sans le visible. Le complot s'intègre dans cette catégorie : ce qui est visible peut de temps à autre, selon ses besoins, se comporter de manière cachée, mais ne peut ni devenir complètement caché, ni le rester. Le visible montre sa suprématie sur le caché, au sens où l'objet peut être visible, sans être caché, mais non l'inverse.
Le complot existe bel et bien; par contre, le complotisme ne peut exister, puisqu'il nie la suprématie du visible sur le caché. Cette prétention exorbitante à inverser le cours des choses revient à détruire la rationalité, au sens où l’ordre des raisons n'existe plus et que s'y substitue le chaos, plus ou moins constructeur.
Voilà qui explique que le caché présente une curieuse caractéristique : il ne peut s'empêcher de conserver des traces et de finir par dévoiler ce qui aurait dû rester caché. Le caché est appelé à devenir visible (en est une forme rare). Comment expliquer cette étrangeté, si le caché est le plus puissant et s'il peut rester tel qu'il se présente, c'est-à-dire qu'il ne se présente pas?
Par contre, si le caché n'est qu'une intermittence du visible, alors cela explique pourquoi il a besoin d'apparaître visible, de laisser des traces. D'une manière générale, ne dit-on pas que le crime parfait n'existe pas? Idem avec le complot, dont les liens avec le crime sont patents : pas de complot parfait, mais des préparatifs qui laissent des traces, des témoins qui ne peuvent empêcher de parler, des documents qui ressortent à la surface pour la plus grande joie des historiens...
La visibilité, qui signe toute réalité, et sans laquelle le réel ne serait pas le réel, indique le fait récurrent selon lequel les complots ratent toujours leurs objectifs : ce qui veut rester caché ne peut que devenir visible. Le passage du caché au visible est obligatoire pour qui s'étonne de ce fait, sans quoi ce n'est plus du réel, mais un fantasme (que la faculté d’imagination rend possible, au nom des possibles irréalisables).
Il faudrait plutôt s'étonner que certains puissent croire en la primauté du caché sur le visible : le caché ne ressort tout simplement pas de la plénitude du réel. S'il n'est pas du plein, qu'est-il? Il ne correspond pas à l'idée selon laquelle le visible serait à compléter par un complément, dont la texture serait différente de l'être. 
Cacher contient les notions de contrainte et de compression. Outre que l'on peut à bon droit se demander comment ce qui se trouve contraint et compressé pourrait diriger le monde, comme l'entend la théorie complotiste, il convient en outre de se rendre compte que le compressé est compression d'être, tout comme la contrainte n'en reste pas moins contrainte d'être.
Autrement dit, on ne sort pas de l'être quand on adhère à la vision complotiste du caché (le caché persistant), tout comme dans la vision classique du transcendantalisme qui promet l’Être. Mais on propose un être inférieur, qui devrait au surplus dominer, ce qui signifie que le complotisme prend ses militants pour des imbéciles capables de gober toutes les contradictions.
Le complotisme propose une vision du monde qui restitue le contradictoire au lieu de la recherche de cohérence et d'identité. Si A n'est pas seulement A, mais peut aussi être un B, alors l'arbitraire est restauré - et le caché peut se révéler dominant et pérenne dans le fonctionnement du réel. 
Tout ce fonctionnement donne le droit aux plus forts d'imposer leur loi, même quand elle bat en brèche les règles de la logique - le fonctionnement du réel. C'est reconnaître que le complotisme travaille pour l'illogique et l'arbitraire, alors qu'il prétend restaurer la vérité pour tous. 
Mais si la vérité pour tous est contradictoire, elle ne peut que servir les intérêts de certains dans un temps restreint. Le complotisme n'est pas une théorie viable, c'est un charabia qui sert l'intérêt de ceux qui le diffusent, et qui ne sont autres que ceux-là même qu'il dénonce. 
Reste à rappeler l'essentiel : le complotisme n'est pas viable - de même que vivre caché n'est pas tenable. Les comploteurs pensent que le complot qu'ils intentent réussira à rendre le cours des choses favorable à leurs desseins, alors qu'il commençait à leur échapper.
Le comploteur n'est pas seulement contre-révolutionnaire, il se veut ultraconservateur, et, si l'on s'avise qu'il se trompe, il se montre même réactionnaire de choc, considérant que le meilleur est à restaurer. Mais aussi pathétique en diable : son entreprise ne peut faire qu'accélérer le changement qu'il estime lui être défavorable.
Il favorise par son complot l'entreprise qu'il entend empêcher. Comment se fait-il que le fonctionnement du réel ne puisse être contrecarré, si ceux qui vont à l'encontre de ses principes travaillent à leur insu pour lui? Parce que le comploteur ne peut imposer ses vues qu'en délimitant une infime partie du réel comme son pré carré, et en rendant la majorité hostile. 
Il ne peut que perdre son combat au nom du rapport de force. Le seul moyen de changer le réel est d'aller dans le sens de son progrès, c'est-à-dire de la satisfaction de son ensemble. Le comploteur agit comme si toutes les parties n’étaient pas reliées entre elles et comme si l'action sur une de ses parties n'avait pas d'incidence sur le restant.
Il a tort, mais le complotisme n'est pas l'antithèse du comploteur, plutôt sa caution légitime. Tout aussi inconséquent que son maître le comploteur, le complotiste fait croire que dénoncer les agissements de comploteurs imaginaires est suffisant à leur résolution, ce qui induit que son but est la vengeance, mais surtout le dérivatif rendant impossible la résolution.
S'il est aberrant de sombrer dans l'excès inverse, consistant à réfuter l'existence du caché, comme si tout ce qui relève du réel était seulement visible, le problème de l'heure, qui n'est pas le complotisme, consiste à estimer que la surface visible n'est pas suffisante. Le complotisme pense proposer une solution en agrandissant la surface insuffisante du visible par l'adjonction du caché.
Mais soit le caché est d'ordre habituel, auquel cas il n'est que l'adjonction reconnue et moindre du visible, qui ne change guère la donne - soit le caché prend un aspect fantastique, qui lui confère une portée certes extraordinaires et originale, mais dont la portée chimérique interdit d'en considérer l'application possible, voire souhaitable. On ne peut changer la surface visible qu’en lui adjoignant du visible non discerné, qui en agrandira physiquement la surface, contredisant la loi de l'entropie appliquée non plus à la physique seule, mais à l’ensemble du réel (il est vrai mal défini, donc propice à ce genre de déformation). 
Le complotisme intervient comme la tentative désespérée d’empêcher cette solution et de lui substituer une alternative impossible, dont la réalité déniée consiste à empêcher le changement, ou plutôt, à considérer que le changement est possible dans la continuité des choses telles qu'elles sont. De ce point de vue, le complotiste exprime la même attente que le comploteur, à ceci près que le complot en est la version active, quand le complotisme s'impose comme la version selon laquelle la majorité doit être passive et résignée.