dimanche 31 mars 2013

L'anecdote fidèle

Roland Jaccard écrit deux types de livres : des essais érudits consacrés à la psychanalyse (je range dans cette catégorie ses aphorismes), des journaux intimes. Leur lien : le nihilisme tel que Jaccard le professe. Quel serait le lien entre l'essai et le journal intime? L'érudition va de pair avec la confession. Exister va de pair avec connaître.
Le lien entre deux genres : la domination. Non pas dominer à l'intérieur d'un ordre fini, égal sur le long terme, sinon immuable, mais considérer que le changement affecte cet ordre. Le réel se perpétue en ne conservant que sa part supérieure. Selon cette vision, la domination n'implique pas qu'on écrase pas les autres, voire qu'on y prenne du plaisir; mais considère que le réel se perpétue par la préservation du niveau supérieur. Dominer, c'est faire partie de ce qui restera, tant dans la vie individuelle qu'après la mort, où ce qui reste est la trace que les individus marquants laissent.
Deux conséquences à ce constat :

1) la domination découle de la nécessité. Plus on adhère à la domination, plus on se montre persuadé qu'elle échappe à tout mérite individuel, à tout libre arbitre, qu'elle constitue le processus fondamental du réel, par rapport auquel les individus, élus ou rejetés, sont impuissants à proposer quelque domination individuelle que ce soit.
2) La domination, loin d'impliquer l'arrogance sadique ou fasciste, induit la sympathie, au sens où la domination, de nature sociale, ne peut qu'aller de pair avec la sociabilisation : l'empathie est en particulier l'attitude de ceux qui professent l'hédonisme. Le plus urgent est d'apprendre des dominés, du fait que leurs mérites doivent être retenus avant leur disparition. Le dominateur laisse une trace, au sens où il synthétise l'intégralité du réel. Son rôle tient à cet effort de mémoire. L'écriture est l'art supérieur pour conserver la trace des instants qui forment la discontinuité du réel, une continuité morcelée, chaotique, sans cohérence.
Cela tombe bien : Jaccard se montre un écrivain sympathique, curieux, ouvert sur le monde, élégant. Pourquoi ces qualités? Alors que Jaccard se présente comme nihiliste, il conviendrait à mon avis mieux de l'appréhender en hédoniste. Ni l'hédonisme d'Epicure, profond, moraliste, qui aboutit à nier le plaisir défini comme fin de l'existence; ni l'hédonisme superficiel d'Onfray, Théophile de Viaux de notre époque, bobo prenant peu de plaisir à vanter le plaisir, et dont la véritable fin tient dans un concentré de gauchisme métapolitique, aux relents éloignés de la philosophie.
Jaccard est plus hédoniste que nihiliste, lui qui évacue la philosophie comme du bavardage devenu superfétatoire, à partir du moment où elle ne débouche pas sur l'expérimentation (le passage à l'acte). Dans cette acception, le seul moyen d'exister consiste à dominer. L'érudition constitue le moyen privilégié de dominer. Si la loi du désir prime sur l'intelligence, l'intelligence permet à la domination de perdurer.
L'anecdote se trouve placée au service du dispositif de domination artistique et intelligente : c'est la méthode que suit Jaccard dans son dernier livre, qu'il prétend le dernier, tout comme il annonce son suicide depuis plusieurs décennies. Ma vie et autres trahisons : celle de Jaccard s'effectue à l'égard de l'écriture, lui qui écrit pour dire qu'écrire ne sert pas à grand chose d'autre qu'à conserver, le temps de la fugacité, le souvenir que rien ne dure, que le réel est soumis au principe de vanité, que le néant efface toute chose. La trace que consigne Jaccard, c'est qu'il n'est pas de sens, juste de l'absurde.
Jaccard est un moraliste, pas un métaphysicien. Loin de chercher des justificatifs au chaos, il se fiche de savoir que le néant prime sur l'être - morcelé, multiple et fragmenté. Il se situe dans les traces de la sagesse nihiliste, telle que Cioran la professa, et essaye d'en perfectionner l'expression par l'anecdote. Jaccard rappelle que bien raconter une histoire, c'est l'ancrer dans un instant, qui exprime la finitude et insiste sur son morcèlement. Se raconter est le seul acte conséquent dans la vision hédoniste, et Jaccard va encore plus loin que les partisans de l'autofiction en optant pour le journal intime.
Au passage, l'autofiction est un sous-genre, qui relève de la confession autobiographique et ajoute du romanesque dans la confession. Sa construction obéit aux lois de la recomposition narrative plus que de l'existence. Jaccard se tient dans la confession brute et refuse de sombrer dans les travers d'un Matzneff, brodant sans vergogne sur ses exploits sexuels, ce qu'il paye au prix de sa postérité littéraire. Matzneff a confondu la confession du désir avec son hagiographie.
Le point commun entre ces auteurs, c'est la domination. Là où Matzneff considère que dominer, c'est recomposer par l'écriture l'expérience (fantastique?), Jaccard estime que seule l'écriture directe vaut, celle du témoignage, du journal, de la confession sans fard. L'honnêteté de Jaccard passe par l'absence de valorisation puérile, qui vieillira mal; Doubrovsky, le père de l'autofiction (et son seul producteur de qualité,) montre que son genre est mineur et qu'il ne se perpétue pas, les imitateurs, d'autant plus nombreux, sombrant dans l'impudence narcissique.
La domination est une idée simple, selon laquelle le théorique n'est pas à élaborer. Il est donné, minimaliste. Le réel est une suite de domaines finis, autant que morcelés. L'écriture doit épouser les linéaments de cette caractéristique fondamentale, en procédant par anecdotes éparpillées, qui ont l'air de produire un effet de disharmonie, alors qu'elles reprennent la structure chaotique du réel - elles ne sont disharmoniques que dans la mesure où elles suivent la conformation du réel.
C'est ainsi qu'opère Roland Jaccard dans son livre, qui n'est pas un testament, mais une suite d'anecdotes aléatoires, en ce qu'elles reflètent les aléas de la vie. Jaccard a repris et adapté certains messages qu'il avait rédigés sur son blog. Il se sert de l'innovation littéraire Internet pour écrire, parce que la composition fragmentée vers laquelle peut tendre le blog reproduit l'esthétique qu'il se fait de la littérature et du réel.
Je m'étonne des appréciations qui estiment que Jaccard commettrait avec ses confessions une suite d'impudeurs tranchant avec l'époque conformiste. Si Jaccard évoque certaines conquêtes féminines, ce qu'il lui importe de montrer, c'est le caractère évanescent de toutes choses. Si la domination est le moyen privilégié d'exister selon la loi du désir, elle est l'expression obligée de l'hédonisme. Elle sera à son tour broyée par le néant, comme si la domination finale revenait à admettre que le projet de Nietzsche d'instaurer l'Eternel Retour du Même n'est pas un test psychologique viable : il impliquerait encore que le réel puisse se réclamer d'une possibilité de théorisation.
La primauté de l'écriture pour Jaccard va à la forme du journal, tout comme l'anecdote va plus loin que la théorisation. Elle conserve la dimension lapidaire qu'il affectionne, mais elle permet d'aborder l'aspect primordial du réel, que l'aphorisme garde encore trop éloigné par son approche généraliste, pas assez singulière. Jaccard se raconte, parce que la conscience morcelée ne peut atteindre l'universel que par la description de sa particularité. Jaccard pense qu'il est impossible de théoriser au-delà de l'anecdote et que le seul moyen pour l'homme de passer un bon moment durant son existence consiste à fiare partie du jeu de la domination - en ce sens, dominer.
Cela tombe bien, Jaccard se targue d'avoir passé une existence agréable, emplie de plaisirs et jouissant des bénéfices de la notoriété raisonnable. Il pourrait être défini comme schopenhauerien : plus que son pessimisme, c'est l'absurde qui frappe. D'ordinaire, quand on lit un livre, c'est pour y retrouver une certaine trace de réalité. Un auteur écrit pour laisser cette trace et prétend à l'originalité en ce domaine. Ce qui différencie Proust de Bourget dans le début du vingtième siècle tiendrait ainsi à l'originalité de la trace laissée.
Jaccard semble moins écrire pour laisser une trace que pour l'effacer. Comme s'il prenait les devants par rapport à l'action annihilatrice du réel. Quand on finit ses livres, on a l'impression que cette suite d'anecdotes disparates a engendré leur dissolution, qu'il n'en reste déjà rien, comme la mort dissout l'existence et que le néant prime sur l'être. L'aspect corrosif du néant engendre un effet d'absurde à toute tentative d'exister et d'écrire. Jaccard va plus loin que Zola qui écrivait : "Quand la terre claquera dans l'espace comme une noix sèche, nos œuvres n'ajouteront pas un atome à sa poussière." 
Point besoin d'attendre la disparition de la Terre pour se rendre compte du caractère éphémère des choses, dont l'écriture témoigne dans un sens plus corrosif que l'appréciation selon laquelle toute durée disparaît. Chez Jaccard, la durée est ramenée à l'instant. La disparition affecte de son coefficient instantané toute chose, comme la mention "prise rapide" promet que l'effet sera instantané. L'élégance est la conduite morale qui permet de faire face à la disparition promise des choses, que l'anecdote consigne fidèlement.
Cioran avait écrit à Jaccard (de mémoire) : "Vous êtes d'une incurable élégance". L'élégant n'est pas seulement celui qui dispose des avantages intellectuels pour dominer. C'est celui qui sait choisir : l'élitiste bien compris. Ce n'est pas tant le beau que celui qui a compris que le seul moyen de vivre revenait à exister dans la domination.
Rien de tels que certains avantages, comme l'intelligence, le savoir, les diplômes, l'entregent, le luxe, la beauté, les femmes, le plaisir sexuel, la conversation... L'existence n'est pas dénuée de possibilités de plaisirs. Mais elle est soumise plus nécessairement à ses deux caractéristiques absurdes : le morcelé et la disparition. On peut s'amuser dans l'éphémère, à condition de rappeler que le plaisir est soumis à la néantisation. La connaissance produit l'élégance. Raison pour laquelle Jaccard estime que la philosophie tient en une considération au-delà de laquelle elle sombre dans le bavardage. La théorie sur le réel tient en un constat : le néant prime - le restant est vanité.
L'élégance est le programme d'action qui concerne ceux qui savent choisir, l'élite de ceux qui combinent les dons de la naissance avec leur usage entretenu durant l'existence. Il ne peut y avoir d'élégance que dans le régime conjoint du rare et de l'élu - du dominateur, dans un sens que je répète on destructeur et agressif. Le désespoir reviendrait à se complaire dans le malheur. L'élégance signifie plutôt que le désespoir ne la concerne pas. Soit l'on est élégant, soit l'on est désespéré.
Le processus de néantisation ne produit nul désespoir : il conduit à délivrer du plaisir morcelé et éphémère. Si l'on ne parvient à se suicider, si l'on est poussé au déraisonnable sentiment de continuer à vivre, c'est parce que l'être est une forme rare de néant, au sens où Nietzsche prétendait que "la vie n'est qu'une variété de mort, et une variété très rare". Il y aura toujours de l'être au sein du néant. Ce qui fait que l'être relève du néant, c'est qu'il n'est pas continu, qu'il est formé d'instants épars, disséminés.
Selon cette conception, la trahison caractérise l'action, pas seulement la mauvaise. Jaccard refuse la morale et loue les moralistes comme Chamfort? Il importe peu de savoir comment agir dans l'instantané promis à disparition. Toute action est trahison en ce qu'elle tient compte de l'instantanéité de l'existence : trahir signifie s'adapter à l'absence de causalité et de lien entre les morceaux de réalité. L'objection que l'on adressera à Jaccard : il n'explique pas le néant, pas davantage que la (grande) difficulté à se suicider en conséquence.
Voilà qui condamne la confession nihiliste à une écriture mineure et intelligente, au sens où son élégance est promise à la disparition. Selon la mentalité de Jaccard, l'attitude est conséquente, et la plupart des commentateurs qui le jugent superficiels se méprennent sur la portée qu'ils accordent à ce qui se perpétue ou sera posthume. Ils en oublient l'imposture et la trahison irréfragables. La critique que l'on adressera à Jaccard porterait à contester, non la lucidité de ce qu'il constate au plan individuel, mais sa transposition sur le caractère fondamental du réel : le réel est-il homothétique, au sens où Schopenhauer use de la volonté comme d'une faculté humaine transposable au réel, ou le réel se révèle-t-il disjonctif par rapport à l'expérience, fût-elle celle du diariste?

jeudi 28 mars 2013

L'inspiration des commanditaires

Dans un complot aussi complexe que le 911, il n'existe pas de commanditaires au sens délibéré et planificateur, qui auraient délégué à des exécuteurs, qui auraient délégué à des exécutants, dans une structure pyramidale schématique. Non seulement la structure est diffuse, mais elle est réductrice au sens où elle reprend la forme de la synecdoque : tout pour la partie, partie pour le tout. Le constat n'implique pas que les complots d'Etat n'existent pas, mais que les commanditaires réels du 911, une fois qu'on a démasqué l'imposture al Quaeda, n'existent pas, au sens où certains auraient commandité ces gigantesques attentats, qui ont changé le cours du monde, avec la conscience préalable de ce qui a eu lieu. Pas question de fuir ses responsabilités : certains ont bel et bien commandité des parts de ces attentats, en reprenant ce que leurs alter égos leur avaient inspiré et insufflé.
Ces commanditaires ont un rôle parcellaire : ils n'ont pas agi en représentants, sinon désignés, du moins reconnus tacitement, de leur milieu, mettons le milieu bancaire, mais en reprenant la mentalité diffuse, selon laquelle il fallait intenter quelque chose, façonner un événement catalyseur, pour changer le cours stratégique mondiale et légitimer la guerre contre le terrorisme. La plupart des milieux financiers n'étaient pas au courant du complot, même si ces conséquences agréaient leur vision du monde, et même si certains parmi eux savaient vaguement, sans être dans le secret des dieux, qu'un événement allait se produire. Ceux qui ont commandité cet attentat n'ont pas en agi en représentants de leur milieu, professionnel et libéral, mais ont estimé qu'ils détenaient l'occasion unique de jouer un rôle plus important que leur place effective dans le milieu financier. Ils ont agi en tant que tout pour la partie, avec pour motivation principale de concrétiser l'inspiration.
Les principaux se seraient trouvés en accord avec un acte qui les favorisaient, mais ce ne sont pas tous les acteurs majeurs du milieu financier qui ont agi selon un accord tacite et secret. Seulement certains, qui ont décidé de faire quelque chose, dans des réunions informelles, situées après des réunions officielles, guidées par le protocole. Ces commanditaires sont des représentants synecdocquiques, au sens où ils ne représentent qu'une partie efficiente, mais une partie inspirée par le tout, de manière mimétique et intelligente, diffuse et inconsciente.
Dans ce cadre, chercher des commanditaires responsables (et non partiels) à un complot revient à accepter que la plupart soient inconscients, tout comme pour le blanchiment du trafic de drogue : tous en profitent, peu sont au courant. Et ceux qui le sont ne sont pas au parfum des montages ayant conduit à la vente de la drogue. Ils se situent à l'étage supérieur du blanchiment financier et ils ne s'intéressent pas à ce qui se produit en dessous et qui existe indépendamment d'eux. De même, les commanditaires parcellaires du milieu financier dans le terrorisme ne connaissent pas les étages oscillant entre les exécuteurs et les exécutants, singulièrement dans une opération aussi sophistiquée que le 911. Tous ces étages forment un tout peu cohérent, grouillant, magmatique, qui fonctionne sur le mimétisme et son corolaire l'intérêt, avec de multiples compartiments, non pas unilatéraux, à l'avantage de l'étage supérieur, mais disjonctifs et en circuits parallèles.
L'observateur qui estime la situation de l'extérieur a tendance à verser dans le complotisme en estimant qu'il faut bien des responsables suffisants, qui aient bénéficié de la claire conscience de ce qui se tramait; malheureusement, si des enquêteurs pugnaces et impartiaux menaient l'enquête, ils auraient bien du mal à remonter jusqu'aux inspirateurs et ne pourraient mettre en cause in fine qu'une mentalité qui a inspiré de manière diffuse, et pas commandité de manière pyramidale, et, si jamais ils arrivent à remonter aux acteurs synecdocquiques, ils seront déçus de constater au surplus que ce sont des acteurs mineurs du milieu qui ont pris cette décision, et qu'on ne peut expliquer cette commande qu'en recourant à l'imprégnation diffuse, presque la macération, qui inspire comme une tisane infuse.
Quand vous buvez une tisane, vous chauffez de l'eau, puis vous placez dans l'eau un sachet d'infusion qui diffuse une coloration et un goût dans l'ensemble du bol. On ne peut estimer que l'action de fabriquer la tisane résulte d'une action consciente : ni des objets, qui sont dépourvus de conscience et d'intelligence; ni des acteurs, les préparateurs-buveurs, qui ont soif et peuvent avoir envie par appétit ou habitude de faire une tisane, mais qui agissent de manière mimétique. De ce fait, les commanditaires au sens classique sont, du fait qu'ils sont cachés, en situation parcellaire et insuffisante, avec le coefficient supplémentaire de leur faiblesse insigne. Nanti de l'ingrédient libéral, ils agissent selon leur intérêt, au sens commercial.
Du coup, échouant à tenir des commanditaires, et craignant de lâcher la proie pour l'ombre, des enquêteurs de complots ont tendance à s'en tenir aux exécuteurs, qu'ils prennent pour des commanditaires, parce que leurs traces sont plus classiques à magnifier, voire exagérer. Par ailleurs, toute action humaine tend à se donner plus d'importance qu'elle n'en a. Le petit dealer de drogue tend à se rêver en gros bonnet, en plus des standards stéréotypés et puérils, empruntés au cinéma, qu'il introduit dans sa bêtise de futur. Le visage du complot implique qu'il n'existe pas de commanditaires au sens d'accusés dont on puisse dire qu'ils sont responsables du 911.
Il existe une foule de participants qui ont collaboré partiellement pour perpétrer le 911, mais, s'il est attendu que les subalternes présentent une participation limitée, indirecte, au point qu'ils puissent avoir effectué des petites tâches sans avoir même conscience du complot auquel ils participaient, l'enquête sérieuse aboutirait au même constat troublant pour les plus hautes sphères présumées, qui elles devraient logiquement présenter des seuils de responsabilité et de culpabilité maximaux et entiers. Or le constat est inverse : personne n'a la capacité (juridique et physique) d'endosser la responsabilité - et non ne veut endosser, ce qui serait tout à fait compréhensible. Que des comploteurs refusent de reconnaître leur responsabilité s'ils sont découverts, passe encore.
Et si personne ne peut, ce n'est pas de la mauvaise foi, mais parce que le complot n'est pas engendré par des comploteurs suffisants : les comploteurs effectifs ne suffisent pas à expliquer l'avènement de l'événement.  Le complot révèle qu'il se met en place et s'effectue, non pas suite à des volontés humaines destructrices et puissantes, mais suite à sa déshumanisation. Raison pour laquelle les complots laissent un goût d'inachevé et que les institutions ne parviennent à trouver des comploteurs : les enquêteurs ne se trouvent pas seulement de mauvaise foi, même si souvent, en tant qu'institutionnels, ils cherchent à préserver le bon fonctionnement de leurs institutions en péril et se réfugient dans la langue de bois.
Les enquêteurs se montrent aussi et surtout incapables de trouver des responsables à la hauteur du complot. Raison pour laquelle le complotisme sort, pour rattraper cette carence en identité (l'absence criante de responsables conséquents au complot dénoncé, voire leur remplacement par des fantoches). Elle peut être lancée aussi par des responsables conservateurs, qui n'ont pas intérêt à ce que les choses changent et qui emploient de manière abusive ce terme, dans l'espoir que les populations ne se révoltent pas contre les complots d'Etat qui les menacent, continuent dans leur aveuglement indifférent et croient que les complots n'existent pas - ou pas trop.
Indépendamment de cette manipulation médiatique, le complotisme réactif existe aussi - surtout, en tant qu'il est involontaire. Il exprime la tentative abusive et confusionnelle de surinterpréter (d'où la paranoïa), clamant qu'il existe forcément des responsables suffisants au complot, et que si on ne les trouve pas, c'est qu'ils se tapissent dans les coulisses, toujours cachés et tout-puissants, en développant une vision du monde selon laquelle le caché se révèle supérieur au visible, voire remplacerait la toute-puissance divine par l'alternative humaine, avec son versant diabolique.
Les complotistes ressassent d'autant plus qu'il existerait un principe de responsabilité caché qu'ils se montrent incapables d'identifier avec clarté des responsables suffisants. Et pour cause. Ils recourent alors, pour pallier à leur faiblesse obvie, au stratagème du mystère indéfini. Mais ce n'est pas par goût du mystère ou parce qu'ils ne voudraient pas dévoiler le pot aux roses. C'est parce qu'ils sont aussi certains de leur dénonciation anonyme et inindentifiable (il y a eu un complot!) qu'ils dénoncent avec vigueur et confusion, très capables de dire, avec justesse, que la VO est fausse, que les choses ne se sont pas passées ainsi, mais incapables par contre de dévoiler ce qui s'est produit en lieu et place. Parce qu'il faut bien, si la VO est fausse, proposer une version crédible, claire, réelle.
La contestation la plus fameuse sur le 911 est taxée de complotisme parce qu'elle a eu le tort de verser dans ce travers : Meyssan a eu le courage de dénoncer le mensonge patent de la VO du 911 dès le départ, mais il a incriminé en lieu et place l'obscur et anonyme lobby militaro-industriel. Il est clair que ce n'est pas Oussama et al Quaeda qui sont les commanditaires, les exécuteurs et les exécutants. Mais qui est-ce? Pourquoi remplacer une VO claire et mensongère par une alternative contestataire et enfumée? Qui est le lobby militaro-industriel? Meyssan ne répondra pas à cette question, pas plus que l'historien américain Tarpley, qui développe un arrière-plan d'accusés potentiels plus complexe, mais dont la trame déçoit encore plus, parce qu'il se garde bien d'identifier qui que ce soit et qu'il en reste à la négativité impénétrable et ténébreuse du mystère à jamais différant.
Ce n'est pas par hypocrisie, paresse intellectuelle ou manque d'acuité que ces dénonciateurs de complots ne parviennent pas à identifier les comploteurs effectifs, en lieu et place des accusés officiels, qui sont des lampistes, des fantoches et des faux nez (ainsi que l'illustre le cas, devenu proverbial, d'Oussama l'illuminé manipulé qui aurait accompli un miracle, tour de force, s'il pouvait être le commanditaire possible du 911). C'est tout simplement (et cruellement) parce qu'il leur est impossible d'édicter une liste, non pas de responsables partiels, mais de responsables suffisants - qui permettent d'expliquer le complot. Les accusés ne sont pas au niveau de l'événement qu'ils auraient engendré. D'où le recours au complotisme - au mystère impénétrable et ténébreux pour masquer cette issue baroque.
Le complot semble dépasser de tellement loin ses instigateurs qu'il en deviendrait soudain sans auteur. L'irrationalisme ne côtoie pas le surnaturel. Le complotisme surgit : un événement sans cause devient inacceptable. Le complot survient justement pour sanctionner une crise. Le complot d'Etat signale la crise institutionnelle, crise qui peut être d'importance, quand on s'avise que le 911 ne fut pas une sortie de route sans incidence, mais lança la terrible crise que nous traversons et dont tant s'accordent désormais à reconnaître qu'elle est bien plus profonde qu'économique - à mon sens de niveau religieux, soit de type fondamental.
Quand le mécanisme de causalité se grippe, c'est mauvais signe pour la pérennité de la forme concernée, qui se prend pour le réel dans sa totalité. C'est à l'aune de ce constat que l'on devrait relire la critique de la causalité selon Hume, pour se rendre compte que lorsque l'on peine à subsumer le mécanisme de causalité, ce n'est pas qu'on a trouvé une découverte d'importance, mais parce que la partie à laquelle on fait partie se fissure. Hume pensait avoir réalisé une découverte philosophique fondamentale, portant sur le fonctionnement du réel; tandis qu'il a fait une découverte profonde, mais partielle et interne, portant sur la partie à laquelle il appartient, le libéralisme (non l'humanité), qui se désagrège.
Le complotisme agit comme la restauration désespérée, restauration d'un ordre qui se révèle promis à la dérive depuis au moins l'intervention de Hume, plus encore de Nietzsche, fortement avec Heidegger, et qui ne saurait se récupérer en se raccrochant à l'impossible secours du caché, comme si le caché pouvait être supérieur au visible. A cet égard, le caché agit comme l'expression de la causalité faible ou invisible : un événement qui se révèle dépourvu de cause évoque ce réel qui fonctionnerait de manière pérenne, quoique maléfique, grâce au caché.

samedi 23 mars 2013

Rap game over

Interview avec Mathias Cardet, auteur de l'Effroyable imposture du rap, qui vient de sortir aux éditions Blanche/Kontrekulture.

1) Je voulais commencer par vous remercier de votre travail sur le rap game. Pourrait-on résumer votre démarche en disant que ce que vous nommez le rap game aboutit à des productions artistiques mauvaises, tandis que l'essence de la démarche du rap se trouve viciée dès ses fondements, aboutissant à des résultats certes meilleurs, bien qu'oscillant entre médiocre et encourageant - en aucun cas des chefs-d'oeuvres, tels qu'on nous les présente dans des magazines comme les Inrockuptibles par exemple, où on nous vante des bijoux et des perles, là où il n'existe que de la survalorisation esthétique, voire de la dévalorisation musicale?

C'est exactement ça. Au delà des considérations artistiques (car il peut exister un rap game artistiquement plus abouti qu'un rap dit indépendant : c'est la différence entre un Kanye West et un Immortal technique par exemple), ce que j'ai voulu démontrer, c'est que le rap est vicié dès le départ au vu de l'idéologie qui l'a porté. Ce qui fait que la seule différence entre ces 2 raps, est que l'un est une ode à la consommation "joyeuse" tandis que l' autre est une ode à la consommation "triste".


2) Je me demande si la limite du rap, qui empêche que cette musique accède à l'excellence ne réside pas dans le rythme syncopé, qui accompagne les paroles et qui empêche que ces dernières créent leur propre musicalité, à l'instar de la poésie. Lesté de cet effet surajouté, saturé, voire redondant, le rap manque d'autant plus son but qu'il accorde une partie importante de sa créativité aux paroles. Qu'en pensez-vous?

Tout à fait. C'est d'ailleurs la différence fondamentale entre le rap que l'on connaît et ce que moi j'appelle le véritable Rap, qui est le spoken word de Gill Scott Heron, soucieux d'allier musicalité, poésie, conscientisme et radicalité dans ses propos.


3) Vous dépeignez la politisation du rap sous des atours oscillant entre progressisme confus et radicalisme libertaire. Une expression musicale peut-elle viser comme fin de son art l'engagement politique, idéologique ou social? N'est-ce pas une contradiction avec l'exigence artistique, qui va au-delà du politique, surtout en musique, qui développe un autre langage que les mots?

Je pense que tout se résume par une question fondamentale : pour qui le rappeurs rappe t-il? Pour lui ou pour les autres? Car (en excluant les escrocs de type Booba et Cie, je parle ici de l'honnête homme), s'il veut rapper pour lui avec comme projet de vie l'espoir d'en vivre en arrivant à une autonomie financière tout en tenant un discours émancipateur : je suis désolé mais c'est voué à l'échec, du fait même de son postulat de départ (qui est à 99% la position des rappeurs indépendants actuellement), c'est laisser la porte entrouverte à l'industrie du désir (et c'est la trajectoire de tous les rappeurs que l'on a respecté, du Krs One récupéré par Barry Weiss ou Dead Predz par Loud). C'est la théorisation du rap indépendant faite par Rifkind. PAR CONTRE, si comme autre postulat, tu pars du principe que TU veux rapper pour les gens, les paupérisés, les déconscientisés : cette approche , d'une, te pousse à te conscientiser toi-même un maximum dans un souci de crédibilité; et de deux : te permet de contourner l'idéologie de l'acte d'achat, mieux, peut t'amener à mettre de l'argent dans ton art, sans vouloir nécessairement un retour sur investissement, vu que le but est de faire quelque chose de concret, de combattre. Aujourd'hui un rappeur se doit d'être un résistant....qui ne te présente pas de factures à la fin. Et d'ailleurs rien nous empêche entre résistants de créer un modèle économique en mutualisant nos efforts et nos talents.


4) Une critique que j'exprimerais à l'égard de votre travail : j'ai trouvé la première partie, qui expose les origines du rap, convaincante, notamment le lien indirect entre marcusianisme et rap. La suite m'a paru redondante, quoique fouillée, avec cette première partie. N'est-ce pas parce que manque à votre tableau du rap une critique plus générale le reliant à ce que constitue la contre-culture depuis environ un siècle, d'autant que vous rapprochez les recherches du Tavistock Institute des productions rap?

Il ne faut pas oublier le but du livre. C'est de créer un électrochoc et de toucher un maximum de personne. Aussi je ne me devais de ne pas négliger l'aspect pédagogique de ma démonstration afin d'être le plus efficace possible envers ceux qui auraient des difficultés à intégrer toutes les grilles de lecture. En ce qui concerne Tavistock, en effet je le rapproche au rap car cet institut fut primordial dans l'instauration de l'idéologie libérale à travers sa dimension publicitaire notamment, or c'est ce qu'est le rap en quelque sorte.


5) Vous avez cité lors d'une interview le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie comme une alternative fort supérieure au rap. Il suffit de lire des ouvrages réputés classiques pour sans conteste vous donner raison. Il m'arrive parfois, quand j'aborde ce sujet, de comparer le modèle du rapper réputé à textes (Rost?) au poète Villon, qui est resté dans l'histoire de la poésie, non du fait de son pedigree de bandit, mais parce que la qualité de ses textes apportait une originalité que l'on ne retrouve jamais dans le rap (indépendamment de la saturation musicale inhérente au genre). Justement, que proposez-vous à ces jeunes ayant peu travaillé intellectuellement et qui du coup confondent l'usage de la culture avec le mirage d'une contre-culture, celle du rap, qui leur a donné l'illusion qu'ils pouvaient proposer une alternative plaisante et superficielle, un peu comme si on prétendait que Platon et Assassins, c'est kif kif - le même niveau de pensée, juste une différence de langage?

Je leur propose de lire La Boétie justement!! En général le lecteur éduqué au code rap voit tout son paradigme de révolutionnaire de salon s'effondrer face à l'authenticité , la radicalité et la puissance de cette oeuvre. C'est l'ultime rappeur en quelque sorte!


6) Êtes-vous d'accord pour opposer à la culture, une et unie, les contre-cultures, multiples et empêchant de parvenir à l'idéal d'unité?

Ce n'est pas pour rien que le terme contre-culture a été inventé et utilisé par la gauche bourgeoise libéralo-libertaire des années 70. C'est un processus d'enfumage pour masquer sa proximité idéologique avec la matrice ultralibérale de la culture de masse. Aussi je ne les oppose pas : c'est la même chose. J'ai plutôt tendance à me cultiver avec les livres interdits et non promus pas les réseaux de la contre-culture mainstream.


7) Comment définiriez-vous la qualité des productions de rap de qualité : de la variété, le prolongement contemporain de la culture? Ceux qui entendent propager l'idée d'un rap de qualité recourent pour asseoir leur raisonnement à l'ailleurs, qui permet de ne pouvoir être démenti par des faits : l'intéressant relève de ce qui ailleurs se révèle insaisissable. C'est ainsi que nos thuriféraires évoquent les catégories "indépendant" ou "underground" comme expressions de l'ailleurs du rap, pour situer les productions de qualité. Autrement dit, le caché contiendrait la qualité méconnue, quand le visible, le médiatique, relèverait du rap game médiocre. Peut-on proposer un support musical pérenne qui soit underground ou ne faut-il pas estimer que ce qui est sous terre pourrit s'il ne sort de terre?

Je l'ai dit précedemment soit on est dans une démarche de rap de type spoken word, demandant des qualités artistiques certaines au même niveau que les James Brown, Miles Davis ou autres. Soit on tombe dans le piège du rap dit indépendant qui a été théorisé par Steve Rifkind : soit un rap de consommation triste, et son idéologie usurière qui s'adapte juste à son environnement. Du pauvrisme en quelque sorte. Ce qui est caché et underground est forcément authentique, etc.


8) Pourriez-vous résumer ce que furent les Black Dragons à un néophyte comme moi?

Les Blacks Dragons étaient un gang d'afro-descendants qui chassaient les skins durant fin des années 80, début des années 90. Des enfants issus de la générations d'immigrés venus dans les années 70 qui ont porté et pris en pleine gueule la culture rap quand elle est arrivée en france. Ce sont les premiers zoulous. Evidemment il y a une forte part à la mythification quant à la réalité effective de ces "Blacks chasseurs de skins" qui étaient en réalité très peu à vraiment faire le coup de poing.


9) Que pensez-vous du nationalisme, en particulier de l'alternationalisme de Soral, celui qui est proche des deux maisons d'édition qui vous coéditent, Blanche et Kontrekulture? En particulier, estimez-vous que ce courant idéologique puisse constituer une alternative politique au discours rap, quand il vise la critique sociale, en rappelant que le vrai ennemi de l'acquisition culturelle découle du rap didactique, celui des rappers réputés à textes, comme ce Rost que j'ai entendu sur Beur FM dans un débat auquel vous participiez présenter la portée éducative (plus que musicale?) du rap?

On va dire que je suis un patriote de gauche théorisée par Simone Weil dans l'enracinement. Sans pour autant renier ma négritude et la terre de mes parents, mais voilà, je ne laisse à personne dire que ce pays n'est pas le mien, ni celui de mes enfants. Aussi je ne crois pas aux frères de couleur mais plutôt aux frères d'armes réunis sous un dénominateur commun (ici la France).


10) Pour faire suite à la question 5, vous vous présentez vous-mêmes comme un "baisé" du rap dans la mesure où vous auriez été victime de ce discours mystificateur laissant croire que contre-culture = culture, autrement dit qu'on peut en quelques minutes proposer un savoir alternatif et subversif égal aux longues heures de lecture et de travail nécessaires à l'acquisition de la culture. Les effets de cet abrutissement se sont déjà fait sentir auprès des jeunes qui écoutent le rap depuis trente ans en France. Les symptômes de cette mentalité décérébrée ne découlent pas du rap seul, mais de la conséquence de l'idéologie prônée par un Marcus : quand on est pauvre et qu'on a raté ses études, au contraire de l'universitaire diplômé, érudit, voire intelligent, ou pire, quand on est un beauf déclassé ayant cru au mirage de la contre-culture facile et égale à la culture, le freudo-marxisme libertaire voire hédoniste auquel vous vous référez aboutit à la violence et à la duperie. Ce n'est pas peace, unity, love and havin' fun, mais plutôt : violence, struggles, hate and havin' sex. Comment faire en sorte pour que notre raté qui n'est plus jeune, qui est adulte, voire père divorcé, qui pointe au chômage ou travaille dans la précarité, se sorte de l'esprit ensorcelant du rap, qui agit comme un enfer-me-ment? Par nos temps de crise, concrètement, comment sortir de la misère intellectuelle et culturelle? Comment accéder à l'intelligence, qui, contrairement à la bêtise, est un but, pas un état?

Déjà par faire passer le message et le contenu de livre : car je prétends que le Rap est le principal outil qui maintient la jeunesse des quartiers populaires dans ce paradigme déconscientisant. Il faut provoquer un électrochoc avec des formules simples : "Le rap vient d'en haut". Le rap a été importé en France par l'intermédiaire de Jack Lang et du Palace" etc. Etant donné que tous les multiples processus de domination sont liés, il suffit de faire péter un verrou pour l'amener à réfléchir sur les autres manipulations. Car si on a pu leur faire croire que le Rap était l'arme de la contestation de la conscience noire et ce depuis plus de 30 ans, sachant que la finalité du projet étant l'idéologie ultralibérale de Booba, de quoi d'autre sont-ils capables?

mardi 19 mars 2013

La mort d'un complotiste

"À Chicago, un journaliste est mort dans la rue.
Il fera silence sur tout ce qu'il pense.
Pauvre Président, tous les témoins ont disparu.
En choeur ils se taisent, ils sont morts, les treize.

Le témoin a dit la vérité,
Il doit être exécuté.
Le témoin a dit la vérité,
Il doit être exécuté."

Guy Béart, chanteur complotiste, La vérité (1968). 

J'apprends la mort du journaliste américain Philipp Marshall. Le fameux journaliste Wayne Madsen a enquêté sur cette mort atroce survenue le 2 février 2013 : selon la VO, Marshall se serait suicidé après avoir assassiné ses deux enfants, des adolescents, dans sa maison. Madsen, un complotiste notoire, accuse la CIA d'avoir perpétré ce meurtre, après avoir enquêté une semaine sur les lieux du crime. Où l'on vérifie que le complotisme tue : si l'on croit la VO, la paranoïa d'un complotiste enragé le pousse à des crimes odieux, comme d'accuser les autorités de son pays de couvrir les attentats du 911, surtout sous Obama; si l'on croit la contre-enquête de Madsen, les populations qui accréditent l'accusation de complotisme couvrent les crimes intentés par leur pays démocratique, c'est-à-dire de moins en moins - de plus en plus oligarchique. 
Récemment, le secrétaire à la Justice Holder a dû admettre qu'il était illégal d'assassiner sur décret présidentiel, sans aucun jugement, des citoyens américains sur le sol américain. Ouf! On peut bien entendu assassiner d'horribles citoyens américains ayant sombré dans l'islamisme terroriste d'al Quaeda, à condition qu'ils soient réfugiés à l'étranger, de préférence dans des pays islamistes, dont on ne connaît rien, sauf les racontars des journalistes, comme le Yémen ou le Pakistan. Mais pas aux États-Unis. Interdiction brutale. Si l'on suit le raisonnement appuyé par tous ceux qui, refusant de réfléchir, valident la VO du moment, on peut faire violer et lyncher le dictateur libyen Kadhafi en Libye, par des hordes de sauvages, démocrates tant qu'ils soutiennent à l'insu de leur plein gré les intérêts occidentaux et saoudiens, soudain nettement moins au Mali, depuis que leur intervention menace le pré carré de la France en Afrique. 
Madsen a fait partie des investigateurs sur le 911 qui ont dénoncé la participation des Saoudiens au 911,  dès 2003. On s'en fiche, vu son pedigree de complotiste, parce que l'événement, sous-médiatisé en France, qui a amorcé le tournant radical à propos de la fiabilité de la VO du 911, à laquelle de moins en moins de gens croient dans le monde (tous des complotistes, ces gens, hé, hé!), c'est le témoignage du sénateur Bob Graham le 11 septembre ... 2012 dans le Huffington Post, un organe de presse démocrate qui conteste avec modération la politique du président démocrate Obama.
Graham, président de la commission sur le Renseignement au Sénat à l'époque du 911, est une figure de la vie politique américaine depuis quarante ans et constitue l'un des personnages cruciaux du renseignement américain à l'époque des faits. Il est tellement central qu'il a fait partie de la Commission parlementaire sur le 911 de 2004 et qu'il est bien placé pour accuser le pouvoir américain de l'époque, autour de W., d'avoir occulté les documents qui accusent de manière irréfutable les Saoudiens d'avoir participé directement au 911, via notamment le prince Bandar, surnommé Bandar Bush pour sa proximité idéologique avec les intérêts derrière les Bush...
Où l'on se rapproche de l'itinéraire de Marshall, c'est que notre ancien pilote n'accusait pas seulement la VO de mensonges manifestes concernant certains détails impliquant les avions ou leurs pilotes-pirates (présumés). Il avait publié en 2012 un ouvrage (La grande tromperie : le 11 septembre et la guerre au terrorismeaccusant les autorités saoudiennes de complicités dans le 911, en particulier l'ambassadeur Bandar ou le ministre des renseignements saoudiens, le prince Turki. Marshall dévoilait notamment les collusions entre deux agents saoudiens basé à San Diego, Bassan et Bayoumi, et le prince Bandar, via la direction de l'aviation saoudienne.
Marshall s'apprêtait à sortir un livre contenant de nouvelles informations sur la complicité saoudienne de haut niveau dans le 911, discréditant notamment ceux qui incriminent le rôle des Israéliens (effectifs, mais passif et secondaire). Marshall allait-il sortir des documents montrant la complicité entre les Saoudiens et les Américains, comme il avait commencé à le faire en montrant que les pirates de l'air accusés d'avoir conduit les avions détournés n'avaient pu que suivre un entraînement sur une base militaire américaine spécialisée, ce qui impliquait des complicités à haut niveau bien plus large que la culpabilité aberrante du groupuscule afghan terroriste al Quaeda, plutôt des moyens importants, impliquant certaines équipes américaines ou étrangères alliées.
Marshall préparait un nouveau livre comprenant des informations explosives (pour ceux qui cherchent la vérité) sur la piste saoudienne. On peut penser qu'un enquêteur du 911 disparaît parce qu'il avait des documents à transmettre. Marshall se trouvait en lien avec le sénateur Graham, qui appelle à la réouverture de l'enquête sur le 911. Allait-il dévoiler des inédits montrant les liens entre les Saoudiens et les Américains? Allait-il développer les accusations implicites lancée par le sénateur Graham concernant les liens entre une banque saoudiennes majeure, accusé de financer le terrorisme, et la HSBC, banque récemment condamnée par le Congrès américain pour blanchiment d'argent de la drogue des cartels mexicains (amende de 1,5 milliards de dollars pour des fraudes s'élevant à plus de 15 milliards, c'est cadeau)?
Les suppositions ne mèneront à rien, car nous ne disposons pas d'informations fiables qui expliquent ce triple meurtre présenté avec tant d'incertitudes en parricide discréditant le suicidé et son enquête. Si l'on s'avise de l'identité du meurtrier suicidé, pilote de l'air, puis journaliste, notre déséquilibré supposé, d'après la VO, propose le pedigree d'un homme construit et instruit, qui dérangeait l'Administration en place du fait de ses mises en cause des liens entre certaines factions américaines et les Saoudiens, tant par certains de ses princes que par certains de ses agents d'infiltration, voire par certains des pirates de l'air.
La mort de Marshall est éminemment suspecte, du fait de son identité, de son passif de journaliste remettant en question la VO du 911 et exhibant l'existence de complicités entre Saoudiens et Américains sur cette affaire, du fait aussi des accusations documentées formulées par Madsen. Cette mort montre que ceux qui travaillent pour donner sens aux attentats du 911 en insistant sur les liens entre l'Arabie saoudite et les Anglo-Saxons ont raison quant à l'essentiel; et qu'il serait oiseux de ne retenir de cette piste que les manipulations orchestrées par des cercles néo-conservateurs - voire les demandes d'enquêtes exigées, pour le moment en vain, par certains parents des victimes.
Ensuite, cette mort rappelle que les cercles qui ont perpétré le 911 sont toujours actifs et peuvent faire disparaître des acteurs gênants, ceux qui ont le double tort de réfuter le VO et de ne pas accuser avec erreur certains acteurs peu coupables, quand bien même ils auraient des implications mineures (à des degrés divers, comme l'anonyme complexe militaro-industriel, les sionistes, les Israéliens...). Enfin, la piste saoudienne permettrait de démanteler le réseau qui a perpétré le 911, puis de mettre à jour les commanditaires, qui ne sont pas des donneurs d'ordre en ligne directe, mais qui ont eu besoin de justifier de la crise financière à venir (nous sommes avant 2001) et le changement majeur de stratégie mondiale à justifier (que les experts et les journalistes nommeront "guerre contre le terrorisme"). 
Pour rendre hommage à Marshall et à ses deux enfants, il faut relire Graham, notamment son article dans le Huffington Post, en plus de consulter l'enquête de Marshall pour les anglophones, et rappeler que la vérité finit toujours par triompher. Les comploteurs peuvent la retarder, notamment par le vocable infamant de complotistes, ils ne peuvent l'empêcher. Elle surviendra quand le pouvoir vermoulu atlantiste s'effondrera et que ses secrets seront dévoilés. En attendant, les principaux coupables du silence de plomb ne sont pas les élites maléfiques, voire cachées : les foules anonymes, de plus en plus minoritaires, par aveuglement, lâcheté ou indifférence, couvrent ces crimes et relayent la propagande autour de l'aberrante et incohérente falsification qu'induit le complotisme, un terme qui veut tout et rien dire à la fois, et qui empêche qu'on se pose les bonnes questions au sujet des complots d'Etat.

vendredi 15 mars 2013

Droit de réflexion

Le droit Gutenberg se rapporte au droit d'auteur. Il est en train d'exploser, parce qu'il ne correspond plus à la réalité de l'idée, qui s'émancipe de l'auteur. Le droit d'auteur impliquerait que l'auteur soit indépendant, qu'il soit l'auteur (presque) exclusif de l'idée qu'il apporte. Le grand auteur est celui qui apporte une idée nouvelle. Dans la reconnaissance individualisante du droit d'auteur, le processus ne se trouve jamais reconnu, bloqué par l'existence individuelle. Pourtant, quand on se renseigne au sujet de tel ou tel apport de philosophe, de romancier, de peintre, de musicien, on se rend compte que l'apport individuel, aussi riche soit-il, entre dans le cadre d'un processus, au-delà de l'individu. Le créateur individualisé n'est pas l'auteur unique de l'idée qu'il développe, plutôt le continuateur qui apporte des modifications renouvelant l'idée.
Cette idée, dans le schéma innovant néanthéiste, il convient de la nommer réflexion, du fait que la réflexion fait aussi bien appel à l'idée des ontologues qu'à sa nouvelle forme en enversion. Internet met en valeur la réflexion au détriment de l'auteur. Il rend l'auteur à sa vraie individualité : personne privée qui a le droit de connaître une existence normale, au lieu de la starification et de la peoplisation qui guettent les auteurs contemporains à succès et qui les condamnent à la médiocrité littéraire, autant qu'à la subversion qualitative (sous prétexte qu'ils sont des individus créatifs extraordinaires, ils versent dans la médiocrité people).
Le droit d'auteur reposait sur une exagération, qui a pour trait principal de fixer un fondement arbitraire au réel dans l'individu. C'est une émanation de l'humanisme, qui place l'homme au centre de la pensée et qui aboutira avec le libéralisme à son adaptation commerciale, plus que philosophique, dont on suit les émanations tristes et stériles de l'heure, avec sa correspondance dans le monde des arts : l'ultralibéralisme. Elle aboutit à la situation renversée des écrivains supplantés par les éditeurs, qui sont les vendeurs et qui incarnent la dérive de l'art ultralibéralisé vendant le produit artistique prévisible et stéréotypé.
Le droit d'auteur n'est pas un progrès au sens de croissance et d'amélioration réelles, mais un progrès perverti - interne au libéralisme. Il protège l'auteur dans la mesure où il assure sa médiocritisation et qu'il fige l'évolution artistique (dont littéraire) vers une forme qu'il convient de démystifier : Internet a débloqué une situation qui virait à l'entropie. Entropie de la forme éditoriale avalant la création, dans laquelle l'éditeur ne gagne en puissance sociale que dans la mesure où il perd en pérennité son pouvoir de décision; entropie de la forme littéraire, dans laquelle l'écrivain n'a pas perdu pour rien sa suprématie dans le schéma éditorial : il est devenu une forme de créateur prévisible, qui crée selon les modèles préétablis, sélectionnés par l'éditeur selon les besoins du marché, en retenant à l'intérieur des sous-genres caricaturaux et dévalorisés.
L'autofiction relève de cette qualité, puisqu'il s'agit d'un sous-genre de l'autobiographie, que son fondateur Doubrovsky reconnaît tel, et qui n'aura eu de postérité à court terme que dans la mesure où c'est la médiocrité qui permet à n'importe quelle starlette en mal de médiatisation littéraire de réclamer le statut d'écri-vaine - à n'importe quel écrivain de se réclamer de la subversion grâce à ce genre, qui consiste à raconter sa vie et à faire de cet exercice, jusqu'alors considéré comme ennuyeux, le nouveau mode d'expression privilégié de la littérature.
L'autofiction symbolise la dérive ultralibérale de la littérature. Doubrovsky le professeur agrégé d'anglais de la rue d'Ulm est le symbole de cette réussite, qui de France vers les États-Unis implique que l'on proclame le triomphe du désir et la domination fondamentale de l'homme par l'expression écrite. Doubrovsky est le seul écrivain d'autofiction qui ait réussi à faire du genre qu'il a créé une technique d'écriture intéressante, même si je la juge mineure (en tant que sous-genre de l'autobiographie). Doubrovsky a engendré une cohorte de monstres littéraires, dont la nullité va de pair avec l'inutilité.
Le dévoiement du droit d'auteur en forme de blocage de la littérature vers l'édition ultralibérale n'est pas que la transposition de l'art en commerce (vente de livres) : il implique que la littérature s'est figée en perdant sa qualité, qui consiste dans le renouvellement. La littérature a évolué dans les genres, même si certaines limites imposent un renouvellement faible et lent. L'émergence du roman moderne autour de la Renaissance, avec Rabelais notamment, n'implique nullement que l'âge d'or du roman autour du dix-neuvième siècle, même si les grands romanciers avaient perfectionné le genre, fige la littérature à ce stade.
D'autres formes doivent succéder, formes qui présentent un renouvellement d'autant plus important qu'il sanctionne l'avènement cardinal d'Internet. Le roman n'est pas une forme figée. De nos jours, quand on consulte les productions littéraires, on est frappé par leur indexation à la forme romanesque ou aux formes consignées : si le théâtre, la poésie, la nouvelle existent toujours, le roman occupe une place prépondérante, comme si la forme littéraire s'était figée depuis que le dix-neuvième siècle a sanctionné le roman comme la forme majeure, bien que d'autres formes antérieures puissent être tenues pour majeures par certains (ainsi de la poésie pour Heidegger, ou du théâtre pour certains autres observateurs).
La place primordiale du roman sur la scène actuelle s'explique parce que le roman va de pair avec le droit d'auteur. Le roman met en place les aventures picaresques d'un certain univers, d'une certaine histoire, qui convient bien à l'émergence de l'individualité moderne et des valeurs humanistes de la Renaissance. Le roman met en valeur l'univers de l'auteur et explique l'émergence connexe du droit d'auteur : pour ce critère artistique, la création ne peut s'opérer que par l'entremise et le biais de l'auteur. Protéger l'auteur permet de promouvoir la création. Le droit d'auteur est indépassable.
La mise en place du droit d'auteur va à petits feux saper les principes de l'édition, qui devait se trouver au service de l'auteur artiste et favoriser les meilleures prédispositions pour la création. Mais c'est par rapport au roman moderne, et la forme du dix-neuvième siècle, que la littérature s'est fixée et figée, au point que de nos jours, la littérature se forge par rapport à ce critère. C'est aussi pendant cette période que le droit d'auteur s'est forgé, sur le modèle du libéralisme et de l'identification de l'auteur et de l'individu, dans une forme d'individualisme de plus en plus exacerbée.
Cette identification aboutit dans sa phase terminale à l'autofiction, dans laquelle la littérature sert à raconter l'individu, plus exactement à relayer son désir. Aujourd'hui, le genre roman est réputé luxuriant, presque indépassable, alors qu'il est stéréotypé. Ceux qui le reprennent dans leur admiration mimétique n'innovent plus depuis ses formes privilégiées, entre dix-neuvième et vingtième siècles. Ils sont à la solde des éditeurs, qui refusent l'innovation et qui, emblématiques de la mentalité marchande, notamment libérale, dans notre époque d'ultralibéralisme, entendent faire de l'argent sur le principe adjuvant de l'édition, en faisant de la littérature leur cheval de Troie et en estimant qu'ils travaillent pour la cause de la littérature.
Quelles que soient les qualités de Jean-Paul Enthoven, il n'est pas seulement l'éditeur d'Onfray, moins philosophe médiocre (comme son modèle de l'exhumation contre-philosophique Théophile de Viaux); il est aussi un ami proche du propagandiste BHL, qui se réclame de figures intellectuelles prestigieuses, alors qu'il n'a fait qu'expliquer dans les médias influents qu'il convenait quand on était convenable de se placer du côté du discours des plus forts - surtout quand on est en état de faiblesse. Enthoven Sr. montre ce qu'est un éditeur influent : quelqu'un qui promeut les formes littéraires à la mode immanentiste plus profondément que libérale, en faisant en sorte que le renouvellement ne dépasse pas le stade des maigres innovations internes et culminent en des stéréotypes anti-innovants.
Enthoven Sr. a édité Doubrovsky. Bien entendu que Doubrovsky est un écrivain et qu'il a innové de manière mineure! La compréhension éditoriale d'Enthoven Sr., son appréciation littéraire, n'a été possible que parce que l'innovation que Doubrovsky proposait, l'autofiction, relevait du stéréotype de l'autobiographie et in fine de la forme romanesque. Il ne s'agit pas d'insinuer que les éditeurs influents ont conscience de leurs agissements (promouvoir des formes littéraires mineures, le plus souvent stériles), mais de considérer qu'ils expriment leurs goûts prévisibles dans une mentalité accordant la part belle au mimétisme et refusant le créatif.
Ils n'ont pas conscience de perpétrer une démarche anti-créatrice et, niant l'art et la littérature dans leur dimension supérieure, ils suivent des goûts mimétiques, qui mènent à l'appauvrissement qualitatif du donné. Dans leur cas esthético-professionnel, leur attitude aboutit à l'effet paradoxal d'appauvrir la littérature qu'ils prétendent servir. Ils ne constituent pas des agents manipulateurs de la littérature au nom du libéralisme, mais ils appliquent des recettes qu'ils considèrent comme les seules possibles et nécessaires.
Quand on se meut dans une conception du réel qui est anti-créatrice, comme c'est déjà le cas chez le fondateur de la métaphysique, Aristote, qui abolit la créativité dans le fini depuis le Premier Moteur, on aboutit au stéréotype. Et le pire, qui peut mener au snobisme, comme l'a montré l'un des derniers romanciers Proust, c'est que la mentalité s'édifie sur le mimétisme et se trouve dépourvue de conscience. L'éditeur qui agit de la sorte n'est pas dans une conspiration consciente.
Il ne se rend pas compte qu'il manipule, avec pour fin, non la manipulation, mais l'application du mimétisme, dont la particularité, un peu comme dans le complot, quoiqu'en plus large, est d'échapper à toute forme d'action consciente et rationnelle. Le mimétisme crée un fonctionnement qui déshumanise, dérationnalise et donne l'illusion de la nécessité. Il n'est pas une théorie du complot, au sens où le complot attribue à la volonté deux propriétés contradictoires et aberrantes (au contraire de Schopenhauer, qui définit la volonté comme absurde) : la conscience et le caché efficient.
La mentalité pro-éditoriale aboutit à mélanger l'écriture et l'édition. Beigbeder en France symbolise cette collusion. Assez honnête, il se réclame d'un écrivain américain, Ellis, illustrant l'écriture qui réussit dans la mesure où elle ne crée rien, et où, dans le meilleur des cas, elle s'avère mineure (ce qui est mineur n'implique nullement qu'il soit dénué d'intérêt, tant s'en faut). L'édition insinue qu'elle peut aussi verser dans l'écriture : elle l'encadre, l'inspire, la choisit et la vend. L'écriture devient oligarchique, non avec arrogance et en vue de la destruction, avec effets directs et immédiats, mais au sens où cette écriture engendre la domination statique, avec l'inclination selon laquelle la seule oligarchie en mesure de perdurer est intellectuelle.
L'application politique de nature oligarchique correspond au nihilisme, selon lequel le réel fini ne peut survivre (environné de néant) que si perdure de lui seulement la couche supérieure et dominatrice. Il ne s'agit pas de prôner la domination arrogante, destructrice des autres, mais de constater que le raisonnement nihiliste ne peut qu'aboutir à la domination, couplée à la nécessité aveugle et absurde, pour reprendre les termes de Schopenhauer. Dans ce cadre, il n'est pas possible de sortir de la domination, qui pourtant comporte son vice : l'appauvrissement.
Toute oligarchie est confrontée au spectre de sa disparition, par épuisement et diminution qualitative. Les oligarchies en fin de cycle sont portées par des incapables et des médiocres, processus entropique auquel aboutit le mimétisme. L'oligarchie si elle veut durer plus longtemps que les oligarchies militaires doit s'appuyer sur le pouvoir intellectuel. Nietzsche appelle à l'avènement d'artistes créateurs de leurs propres valeurs, pour remplacer, plus que les philosophes de la République platonicienne, les figures du religieux classique : le prophète et le prêtre.
L'inflexion de Nietzsche est immanentiste et se vit comme alternative artistico-intellectuelle, d'inspiration rationaliste, à la conception classique du religieux, selon laquelle la pensée est portée par les prêtres. Le religieux doit être remplacé dans la mentalité immanentiste par l'intellectuel, au nom du religieux rationaliste et contre la condamnation du religieux classique, prophétique, transcendantaliste et irrationaliste. L'option immanentiste domine la contemporanéité et a imprégné le monde de l'édition, en tant qu'elle constitue l'expression paroxystique du rationalisme : l'art a remplacé le religieux prophétique - et peut-être que la littérature se tient à la fine pointe de l'art contemporain.
L'écriture immanentiste et oligarchique se fonde sur le mimétisme esthétique : le refus du renouvellement - la littérature comme force de perpétuation, avec des changements mineurs concernant des formes du donné. Le droit d'auteur aboutit à protéger, non la création, mais cette inclination à l'anti-création, en faisant en sorte que l'éditeur soit le gardien du temple, celui qui décide ce qui entre dans la ligne et ce qui n'y est pas conforme. Pas facile de départager la mauvaise littérature de ce qui serait incompris comme trop créatif - ou trop éloigné des canons du donné.
L'éditeur est le censeur, non au sens conscient et délibéré, mais au sens mimétique, au service de la mentalité des plus forts, dont le propre est d'être inconsciente, irréfléchie, irrationnelle et non délibérée. Le droit d'auteur se codifie au moment où le libéralisme devient l'idéologie dominante qui gère les sociétés occidentales. Il se développe en même temps que bascule la figure de l'éditeur, de passeur courageux à marchand rentable et, en cas de succès, acculé au prestigieux. L'écrivain devient un stéréotype, riche en cas de succès, mais privé de toute liberté éditoriale.
Le droit d'auteur ne sanctionne le progrès de la condition artistique qu'à partir du moment où il exprime les valeurs libérales. En réalité, il fonctionne comme un frein au progrès intellectuel et artistique. Les réactions des écrivains emblématiques de Gutenberg face à l'éclosion Internet constituent le symptôme éclatant de ce refus réactionnaire de l'évolution technologique éditoriale, que constitue Internet, et qui amène à balayer le droit d'auteur au nom de la gratuité créatrice : un Beigbeder se montre réactionnaire ultralibéral et communiste, au sens où celui qui défend la VO ne peut comprendre la portée de l'innovation Internet.
Pour lui, en tant que symbole, Internet = recul du droit d'auteur, et donc de la création littéraire. Internet = censure, au sens où le paradigme Gutenberg se trouve balayé. Le style Beigbeder ne peut s'épanouir sur Internet, selon les conditions de la gratuité éditoriale (qui battent en brèche le droit d'auteur)? C'est bon signe, car cela indique sa valeur littéraire (médiocre), et le vent frais que représente l'outil Internet. Alors que les vampires étaient en train de sucer l'art au nom de la liberté libérale, Internet les démasque et ouvre la porte au renouvellement.
Nabe le bobo jazzy, un écrivain qui pose au Grand dans la lignée de Céline, a proposé une innovation perverse, qu'il estime subversive et géniale, parce qu'il ne comprend ni la littérature, ni l'édition. Il agit en héritier du milieu artistico-bobo, voulant tirer le maximum (de profit) de son écriture; dans cette confusion, être libre reviendrait à dominer artistiquement les autres. Nabe a inventé l'antiédition pour supprimer l'intermède de l'éditeur et accroître l'emprise de l'écrivain resté Gutenberg. Il est le parasite de l'écrivain resté Gutenberg et emprisonné dans sa bulle : un contre-cultureux, contre Internet et pour Gutenberg. Nabe n'a pas compris ce qu'était Internet et se sert d'Internet comme d'un moyen de détruire le droit d'auteur avec éditeur pour maximiser le droit d'auteur sans éditeur.
Il se comporte en écrivain totalement dérégulé, allant encore plus loin que le libéralisme Gutenberg et trahissant Internet dans son dépassement de Gutenberg. Internet signifie que la fin de Gutenberg est atteinte et que tous ceux qui s'entêtent, comme ces deux cas de réaction (intellectuelle, politique et technique), à empêcher le progrès Internet ne feront qu'accélérer leur seule destruction : leur production littéraire s'avère frappée du sceau de la réaction, tandis que leur ancrage Gutenberg les conduit à la disparition au nom de leur ancrage à leur temps.
L'incompréhension d'Internet n'est pas l'incompréhension sociale d'une caste d'écrivains bobos ou germanopratins, qui aurait éludé l'intégralité chamarrée de la littérature - plus que de la République des Lettres, qui recoupe le lieu de l'édition à la mode. L'incompréhension de la mentalité Gutenberg n'est pas délibérée, consciente, personnalisée, mais découle d'un processus mimétique, englobant les individus du coup dépassés, conscients par leurs intérêts inférieurs, manipulés par une mentalité réificatrice et impersonnelle, les poussant à croire qu'en cas de succès, ils incarnent des élus chanceux, qui portent en eux le don de la création artistique, alors que ce qu'ils prennent pour de l'art relève de la création finie - un redoutable oxymore.
Le droit d'auteur est fini. Pas dans l'immédiat, mais en tant que principe, parce que le droit d'auteur est une application de Gutenberg, à partir du moment où le libéralisme commence à conférer à l'écriture un fondement qui n'est pas seulement juridique ou économique, mais qui réduit la visée artistique telle que la définit l'humanisme de la Renaissance à du commercial. C'est dans cette réduction que s'édictent les critères d'édition de la littérature, et au-delà de l'art, qui appliquent des modes pour vendre, puis en viennent à croire qu'ils font la qualité littéraire, alors que leur conception de la littérature relève de la mentalité libérale et procède de la réduction idéologique plus encore que - commerciale.
Le roman est réduit à l'autofiction, la littérature à l'idéologie. La littérature n'est qu'un pan de l'expression artistique. Le droit d'auteur n'est pas un progrès par rapport à la conception de l'écriture que pouvaient se faire des écrivains aussi variés que Platon, Saint Augustin ou Shakespeare, droit qui garantirait leurs idées en permettant d'en vivre. Si l'avènement du droit d'auteur conforte, le confort en prime, l'écrivain, elle fait primer l'individu et son ego, et avec l'enflure suivant le romantisme, qui croît, notre auteur devient le dandy boursouflé et le prince des médias de nos jours, privilégiant son ego sur son art.
Dans ces conditions, le droit d'auteur n'est qu'un progrès relatif, sis à l'intérieur de la trajectoire Gutenberg. Il n'améliore pas le statut des écrivains et de leurs idées, comme on peut le vérifier avec la qualité des écrivains qui précèdent la mise en place de ce droit. Le droit d'auteur, quand il est pris comme finalité immuable et inaliénable, tend à pervertir l'auteur, en faisant du garant, non pas le serviteur de ses idées, mais leur fin - finie. L'avènement d'Internet vient rappeler que le droit d'auteur ne vaut que dans les normes Gutenberg et que, pour des normes supérieures, la hausse qualitative du paradigme de l'expression et de l'édition, redéfinit les contours de ces normes.
Internet rend caduc le droit d'auteur, en haussant la valeur des idées au-delà des individus. Aucun individu ne peut réclamer de droit d'auteur sur une idée, puisqu'il n'en est pas le dépositaire strict et qu'il n'en est qu'un moyen, aussi important soit-il. Internet a pour fonction principale, non de promouvoir le culte de l'écrivain, comme l'entend un Nabe avec son antifiction qui exprime toute sa négativité personnelle, anti fondamental et pro rien, mais de hausser la qualité des idées, en faisant en sorte qu'elles s'expriment comme principes non soumis à la réduction individuelle et égotiste. Pour ce faire, Internet est la révolution technologique qui supprime la fonction éditoriale et qui confère aux idées une portée qui dépasse l'individu.
De ce fait, l'homme accède à la dimension intellectuelle supérieure, au sens où le monothéisme propose un entre-deux entre le physique et l'idée. Ce n'est pas qu'Internet soit la fonction finale de l'expression humaine; tout comme le néanthéisme ne constitue pas l'expression religieuse finale. Mais ils représentent un progrès important, qui explique que la crise actuelle traduit le changement de paradigme, pas un effondrement vers le pire, de type pessimiste dans un environnement absurde, qui est une conséquence du nihilisme, mais qui ne constitue ni la claire revendication du nihilisme, ni sa propre conception du réel. Le nihilisme est réaliste au sens où le réel correspond à l'homogène et l'uniforme. 

mercredi 6 mars 2013

La publicisation d'Internet

L'éditeur change de condition avec Internet. Il passe du médium social, du filtre, vigie des normes de l'édition Gutenberg, au progrès technique, qui rend plus accessible l'édition innovante Internet et technicise l'édition. Si les réactionnaires de ce milieu, comme Beigbeder en France, se piquent de figer l'édition à son standard donné, en condamnant l'inutilité d'Internet dans ce processus installé, la révolution d'Internet dévoue l'homme aux fonctions typiques de la création, tandis que ses actions mécanistes, propres à l'édition, et que Gutenberg valorise faussement et avec réaction, sont de plus en plus occupées par la machinisation, dont le prototype à venir est le robot, ainsi que l'annonce Asimov. 
L'édition avec Internet se technicise, dans la mesure où la figure de l'éditeur Gutenberg disparaît, en particulier celle qui depuis un siècle a pris une importance prépondérante et paradoxale (parasitaire) sur l'écrivain dans l'écriture. L'auteur devient secondaire en ce qu'il est le créateur qui a besoin du choix de l'éditeur; ce qui compte le plus selon les critères oligarchiques, c'est la prééminence sociale, dans laquelle l'importance de l'éditeur prend toute sa valeur. La technique se trouve au service des fonctions créatrices de l'homme : elle délivre l'écrivain de la fonction professionnelle de l'éditeur et rend l'écriture accessible à tous en potentiel. 
Heidegger est loué par les historiens de la philosophie pour avoir défini la technique comme le royaume de l'étant dénué d'Etre; tandis que la philosophie permettrait de s'adonner à l'activité supérieure de la pensée en contactant la question de l'Etre. Qu'est-ce que l'Etre? Si notre Mohican métaphysique n'a jamais réussi à le définir, il a proposé l'innovation (relative) du Dasein, qui serait l'Etre-là entouré de Néant, une adaptation de l'être fini d'Aristote et de l'Etre miraculeux de Descartes. 
La définition ne lève pas tous les mystères, mais elle permet de rendre compte que Heidegger propose une vision de l'Etre qui détruit le progrès contenu dans la technique, sous prétexte de restaurer l'Etre, conçu comme anti-progressif, au sens où il permane - politiquement anti-progressiste, au sens où Heidegger put un temps louer l'attachement à la terre comme le thème de l'incarnation de l'Etre dans la politique.
Les oligarques de tous poils tentent d'arrêter le progrès à leur stade, pour mieux l'annexer à leur profit. Heidegger ne fait que reprendre le parti d'Aristote, qui voulait stopper le progrès scientifique et technique à son propre stade, en annonçant la fin de la philosophie et des savoirs. Heidegger entend l'Etre comme l'aspect figé du Dasein. Si on voit mal pourquoi il serait nimbé de Néant, il est entendu comme Être figé - d'autant plus Être qu'il est figé. 
Dans cette logique, l'étant est inférieur à l'Etre, en ce qu'il est soumis au progrès et au changement : ce qui importe est la permanence, constante tant des transcendantalistes que des nihilistes. La proximité provisoire de Heidegger avec le nazisme s'explique parce que sa pensée rejoint l'idéologie nazie quant au refus du progrès technique - chez Heidegger, dans une vision de l'Etre qui ne peut être permanent que parce qu'il affronte la violence, qu'il perdure grâce à cette violence. L'oligarchie conçoit le réel comme le lieu du miracle ultrasélectif et élitiste de l'être, qui légitime la domination comme l'expression du miracle provisoire et chancelant, foncièrement inexplicable.
L'écrivain devient à partir du monothéisme le relais individué de la parole prophétique. Son annexion par l'éditeur est prévisible, à partir du moment où l'on considère en termes sociaux cette relation. Selon les critères religieux, l'éditeur est le passeur, le médium de l'écrivain, et l'écrivain est le bras - écrit - de l'homme religieux, pas seulement du prophète, en particulier depuis la Renaissance et l'apparition d'Internet. L'inversion du régime éditorial dans le schéma actuel ne peut qu'établir la prise de pouvoir oligarchique, selon laquelle la voix qui compte est celle de l'éditeur, au point que beaucoup des écrivains qui brillent occupent des fonctions éditoriales.
Le stade Gutenberg se trouve figé selon cette mentalité, comme s'il incarnait la fin de l'édition, tandis que le progrès d'Internet se trouve dénié :
- au nom de ses défauts, nombreux dans tout progrès; 
- dans le refus de considérer Internet autrement que comme le prolongement de Gutenberg.
Le progrès que permet Internet par rapport à Gutenberg consiste à simplifier l'opération de l'édition, de la transformer en fonction technique, rendant obsolète l'importance professionnelle et sociale qu'avait prise la personne de l'éditeur de la fin du vingtième siècle. On assiste à la révolution Internet comme changement paradigmatique de l'édition, qui affecte l'écriture : celle-ci devient la voix plus importante que l'individu qui la porte, l'écrivain. Le format de Gutenberg se révèle dès le départ élitiste, quoique progressiste par rapport au passé, lui de plus en plus anonyme, bientôt oligarchique et au service de la voix des plus forts.
Dans le format Gutenberg, l'individu est plus important que les idées qu'il porte, bien que l'individuation permet de mieux porter les idées et de mieux les relayer. Il tourne en principe pervers de l'individualisme avec l'évolution prévisible de Gutenberg, selon laquelle l'individu vaut plus que les idées, jusqu'à devenir la norme dominante, quasi exclusive. Internet rend possible le passage à l'écrivain secondaire, anonyme, dont la personne est normale, alors qu'il peut porter des idées qui elles auront une valeur importante, passant à la postérité. 
Le romantisme n'est pas qu'un mouvement qui prend la pose et exprime le sentimentalisme (le beau étant placé au service du snobisme). Il exprime la dégradation de l'idée, qui ne peut avoir de valeur que si elle est portée par un individu éminent, non plus en tant qu'il serait doté de grande intelligence, mais en tant qu'il sombre dans le maniérisme, à la manière des snobs et des dandys. L'individualisme implique la dégradation qualitative de la création chez l'individu, dans le moment où l'individualisme fait décroître l'individualisation. 
L'auteur Internet change de l'auteur fin de cycle Gutenberg, en ce qu'au dandy imbus de lui-même, frivole, qu'un Beigbeder pourrait incarner, succède l'écrivain qui est garant du progrès contenu dans Internet. L'écrivain de mouture Internet n'est pas un individu éminent, au sens social. Ce n'est pas davantage quelqu'un qui aurait connu une gloire sociale, dont le médiatique incarnerait la réactualisation technique. On observe une rupture en ce moment : l'écrivain Gutenberg fin de cycle devient une star, un people, avec ce que ces termes de franglais comportent d'oligarchique et de mièvre, tandis que l'émergence de l'écrivain Internet porte des valeurs plus tournées vers la valeur durative.
L'écrivain Gutenberg fin de cycle accorde d'autant moins d'importance à la durée de ses idées (leur valeur) qu'il vit dans le culte de son individualité, tourné vers la précellence de l'individualisme. Si l'on continue à interpréter l'image de l'artiste porteur de la création des valeurs depuis la Renaissance, l'artiste remplace le prophète, avec l'avènement de valeurs comme l'humanisme, qui placent l'homme au centre de l'agencement social, plus encore que culturel ou artistique. L'individualité est tenue de rencontrer le succès pour vérifier que ses idées présentent de la valeur. 
Dans la littérature, on finit par adouber la décrépitude, telle qu'elle se produit à l'heure actuelle, dans la mesure où l'artiste accéderait dans l'inégalitarisme à son rang, social, de précellence, en envisageant la finalité de la littérature dans sa personne, via le désir d'inspiration et de définition spinozistes, avec en point final l'autofiction, pour remplacer le vide identitaire et théorique par la narration du désir. Les éditeurs influents essayent de promouvoir cette Renaissance 2.0, qui accentuerait le processus initial d'individuation par la promotion accrue du désir (jusqu'à l'individualisme). 
Le changement instillé par Internet dépasse cette conception de l'artiste en fin d'ère Gutenberg. La rupture entre Gutenberg et Internet pourrait passer, selon les critères de Gutenberg, pour de la dépréciation qualitative (c'est le point de vue émis par les éditeurs influents, comme Beigbeder, d'où leur critique réactionnaire et dépassée d'Internet) : l'individu compris comme individualisme perd en importance dans l'expression Internet (dont l'écriture). Avec la technicisation du vecteur éditorial, avec la disparition de l'éditeur Gutenberg de la fonction éditoriale, l'auteur subit une transformation qui lui est bénéfique, dans la mesure où il perd ses rêves de glorification élitiste et où il gagne en lieu et place la promotion des idées qu'il porte. 
L'individu gagne, parce que les idées sont prises en compte. Dans la peoplisation et la starification de l'artiste, ce dernier, comblé d'honneurs, pourrait sembler s'y retrouver. Sous prétexte de se voir rétribué pour ses mérites insignes de créateur méritant en cas de succès la reconnaissance sociale et financière, il verse dans la mentalité libérale la plus ultra/néo, qui consiste à adouber l'oligarchie du fait de l'élitisme dont il est le produit. Les Beigbeder et consorts ne sont plus grand chose d'un point de vue littéraire, parce qu'ils jouent un jeu social et qu'ils tiennent la domination sociale en tant que fin de l'existence, devant la littérature (en attestent leur soutien de principe à la VO, qui est la version des plus forts, et leur rapport à l'autofiction).
La frivolité se transforme en vacuité fondamentale : les écrivains de l'ère fin Gutenberg constituent les représentants de leur(s) éditeur(s), au sens où la création est inférieure à la domination intellectuelle. L'artiste Internet gagne à se départir de la gloriole individualiste en faisant de son individualité le héraut des idées qu'il contribue à charrier et dont il n'est pas l'auteur, mais le relais. Les idées sont des processus, dépassant les corps qui les promeuvent et qui n'atteignent ce statut que si les individus (au sens corporel entendu par Spinoza) perdent la glorification sociale à laquelle les meilleurs sont promis dans le statut Gutenberg. 
Pour échapper à la dégénérescence finale, l'artiste détient la solution : le progrès Internet. Les idées deviennent plus riches et pérennes si elles perdent en individualisme : sans quoi, l'individu qui les porte se sert au passage et les prive de leur qualité transpersonnelleL'individualisation des idées depuis le monothéisme, avec son renforcement depuis la Renaissance, aboutit à la paupérisation des idées individualistes lors de la fin de course du modèle, du fait qu'elles se trouvent rattachées à tel ou tel auteur. 
Un grand écrivain porte de nouvelles idées en lui. Dans le moment où il apporte ces nouvelles idées à ses contemporains et à ceux qui suivent, il aboutit à ce que leur portée soit ralentie par le prisme de sa personnalité : la déperdition qualitative est importante. Internet la résout, en proposant des idées prioritaires aux auteurs, en faisant en sorte que les énonciateurs soient au service des idées, tandis que dans le format Gutenberg, les idées se trouvent au service des artistes, et finissent, en particulier dans une connotation financière, par se trouver confisquées par les éditeurs, dont l'objectif est de les accorder aux modes dominantes et à la loi du plus fort intellectuelle. 
Les idées valent plus que les individus qui les portent. Elles sont viables sur le long terme si elles épousent un format supérieur à Gutenberg, qui leur accorde une profondeur supérieure, comme l'invention technique délivre une puissance supérieure. L'éditeur constitue le parasite principal de la création, notamment dans l'écriture, à partir du moment où il commercialise l'activité artistique - et où il en fait autant une source de revenus qu'un prestige social et un instrument de domination.
Alors que la décrépitude de Gutenberg manifeste dans ce domaine significatif et central la crise par la privatisation du domaine public, l'avènement d'Internet signale le changement de l'expression le plus important depuis le transcendantalisme : le domaine privé devient public. La crise est résolue par le dépassement de Gutenberg - vers Internet. La transformation du statut de l'écrivain favorise l'amélioration des idées. Loin du génie de la Renaissance, élitiste et vigoureux à ses débuts, loin de son successeur romantique, angoissé portant des idées trop lourdes à assumer, l'artiste peut vivre dans la normalité existentielle tout en se confrontant à des idées qui ne lui appartiennent plus. 
Le recours aux drogues et les comportements pathologiques aboutissent à la caricature de l'artiste, selon laquelle un génie est un égotiste excentrique, décalé et bizarre, qui accoucherait de ses oeuvres dans des transes et qui manifesterait un comportement inexplicable, voire condamnable. Mozart symbolise cette propension à définir le génie depuis un demi siècle, tout comme Rimbaud. 
La publicisation d'Internet s'oppose à la publicité. Elle tend à faire de tout individu le porteur potentiel des idées, dont la portée est publique, tout en rendant à l'individu usuellement créatif et enfin reconnu comme tel, loin de l'élitisme Gutenberg, sa normalité privée/individuelle. La distinction empêche que se développe le déséquilibre personnel. Si le privé n'existe plus dans le statut contemporain, avec des germes contemporains, ce n'est pas pour verser dans le voyeurisme typique de la téléréalité, selon lequel le privé s'exhibe, grâce au truchement technique des médias Gutenberg.
La publicité s'opposerait à la publicisation, comme modification du statut de l'individu et des lignes privé/public. On mesure l'importance de l'innovation Internet à ce constat : l'individu perd son rôle d'individualité finaliste, sur la fin individualiste, portant des idées trop lourdes pour son corps et son désir; il devient un individu, dont le but créatif est de transmettre l'idée, pas de l'incarner et de la bloquer. L'idée vaut plus que l'individu : le processus dépasse l'incarnation physique. Voilà qui empêche les utopies d'idée-fin, le rêve fixe de la métaphysique depuis Aristote d'arrêter la pensée à son stade. Le progrès émet l'idée novatrice selon laquelle le réel est un tissu malléable et extensible, qui se trouve réduit, voire caricaturé, quand il est assimilé à un point, un stade, une arrivée.

vendredi 1 mars 2013

Le mimétisme inférieur

Le mimétisme constitue la forme inférieure de la créativité. Ce sont les deux tendances de représentations qui dépeignent le réel : l'on ne peut parler du réel autrement qu'en cherchant sa créativité où en la réduisant au mimétisme. La représentation créative n'entend pas représenter le réel de manière définitive et totale, comme s'il était figé à un certain stade, même à développer, mais de manière dynamique (en peinant à concilier cette dynamique avec le donné total et incompréhensible de Dieu/Être); le mimétisme réussit à dépeindre le réel selon ces critères accessible à la raison comme constituant la fin du réel (atteindre le définitif, le total, le figé), mais il en donne une vision finie, tronquée, qu'il est obligé de compenser en instaurant l'inexplicable complément indicible du non-être.
Le raisonnement mimétique ne résout pas la question de l'infini, bien que ce terme contienne une vision négative (-in) et contestable du problème : si le réel était fini, nous n'aurions pas l'idée qu'il manque quelque chose au fini, qui présente la caractéristique de ne pas se résoudre au fini, tout en demeurant inexplicable selon les critères du fini. L'entendement rationnel pense en termes de fini, ce qu'avait compris Aristote, mais cet entendement recourt à autre chose que Platon dénommait dynamique et qui n'est pas fini. Et pour expliquer que la raison puisse comprendre ce quelque chose négativement désigne comme infini, l'on peut recourir à l'idée (et non au concept, terme fini désignant l'idée) de créativité.
1) le mimétisme implique que le réel est instantané, figé, qu'il repose sur une forme finie, stable, qui ne peut être environnée que de non-être; la logique qui meut le mimétique est l'intérêt personnel, individuel, qui réduit le réel à son périmètre et qui ne voit pas qu'elle travaille pour le mimétique par le truchement de son intérêt;
2) la créativité en prolongement, de modèle transcendantaliste implique que créer rejoigne l'acte englobant et supérieur (transcendant) de l'Etre.
Le problème de cette mentalité : elle fonctionne, seulement en pratique, dans les bornes du monothéisme (la Terre), mais demeure théoriquement inexplicable, ce qui est un paradoxe pour l'idéalisme au sens platonicien, qui se présente comme théorisant et que se détracteurs tancent comme intellectualiste. Tout ce que Platon arrive à dire à ce sujet, c'est : le dialogue est le moyen de progresser et de créer. Il le mettra lui-même en pratique, mais il ne l'expliquera pas, et l'époque monothéiste qui le suit et qui se manifeste par le progrès Gutenberg en matière de diffusion des idées n'est pas capable de susciter la créativité, de l'étendre, ni de l'expliquer.
Dès lors, il faut considérer où le bât blesse.
3) La créativité néanthéiste réfute le prolongement comme explication au complément de fini - l'infini -, et considère que le réel est structuré selon la disjonction propre à l'enversion. Cette créativité ne se forme pas de manière homogène et prolongée, ce qui explique pourquoi l'on ne peut l'expliquer dans les bornes du prolongement ou de l'antagonisme, qui eux-mêmes impliquent un extérieur impossible, infini ou non-être. Tant le prolongement que l'antagonisme posent le réel selon la même identité uniforme. L'inexplicable est la valeur-étalon du réel à partir du moment où l'on s'en tient à la considération selon laquelle l'identité se rapporterait in fine à la signification de l'identique. Le transcendantalisme n'a pas réussi à sortir du piège nihiliste en s'en prenant à la vraie cause de son erreur : l'identité identique. Au contraire, il a rédupliqué l'erreur en percevant dans le non-être la cause de cette erreur.
Le non-être évoque la mauvaise définition du réel qui se place sur le même plan que ce qu'elle juge insuffisant. Le non-être est ce qui n'est pas. Mais qu'est-il? Il est ce qui n'est pas : non seulement on ne sait pas ce qu'il est, mais en plus on sait qu'en n'étant pas, il est sur le même plan. Ne pas être ne signifie pas autre chose qu'être, mais être moins. Le nihilisme pense que le réel est formé à son niveau minimum d'être, mais que cette forme rare est formée fondamentalement, de façon maximum, de non-être. Le transcendantalisme répond en inversant la tendance : le non-être est le minimum, ce qui ira jusqu'à des traditions pour lesquelles le non-être désigne la matière la plus brute (voire vile).
Le maximum ne peut être l'être, mais en prolongement l'Etre. Tant dans le transcendantalisme que dans le nihilisme, l'être se trouve au même niveau. L'Etre remplace le non-être au motif que le non-être est insuffisant du fait qu'il est négativité pure et refus de la définition. Mais le nihilisme perdurera, car le transcendantalisme ne parvient pas à définir l'Etre. Du coup, le nihilisme répond en rappelant que lui au moins parvient à très bien définir l'être de l'instant, tandis que le transcendantalisme se vante, lui, d'obtenir des résultats qui valideraient sa structure théorique, tout en appuyant cette affirmation sur ses résultats.
Le transcendantalisme a plus de validité que le nihilisme, il obtient un réel moins instantané, plus durable, mais il se montre incapable d'expliquer autrement cette durabilité/pérennité autrement que par des résultats pratiques, qui indiquent certes qu'il possède une certaine pérennité, mais nullement qu'il est vraiment pérenne. Rien n'indique que le transcendantalisme ne s'effondrera pas, et c'est ce qui se produit en ce moment parce que l'Etre est adossé sur une erreur qui contient suffisamment de justesse pour durer, mais c'est une durabilité porvisoire. L'Etre n'est pas de l'éphémère, mais pas davantage du stabilisé.
L'Etre est un résultat hybride qui garantit une certaine durabilité tout en nécessitant sur le long terme (environ deux millénaires) une réforme qui ne s'avère pas interne, mais structurelle. Il ne s'agit pas d'ajuster le transcendantalisme tout en conservant la doctrine, mais de changer de doctrine pour changer de paradigme et tenir compte de la croissance du réel, qui rend obsolète le transcendantalisme. Curieusement, le transcendantalisme en vient à proposer un compromis entre la théorie et la pratique. Le compromis exprime le pragmatisme, et le transcendantalisme n'est pas pragmatique en tant qu'il considère qu'il faut s'appuyer sur la théorie pour en venir à des résultats valables, mais comme il ne parvient pas à définir l'Etre, il considère que le dialogue est le moyen d'obtenir les résultats qu'on ne peut appuyer directement sur la théorie.
C'est ce que Platon propose avec sa méthode dialectique qui est le moyen le plus simple pour parvenir au réel et qui n'exprime nullement la structure alambiquée que revendiquera de manière subversive Hegel sous le même vocable. Ce compromis est un aveu de faiblesse en ce que à la fois le transcendantalisme revendique la supériorité de la théorie sur le pratique, sans parvenir à définir le théorique. Implicitement, le transcendantalisme demande à ce qu'on respecte sa contradiction théorique, tout en ajoutant qu'il convient pour ce faire de s'entretenir aux résultats pratiques et pragmatiques issus du dialogue.
La différence entre le transcendantalisme et le nihilisme est importante, mais elle repose sur le pragmatisme et la confiance : le transcendantalisme demande sans preuve que l'on fasse confiance à son affirmation indémontrée selon laquelle sa théorie est peut-être indémontrée, mais elle est juste. Le transcendantalisme affirme l'existence de la théorie comme possibilité de connaissance et comme témoignage selon lequel le réel est quelque chose qui dure et qui possède de la consistance autant que de la cohérence.
L'éloignement entre le transcendantalisme et le nihilisme n'est pas étayé. Du coup, la proximité entre nihilisme et transcendantalisme est patente. Elle repose sur l'impossibilité théorique pour les deux courants de pensée de définir le réel. L'identité entre le transcendantalisme et le nihilisme recoupe l'identité identique qui prévaut dans leur vision du réel. Tous deux s'opposent sur la même ligne et reproduisent la même erreur : à partir du moment où ils postulent que le réel est uniforme et stable, ils ratent l'identité croissante du réel, l'enversion, même si le platonisme a essayé avec la dynamique d'introduire la nuance dans son système d'homogénéité.
Mais la dynamique en demeure au stade du pragmatisme, via le dialogue et l'expérience créatrice, notamment dans la géométrie. Ces contradictions font que le transcendantalisme comporte des failles en son sein qui empêche que sa viabilité soit continue et qu'il puisse proposer une définition juste et adéquate du réel. Le compromis implique un défaut théorique dans lequel on concède qu'on manque de théorie, bien qu'on soit en mesure de se prévaloir de cette théorie défaillante. La théorie est juste, lais défaillante.
La métaphysique intervient après l'ontologie platonicienne, comme couronnement de l'entreprise ontologique dans l'Antiquité, et émane d'un élève brillant de Platon, Aristote, qui s'oppose à Platon. Pourquoi Aristote s'oppose-t-il à Platon? Parce que Platon ne résout pas les défis du nihilisme et qu'il en vient à exiger qu'on se soumette à son idéal, tout en concédant qu'il ne peut que le démontrer empiriquement. Aristote ne réagit pas en balayant d'un revers l'ontologie de Platon, mais en remarquant qu'elle ne résout pas les faiblesses du nihilisme et qu'elle se montre moins performante et attirante dans l'exigence instantanée, sur le court terme.
Pour autant, il reconnaît que l'exigence de théorie qu'avance l'ontologie, en particulier Platon, est fondée et que la connaissance du réel ne peut s'opérer sans exigence théorique. Tout le débat que lance Aristote, tel qu'il se trouve consigné dans la Métaphysique posthume, oscille autour du problème du fondement de la forme : la forme est-elle idéal au sens platonicien (réaliste au sens médiéval) ou est-elle nominaliste au sens nihiliste? Rappelons qu'Aristote dans le débat mathématique considère que les nombres ne renvoient pas vers l'existence d'un monde idéal qui englobe le sensible (position de Gödel au vingtième siècle), mais n'existent que par rapport à l'abstraction humaine produite seulement pour la norme humaine (norme qui finit par être sociale).
S'il n'est pas facile de savoir si Aristote est plutôt nihiliste qu'ontologue ou plutôt modéré dans son compromis, la métaphysique trouve un compromis dans son questionnement sur le fondement de la forme : ce sera la possibilité de théoriser à l'intérieur du fini. Aristote reprend dans sa philosophie sa conception des mathématiques : la théorie existe mais à l'intérieur du monde de l'homme. L'idéal n'existe pas indépendamment de l'homme.
Aristote a opéré une correction par rapport au nihilisme, si bien qu'on ne peut pas dire qu'il soit plus nihiliste que transcendantaliste, mais on peut par contre considérer que la reconnaissance du nihilisme et son introductions dans le système métaphysique implique la gangrène de l'ensemble du problème. Quand Aristote reconnaît brièvement, ce qui n'est jamais cité de manière importante et développée par les commentateurs adoubés de l'aristotélisme, que l'être fini est relié au non-être par le multiple, il consent à ce que son système métaphysique soit une innovation finie, parce que le propre du nihilisme est d'accepter la brièveté.
Du coup, le problème d'Aristote est de s'insérer dans un système momentané, qui dure plus que le nihilisme, mais moins que l'ontologie dont elle s'inspire pour partie. La métaphysique n'est pas faite pour durer, mais pour satisfaire l'instantanéité avec un peu plus de durée que les modèles plus explicitement nihilistes. Les sophistes ou les Abdéritains ont construit des systèmes qui ont beaucoup de qualité de savoir et de domination sociale et politique, mais dont on sait qu'ils ne survivront pas à leur auteur.
La métaphysique est une forme différente des systèmes nihilistes explicites, en ce qu'elle essaye d'instaurer le compromis entre nihilisme et ontologie. Compromis tout comme l'ontologie? Si sa structure repose sur la même erreur, l'ontologie prône le compromis entre Être et uniformité; quand la métaphysique reprend du nihilisme le non-être (auquel elle ajoute le multiple unificateur) et de l'ontologie la possibilité de théorisation, qu'elle applique avec restriction au fini. Quand Aristote annonce qu'il va clôturer par sa méthode posthume, baptisée métaphysique, la philosophie et la connaissance scientifique, il l'annonce en triomphateur, sans s'aviser que sa prédiction est aussi lucide que funeste : son invention risque de détruire l'entreprise de connaissance baptisée philosophie.
La métaphysique est construite pour durer plus longtemps que les essais nihilistes, mais elle ne peut perdurer de manière solide et cohérente. Elle est condamnée à se déliter. Elle commence par exhiber sa qualité principale, qui est de permettre de théoriser avec efficacité, voire efficience, le physique. La métaphysique déduirait sa qualité théorique principale, philosophique, par ses résultats scientifiques immédiats.
Aristote a forgé un système philosophique qui soit proche de l'ontologie, mais qui en corrige les aspects déficients, et il est parvenu à proposer une forme plus efficace pratiquement et moins pérenne théoriquement. Le verdict interviendra après la période florissante de l'ère péripatéticienne se finissant avec la scolastique : Descartes rénovera pour cinq siècles la métaphysique obsolète, mais dès que l'hérésie immanentiste rencontre le succès peu de temps après, c'est déjà le signe que la rénovation est déjà condamnée et que ses jours sont comptés.
Heidegger a clôt la métaphysique en essayant de l'achever : à partir du moment où un projet prétend être achevable, il est promis à l'achèvement - la disparition. La constante de la métaphysique est de fonctionner par rapport au mimétisme : Aristote explique la création de l'Univers par le Premier Moteur, qui crée l'univers en même temps qu'il abolit les règles de création continue et qu'il instaure l'univers fini et mimétique. Descartes reprendra ce fini mimétique en le baptisant physique. Le physique est gouverné par la nécessité, mais Dieu a le pouvoir d'en changer miraculeusement les lois physiques.
Le mimétisme est la loi qui gouverne la métaphysique, qui instaure les conditions d'un mimétisme intelligent. Il s'agit de rendre possible le théorique pour forger ce mimétisme intelligent. Le mimétisme produit la faculté d'appauvrir petit à petit le réel, à des vitesses différentes en fonction du degré d'actualité du mimétisme. Le mimétisme intelligent de la métaphysique ralentit le rythme de sa destruction programmée, mais le mimétisme est la forme inférieure de la créativité.