samedi 9 novembre 2013

Descartes et le radicalisme de Spinoza

"Mais pour ce que ces passions ne nous peuvent porter à aucune action que par l’entremise du désir qu’elles excitent, c’est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale. Or comme j’ai tantôt dit, qu'il est toujours bon lorsqu’il suit une vraie connaissance, ainsi il ne peut manquer d’être mauvais lorsqu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu'on commet le plus ordinairement, touchant les désirs, est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n’en dépendent point".
Article 144 des Passions de l'âme.

Cet article de Descartes pourrait être un point de départ pour expliquer la philosophie hérétique de Spinoza. Hérésie dans un sens particulier, car si Spinoza est un philosophe majeur de la modernité, il est le fondateur de l’immanentisme, un courant d’autant moins reconnu que l’on ne reconnaît pas la métaphysique pour ce qu’elle est (un compromis entre ontologie et nihilisme), encore moins l’existence du nihilisme (qu’on réduit au mouvement idéologique de la fin du dix-neuvième siècle). L’immanentisme ne surgit pas de nulle part, comme si Spinoza en était le fondateur isolé.
L’immanentisme est une hérésie nihiliste, qui se situe par rapport à la rénovation métaphysique qu’instaure Descartes. Spinoza a étudié de manière approfondie Descartes. Et il n’en a retenu que l’aspet du rationalisme, en évacuant la spéculation rattachant l’homme à Dieu (même si elle est irrationaliste).
L’immanentisme surgit au moment où la métaphysique a besoin de d’évacuer les scléroses scolastiques. La métaphysique d’impulsion cartésienne essaye de concilier l’exigence de scientificité expérimentale moderne (qui a démontré que la méthode métaphysique était fausse et accouchait de résultats scientifiques aberrants) avec un fondement plus assuré dans le domaine philosophique. 
Le point faible de la métaphysique initiale consiste à avoir sapé toute possibilité transcendantaliste, pour en rester à un entre-deux confus, où la question du divin est évacuée et où l’on constate la possibilité de théoriser sans poser la question du divin. Comme principale correction, Descartes pose la question du divin. Ce faisant, il reconnaît que, sans cette question, la philosophie se prive de ses bases spéculatives et ne peut relier le physique au métaphysique.
Parler de méta-physique, c’est définir ce qui se tient après la physique. Et Descartes estime que ce qui se tient après la physique est miraculeux au sens où il n’est pas physique et peut changer le cours de la physique. Mais aussi : que l’entendement ne peut connaître le divin que d’une manière toujours partielle te insuffisante. La connaissance du physique est possible, mais elle peut être changée par l’intervention divine, sans que cette intervention ne suive le cours des lois physiques.
Descartes reconnaît donc que l’optique métaphysique nécessite une branche divine supérieure, sans laquelle la métaphysique est bancale, et qui a abouti aux impasses de la scolastique, initiées par les origines aristotéliciennes. Mais sa proposition se révèle elle-même bancale : car dans sa pensée, l’inexplicable rend possible l’explicable. Leibniz ne s’y trompera pas, et critiquera dans les positions de Descartes l’inféodation de l’entendement (l’intelligence) à la volonté (affirmation/négation).
Spinoza est l’opposant par excellence de Leibniz. Leibniz va essayer de compléter et de poursuivre l’héritage de Platon (de l’ontologie en général). Il est un hapax dans l’histoire de la philosophie moderne, car celle-ci oscille entre la métaphysique 2 lancée par Descartes et l’hérésie immanentiste fondée par Spinoza.
Spinoza sera l’adversaire philosophique de Leibniz, qu’il rencontrera (Deleuze ne craignant pas de manière scandaleuse d’affirmer que Leibniz essayait de lui voler des concepts!).
Cette opposition historique situe la position de Spinoza : il est celui qui cherche à rétrécir le champ du cartésianisme, qui estime que le réel selon Descartes est encore trop vaste et indéterminé. La réduction doit s'établir sur le désir pur, soit les choses qui dépendent de nous; tandis que les autres ne sont pas considérées comme celles qui n'existent pas, mais comme celles qui n'ayant pas d'intérêt pour le désir sont quasiment dénuées d'existence (cette position me ferait presque penser à celle de Gracian déclarant que seul ce qui est visible est réel).
Alors que Descartes essaye de distinguer entre l’infini divin et l’entendement fini qui engendre la connaissance rationnelle, de type indéfini, Spinoza décrète qu’il convient de distinguer entre ce qui peut être le monde de l’homme et ce qui ne peut pas l’être. Le premier domaine relève du désir. Il le nomme complétude. Le second domaine peut certes englober l’infini, mais ce n’est plus le problème de Spinoza. Descartes utilisait la distinction entre infini et indéfini, pour permettre à l’entendement fini d’appréhender ce qui peut dans l’infini s'appréhender, sans se soucier d'un contenu sans contour et peu compréhensible.
Spinoza va bien plus loin. Radical, il remplace l’infini par l’incréé, considérant que l’infini est une représentation inadéquate de l’incréé et que le sujet mérite d’être traité avec une réelle désinvolture qui exprime le désintérêt. Pourquoi se préoccuper de ce qui ne concerne pas l’homme et ne saurait le concerner? Une fois qu'il a édicté les bornes de ce monde, autour du désir, une fois qu’il a défini le désir comme complet, il peut se permettre de ne plus trop s’intéresser à son environnement et de le traiter sans grande considération. 
Spinoza incarne dans la modernité ce courant philosophique estimant que seul compte le défini, et que seul le défini est le réel. Il ne dit pas qu'il n'existe pas de réel autre que le défini mais que ce qui est indéfini n'est pas vraiment réel, ne tout cas en compte pas aux yeux de l'existence ordonnée. Tout ce qui est réel et qui est sans ordre ne se trouve pas compris dans les bornes du réel.
Spinoza ayant trouvé dans le désir son domaine de réalité ordonnée, il le nomme complet. Le reste n'importe pas. Il le nomme incréé. Qu’est-ce que l’incréé, sinon un faux concept, de formation sémantique négative au sens d'inexistant, et qui vient prendre le contrepied de la création comme concept monothéiste et chrétien (tout ce que Spinoza exècre, lui qui dressera l'apologie politique du libéralisme et qui fut excommunié de sa communauté marrane)?
Spinoza prend dans cet extrait le contrepied de Descartes. Ce dernier préconise de garder les choses qui dépendent de nous liées avec celles qui n’en dépendent point. Spinoza ferait l’inverse, considérant que Dieu signifie la nature (un principe divin immanentiste) et opérant des distinctions entre ce qui peut être défini (le complet) et ce qui n’est pas définissable - et entre dans une catégorie qui ne peut être connue.
Spinoza a déformé Descartes, qui préconise de retenir les choses qui peuvent dépendre de nous et de s'éloigner de celles qui n'en dépendent point. Descartes établit un pont entre ces deux catégories qui interdit au désir d'être complet. Spinoza transforme le Dieu miraculeux de Descartes en une force impersonnelle et immanente, l'incréé; tandis qu'il ne retient que les choses qui dépendent de nous et qu'il faut comme si ce qui dépend de nous, étant complet, s'avérait autonome. C'est la grande différence finalement entre Spinoza et Descartes.
Descartes considère que les choses qui dépendent de nous ne sont pas autonomes par rapport au divin, ce qui implique qu'il accord au désir une place secondaire d'un point de vue métaphysique (d'un point de vue moral premier au sens où la condition de l'homme implique un désir pieux).  Tandis que Spinoza, lui, considèrent ces mêmes choses comme autonomes et le restant comme quantité négligeable. Raison pour laquelle il peut se permettre de tenir le réel sur le même plan (immanent) : car ce qui n'a pas à être compris étant quantité négligeable, il vient à la suite et doit s'estimer heureux d'être encore tenu pour quantité négligeable - quand aussi bien il pourrait être considéré comme inexistant.

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