samedi 30 novembre 2013

L’identité du bouc émissaire

Pourquoi l’islamophobie ou la judéophobie (que l’on nomme improprement antisémitisme pour désigner un sentiment existant, quoique la haine contre les juifs ne recoupe nullement la haine contre les Sémites) ne peuvent constituer une source de domination valable, autant qu’une cause de dénonciation légitime? Après tout, si les musulmans constituaient une secte d’extrémistes prêts à verser dans le fanatisme, l’extrémisme, ils mériteraient la haine de la majorité. S’ils ne la méritent pas, c’est qu’ils ne peuvent être rangés dans cette catégorie, et qu’à l’examen, ils ne sont qu’une minorité à verser dans l’extrémisme sur le milliard qui peuple le monde (comme les wahhabbites, soutenus par l’Occident démocrate, libéral et tolérant).
Mais les musulmans ne peuvent être objets de haine que s’ils versent dans le terrorisme; ils ne peuvent être poursuivis que s’ils recourent au terrorisme pour épancher leur infériorité au moins politique, sociale et économique. Ce qui signifie que les musulmans sont faibles et ne peuvent prétendre, bien qu’ils soient nombreux, à la domination (la qualité, selon les critères de la loi du plus fort). Aussi virulente soit l’islamophobie, elle demeure inconséquente en ce qu’elle est dominée, et non dominatrice.
L’islamophobe affirmerait, s’il était lucide, qu’il recourt à un bouc émissaire totalement innocent, puisque faible et peu influent, dont le seul avantage consiste à procurer un défoulement bref et provisoire. Voilà qui explique l’islamophobie - un défouloir; et qui fait du bouc émissaire un mécanisme différent du ressentimenteux : le ressentimenteux est un impuissant, quand, un cran au-dessus dans l’action, l’islamophobe propose un coupable faux, mais existant.
Par contre, l’explication ne rend pas le phénomène cohérent. Rien ne pourra légitimer l’incohérence de l’islamophobie : le musulman étant un dominé, il ne peut dominer. Le raisonnement par bouc émissaire ne peut sembler conséquent que s’il identifie une minorité dominatrice. Pas une minorité dominée. Raison pour laquelle on constate avec une périodicité chronique le retour de la judéophobie. Les juifs sont réputés, à tort ou à raison, pour des dominateurs (ils ne sont tenus pour les dominateurs exclusifs que par une clique tenace mais incohérente).
Deux remarques :
1) il ne convient pas de mettre une majuscule à juif, car le terme désigne un peuple religieux, comme les chrétiens ou les musulmans, et pas un peuple politique, comme les Français ou les Allemands. A chaque fois que l’on applique une majuscule, on ne commet pas seulement une faute contre la langue et le sens. L’on accrédite l’idée, perverse, selon laquelle les juifs seraient dominateurs.
2) de la même manière que la judéophobie repose sur l’amalgame tous les juifs/certains juifs, de même le terme antisémitisme, s’il était analysé rigoureusement, produit l’amalgame Sémites/juifs, ce qui relève de la supercherie historique, et qui ne peut qu’aviver le fameux antisémitisme, qui devrait plus justement être baptisé judéophobie.
Dès qu’on parle des juifs, on les relie à la domination financière, sociale, voire intellectuelle. Que l’on s’en félicite (ce peuple a produit au XXème siècle Proust, Kafka, Einstein ou Freud) ou qu’on la déplore (une petite minorité dominerait la majorité), c’est une constante qui remonte aux origines des juifs, puisqu’ils se trouvent rejetés et persécutés par les Égyptiens selon la légende. Puis les chrétiens les accuseront d’être le peuple déicide, une accusation qui persiste chez les musulmans (avec moins de persécutions). Enfin, les nazis se sont rendus coupables d’une tentative de génocide qui fut soutenue par bien des mouvements fascistes et nationalistes en Europe.
Cette manière de penser pourrait sembler plus cohérente en ce qu’elle identifierait une communauté sûre d’elle-même et dominatrice, pour reprendre les qualificatifs donnés par le général de Gaulle. Mais la tentation ne résiste pas à l’examen. Une anecdote : quand fut examinée la spoliation des juifs de France durant la Seconde guerre mondiale, sous le gouvernement de Vichy, on se rendit compte que l'immense majorité des juifs de France ne correspondait pas à des usuriers riches et dominateurs, mais à des individus souvent plus pauvres que la norme. Plus ils furent inquiétés, moins ils avaient les moyens de se défendre.
Pour que ce type d’argument tienne la route, il convient donc de définir la catégorie du repoussoir légitime (sans quoi le bouc émissaire ne fonctionnerait pas) comme la toute petite communauté des juifs sionistes, qui dominerait la France et le monde, et qu’il conviendrait de différencier de la majorité des juifs, qui ne se comporte pas en communauté, et qui étant bien intégrée à la société dans laquelle elle vit a la tendance remarquable à se comporter à son image (à tel point qu’il est comique de reprocher à un juif laïc français du communautarisme, alors qu’il se comporte la plupart du temps en agnostique, hédoniste et libéral, à l’image de la plupart des Occidentaux).
Le problème quand le concepteur de bouc émissaire désigne à la vindicte, populiste plus que populaire, la petite communauté de juifs sionistes comme dirigeant le monde, c’est que, avant d’en venir à la raison pour laquelle aucune communauté religieuse ne peut dominer le monde, il est absurde de prétendre qu’une ultraminorité opprime la majorité (on en arriverait à énoncer que si les nazis ont eu tort de massacrer les juifs, ils auraient eu raison de poursuivre ceux qui faisaient partie de cette ultraminorité prédatrice, ce qui relancerait le processus de bouc émissaire, il est vrai partiellement coupable). Nous n’avons pas affaire à un système hiérarchique, comme la société par castes, voire le féodalisme, mais à un groupe caché et malfaisant, qui parviendrait à conserver le pouvoir.
Cette thèse ne tient pas la route. Outre qu’on voit mal comment un petit groupe parviendrait au fil des générations à se transmettre le pouvoir, on voit encore plus mal comment ce groupuscule, si facilement identifiable, ne serait pas inquiété par certains autres groupes jaloux de ses prérogatives (sans recourir à l’idéal illusoire de la réaction populaire face à l’exploitation d’une minorité). Depuis le temps où l’on reproche à certaines communautés juives de se livrer à l’usure, elles auraient été éradiquées si elles étaient le vrai problème. Le fait qu’elles aient subi des lynchages reflète cette technique : la violence criminelle défoule dans l’instant et oublie sans rien résoudre.
Ces exemples de massacres n’ont jamais résolu aucun des problèmes qu’on dénombrait, en particulier les problèmes financiers. Si tel fut le cas, c’est parce que le bouc émissaire repose sur le défoulement, pas sur l’effectivité. Les fautes que l’on reproche au bouc émissaire sont parfois en partie justes, jamais dans leur totalité. Dans cette mentalité, si l’on pourrait expliquer de manière historique, sous une optique anthropologique et sociologique, que certains groupes de juifs aient pratiqué l’usure (en partie), au service des dirigeants chrétiens de leur temps, cet exemple n’est pas seulement faux parce qu’il obéit à la logique du bouc émissaire. Il est méchant, parce que son analyse démontre que les choses ne se passent pas de cette manière.
Comment se passent les choses - donc?
1) Des groupes minoritaires ne peuvent dominer la majorité, même veule, sur le long terme.
2) Cette remarque vaut a fortiori quand elle s’applique à des ultraminorités.
3) Le délire porte sur la faculté à perpétuer le pouvoir de manière cachée.
4) La perversion consiste à prétendre que l’on exhume l’élément d’explication de  la société humaine, alors qu’on crée un bouc émissaire, au moins partiellement faux.
On pourrait se demander pourquoi ces groupes de juifs sionistes, s’ils dominent le monde, n’agissent pas au profit d’Israël, mais contre son intérêt, puisque l’Etat d’Israël se trouve au bord de l’implosion et sert de pièces stratégiques de déstabilisation politique dans la région du Proche-Orient, suivant les accords de Sykes-Picot.
Maintenant que l’inanité de cette explication par le bouc émissaire saute aux yeux, demandons-nous pourquoi il n’est pas valable de proposer que les responsables d’un problème soient d’ordre religieux - même idéologique. Autrement dit, il n’est pas possible que la minorité musulmane, la petite minorité juive, et l’ultraminorité sionisto-juive puissent, à des degrés divers, dominer le monde et en profiter pour le détruire.
L’identité religieuse est la seule qui puisse établir une communauté pérenne. L’identité n’est envisageable qu’à l’échelle de l’infini. Il n’est d’autre identité que religieuse. Les autres formes seraient à ce titre inexistantes (au sens où Hegel considère que ce qui n’est pas rationnel compte dans le réel pour quantité négligeable). Elles créent des formes collectives inférieures à l'identité. Le bouc émissaire propose une pseudo-identité d’ordre politique, qui ne peut être une identité véritable et qui relève de l’identité tronquée. Il ne peut y avoir de constitution politique que si elle se trouve adossée sur une identité religieuse. La communauté politique ne peut qu’être adossé sur une identité religieuse commune, ce qui n’incline nullement à proposer des raisonnements de type réactionnaires (en revenir à des religions précédentes), mais à considérer que nos démocraties laïques ne sont pas valables en tant que modèle où le politique est la fin (inversée) du religieux.
Elles sont des transitions vers des formes politiques plus étendues, qui impliquent de nouvelles formes d’identité religieuse. Les formes politiques sont au service de l’identité religieuse. Les groupes politiques ne peuvent davantage proposer des boucs émissaires. Voilà qui rend impossible d’incriminer les communautés religieuses, comme les musulmans ou les juifs; tout autant le sionisme, comme possible groupe homogène, le sionisme en tant qu'idéologie relevant du politique.
A partir du moment où l'identité est religieuse, cela rend impossibles des fins malveillantes, voire comploteuses (dans un sens rigoureux); ce qui implique qu'il reste à définir quel est le type de l'homogénéité comploteuse : si l'on ne peut en vouloir à une communauté religieuse pour des motifs qui ne sont pas religieux; et si ces motifs se révèlent inférieurs au politique, une minorité ne peut être accusée de menées prédatrices contre la majorité, parce que le sens, qu'il soit religieux ou politique (j'inclus dans cette catégorie l'idéologie), ne peut tendre vers la destruction (de la majorité par un groupe, aussi influent soit-il). Le sens pousse à la construction et interdit la destruction.
L'identité est ce qui pousse l'homme à grandir, tant individuellement que collectivement, ce qui interdit à une communauté de détruire avec cette intention. Cette remarque est tout aussi valable pour le groupe politique, bien qu'il ne s'agisse plus d'identité. La stratégie du coucou (un groupe minoritaire domine la majorité) n'est pas envisageable de manière pérenne : toute stratégie de destruction revient à instaurer l'autodestruction, en ce qu'elle établit un schéma de réflection circulaire au sein du fini.
Tout sens qui tend vers l'identité est en quête d'identification, autrement dit de progression antidestructive - constructive. Dès lors, il n'est pas possible de détruire autrement qu'en instaurant un refus du sens. Autant dire un refus de l'homogénéité, qui va à l'encontre de tout type collectif. Cette possibilité n'est endossable que par des factions séditieuses, qui ne constituent des groupes de rivalité à partir de l'antagonisme du sens. Elles n'expriment pas de tentative de volonté générale, mais sont des sommes de rivalités que certains intérêts rassemblent pour des temps provisoires, sans autre continuité que la trahison.
On pourrait estimer que leur substrat est l'individu, mais elles ne sont pas centrées sur lui, en ce qu'il cherche par son intelligence à constituer des réseaux, des groupes, en vue d'une identité. Toute identité individuelle tend vers le plus général de la volonté. L'individu sent son insuffisance propre et son intelligence le pousse vers le plus universel. Quand un individu refuse d’user de son intelligence pour des fins de construction, il peut, dans des situations privilégiées, laisser croire que sa situation marginale est enviable, alors qu’elle se révèle fondée sur la précarité, la fragilité, voire le suicide. Ce qui explique la possibilité de détruire le groupe et de constituer à l’intérieur des factions comploteuses, c'est l'objectif de l'argent, la substitution de l'avoir à l'être.
Tel est ce qui prend la place du sens tout en s'avérant inférieur à lui. Raison pour laquelle Marx fait de l'économique le fondement du réel : le matérialisme qu'il défend refuse l'option de l'être, quel qu'il soit, et propose en lieu et place l'avoir. Les factions ont en vue l'argent. De ce fait, elles poursuivent un but tellement divergent qu'il n'est le propre d'aucun corps conséquent, comme l'individu, mais qu'il est un objet extérieur, dont la définition exacte est d'être fini, au point qu'aucune de ses manifestations ne puisse suggérer d'une manière ou d'une autre qu'il aspirerait à l'infini.
L'horizon du fini pur implique la distinction entre l'observateur et un objet qu'on jugera d'autant plus désirable qu'il sera possible d'en jouir. Mais cette jouissance implique pour qu'elle soit tentante la distinction entre le désir et son objet (raison pour laquelle c'est la complétude du désir qui devient la centralité de l'immanentisme). Cette distinction n'existe pas dans l'infini, où toutes les parties pour distinctes qu'elles soient convergent vers le même but (bien que ce but ne soit pas édicté clairement). Mais cette distinction existe au sein de l'immanence, ce qui implique que l'immanence soit le lieu où se déploie la possibilité de créer tant des objets de désir que des objets de bouc émissaire.
Les deux sont à lier. Le désir est obligé de détruire pour agir. Le bouc émissaire est la cible de la destruction du désir. C'est dans cette réalité de la possession que se déploie la possibilité de trouver des factions antagonistes qui détruisent. Mais quelle est leur identification - à défaut d'identité? Ce sont des groupes d'intérêt, au sens où l'intérêt serait possession (la possession, dans sa polysémie, signifie avec profondeur la tromperie). C'est seulement au sein de l'immanence que peuvent intervenir ces petits groupes antagonistes, qui ne reposent pas sur une quelconque identité et qui sont si mal compris parce que l'observateur plaque sur eux des critères d'identité classiques, alors qu'il lui faudrait entreprendre une analyse qui lui permettrait de découvrir que l'on peut substituer à l'identité des simulacres identitaires, dont la faction constitue le symbole éclatant dans le domaine de l'alternative politique (plus exactement idéologique).
Au lieu de l'unité, de la multiplicité. Des rivalités, des haines, des antagonismes. L'islamophobie ou la judéophobie, pour reprendre les deux exemples initiaux, mais aussi la christianophobie, plus répandue qu'on ne croit, se déploient sur le terrain de l’immanence et constituent des boucs émissaires, en ce que la réalité économique se sert de fausses identités dans le champ religieux. Rien n’est plus controuvé que de s’en prendre aux musulmans ou aux juifs, quand le vrai problème est la possession désaxée que certaines factions entretiennent.
La définition de ces factions qui dominent la majorité n’est ni religieuse, ni politique, mais économique. Contrairement à la légende de la pérennité qu’entretient cette mentalité (les juifs réussiraient l’exploit surnaturel de dominer les sociétés occidentales depuis des siècles), ces factions aux innombrables rivalités internes, autant qu’externes, ne sont pas pérennes (durables), mais interviennent sur le court terme. Ce qui dure sur un temps assez moyen, c’est la persistance de leur phénomène dans un contexte de crise immanente. Les prédateurs disparaissent et sont remplacés à grande vitesse, non le phénomène de la possession. Ce constat pulvérise la mentalité selon laquelle certaines dynasties financières pouvaient dominer de manière cachée et au fil des siècles la majorité, instaurant leur continuité par la filiation perverse du caché, sans jamais recourir au visible (le fantasme du pouvoir caché).

dimanche 17 novembre 2013

La modernité du métaphysicien

Dans la Cinquième Méditation, Descartes se trompe concernant la lumière, qu'il juge instantanée, mais cela amène une remarque sur la valeur philosophique d’un discours : ce qui compte dans cette valeur n’est pas tant de peiner à exprimer la vérité infinie que de s'attarder sur un moment de réel, le localiser, l'isoler, le disséquer, l'analyser, de telle sorte que, si on ne définit pas l'infini, si on le reconnaît négativement, on montre que le morceau qu'on a trouvé est, lui, définissable. Selon ce critère, ce qui importe est d'étudier un morceau de réel plutôt que de définir le réel. 
La difficulté reste de définir l’infini, mais ce qui est difficile n’est pas le plus important. Descartes trouvera le subterfuge en proposant indéfini pour ne plus se préoccuper de l’incompréhensible infini. C’est ainsi qu’il agit dans son approche du réel, tant scientifique que philosophique : bien qu'il se trompe sur de nombreux points physiques (comme la lumière), ces erreurs ne présentent pas d’impact philosophique, surtout dans le sens métaphysique tel qu’il le conçoit, car il isole le cogito comme certitude - et découvre le critère qui lance l’analyse moderne.
Ce qui importe dans cette mentalité n’est pas tant de définir l’ensemble du réel qu’une partie, pourvu qu’elle soit définie de manière approfondie et méticuleuse. Descartes parvient à cet objectif en expliquant que l’important n’est pas tant de définir l’ensemble de manière vague et imprécise que de partir d’un point certain pour agrandir sa connaissance. 
De mon point de vue néanthéiste, l’erreur consiste à passer à côté de la définition malléable du réel, en estimant que le réel en tant que domaine est certain. Selon ce schéma, en additionnant les certitudes une à une, pas à pas, on progresserait dans la connaissance du réel. J’objecterai que selon la définition néanthéiste, le propre du réel tient plutôt à la caractéristique de muter en s’accroissant, ce qui rend caduque cette certitude, à l’examen si fragile.
L’erreur seconde consiste à penser que l’on peut soit connaître l’ensemble du réel à partir d’un de ses points, ce qui implique qu’il soit fini - selon la version forte; soit que la connaissance consiste à connaître avec certitude un domaine fini, et peu importe que ce domaine soit inférieur au réel, puisque l’infini n’est pas connaissable (selon Descartes, il relève même du miraculeux, ce qui le rend indéfini et lui accorde le sens d’irrationnel, au sens que la raison ne le peut connaître et n’a pas à le connaître). 
Cette seconde version serait appelée faible, au sens elle rend le réel inconnaissable (le réel est inconnaissable selon le critère de la certitude). Mais elle passe à côté de l’essentiel  : le réel résiste à la certitude. C’est à ce compte qu’il s'avère inconnaissable. Décréter qu'il ne peut être connu en totalité (comme le fait Descartes, qui passe pour rationaliste et promoteur de la connaissance, mais laquelle?) est pire que d’estimer que le réel finira par être connu, étant de texture finie.
La position de Descartes encourage la connaissance parce qu’elle empêche la possibilité de connaître au-delà d’un certain domaine, ce qui revient à dire que si le réel n’est pas fini, la connaissance, elle, l’est. Dès lors, le réel non fini ne peut être connu. Voilà pourquoi Descartes le nomme indéfini - inconnaissable. La position d’Aristote est plus naïve : le réel étant fini, le savant peut achever la connaissance. Il est le métaphysicien. 
Au moins rend-elle la connaissance possible, bien que cette conception de la connaissance se révèle fausse. La position de Descartes en accordant à la connaissance le statut de possible fini ruine la possibilité de connaissance infinie; tandis que la position initiale pouvait à la rigueur restaurer la possibilité de connaissance, à condition qu’on en change le paradigme.
Descartes rend la connaissance impossible en lui assignant des bornes au-delà desquelles prédomine l’inconnaissable. Mais cet inconnaissable exprime l’aveu de l’impossible. Prétendre que l’on ne peut connaître revient à estimer que l’inconnaissable butte sur l’absence d’ordre - pas le désordre au sens où il peut être ordonné (et réparé), mais ce qui résiste au sens et qui est à jamais désordre (de manière irréductible). Cet impossible de la connaissance reviendrait à dire que si le réel est l’être et si l’être est le connaissable, alors l’inconnaissable serait de l’irréel, avec cette nuance, encore plus contradictoire, que cet irréel côtoierait le réel, comme si le réel comprenait l’irréel d’une manière ou d’une autre (soit que l’irréel côtoie le réel, soit qu'il en fasse partie). 
Le non-être relève de l’inconnaissable au sens où il permettrait le remplacement du principe de non-contradiction (une chose ne peut pas être et ne pas être) par le principe de contradiction (une chose pourrait être et ne pas être). La contradiction empêche de penser (donc de connaître), mais elle permet de penser parmi l’incertitude, soit de trouver du certain parmi l’incertitude, en rendant l’incertitude inconnaissable.
Telle est la vertu du négatif : au final, rendre possible le principe de non-contradiction, en estimant que Dieu, lui, en tant que principe de réalité suprême, peut échapper à la non-contradiction, en réalisant des miracles. Et telle est la caractéristique de la modernité depuis Descartes : penser quelque chose (de positif fini) vaut mieux que se perdre dans l’incertitude, ce qui engendre la confusion et qui débouche sur l’exigence de certitude (d’où le reproche concernant le manque de rigueur, le péché capital de cette philosophie). C’est la ligne de cette métaphysique, la 2. 
C’est cette conception qui s’effondre. La philosophie qui reste après la disparition de la métaphysique 2, toute-puissante dans l’histoire de la philosophie moderne, aura la lourde charge de réformer l’image de la philosophie. Et l’immanentisme, qui est le courant (ou le canal) hérétique issu de cette métaphysique 2, au sens où il est radical, se trouve influent parce que ce qui passe pour la philosophie est une expression déjà très particulière de la philosophie, bien qu’elle laisse entendre qu’elle est la philosophie. Du coup, les thuriféraires de l’immanentisme passent pour des philosophes marginaux et marginalisés, dont le courage consiste à affirmer ce qui n’est pas reconnu par la ligne officielle - la métaphysique.
Selon cette ligne, la philosophie est dévoyée en se résumant presque depuis Descartes à la métaphysique et à l’immanentisme (ce derniers pensant avoir raison parce qu’il se montre plus radical, ce qui est l’aveu que les deux se trouvent sur la même ligne). L’immanentisme va suivre l’effondrement de sa grande soeur qu’il a répudiée depuis Spinoza, et plus encore avec Nietzsche. Aujourd’hui, alors que la métaphysique s’effondre et que surgit la philosophie analytique, qui entend remplacer ces formes obsolètes, mais n’en est que le bégaiement lui aussi obsolète, l’immanentisme sonne comme dépassé, comme s’il ne pouvait plus se renouveler. Il n’est pas possible de prolonger cette position dont on a vu l’inanité philosophique avec l’effondrement de Nietzsche (les positions du fondateur Spinoza n'étaient pas plus cohérentes, notamment avec l’incréé).
La cohérence revendiquée de cette pensée (au point que Spinoza se réclame du modèle géométrique) tient à l’idée selon laquelle on ne peut créer de pensée, au sens de modèle théorique qui rende compte du domaine édicté, que si l’on commence par découvrir un domaine, dont l’examen se révèle aussi arbitraire qu’insuffisant.
La métaphysique 2 a réussi le prodige de nous faire croire que penser le réel revenait à penser un bout de réel, du moment que ce bout se trouvait analysé avec rigueur, selon ce que Descartes appelle la chaîne des raisons. Et peu importe que l’on n’en pense ainsi qu’une partie - ce qui compte est de tenir quelque chose, selon la mise en garde du proverbe : lâcher la proie pour l’ombre.
Mais cette configuration serait envisageable dans un monde où le réel désigne in fine un domaine stable, où l’on peut, à partir d’une partie retrouvée, découvrir le tout (ce serait l’approche de la métaphysique 1). Quant à la réforme 2, promue par Descartes, loin d’initier la possibilité de connaître l’infini, elle ne fait que déformer le réel à un certain fini, en espérant que cette connaissance imparfaite soit miraculeusement comblée par l’intervention de la volonté divine toute-puissante.
C’est ainsi que Descartes invente la connaissance imparfaite et inaccessible à la critique. Approche métaphysique de type classique, à ceci près qu’elle rend le réel invérifiable à toute critique, et ce, au moment où surgit le critère de la vérification expérimentale en sciences. C’est un bon moyen de rendre la métaphysique incritiquable, mais cette inaccessibilité à la critique évoque le mythe du crime parfait ou n’importe quelle perversité dont le propre est de croire à son invulnérabilité. Au final, le principe qui meut le réel étant supérieur à tout type de résolution qui émane de ses parties, cette dernière est condamnée à se tromper et à devenir caduque.
C’est ce qui est arrivé à Descartes d’un point de vue scientifique : il a réussi l’exploit, rare pour un chercheur réputé de son temps, de se tromper sur tous les sujets scientifiques qu’il a expérimentés, par rapport aux controverses de son temps (et non par rapport aux positions actuelles). Cette erreur de Descartes pourrait poser la question de sa pertinence philosophique. Comment un philosophe qui a fondé la métaphysique comme science des sciences pour rendre viables les sciences particulières peut-il s’être trompé à ce point dans les sciences qu’il a abordés tout en présentant une méthode plus générale valable?
C’est que la richesse d’une science est de rendre compte du morceau de réel qu’elle délimite, ce qui périme les erreurs. Mais ce qui rend la démarche philosophique de Descartes encore d’actualité plusieurs siècles après son expression, c’est qu’il soit parvenu à décrire du réel, tant il est vrai que, malgré les différences entre les parties décrites, demeure le principal : l’unité du réel qui fait que, quand on décrit avec profondeur une parie du réel, c’est tout le réel qu’on s’attache à approcher et dont on rend compte.

samedi 9 novembre 2013

Descartes et le radicalisme de Spinoza

"Mais pour ce que ces passions ne nous peuvent porter à aucune action que par l’entremise du désir qu’elles excitent, c’est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale. Or comme j’ai tantôt dit, qu'il est toujours bon lorsqu’il suit une vraie connaissance, ainsi il ne peut manquer d’être mauvais lorsqu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu'on commet le plus ordinairement, touchant les désirs, est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n’en dépendent point".
Article 144 des Passions de l'âme.

Cet article de Descartes pourrait être un point de départ pour expliquer la philosophie hérétique de Spinoza. Hérésie dans un sens particulier, car si Spinoza est un philosophe majeur de la modernité, il est le fondateur de l’immanentisme, un courant d’autant moins reconnu que l’on ne reconnaît pas la métaphysique pour ce qu’elle est (un compromis entre ontologie et nihilisme), encore moins l’existence du nihilisme (qu’on réduit au mouvement idéologique de la fin du dix-neuvième siècle). L’immanentisme ne surgit pas de nulle part, comme si Spinoza en était le fondateur isolé.
L’immanentisme est une hérésie nihiliste, qui se situe par rapport à la rénovation métaphysique qu’instaure Descartes. Spinoza a étudié de manière approfondie Descartes. Et il n’en a retenu que l’aspet du rationalisme, en évacuant la spéculation rattachant l’homme à Dieu (même si elle est irrationaliste).
L’immanentisme surgit au moment où la métaphysique a besoin de d’évacuer les scléroses scolastiques. La métaphysique d’impulsion cartésienne essaye de concilier l’exigence de scientificité expérimentale moderne (qui a démontré que la méthode métaphysique était fausse et accouchait de résultats scientifiques aberrants) avec un fondement plus assuré dans le domaine philosophique. 
Le point faible de la métaphysique initiale consiste à avoir sapé toute possibilité transcendantaliste, pour en rester à un entre-deux confus, où la question du divin est évacuée et où l’on constate la possibilité de théoriser sans poser la question du divin. Comme principale correction, Descartes pose la question du divin. Ce faisant, il reconnaît que, sans cette question, la philosophie se prive de ses bases spéculatives et ne peut relier le physique au métaphysique.
Parler de méta-physique, c’est définir ce qui se tient après la physique. Et Descartes estime que ce qui se tient après la physique est miraculeux au sens où il n’est pas physique et peut changer le cours de la physique. Mais aussi : que l’entendement ne peut connaître le divin que d’une manière toujours partielle te insuffisante. La connaissance du physique est possible, mais elle peut être changée par l’intervention divine, sans que cette intervention ne suive le cours des lois physiques.
Descartes reconnaît donc que l’optique métaphysique nécessite une branche divine supérieure, sans laquelle la métaphysique est bancale, et qui a abouti aux impasses de la scolastique, initiées par les origines aristotéliciennes. Mais sa proposition se révèle elle-même bancale : car dans sa pensée, l’inexplicable rend possible l’explicable. Leibniz ne s’y trompera pas, et critiquera dans les positions de Descartes l’inféodation de l’entendement (l’intelligence) à la volonté (affirmation/négation).
Spinoza est l’opposant par excellence de Leibniz. Leibniz va essayer de compléter et de poursuivre l’héritage de Platon (de l’ontologie en général). Il est un hapax dans l’histoire de la philosophie moderne, car celle-ci oscille entre la métaphysique 2 lancée par Descartes et l’hérésie immanentiste fondée par Spinoza.
Spinoza sera l’adversaire philosophique de Leibniz, qu’il rencontrera (Deleuze ne craignant pas de manière scandaleuse d’affirmer que Leibniz essayait de lui voler des concepts!).
Cette opposition historique situe la position de Spinoza : il est celui qui cherche à rétrécir le champ du cartésianisme, qui estime que le réel selon Descartes est encore trop vaste et indéterminé. La réduction doit s'établir sur le désir pur, soit les choses qui dépendent de nous; tandis que les autres ne sont pas considérées comme celles qui n'existent pas, mais comme celles qui n'ayant pas d'intérêt pour le désir sont quasiment dénuées d'existence (cette position me ferait presque penser à celle de Gracian déclarant que seul ce qui est visible est réel).
Alors que Descartes essaye de distinguer entre l’infini divin et l’entendement fini qui engendre la connaissance rationnelle, de type indéfini, Spinoza décrète qu’il convient de distinguer entre ce qui peut être le monde de l’homme et ce qui ne peut pas l’être. Le premier domaine relève du désir. Il le nomme complétude. Le second domaine peut certes englober l’infini, mais ce n’est plus le problème de Spinoza. Descartes utilisait la distinction entre infini et indéfini, pour permettre à l’entendement fini d’appréhender ce qui peut dans l’infini s'appréhender, sans se soucier d'un contenu sans contour et peu compréhensible.
Spinoza va bien plus loin. Radical, il remplace l’infini par l’incréé, considérant que l’infini est une représentation inadéquate de l’incréé et que le sujet mérite d’être traité avec une réelle désinvolture qui exprime le désintérêt. Pourquoi se préoccuper de ce qui ne concerne pas l’homme et ne saurait le concerner? Une fois qu'il a édicté les bornes de ce monde, autour du désir, une fois qu’il a défini le désir comme complet, il peut se permettre de ne plus trop s’intéresser à son environnement et de le traiter sans grande considération. 
Spinoza incarne dans la modernité ce courant philosophique estimant que seul compte le défini, et que seul le défini est le réel. Il ne dit pas qu'il n'existe pas de réel autre que le défini mais que ce qui est indéfini n'est pas vraiment réel, ne tout cas en compte pas aux yeux de l'existence ordonnée. Tout ce qui est réel et qui est sans ordre ne se trouve pas compris dans les bornes du réel.
Spinoza ayant trouvé dans le désir son domaine de réalité ordonnée, il le nomme complet. Le reste n'importe pas. Il le nomme incréé. Qu’est-ce que l’incréé, sinon un faux concept, de formation sémantique négative au sens d'inexistant, et qui vient prendre le contrepied de la création comme concept monothéiste et chrétien (tout ce que Spinoza exècre, lui qui dressera l'apologie politique du libéralisme et qui fut excommunié de sa communauté marrane)?
Spinoza prend dans cet extrait le contrepied de Descartes. Ce dernier préconise de garder les choses qui dépendent de nous liées avec celles qui n’en dépendent point. Spinoza ferait l’inverse, considérant que Dieu signifie la nature (un principe divin immanentiste) et opérant des distinctions entre ce qui peut être défini (le complet) et ce qui n’est pas définissable - et entre dans une catégorie qui ne peut être connue.
Spinoza a déformé Descartes, qui préconise de retenir les choses qui peuvent dépendre de nous et de s'éloigner de celles qui n'en dépendent point. Descartes établit un pont entre ces deux catégories qui interdit au désir d'être complet. Spinoza transforme le Dieu miraculeux de Descartes en une force impersonnelle et immanente, l'incréé; tandis qu'il ne retient que les choses qui dépendent de nous et qu'il faut comme si ce qui dépend de nous, étant complet, s'avérait autonome. C'est la grande différence finalement entre Spinoza et Descartes.
Descartes considère que les choses qui dépendent de nous ne sont pas autonomes par rapport au divin, ce qui implique qu'il accord au désir une place secondaire d'un point de vue métaphysique (d'un point de vue moral premier au sens où la condition de l'homme implique un désir pieux).  Tandis que Spinoza, lui, considèrent ces mêmes choses comme autonomes et le restant comme quantité négligeable. Raison pour laquelle il peut se permettre de tenir le réel sur le même plan (immanent) : car ce qui n'a pas à être compris étant quantité négligeable, il vient à la suite et doit s'estimer heureux d'être encore tenu pour quantité négligeable - quand aussi bien il pourrait être considéré comme inexistant.

dimanche 3 novembre 2013

Remarques sur le nihilisme et la métaphysique

La métaphysique est la définition du domaine fini.

L’erreur survient chaque fois que j’édicte la fin.

De même que tout domaine comprend son incomplétude, de même il génère son expansion. Ce qu’Aristote nomme la puissance est un phénomène qui ne peut être compris qu’en relation avec l’extensibilité (la faculté d’expression). La puissance reconnaît que quelque chose de non identifié peut changer le donné. Platon avait répondu que c’était l’autre qui changeait, l’autre étant le non-être. Mais il s’était empressé d’inclure le non-être dans l’Etre. Aristote, partant du principe que l’Etre n’est pas défini, cherche à expliquer le changement de l’être sans l’Etre. Il reprend la solution de Platon : c’est bien le non-être qui change l’être, puisqu’il faut bien que la puissance de l’être soit contenue autre part que dans l’être en acte. Mais quelle est alors cette puissance dont la dynamique devient inexplicable? Comment expliquer que le changement se fasse par le choc des contraires? Comment les contraires peuvent-ils accoucher de l’être, soit du domaine qu’Aristote définit comme le non contradictoire (selon le principe éponyme)? La puissance chez Aristote est une explication irrationnelle, donc oxymorique, au sens où on ne peut expliquer comment le non-être produit le changement dans l’être. Que l’être soit changé par du différent, rien de plus logique. Mais que ce différent soit indéfini, à part qu’il est l’opposé négatif et indéfini de l’être, n’ajoute aucun sens, et rend plutôt incompréhensible le changement. La différence s’opérerait par l’absence d’identité; Platon avait au moins réussi à restaurer l’identité entre l’être changé et l’Etre même indéfini. Cette absence d’identité chez Aristote se révèle d’autant plus lacunaire (et criante) que c’est bien Aristote au nom de la logique qui invoque le principe de non-contradiction. Il y aurait donc ce principe qui fonctionnerait à l’intérieur de l’être (fini); mais il faudrait lui adjoindre une extériorité à l’être, qui fonctionnerait elle sur la contradiction. Mais comment expliquer que le contradictoire puisse avoir une incidence sur le non contradictoire? Aristote n’y répond pas, ce qui fait de sa puissance un domaine d’irréalité qui viendrait expliquer le changement dans le domaine de réalité de l’acte. Dès lors, la puissance est un recours irrationnel, qui agit comme échappatoire. Aristote en parvient à expliquer les phénomènes dans l’être, comme le changement, donc il recourt à un expédient qui n’étant pas expliqué peut tout expliquer sans rien expliquer. Cette puissance s’avère être une fausse cause.

Une telle incohérence, qui frise l’inconsistance, indique qu’Aristote accorde plus d’importance à l’acte qu’à la puissance (à l'être donné et fini, plutôt qu’au non-être inconnu et inconnaissable) : parce qu’il tient le changement comme phénomène secondaire par rapport à l’activité. Le changement affecte l’activité de manière secondaire. Mais c’est l’ensemble des métaphysiciens qui tiennent le changement pour secondaire, tandis que le courant de la métaphysique provient pour partie du courant plus ancien et plus radical, le nihilisme, qui lui nie quasiment le changement, ou le tient pour quantité négligeable (bien plus que secondaire). Si Platon ne parvient pas à expliquer clairement ce qu’est l'autre par rapport à l’indéfini de l’Etre, il reste que l’ontologie dont il est le représentant le plus illustre accorde au changement un rôle majeur dans le réel. Pour preuve, Platon consacre sur cette question la part la plus importante d’un de ces dialogues majeurs, le Sophiste. Le nihilisme s’apparente à la position de Schopenhauer, qui de ce point de vue exprime le point de vue nihiliste et se montre plus nihiliste qu’immanentiste (et l’on pourrait estimer que son disciple pour un temps, Nietzsche, se montre plus spinoziste et immanentiste, même à son corps défendant, que schopenhauerien) : le changement n’existe pas, ce qui explique que le monde soit absurde. C’est toujours la même mouche qui bourdonne, l’événement historique est un leurre. Le changement n’est pas nié, mais son absurdité fondamentale le disqualifie en tant que valeur, sinon primordiale, au moins importante. Le changement ne saurait affecter l’être. C’est la position du nihiliste. Le changement est bien plus important chez l’ontologue, à tel point qu’il sera une définition centrale de l’Etre chez les néo-platoniciens. Bien qu’il soit difficile de définir le changement, puisqu’il se trouve indexé à l’Etre, qui, lui, est indéfini, Platon propose l’autre. C’est dire que la réalité du monde tel que nous l’expérimentons se trouve en son coeur, au niveau de son altérité, concernée par le changement.

Alors que la puissance recouvre une réalité bien supérieure : la possibilité d’extension qui est inscrite en chaque chose et qu’aucun métaphysicien ne peut pendre en compte, puisque sa vision est statique. Le grand défi de la philosophie pour tenir compte de l’extinction de la métaphysique et des limites de l’ontologie consiste à définir le changement par rapport à la faculté d’extensibilité.

Le nihiliste est celui qui essaye de trouver un domaine de non-contradiction et qui pour y arriver est prêt à rejeter la contradiction ailleurs – à accepter que du réel puisse être contradictoire – et à estimer même que le seul moyen que du réel soit certain revient à le contrebalancer par du contradictoire, pourvu qu’il fût étranger. L’ailleurs est une catégorie fourre-tout, qui signifie aussi le contradictoire. Mais c’est un endroit indéfinissable, au sens de mal localisable (et en ce sens de confus). Endroit qui est plus qu’un no man’s land étymologique et littéral : car le lieu où il n’est pas d’hommes est encore un lieu; tandis que cet ailleurs serait stricto sensu un nowhere land - la terre du nulle part. Mais quelle serait cette terre qui serait nulle part, c’est-à-dire qui ne serait pas terre. Quel serait ce qui n’est pas? C’est à une catégorie qui renvoie à un mot que correspond cette réalité : la contradiction. Le lieu du non-lieu correspond à une réalité qui n’existe pas.
On mesure la position de Bergson et de l’héritage métaphysique à cette aune : si le mot dit une réalité qui n’existe pas, la réalité n’existe pas, tandis que le mot existe. La position initiée par Descartes espère ainsi sauvegarder la catégorie du néant essentielle au système métaphysique tout en ne lui accordant pas une existence qui est intenable et qui explique pourquoi le nihilisme ne peut jamais se présenter à visage découvert sans sombrer, sauf en période de crise, et encore, avec des dommages certains pour la postérité, ce qui explique la faillite de l’érudit Démocrite ou des virtuoses nommés sophistes (dans lesquels d’autres commentateurs érudits englobent certains rhéteurs). C’est que le réel ne peut contenir la catégorie du non-être, ce qui implique que toute réalité soit, non pas forcément de l’être pur ou seulement de l’être, mais reliée par certaines de ces facettes à de l’être. 
C’est ce qu’avait enregistré Platon quand il rend plus cohérente la position de Parménide selon laquelle on ne peut forcer ce qui n’est pas à être. Soit ce qui n’est pas existe, et alors il faudrait expliquer comment; soit ce qui n’est pas n’existe pas, et li faut alors expliquer comment le terme existe. Pour Platon c’est l’autre. Ce qui implique que ce qui est dit existe, mais que le langage puisse dire de manière fausse (et autre) l’existence. L’erreur se trouve ainsi expliquée. 
Descartes loin d’améliorer la position de Platon la rendra plus embrouillée et inférieure au sens où il part de la position d’Aristote qui a dégénéré elle-même depuis lors dans les postures de l’Ecole (de la scolastique). Mais il propose seulement une posture intenable en dissociant l’existence du dire : il pourrait y avoir un lieu du langage sans lieu effectif, ce qui est aussi impossible qu'illusoire et qui réhabilite insidieusement la possibilité du néant. D’ailleurs, Descartes reconnaît que le néant existe sous une forme plus importante que celle du seul domaine langagier. Dans l’Entretien avec Burman, qui se déroule à la fin de sa vie : « Puisque nous sommes un composé qui participe du néant et de l’être, nous sommes aussi portés en partie vers l’être et en partie vers le néant. Mais Dieu, étant l’être souverain et l’être pur, ne peut pas se porter vers le néant. C’est là un raisonnement métaphysique, fort clair à ceux qui y font attention. Par suite, Dieu devrait être porté vers le néant, si ma faculté de percevoir, en tant qu’elle me vient de Dieu ou en tant que j’en fais bon usage, ne donnant mon assentiment qu’à des perceptions claires, me décevait et me trompait; car ainsi Dieu lui-même me tromperait, et tendrait au non-être. »
Le non-être existe, bien qu’il n’existe pas : c’est contre cette tradition métaphysique qui gangrène l’histoire de la philosophie moderne qu’il faut s’élever, parce qu’elle empêche de saisir l’importance du nihilisme dans l’histoire des idées; et parce qu’elle perpétue la possibilité de l’erreur au nom de la latence introduite entre ce qui existe et ce qui est dit (l’être étant le lien qui permet la confusion). Plus que jamais, Descartes mérite d’être dit inutile et incertain - à condition qu’on généralise ce jugement à l’ensemble de la métaphysique, sinon de la philosophie dans son déploiement historique.