dimanche 17 novembre 2013

La modernité du métaphysicien

Dans la Cinquième Méditation, Descartes se trompe concernant la lumière, qu'il juge instantanée, mais cela amène une remarque sur la valeur philosophique d’un discours : ce qui compte dans cette valeur n’est pas tant de peiner à exprimer la vérité infinie que de s'attarder sur un moment de réel, le localiser, l'isoler, le disséquer, l'analyser, de telle sorte que, si on ne définit pas l'infini, si on le reconnaît négativement, on montre que le morceau qu'on a trouvé est, lui, définissable. Selon ce critère, ce qui importe est d'étudier un morceau de réel plutôt que de définir le réel. 
La difficulté reste de définir l’infini, mais ce qui est difficile n’est pas le plus important. Descartes trouvera le subterfuge en proposant indéfini pour ne plus se préoccuper de l’incompréhensible infini. C’est ainsi qu’il agit dans son approche du réel, tant scientifique que philosophique : bien qu'il se trompe sur de nombreux points physiques (comme la lumière), ces erreurs ne présentent pas d’impact philosophique, surtout dans le sens métaphysique tel qu’il le conçoit, car il isole le cogito comme certitude - et découvre le critère qui lance l’analyse moderne.
Ce qui importe dans cette mentalité n’est pas tant de définir l’ensemble du réel qu’une partie, pourvu qu’elle soit définie de manière approfondie et méticuleuse. Descartes parvient à cet objectif en expliquant que l’important n’est pas tant de définir l’ensemble de manière vague et imprécise que de partir d’un point certain pour agrandir sa connaissance. 
De mon point de vue néanthéiste, l’erreur consiste à passer à côté de la définition malléable du réel, en estimant que le réel en tant que domaine est certain. Selon ce schéma, en additionnant les certitudes une à une, pas à pas, on progresserait dans la connaissance du réel. J’objecterai que selon la définition néanthéiste, le propre du réel tient plutôt à la caractéristique de muter en s’accroissant, ce qui rend caduque cette certitude, à l’examen si fragile.
L’erreur seconde consiste à penser que l’on peut soit connaître l’ensemble du réel à partir d’un de ses points, ce qui implique qu’il soit fini - selon la version forte; soit que la connaissance consiste à connaître avec certitude un domaine fini, et peu importe que ce domaine soit inférieur au réel, puisque l’infini n’est pas connaissable (selon Descartes, il relève même du miraculeux, ce qui le rend indéfini et lui accorde le sens d’irrationnel, au sens que la raison ne le peut connaître et n’a pas à le connaître). 
Cette seconde version serait appelée faible, au sens elle rend le réel inconnaissable (le réel est inconnaissable selon le critère de la certitude). Mais elle passe à côté de l’essentiel  : le réel résiste à la certitude. C’est à ce compte qu’il s'avère inconnaissable. Décréter qu'il ne peut être connu en totalité (comme le fait Descartes, qui passe pour rationaliste et promoteur de la connaissance, mais laquelle?) est pire que d’estimer que le réel finira par être connu, étant de texture finie.
La position de Descartes encourage la connaissance parce qu’elle empêche la possibilité de connaître au-delà d’un certain domaine, ce qui revient à dire que si le réel n’est pas fini, la connaissance, elle, l’est. Dès lors, le réel non fini ne peut être connu. Voilà pourquoi Descartes le nomme indéfini - inconnaissable. La position d’Aristote est plus naïve : le réel étant fini, le savant peut achever la connaissance. Il est le métaphysicien. 
Au moins rend-elle la connaissance possible, bien que cette conception de la connaissance se révèle fausse. La position de Descartes en accordant à la connaissance le statut de possible fini ruine la possibilité de connaissance infinie; tandis que la position initiale pouvait à la rigueur restaurer la possibilité de connaissance, à condition qu’on en change le paradigme.
Descartes rend la connaissance impossible en lui assignant des bornes au-delà desquelles prédomine l’inconnaissable. Mais cet inconnaissable exprime l’aveu de l’impossible. Prétendre que l’on ne peut connaître revient à estimer que l’inconnaissable butte sur l’absence d’ordre - pas le désordre au sens où il peut être ordonné (et réparé), mais ce qui résiste au sens et qui est à jamais désordre (de manière irréductible). Cet impossible de la connaissance reviendrait à dire que si le réel est l’être et si l’être est le connaissable, alors l’inconnaissable serait de l’irréel, avec cette nuance, encore plus contradictoire, que cet irréel côtoierait le réel, comme si le réel comprenait l’irréel d’une manière ou d’une autre (soit que l’irréel côtoie le réel, soit qu'il en fasse partie). 
Le non-être relève de l’inconnaissable au sens où il permettrait le remplacement du principe de non-contradiction (une chose ne peut pas être et ne pas être) par le principe de contradiction (une chose pourrait être et ne pas être). La contradiction empêche de penser (donc de connaître), mais elle permet de penser parmi l’incertitude, soit de trouver du certain parmi l’incertitude, en rendant l’incertitude inconnaissable.
Telle est la vertu du négatif : au final, rendre possible le principe de non-contradiction, en estimant que Dieu, lui, en tant que principe de réalité suprême, peut échapper à la non-contradiction, en réalisant des miracles. Et telle est la caractéristique de la modernité depuis Descartes : penser quelque chose (de positif fini) vaut mieux que se perdre dans l’incertitude, ce qui engendre la confusion et qui débouche sur l’exigence de certitude (d’où le reproche concernant le manque de rigueur, le péché capital de cette philosophie). C’est la ligne de cette métaphysique, la 2. 
C’est cette conception qui s’effondre. La philosophie qui reste après la disparition de la métaphysique 2, toute-puissante dans l’histoire de la philosophie moderne, aura la lourde charge de réformer l’image de la philosophie. Et l’immanentisme, qui est le courant (ou le canal) hérétique issu de cette métaphysique 2, au sens où il est radical, se trouve influent parce que ce qui passe pour la philosophie est une expression déjà très particulière de la philosophie, bien qu’elle laisse entendre qu’elle est la philosophie. Du coup, les thuriféraires de l’immanentisme passent pour des philosophes marginaux et marginalisés, dont le courage consiste à affirmer ce qui n’est pas reconnu par la ligne officielle - la métaphysique.
Selon cette ligne, la philosophie est dévoyée en se résumant presque depuis Descartes à la métaphysique et à l’immanentisme (ce derniers pensant avoir raison parce qu’il se montre plus radical, ce qui est l’aveu que les deux se trouvent sur la même ligne). L’immanentisme va suivre l’effondrement de sa grande soeur qu’il a répudiée depuis Spinoza, et plus encore avec Nietzsche. Aujourd’hui, alors que la métaphysique s’effondre et que surgit la philosophie analytique, qui entend remplacer ces formes obsolètes, mais n’en est que le bégaiement lui aussi obsolète, l’immanentisme sonne comme dépassé, comme s’il ne pouvait plus se renouveler. Il n’est pas possible de prolonger cette position dont on a vu l’inanité philosophique avec l’effondrement de Nietzsche (les positions du fondateur Spinoza n'étaient pas plus cohérentes, notamment avec l’incréé).
La cohérence revendiquée de cette pensée (au point que Spinoza se réclame du modèle géométrique) tient à l’idée selon laquelle on ne peut créer de pensée, au sens de modèle théorique qui rende compte du domaine édicté, que si l’on commence par découvrir un domaine, dont l’examen se révèle aussi arbitraire qu’insuffisant.
La métaphysique 2 a réussi le prodige de nous faire croire que penser le réel revenait à penser un bout de réel, du moment que ce bout se trouvait analysé avec rigueur, selon ce que Descartes appelle la chaîne des raisons. Et peu importe que l’on n’en pense ainsi qu’une partie - ce qui compte est de tenir quelque chose, selon la mise en garde du proverbe : lâcher la proie pour l’ombre.
Mais cette configuration serait envisageable dans un monde où le réel désigne in fine un domaine stable, où l’on peut, à partir d’une partie retrouvée, découvrir le tout (ce serait l’approche de la métaphysique 1). Quant à la réforme 2, promue par Descartes, loin d’initier la possibilité de connaître l’infini, elle ne fait que déformer le réel à un certain fini, en espérant que cette connaissance imparfaite soit miraculeusement comblée par l’intervention de la volonté divine toute-puissante.
C’est ainsi que Descartes invente la connaissance imparfaite et inaccessible à la critique. Approche métaphysique de type classique, à ceci près qu’elle rend le réel invérifiable à toute critique, et ce, au moment où surgit le critère de la vérification expérimentale en sciences. C’est un bon moyen de rendre la métaphysique incritiquable, mais cette inaccessibilité à la critique évoque le mythe du crime parfait ou n’importe quelle perversité dont le propre est de croire à son invulnérabilité. Au final, le principe qui meut le réel étant supérieur à tout type de résolution qui émane de ses parties, cette dernière est condamnée à se tromper et à devenir caduque.
C’est ce qui est arrivé à Descartes d’un point de vue scientifique : il a réussi l’exploit, rare pour un chercheur réputé de son temps, de se tromper sur tous les sujets scientifiques qu’il a expérimentés, par rapport aux controverses de son temps (et non par rapport aux positions actuelles). Cette erreur de Descartes pourrait poser la question de sa pertinence philosophique. Comment un philosophe qui a fondé la métaphysique comme science des sciences pour rendre viables les sciences particulières peut-il s’être trompé à ce point dans les sciences qu’il a abordés tout en présentant une méthode plus générale valable?
C’est que la richesse d’une science est de rendre compte du morceau de réel qu’elle délimite, ce qui périme les erreurs. Mais ce qui rend la démarche philosophique de Descartes encore d’actualité plusieurs siècles après son expression, c’est qu’il soit parvenu à décrire du réel, tant il est vrai que, malgré les différences entre les parties décrites, demeure le principal : l’unité du réel qui fait que, quand on décrit avec profondeur une parie du réel, c’est tout le réel qu’on s’attache à approcher et dont on rend compte.

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