jeudi 19 décembre 2013

La fin du rationalisme

Ami lecteur, la méthode dialectique selon Platon consiste par le dialogue à trouver dans le fini des éléments d’infini qui permettent de voir le réel de manière différente à la représentation que nos sens lui accordent d’ordinaire. On recourt à la raison pour retrouver dans le fini des éléments d’infini. 
Ce qui est curieux, c’est que l’infini tend vers l’infiniment grand. Pourquoi dans l’échelle de l’infini, ce qui est infiniment grand serait supérieur à ce qui est infiniment petit? Après tout, les deux relèvent de la catégorie indéfinissable de l’infini. 
Pour Platon, le fini est la partie de l’infini, ce qui implique que le fini soit inférieur à l’infini et que l’infini soit mesurable ou irrationnel. S’il est mesurable, il est fini, et l’on entre dans des contradictions insurmontables au sujet de l’infini fini. S’il est irrationnel, il n’est plus rationnel, à moins d’imaginer que Platon propose un schéma de pensée faux, selon lequel l’Etre n’est pas définissable parce qu’il n’existe pas et qu’il serait la figure contradictoire de ce qui est mal compris.
Cette erreur de représentation quasi géométrique de Platon (projeter l’Etre en continuité de l’être, tout en estimant qu’il est à la fois l’être et qu’il peut tout autant ne pas être et être) s’explique parce que Platon postule que le réel est rationnel. Le réel repose sur la raison. A cet égard, Hegel n’a fait que reprendre une thèse platonicienne, que lui-même emprunte aux penseurs avant lui comme Parménide ou les pythagoriciens.
Mais cette rationalisation du réel va de pair avec le caractère indéfinissable de la raison une fois qu’elle se trouve hypostasiée. Cela aboutit à la déformation du réel et à l’indéfinition de son fondement.
La raison présente un statut capital chez Platon. Elle est la faculté qui montre que l’homme dispose du moyen de sortir de sa condition et d’accéder à l’infini (aux Idées, à l’Etre, aux Formes, et l’on pourrait poursuivre la liste de ces équivalents qui définiraient d’autant plus le réel qu’ils demeurent indéfinis). Mais cette faculté, qui serait infinie, présente une curieuse caractéristique : elle est seulement valable dans le fini, au point qu’elle devient négative dans l’infini.
Si l’on s’arrête aux informations qu’elle fournit sur l’infini, elle déclare qu’il existe, mais n’est pas définissable. Elle propose en outre de procéder selon un schéma contestable, qui considère que le fini serait chapeauté par l’infini, mais sans que l’infiniment petit ait une valeur claire - comme si l’infiniment grand était le véritable infini.
Le rationalisme constitue-t-il l’outil final qui peut développer la réflexion? Toutes les pensées jusqu’à maintenant ont validé ce postulat dans deux directions (et leurs variantes) : soit la raison est une faculté qui dit plus que le monde de l’homme (et qui émane d’une puissance d’ordre divin, au sens où le divin est; soit la raison dit le monde de l’homme seulement (ce qui englobe dans cette catégorie autant les expressions qui théorisent le réel que celles qui le rendent non théorisables ou partiellement telles).
Dans les deux cas, les résultats sont catastrophiques : d’un point de vue physique, on peut en vérifier la péremption; d’un point de vue général, cette péremption est plus difficile à vérifier, mais on en arrive à l’absence de résultats. Et plus l’usage de la raison est circonscrit à l’humain, plus la péremption est forte, au point que la véritable faillite physique est plus à imputer aux tentatives des métaphysiciens qu’à leurs rivaux de l’ontologie.
La raison qu’on nous présente comme la faculté suprême arrive à des résultats qui sont contestables, voire faux dans ce que ses meilleurs représentants proposent. Il ne s’agit pas de renvoyer dos à dos tous les rationalistes, mais de se demander si le rationalisme est l’attitude qui définit l’entreprise de connaissance, en particulier si le rationalisme définit bien le critère ultime et finaliste de la connaissance, ou si l’on n’accorde pas à la raison une place trop importante dans l’entreprise de connaissance.
La raison seulement humaine présente les plus graves distorsions, au point qu’elle est obligée de ne s’attacher qu’à une part du réel, qu’elle appelle l’être fini, et de se désintéresser du reste en le nommant non-être (sous différents vocables voisins) et en le décrétant de manière arbitraire inconnaissable. Quand elle se relie à un principe supérieur, que l’on nomme Dieu chez les monothéistes, la raison se rattache à la Raison, comme l’être se rattache à l’Etre. Mais à part d’ajouter que l’Etre est infini, ce qui est une détermination négative, on ne trouve rien d’autre à définir positivement de ces termes.
La seule caractéristique est que l'on déduit que le tout ne peut être que le prolongement appliqué de la partie (l'Etre de l'être), avec des suppositions, comme le fait que ce tout peut aussi bien être totalité avec des limites - qu'illimité. En fait, ce tout en vient vite à présenter des caractéristiques invérifiables et à ne se distinguer du non-être que par une affirmation forte, quoique supposée : il y a un lien entre ce qui est et ce qui Est, bien que l'on ignore si ce lien est le tout et si cette notion contient, pour qualifier ce qui est, l'ensemble du réel.
La principale objection que l'on puisse intenter contre cette conception est que, si l'on voit bien pourquoi toutes les parties du réel doivent être unies, on voit mal comment cette union devrait se faire à partir de la partie finie prolongée. Autrement dit, la raison est la forme de pensée qui caractérise le déploiement de l'intelligence dans le fini, mais rien n'indique que si le fini est la partie du réel, la raison soit autre chose que la partie de l'intelligence.
Pour preuve, la meilleure caractérisation à laquelle aboutit la raison concernant le réel qui excède le fini est l'infini, sans réussir à en proposer une définition positive. L’histoire de la philosophie nous enseigne que tous les courants de la philosophie, l’ontologie et la métaphysique pour prendre les deux principaux, se réclament du rationalisme. Plus un courant entend réformer la philosophie, plus il exige l’influence de la raison, comme si la raison pouvait corriger des erreurs de la raison.
Mais l’examen de l'ensemble des productions de la pensée indique que le rationalisme n’est pas l’apanage exclusif de la philosophie, mais qu’il caractérise la pensée, que ce soient les sagesses, qui ne sont pas exclusivement philosophiques, ou les religions, d’expression monothéiste ou polythéiste. Le rationalisme est l’expression du transcendantalisme. La philosophie perce en tant que démarche de connaissance spécifique du réel pris dans son unicité : du coup, son rationalisme devient plus explicite, surtout avec l’influence métaphysique.
Cette exigence s’accroît encore pour la période moderne, par le truchement de la révolution scientifique de type expérimental. Rien n’indique pour autant que le rationalisme soit la démarche propre qui valide l’entreprise de connaissance. Tout indiquerait plutôt que les erreurs croissantes du rationalisme, corrélées à l’influence asphyxiante de la métaphysique (et depuis Spinoza de son hérésie jumelle l’immanentisme), empêchent la connaissance du réel, au point que les expressions actuelles de la philosophie font de la philosophie un genre moribond.
La métaphysique est morte depuis Heidegger, l’immanentisme achève de se décomposer, et le rationalisme est tenu pour ce qui est manquant, et non pour ce qui ne saurait être la fin. Il n’est pas question, comme l’ont fait certains depuis Schopenhauer ou Nietzsche, de dresser l’éloge, plus ou moins implicite, de l’irrationalisme. On dénonce le rationalisme pour promouvoir pire encore. On critique les limites du rationalisme pour qu’un stade inférieur de connaissance et d’expression soit mis en place, qui agrée à ses thuriféraires, mais qui va empêcher le progrès et défavoriser la majorité.
L’irrationalisme pur fut défendu par Nietzsche comme solution à la faillite de l’immanentisme qui depuis Spinoza avait suscité un vent d’espoir : cette expression philosophique pouvait réaliser ce que la métaphysique rénovée par Descartes échouait à produire. Il se manifesta par des propositions comme l’apologie du nihilisme divin contre le nihilisme réactif, alors que les commentateurs daubent en faveur de leur philosophe-poète, qui aurait réussi l’exploit, parmi ses innombrables prodiges, de prévoir le nihilisme qui sévit à notre époque.
La vérité est plus triste et moins sélective. Nietzsche était atteint d’un symptôme psychiatrique bipolaire qui lui faisait subvertir le principe de non-contradiction, en affirmant l’identité de ce qui est et lui est contraire (la folie qui emporte Nietzsche consisterait à affirmer que ce qui est et ce qui n’est pas sont la même chose). C’est ainsi qu’il dénonçait le nihilisme tout en prônant le nihilisme. Comme il ne définira jamais la différence entre le nihilisme qu’il rejette et celui qu’il promeut, le lecteur n’est pas capable de saisir le problème et sa résolution.
Mais il n’est pas honnête de ne retenir que le nihilisme dénoncé et d’oublier que l’élément dénoncé recoupe l’élément retenu en lieu et place comme sa résolution. Il est vrai que si les commentateurs explicitaient en quoi consiste le programme nietzschéen, le nombre de ceux qui s’en réclament sans s’aviser de ce qui est en jeu au fond (la violence, la folie, la destruction...) diminuerait singulièrement.
Toujours est-il que l’irrationalisme pur ne peut être promu sans susciter des réactions de rejet, du fait de son incohérence et des résultats inquiétants qu’il ne peut que susciter. C’est ainsi que Démocrite fut rejeté assez rapidement (et pas seulement par Platon, au point qu’on peut se demander si l’épicurisme n’est pas une tentative d’allier la morale, même relativiste, avec la physique abdéritaine). Mais l’irrationalisme qui est promu par un vernis d’argumentaire rationaliste, comme dans le cas de Nietzsche, sera balayé plus rapidement que ne le pensait son auteur, qui estimait qu’il ne serait pas compris avant plusieurs siècles, alors qu’il commença à être reconnu à la fin de son vivant (il est vrai dans la folie confusionnelle et mutique).
Cette caractéristique de l’irrationalisme viscéral, d’être tenable seulement s’il est présenté sous forme rationaliste, amène à s’interroger sur l’identité du rationalisme. La question étant : le rationalisme peut-il se départir de l’irrationalisme?Si l’on regarde l’histoire de la philosophie sous cet angle, la métaphysique, bien que ce fait fondamental soit scandaleusement tu, est fondé sur l’assertion dogmatique (et indémontrable) d’Aristote selon laquelle le réel est composé de l’être fini et du non-être, les deux étant liés par leur multiplicité commune.
Ce fait théorique, qui explique pourquoi Aristote ne dirigea pas l’Académie après la mort de Platon, et fut amené à fonder le Lycée, qui dispensait un savoir antagoniste de l’ontologie, que l’on baptisera métaphysique, n’est pas isolé. Le texte qui interroge du point de vue de l’ontologie la question du non-être chez Platon, le Sophiste, n’est pas un texte isolé, aussi intéressant soit-il. Il est le texte par lequel Platon entend sauver la philosophie sous l’angle ontologique du problème numéro un, qui n’est pas l’essor des sophistes, aussi fameux soient-ils à son époque (comme Protagoras l'intime de Périclès), mais le non-être?
Platon à la fin de sa vie, est obligé de reconnaître que les sophistes ne sont pas de brillants rhéteurs, quoique porteurs d’un système ridicule, mais que leur incohérence du non-être prospère sur le fait que personne, en particulier les ontologues, ne se montre capable de définir l’être. Platon lui-même aura beau corriger et nuancer l’héritage de Parménide, il n’en sera pas davantage capable. Le Sophiste propose une définition décisive du non-être (l’autre), mais il n’en demeure pas moins que l’autre de l’être s’ancre dans un ensemble (l’être) qui n’est pas davantage défini que dans les dialogues précédents.
Platon est obligé d’admettre qu’il ne parvient pas à situer le non-être dans l’Etre, puisque l’indéfinition de l’Etre engendre l’incomplétude de la définition qu’il propose du non-être, aussi féconde se révèle-t-elle pour la suite de l’histoire de la philosophie. De l’avis de celui que l’on peut tenir pour le plus grand des ontologues (ce qui en dit long sur l’impasse de cette option, bien qu’elle soit la seule à sauvegarder, principalement contre la métaphysique, la possibilité que le réel soit un et que la connaissance de l’ensemble du réel soit possible), l’être constitue un brouillard théorique, qui rend possible l’entreprise de connaissance, mais qui ne peut évoluer sans le non-être, dont l’avantage est, de par sa négativité, de demeurer crédible quand il est indéfini.
Autant l’être indéfini est peu plausible, autant le non-être recèle en son nom même l’indéfinition. Dès Platon, l’être ne peut se passer du non-être. C’est une évidence quand l’Etre est fini. Mais le fait se révèle irréfutable quand il s’agit de l’Etre, soit de l’autre optique qui meut la philosophie dès le départ (l’affrontement Platon/Aristote, que tant ont essayé de commuer en un dialogue fécond de différences savantes et respectueuses).
On peut donc s’interroger sur la valeur de l’être. Peut-il se passer du non-être? Quel est l’être qui prétend sous la forme de l’Etre exprimer la totalité du réel, alors qu’il ne peut prendre en charge que la partie qu’il nomme être et dont on remarque qu’elle correspond à l’ordre, ce qui dans le réel se révèle ordonné?
Si le réel n'est pas seulement l'ordre, qu'est-ce que les nihilistes appellent paresseusement le non-être, pour dire, sous prétexte que ce serait de l'inconnaissable qu'ils n'ont pas envie de connaître, ce qui n'est pas de l'ordre (et qui les contraindrait à revoir leurs schémas, étant entendu qu'ils appréhendent le réel en termes de donné intangible)?
L'histoire de la philosophie nous révèle deux grandes directions : le réel, c'est l'être (et tant pis que l'Etre ne soit pas défini); soit le réel, c'est l'être plus le non-être (c'est dans ce cadre qu'il faut situer la métaphysique, même si elle est, plus que du nihilisme, un compromis entre nihilisme et ontologie, en rendant l'être théorisable, ce qui différencie faiblement l'être de l'Etre, les deux étant théorisables). Et si ces deux grandes directions sont si imbriquées, c'est qu'elles se confondent, non dans leur fin, (l'une rend le réel connaissable, l'autre lui conserve une part d'inconnaissablilité); mais dans leur caractéristique première, qui est de ne pouvoir se passer l'une de l'autre.
Si l'Etre aspire à la connaissance intégrale, son indéfinition empêche en pratique que son aspiration soit effective - qu'il puisse se passer du non-être; tandis que le nihilisme ne peut fonctionner sur la base de son expression explicite : qu'il y a de l'inconnaissable et que, du coup, il faut conserver la connaissance pour le réel tel qu'il est à un moment donné. Le réel n'étant pas confondu avec le donné, le décalage devient de plus en plus criant, au fil du temps, le temps n'étant rien moins que l'inscription énigmatique dans le réel de ce décalage entre le donné et le changement). 
Le nihilisme ne fonctionne que s'il est mâtiné de la possibilité de connaissance, et la métaphysique fournit sur ce point le meilleur compromis que l'on connaisse en mélangeant ontologie (la connaissance est possible) et nihilisme (mais elle est finie). Quoi qu’il en soit, la philosophie est en crise prévisible. Car en se donnant pour fin méthodologique la raison, elle se condamne à n’étudier que le domaine de l’être et à reconnaître de plus en plus insidieusement le non-être. 
Cas de Descartes pour ouvrir la modernité : il énonce, un pas de plus dans le déni par rapport à ses ancêtres métaphysiciens, que le non-être existe seulement dans le domaine du dire, mais il est bien obligé de laisser entrer, même de cette manière, contradictoire, que l’inexistant existe quand même, à l’état de manque et de défaut. Or Platon a échoué à définir le non-être quand il le définit comme l’autre à l’intérieur de l’Etre : car le non-être désigne plus exactement que l’autre - l’erreur.
Pas le faux tel qu’Aristote fait mine de définir l’autre, pour rétablir le non-être (trahison de Platon). Le faux comme ce qui est mal défini (qui ressortit du dire), mais un dire qui existe. Qu’est-ce qui existe, mais qui n’existe pas - sous cette forme? C’est ce qui existe sous une forme qui serait seulement autre si l’existence ne se trouvait pas définie. L’autre révèle qu’il est un indéfini indirect, en ce qu’il ne définit pas sa position. Qu’est-ce qui est autre si ce qui est n'est pas clair (l'exigence de Descartes est la clarté)?
Un autre même? Un autre inférieur (comme le défaut chez Descartes)? Un autre supérieur?
Si c’est un autre même, nous nous tenons dans une configuration statique, dans laquelle l’être est le même, donc l’autre est le même, ce qui provoque la contradiction : l’autre est le même.
Si c’est un autre inférieur, nous nous tenons dans un schéma d’inexplicable, dans lequel il existe quelque chose de supérieur à l’être, qui permet à l’être de tenir, et qui tolère de manière inexplicable le non-être tout en ne pouvant empêcher son existence inexistante (comme dans le système de Descartes). Mais le non-être est incohérent, tout comme ce supérieur est indéfinissable.
Reste l’hypothèse de l’autre supérieur. C’est la seule hypothèse qui soit plausible. D’un côté, elle ne peut expliquer que si elle est définie - elle ruine donc l’indéfinition du non-être et de l’Etre. De l’autre, elle peut être définie. L’autre supérieur explique le faux comme ce qui est mal compris d’un point de vue inférieur. L’inférieur, ce n’est pas l’autre, c’est le même. 
(La différence n’est de ce point de vue que le faux synonyme de l’autre, car ils connotent deux réalités différentes, l’autre est supérieur, la différence est statique, c’est une usurpation d’altérité).
Cette supériorité se définit comme le malléable. Elle est la propriété d’extensibilité de l’être qui interdit que l’être soit l’intégralité du réel et qui explique quelle est l’identité de ce supérieur qui n’est pas de l’être. Si c’était de l’être supérieur, on verserait dans une nouvelle contradiction, car on ne voir pas comment l’autre pourrait être même - et l’on comprend pourquoi Platon se garde de définir l’autre en n’ayant pas défini l’Etre.
L’autre ne peut donc être l’être, et l’autre ne peut être que supérieur. Donc : l’autre n’est pas de l’être. On voit que la négation sert à dire quelque chose qui au final ne se contente pas d’être contenu dans le donné, mais qui le dépasse. Platon avait senti que l’être devait être dépassé, mais il a choisi que l’être soit dépassé par le même de l’Etre, ce qui ne pouvait que proposer un schéma inexplicable et cyclique.
Si l’autre n’est pas de l’être, il faut trouver une propriété qui soit l’explication à la perpétuité de l’être sans qu’on puisse pour autant l’expliquer par l’identité du même. L’autre est le transformateur du même. Si le même est l’être et si l’autre de l’être ne peut lui être identique, son identité est d’être cette faculté de malléable qui ne se déploie pas sur le même terrain que l’être et qui de ce fait est si mal comprise par l’entendement.
La raison est la faculté qui permet de comprendre l’être. Mais elle n’est pas la faculté qui se tient en bout de chaîne, de manière finale, par rapport au réel. La raison ne peut comprendre le réel. Elle ne peut qu’engendrer des erreurs, comme le système dans le Sophiste en témoigne, qui sont des incompréhensions au sens d’infériorités de compréhension. La raison ne peut être qu’intégrée dans une faculté qui lui est supérieure, au sens où elle s’adresse au réel, et pas seulement à l’être. La raison est la faculté de l’être. Ce qui s’effondre en philosophie c’est le rationalisme. Bonne nouvelle : la chute libère la place, non à l’irrationalisme, insidieux ou virulent, mais à l’expression supérieure pour la philosophie qui succède au transcendantalisme atavique.

mardi 10 décembre 2013

L'équilibre du monde

Héraclite fut de ceux qui approuvèrent et défendirent l'explication de l'équilibre du monde par les contraires (au moins cherchait-il de la logique là où d'autres préfèrent l'explication arbitraire et naturaliste) : le nihilisme résulte de cette mentalité rationaliste. Ainsi Héraclite explique-t-il le maintien du monde. Le nihilisme pense au niveau du contradictoire. 
Selon lui, l'être serait le domaine de résolution nécessaire de la contradiction. Ce serait un domaine miraculeux, puisque la contradiction est partout et que l'être est rarissime. Ce raisonnement exhibe la contradiction logique : on ne se demande pas pourquoi la contradiction accouche de l'être, ni ce qui l'expliquerait. 
Elle est pourtant une idée impossible, et le possible ne peut naître de l'impossible, à moins d'estimer que l'impossible fut durant un temps possible (limite à laquelle on pourrait prétendre avec Descartes, selon lequel, dans un autre sens, Dieu dispose du privilège de changer le cours du réel). 
Peut-être peut-on oser que le travail du négatif accouche de l’être, tout comme - x - = +. 
Il y aurait matière à se demander pourquoi le rapport est de multiplication, alors qu’il semblerait être d’addition. Comment expliquer que  - + - = +, ce qui montre que le nihilisme débouche sur une double contradiction :
1) s’il en reste à l'opération la plus logique, il exprime l’erreur la plus manifeste, selon laquelle le + découle du -;
2) la contradiction serait résolue par l'opération de multiplication, si cette dernière pouvait être expliquée dans le cadre de la contradiction (la rencontre entre deux domaines négatifs engendrerait le positif), mais on ne voit pas pourquoi l’opposition des contraires déboucherait sur la multiplication au lieu de l’addition. Pourquoi le négatif qui rencontre le négatif serait-il démultiplié? 
Par quelle opération la contradiction engendrerait-elle la démultiplication? La multiplication implique que le réel se trouve dans un élément d’augmentation qu’il existe un niveau de réalité qui puisse créer de manière exponentielle des facteurs de domaines réels. Mais alors, la contradiction ne saurait être le dénominateur commun, sans quoi la multiplication ne pourrait exister.
La contradiction n’est pas compatible avec la multiplication. Elle détruirait les facteurs de multiplication. Le niveau de réel qu’elle déploie est tentant, car il est élémentaire, pour ne pas dire rudimentaire. La contradiction ne peut tolérer à son niveau de réel, dans la conception du réel qu’elle développe, le niveau de réel qu’implique la multiplication.
Le point faible de ce raisonnement, c’est qu’il se montre inapte à engendrer le positif (comment expliquer l’être par rapport au contradictoire)? En définitive, le réel devient l’élément inexplicable par excellence, et en particulier les liens contradictoires entre l’être et le non-être (il faudrait dire les non-étants dans l’optique de Gorgias, tandis qu’Aristote fondera la métaphysique sur la possibilité de relier l’être et le non-être, ce qui implique que le non-être soit unifiable à son tour).
Héraclite recourt à un moyen qui a l’avantage immédiat de rendre explicable l’être, mais l’inconvénient plus important (sur le terme) de proposer une image du réel fausse, dont la principale caractéristique consiste à créer un domaine d’inconnaissabilité pour légitimer le domaine fini rendu connaissable. Mais l'explication est d'autant plus définitive qu'elle explique tout sans s'appuyer sur rien.
Tout et rien sont ici synonymes. Rien est la mauvaise compréhension d'une autre chose, comme l'enseigne Platon dans le Sophiste; tout est la mauvaise compréhension de l'être, ou plutôt, de ce que le nihiliste délimite comme réel certain, un domaine fini, dont on sait qu'il est fini, partiel et incomplet, mais dont on décide, puisqu'il est certain, qu'il importe peu qu'il soit incomplet. 
Le tout est l'incomplet autant que le certain. Le tout se trouve expliqué par le rien. Mais l'erreur de l'explication (le tout est créé par les forces de contradiction qui ne peuvent tout détruire et qui finissent ainsi par forger un espace d'ordre) indique seulement que l'erreur la plus poussée reste du réel, que rien ne peut être irréel, et que ce qu'on nomme réel possède la propriété d'englober toutes les choses, y compris les plus hétérogènes, de sorte que s'il advenait que l'on découvre des propriétés qui semblent manifestement sortir du cadre du réel, pour la raison qu'elles n'y sont pas répertoriées, elles resteraient quand même dans le domaine du réel.
L'erreur que reprend Héraclite explique tout au sens où elle explique autre chose que ce qui est présenté comme le phénomène de contradictions qui tiendrait le monde (créerait sa pérennité). Elle n'explique donc rien au sens où elle n'explique pas sous la forme dont elle se réclame. Rien signifie donc : ce qui n'est pas tel qu'il se présente. En termes d'identité sociale, on deviendrait rien si l'on était convaincu de fausse identité. C'est ainsi que l'on dit une chose profonde quand on dit de quelqu'un qu'il est une personne aussi bien qu'il n'est personne (délicieuse polysémie).
Car n'être pas ce qu'on est conduit plus sûrement à être une personne qu'à n'être personne. Aussi bien pourrait-on suggérer : n'être personne, c'est rester quelqu'un - d'autre. Ce constat amène à s'interroger sur l'identité de l'autre. Car comment ce qui est peut-il être autre? A cette question, Platon ne répond pas vraiment. L'on sent que dans son oeuvre tardive (probablement) le Sophiste, il est embarrassé par cette question, comme si son système ontologique patinait - et pas parce qu'il remet en question l'héritage de Parménide, plutôt parce qu'il ne parvient à expliquer cet Être qui est aussi bien qu'il est autre.
C'est l'autre qu'il convient de préciser. Quel est cet autre? Pour répondre à cette question, il convient de se demander comment la production d’autre est possible dans un domaine qui serait donné et circonscrit. On peut recourir à une interprétation inexplicable : l’autre serait ce qui relève de l’Etre une fois que l’on a entendu que l’Etre diffère de l’être. L’identité de l’Etre qui diffère de l’être pose la question de l’identité et de la similarité, ce que signifie un certain sens d’identité : être identique renvoie à être similaire, au même.
Cette identité-là ne peut être arguée par le nihilisme. Car elle est trop évidemment fausse. La supercherie est trop visible. Le nihilisme se réfugiera derrière le composé de cette identité de l’être avec l’inconnaissable de la contradiction et du chaos. Cette explication qui n’explique que la partie immédiate et qui  ne peut être démentie parce qu’elle irrationaliste (qu’elle intègre la possibilité de l’inexplicable pour venir expliquer sans l’expliquer ce qui n’est pas de l’être) ruine l’identité.
Mais l’ontologie dont Platon fut le héraut de pointe dans l’Antiquité ne définit pas davantage son Être. Elle s’oppose au nihilisme en disant que cet inconnaissable n’existe pas et que ce que le nihilisme nomme sous différents vocables non-être. L’Etre serait ainsi ce qui reste du domaine de l’identité et du connaissable, mais qui ne peut être tout à fait expliqué du point de vue de l’être imparfait. Rien d’étonnant à ce que les critiques contre la doctrine ontologique fusent : l’Etre n’étant pas défini, il tendrait presque à proposer une partie nulle avec le non-être (position dont Aristote s’est inspiré, lui l’élève de l’Académie autant que l’héritier de la mentalité nihiliste).
Revenons à l’addition et la multiplication pour comprendre ce que peut être l’autre, son identité par rapport à l’Etre et au non-être. L’addition est l’ajout d’un domaine à un autre, quand la multiplication signifie que l’on se situe dans un rapport de croissance par une propriété dont le facteur ne dépend pas du domaine multiplié. La fonction de la multiplication est différente de l’addition, qui se meut dans l’identité du même. 
Alors que la possibilité de la multiplication dévoile une réalité fondamentale et connue qui diffère de ce qu’est l’être dans ce qu'il comporte de même. La multiplication explique l’autre, bien mieux que l’Etre qui comporte avec l’être une identité rappelant furieusement le même. Comment ce qui peine tant à se débarrasser de l’identité même pourrait comprendre, dans tous les sens du terme, l’identité autre?
La doctrine ontologique peine à rendre compte de l’autre. L’explication de l’incomplétude de l’être par la complétude (de l’Etre) patine, parce que la complétude complète sur le mode du même l’incomplétude. L’Etre serait à l’être ce que le Même est au même. Non seulement cette démarche s'inscrit dans l’explication par le même, mais l’autre est ce qui mène au même. On pourrait presque suggérer, par exemple au terme de la lecture du Sophiste, que l’autre est l’autre du même (c’est peut-être la raison pour laquelle les néo-platoniciens en viendront presque à énoncer que l’Etre est l’autre).
Si l'ontologie était parvenue à expliquer l'autre, tout comme elle échoue à définir l'Etre, jamais la métaphysique comme projet de remédiation aux carences de l'ontologie n'aurait vu le jour. Aristote a espéré donner à la philosophie une voie originale et viable. Il tenait que l'ontologie n'était pas une voie viable et quitta l'Académie pour fonder son propre mouvement, autour du Lycée. Ce qu'il propose n'améliore pas les déficiences de l'ontologie. Aristote estime que l'on peut concilier la multiplicité et l'unité. La théorie est une; le réel est multiple. Comment ce qui est un peut-il s'articuler au multiple? L'un n'est qu'un domaine parmi tant d'autres dans le réel. Les autres domaines sont chaotiques; l'un est ordonné, donc théorisable. Aristote n'a fait que proposer une version soft du nihilisme; quand un Gorgias se montre radical, en estimant que l'on en peut théoriser ce qui reste singulier.
Nous nous trouvons entre deux positions : l'une qui pense que l'autre est le même (Platon); l'autre qui tient que l'autre hait le même. Bien entendu, il existe des variations dans le nihilisme, qui rendent conciliables le changement et le même. La position de Nietzsche permettrait de concilier les deux inconciliables (l'autre = le non-être; l'être = le même) en expliquant que le propre du même est d'être singulier, soit de ne pas se trouver affecté par l'opposition irréconciliable du même et de l'autre.
Mais ce singulier s'il est tel est aussi inconnaissable. Le singulier ne résout la dialectique contradictoire et impossible du même et de l'autre qu'en retrouvant le dogme premier et indépassable du nihilisme : le singulier est inconnaissable. Ou plutôt l'inconnaissable signifie ici qu'il est le connu. Le singulier est ce qui est connu une bonne fois pour toutes. Mais ce privilège d'être connu sous toutes ses coutures provoque la malédiction. S'il n'y a plus rien à connaître du singulier, ce n'est pas que le réel envisagé comme singulier serait connu, ce qui provoquerait le succès ultime de la connaissance, mais que tout reste à découvrir une fois que l'on a avancé que l'on connaissait le singulier.
Au mieux, le singulier introduit la connaissance. Mais le singulier ne peut être objet de connaissance, au sens où il est déjà connu. C'est en cela qu'il est inconnaissable : sa connaissance est si superficielle qu'elle ne peut que laisser la place à son approfondissement. Le trop connu est inconnaissable. Le singulier n'est trop connu que parce qu'il découvre la partie la plus émergée du réel. Ce qui se connaît trop se connaît immédiatement; ce qui se connaît immédiatement est superficiel. La connaissance implique que l'on ait à connaître, que connaître ne soit pas connu. La connaissance est une découverte aride et progressive, ce qui donne une image du réel qui ne peut être donnée une bonne fois pour toutes.
C'est ici que l'on arrive au constat : quelle est cette texture du réel qui n'est pas immédiate? Si le réel n'est pas donné, l'identité être/Être penche trop dangereusement du côté de l'identité identique, de ce même qui peine tant à définir ses rapports à l'autre et qui ne peut l'intégrer que dans la mesure où il présente la bonne foi de le reconnaître tout en se montrant prudemment indéfini (même si les commentateurs n’en parlent pas assez, l’indéfini fut une innovation cartésienne, tentant de transformer l’idée vague d’infini en concept de finitude positive). 
L’insuffisance de l’Etre se traduit négativement par son manque de définition, mais positivement par le difficile ajustement entre l’Etre et l’autre, entre l’identité et le changement, bien que l’identité ne puisse faire fi du changement, et alors que le changement constitue son principal défi, notamment dans le Sophiste. Mais depuis Platon, l’autre s’est-il trouvé mieux intégré à l’Etre? Aucun philosophe n’a réussi à mieux appréhender les relations entre les deux, et si l’on s’en tient à l’influence cardinale de Descartes sur la philosophie moderne, Dieu (synonyme de l’Etre) peut tout réaliser, sans que la raison puisse le comprendre. L’autre devient d’autant plus reconnu qu’il est inexplicable (comme le phénomène de création dans son ensemble, qui est tenu pour évident du fait qu’il ne peut être compris de la raison et qu’il ne peut émaner que de Dieu).Tandis que Descartes se contente de constater que le réel se multiplie (de manière distincte, notamment), cherchons si l’on peut proposer une explication rationnelle à cette multiplication, qui recèle une valeur divine dans le Nouveau Testament, avec la multiplication surnaturelle des pains. La multiplication indique clairement que la propriété cardinale du réel ne dépend pas de l’homme, ni de sa raison (sa propriété essentielle selon la philosophie).
Mais si elle dépend de Dieu, au sens où sa faculté de création est incompréhensible pour l’homme, elle devient inconnaissable, avec un soupçon de confort fataliste. Il n’y aurait pas d’efforts à tenter, puisque Dieu qui est tout-puissant et parfait s’occuperait d’agencer le bon déroulement du réel. La liberté humaine consisterait-elle à tenter de se conformer par la connaissance à la volonté divine? En tout cas, on en arrive à ne plus définir clairement ce qu’est la liberté. Soit Dieu est tout-puissante et les créatures qu’il a crées en disposent d’aucune liberté (c’est ce qu’explique Rosset dans Logique du pire, où l’homme a seulement la liberté de se suicider, et l’on pourrait remettre en question cette assertion); soit la liberté existe, et l’on voit mal comment l’homme ne bénéficierait pas d’une latitude par rapport à son créateur putatif.
Mais cette latitude, outre qu’elle tend à critiquer l’idée de création, ce qu’il conviendrait d’examiner une prochaine fois, implique que la liberté de l’individu ne puisse s’effectuer sans une correspondance dans le réel, en particulier dans sa manifestation physique. Le réel ne pouvait se résumer au physique (à sa singularité superficielle), mais sa manifestation physique donne le signe premier de ce qu’est le réel (que l’on peine tant à comprendre dans ce qui est extraphysique, bien que l’on sache qu’il n’est pas que physique, et que cette connaissance puisse déboucher sur du positif, pas que sur du négatif).
D’un point de vue physique, le réel démontre sa propriété d’extensibilité. Mais cette caractéristique physique ne serait pas possible sans qu’elle ne provienne de ce qui donne l’impulsion au réel, à commencer par sa dimension physique. C’est en ce sens que la malléabilité exprime l'extensibilité dans l'opération de démultiplication : s’il n’était pas capable de se démultiplier par malléabilité, jamais il ne pourrait se multiplier. 
La faculté de multiplication/démultiplication implique que le réel n’est pas figé - extensible. L’aspect remarquable est qu’il suscite son facteur de multiplication de manière externe. L’opération de multiplication implique que le facteur existe à l’extérieur du domaine multiplié - et à l’extérieur de ce qui existe déjà; agencement qui est impossible dans le cadre de l’addition (elle ne peut additionner que des domaines distincts et donnés, déjà existants).
La multiplication repose sur le prodige selon lequel, pour multiplier ce qui existe, il convient de recourir à un facteur qui lui soit extérieur. En termes de réel conçu comme donné (préexistant) : extérieur à ce qui existe déjà. Ou, pour éviter la conception magique, qui en revient à allier le contradictoire avec l’inexplicable, il convient de considérer que le réel ne se limite pas à sa production de donné (le donné est le produit essentiel et capital du réel), mais intègre, en même temps que la faculté à donner, celle complémentaire, et, du fait de sa différence, inaperçue par le donné, qu’est la malléabilité. 
Au point que c’est cette dernière qui contient la donnabilité. La malléabilité précède le donnable. A ce titre, le réel serait plus une faculté qu’un état - la malléabilité plus que le malléable. 

samedi 30 novembre 2013

L’identité du bouc émissaire

Pourquoi l’islamophobie ou la judéophobie (que l’on nomme improprement antisémitisme pour désigner un sentiment existant, quoique la haine contre les juifs ne recoupe nullement la haine contre les Sémites) ne peuvent constituer une source de domination valable, autant qu’une cause de dénonciation légitime? Après tout, si les musulmans constituaient une secte d’extrémistes prêts à verser dans le fanatisme, l’extrémisme, ils mériteraient la haine de la majorité. S’ils ne la méritent pas, c’est qu’ils ne peuvent être rangés dans cette catégorie, et qu’à l’examen, ils ne sont qu’une minorité à verser dans l’extrémisme sur le milliard qui peuple le monde (comme les wahhabbites, soutenus par l’Occident démocrate, libéral et tolérant).
Mais les musulmans ne peuvent être objets de haine que s’ils versent dans le terrorisme; ils ne peuvent être poursuivis que s’ils recourent au terrorisme pour épancher leur infériorité au moins politique, sociale et économique. Ce qui signifie que les musulmans sont faibles et ne peuvent prétendre, bien qu’ils soient nombreux, à la domination (la qualité, selon les critères de la loi du plus fort). Aussi virulente soit l’islamophobie, elle demeure inconséquente en ce qu’elle est dominée, et non dominatrice.
L’islamophobe affirmerait, s’il était lucide, qu’il recourt à un bouc émissaire totalement innocent, puisque faible et peu influent, dont le seul avantage consiste à procurer un défoulement bref et provisoire. Voilà qui explique l’islamophobie - un défouloir; et qui fait du bouc émissaire un mécanisme différent du ressentimenteux : le ressentimenteux est un impuissant, quand, un cran au-dessus dans l’action, l’islamophobe propose un coupable faux, mais existant.
Par contre, l’explication ne rend pas le phénomène cohérent. Rien ne pourra légitimer l’incohérence de l’islamophobie : le musulman étant un dominé, il ne peut dominer. Le raisonnement par bouc émissaire ne peut sembler conséquent que s’il identifie une minorité dominatrice. Pas une minorité dominée. Raison pour laquelle on constate avec une périodicité chronique le retour de la judéophobie. Les juifs sont réputés, à tort ou à raison, pour des dominateurs (ils ne sont tenus pour les dominateurs exclusifs que par une clique tenace mais incohérente).
Deux remarques :
1) il ne convient pas de mettre une majuscule à juif, car le terme désigne un peuple religieux, comme les chrétiens ou les musulmans, et pas un peuple politique, comme les Français ou les Allemands. A chaque fois que l’on applique une majuscule, on ne commet pas seulement une faute contre la langue et le sens. L’on accrédite l’idée, perverse, selon laquelle les juifs seraient dominateurs.
2) de la même manière que la judéophobie repose sur l’amalgame tous les juifs/certains juifs, de même le terme antisémitisme, s’il était analysé rigoureusement, produit l’amalgame Sémites/juifs, ce qui relève de la supercherie historique, et qui ne peut qu’aviver le fameux antisémitisme, qui devrait plus justement être baptisé judéophobie.
Dès qu’on parle des juifs, on les relie à la domination financière, sociale, voire intellectuelle. Que l’on s’en félicite (ce peuple a produit au XXème siècle Proust, Kafka, Einstein ou Freud) ou qu’on la déplore (une petite minorité dominerait la majorité), c’est une constante qui remonte aux origines des juifs, puisqu’ils se trouvent rejetés et persécutés par les Égyptiens selon la légende. Puis les chrétiens les accuseront d’être le peuple déicide, une accusation qui persiste chez les musulmans (avec moins de persécutions). Enfin, les nazis se sont rendus coupables d’une tentative de génocide qui fut soutenue par bien des mouvements fascistes et nationalistes en Europe.
Cette manière de penser pourrait sembler plus cohérente en ce qu’elle identifierait une communauté sûre d’elle-même et dominatrice, pour reprendre les qualificatifs donnés par le général de Gaulle. Mais la tentation ne résiste pas à l’examen. Une anecdote : quand fut examinée la spoliation des juifs de France durant la Seconde guerre mondiale, sous le gouvernement de Vichy, on se rendit compte que l'immense majorité des juifs de France ne correspondait pas à des usuriers riches et dominateurs, mais à des individus souvent plus pauvres que la norme. Plus ils furent inquiétés, moins ils avaient les moyens de se défendre.
Pour que ce type d’argument tienne la route, il convient donc de définir la catégorie du repoussoir légitime (sans quoi le bouc émissaire ne fonctionnerait pas) comme la toute petite communauté des juifs sionistes, qui dominerait la France et le monde, et qu’il conviendrait de différencier de la majorité des juifs, qui ne se comporte pas en communauté, et qui étant bien intégrée à la société dans laquelle elle vit a la tendance remarquable à se comporter à son image (à tel point qu’il est comique de reprocher à un juif laïc français du communautarisme, alors qu’il se comporte la plupart du temps en agnostique, hédoniste et libéral, à l’image de la plupart des Occidentaux).
Le problème quand le concepteur de bouc émissaire désigne à la vindicte, populiste plus que populaire, la petite communauté de juifs sionistes comme dirigeant le monde, c’est que, avant d’en venir à la raison pour laquelle aucune communauté religieuse ne peut dominer le monde, il est absurde de prétendre qu’une ultraminorité opprime la majorité (on en arriverait à énoncer que si les nazis ont eu tort de massacrer les juifs, ils auraient eu raison de poursuivre ceux qui faisaient partie de cette ultraminorité prédatrice, ce qui relancerait le processus de bouc émissaire, il est vrai partiellement coupable). Nous n’avons pas affaire à un système hiérarchique, comme la société par castes, voire le féodalisme, mais à un groupe caché et malfaisant, qui parviendrait à conserver le pouvoir.
Cette thèse ne tient pas la route. Outre qu’on voit mal comment un petit groupe parviendrait au fil des générations à se transmettre le pouvoir, on voit encore plus mal comment ce groupuscule, si facilement identifiable, ne serait pas inquiété par certains autres groupes jaloux de ses prérogatives (sans recourir à l’idéal illusoire de la réaction populaire face à l’exploitation d’une minorité). Depuis le temps où l’on reproche à certaines communautés juives de se livrer à l’usure, elles auraient été éradiquées si elles étaient le vrai problème. Le fait qu’elles aient subi des lynchages reflète cette technique : la violence criminelle défoule dans l’instant et oublie sans rien résoudre.
Ces exemples de massacres n’ont jamais résolu aucun des problèmes qu’on dénombrait, en particulier les problèmes financiers. Si tel fut le cas, c’est parce que le bouc émissaire repose sur le défoulement, pas sur l’effectivité. Les fautes que l’on reproche au bouc émissaire sont parfois en partie justes, jamais dans leur totalité. Dans cette mentalité, si l’on pourrait expliquer de manière historique, sous une optique anthropologique et sociologique, que certains groupes de juifs aient pratiqué l’usure (en partie), au service des dirigeants chrétiens de leur temps, cet exemple n’est pas seulement faux parce qu’il obéit à la logique du bouc émissaire. Il est méchant, parce que son analyse démontre que les choses ne se passent pas de cette manière.
Comment se passent les choses - donc?
1) Des groupes minoritaires ne peuvent dominer la majorité, même veule, sur le long terme.
2) Cette remarque vaut a fortiori quand elle s’applique à des ultraminorités.
3) Le délire porte sur la faculté à perpétuer le pouvoir de manière cachée.
4) La perversion consiste à prétendre que l’on exhume l’élément d’explication de  la société humaine, alors qu’on crée un bouc émissaire, au moins partiellement faux.
On pourrait se demander pourquoi ces groupes de juifs sionistes, s’ils dominent le monde, n’agissent pas au profit d’Israël, mais contre son intérêt, puisque l’Etat d’Israël se trouve au bord de l’implosion et sert de pièces stratégiques de déstabilisation politique dans la région du Proche-Orient, suivant les accords de Sykes-Picot.
Maintenant que l’inanité de cette explication par le bouc émissaire saute aux yeux, demandons-nous pourquoi il n’est pas valable de proposer que les responsables d’un problème soient d’ordre religieux - même idéologique. Autrement dit, il n’est pas possible que la minorité musulmane, la petite minorité juive, et l’ultraminorité sionisto-juive puissent, à des degrés divers, dominer le monde et en profiter pour le détruire.
L’identité religieuse est la seule qui puisse établir une communauté pérenne. L’identité n’est envisageable qu’à l’échelle de l’infini. Il n’est d’autre identité que religieuse. Les autres formes seraient à ce titre inexistantes (au sens où Hegel considère que ce qui n’est pas rationnel compte dans le réel pour quantité négligeable). Elles créent des formes collectives inférieures à l'identité. Le bouc émissaire propose une pseudo-identité d’ordre politique, qui ne peut être une identité véritable et qui relève de l’identité tronquée. Il ne peut y avoir de constitution politique que si elle se trouve adossée sur une identité religieuse. La communauté politique ne peut qu’être adossé sur une identité religieuse commune, ce qui n’incline nullement à proposer des raisonnements de type réactionnaires (en revenir à des religions précédentes), mais à considérer que nos démocraties laïques ne sont pas valables en tant que modèle où le politique est la fin (inversée) du religieux.
Elles sont des transitions vers des formes politiques plus étendues, qui impliquent de nouvelles formes d’identité religieuse. Les formes politiques sont au service de l’identité religieuse. Les groupes politiques ne peuvent davantage proposer des boucs émissaires. Voilà qui rend impossible d’incriminer les communautés religieuses, comme les musulmans ou les juifs; tout autant le sionisme, comme possible groupe homogène, le sionisme en tant qu'idéologie relevant du politique.
A partir du moment où l'identité est religieuse, cela rend impossibles des fins malveillantes, voire comploteuses (dans un sens rigoureux); ce qui implique qu'il reste à définir quel est le type de l'homogénéité comploteuse : si l'on ne peut en vouloir à une communauté religieuse pour des motifs qui ne sont pas religieux; et si ces motifs se révèlent inférieurs au politique, une minorité ne peut être accusée de menées prédatrices contre la majorité, parce que le sens, qu'il soit religieux ou politique (j'inclus dans cette catégorie l'idéologie), ne peut tendre vers la destruction (de la majorité par un groupe, aussi influent soit-il). Le sens pousse à la construction et interdit la destruction.
L'identité est ce qui pousse l'homme à grandir, tant individuellement que collectivement, ce qui interdit à une communauté de détruire avec cette intention. Cette remarque est tout aussi valable pour le groupe politique, bien qu'il ne s'agisse plus d'identité. La stratégie du coucou (un groupe minoritaire domine la majorité) n'est pas envisageable de manière pérenne : toute stratégie de destruction revient à instaurer l'autodestruction, en ce qu'elle établit un schéma de réflection circulaire au sein du fini.
Tout sens qui tend vers l'identité est en quête d'identification, autrement dit de progression antidestructive - constructive. Dès lors, il n'est pas possible de détruire autrement qu'en instaurant un refus du sens. Autant dire un refus de l'homogénéité, qui va à l'encontre de tout type collectif. Cette possibilité n'est endossable que par des factions séditieuses, qui ne constituent des groupes de rivalité à partir de l'antagonisme du sens. Elles n'expriment pas de tentative de volonté générale, mais sont des sommes de rivalités que certains intérêts rassemblent pour des temps provisoires, sans autre continuité que la trahison.
On pourrait estimer que leur substrat est l'individu, mais elles ne sont pas centrées sur lui, en ce qu'il cherche par son intelligence à constituer des réseaux, des groupes, en vue d'une identité. Toute identité individuelle tend vers le plus général de la volonté. L'individu sent son insuffisance propre et son intelligence le pousse vers le plus universel. Quand un individu refuse d’user de son intelligence pour des fins de construction, il peut, dans des situations privilégiées, laisser croire que sa situation marginale est enviable, alors qu’elle se révèle fondée sur la précarité, la fragilité, voire le suicide. Ce qui explique la possibilité de détruire le groupe et de constituer à l’intérieur des factions comploteuses, c'est l'objectif de l'argent, la substitution de l'avoir à l'être.
Tel est ce qui prend la place du sens tout en s'avérant inférieur à lui. Raison pour laquelle Marx fait de l'économique le fondement du réel : le matérialisme qu'il défend refuse l'option de l'être, quel qu'il soit, et propose en lieu et place l'avoir. Les factions ont en vue l'argent. De ce fait, elles poursuivent un but tellement divergent qu'il n'est le propre d'aucun corps conséquent, comme l'individu, mais qu'il est un objet extérieur, dont la définition exacte est d'être fini, au point qu'aucune de ses manifestations ne puisse suggérer d'une manière ou d'une autre qu'il aspirerait à l'infini.
L'horizon du fini pur implique la distinction entre l'observateur et un objet qu'on jugera d'autant plus désirable qu'il sera possible d'en jouir. Mais cette jouissance implique pour qu'elle soit tentante la distinction entre le désir et son objet (raison pour laquelle c'est la complétude du désir qui devient la centralité de l'immanentisme). Cette distinction n'existe pas dans l'infini, où toutes les parties pour distinctes qu'elles soient convergent vers le même but (bien que ce but ne soit pas édicté clairement). Mais cette distinction existe au sein de l'immanence, ce qui implique que l'immanence soit le lieu où se déploie la possibilité de créer tant des objets de désir que des objets de bouc émissaire.
Les deux sont à lier. Le désir est obligé de détruire pour agir. Le bouc émissaire est la cible de la destruction du désir. C'est dans cette réalité de la possession que se déploie la possibilité de trouver des factions antagonistes qui détruisent. Mais quelle est leur identification - à défaut d'identité? Ce sont des groupes d'intérêt, au sens où l'intérêt serait possession (la possession, dans sa polysémie, signifie avec profondeur la tromperie). C'est seulement au sein de l'immanence que peuvent intervenir ces petits groupes antagonistes, qui ne reposent pas sur une quelconque identité et qui sont si mal compris parce que l'observateur plaque sur eux des critères d'identité classiques, alors qu'il lui faudrait entreprendre une analyse qui lui permettrait de découvrir que l'on peut substituer à l'identité des simulacres identitaires, dont la faction constitue le symbole éclatant dans le domaine de l'alternative politique (plus exactement idéologique).
Au lieu de l'unité, de la multiplicité. Des rivalités, des haines, des antagonismes. L'islamophobie ou la judéophobie, pour reprendre les deux exemples initiaux, mais aussi la christianophobie, plus répandue qu'on ne croit, se déploient sur le terrain de l’immanence et constituent des boucs émissaires, en ce que la réalité économique se sert de fausses identités dans le champ religieux. Rien n’est plus controuvé que de s’en prendre aux musulmans ou aux juifs, quand le vrai problème est la possession désaxée que certaines factions entretiennent.
La définition de ces factions qui dominent la majorité n’est ni religieuse, ni politique, mais économique. Contrairement à la légende de la pérennité qu’entretient cette mentalité (les juifs réussiraient l’exploit surnaturel de dominer les sociétés occidentales depuis des siècles), ces factions aux innombrables rivalités internes, autant qu’externes, ne sont pas pérennes (durables), mais interviennent sur le court terme. Ce qui dure sur un temps assez moyen, c’est la persistance de leur phénomène dans un contexte de crise immanente. Les prédateurs disparaissent et sont remplacés à grande vitesse, non le phénomène de la possession. Ce constat pulvérise la mentalité selon laquelle certaines dynasties financières pouvaient dominer de manière cachée et au fil des siècles la majorité, instaurant leur continuité par la filiation perverse du caché, sans jamais recourir au visible (le fantasme du pouvoir caché).

dimanche 17 novembre 2013

La modernité du métaphysicien

Dans la Cinquième Méditation, Descartes se trompe concernant la lumière, qu'il juge instantanée, mais cela amène une remarque sur la valeur philosophique d’un discours : ce qui compte dans cette valeur n’est pas tant de peiner à exprimer la vérité infinie que de s'attarder sur un moment de réel, le localiser, l'isoler, le disséquer, l'analyser, de telle sorte que, si on ne définit pas l'infini, si on le reconnaît négativement, on montre que le morceau qu'on a trouvé est, lui, définissable. Selon ce critère, ce qui importe est d'étudier un morceau de réel plutôt que de définir le réel. 
La difficulté reste de définir l’infini, mais ce qui est difficile n’est pas le plus important. Descartes trouvera le subterfuge en proposant indéfini pour ne plus se préoccuper de l’incompréhensible infini. C’est ainsi qu’il agit dans son approche du réel, tant scientifique que philosophique : bien qu'il se trompe sur de nombreux points physiques (comme la lumière), ces erreurs ne présentent pas d’impact philosophique, surtout dans le sens métaphysique tel qu’il le conçoit, car il isole le cogito comme certitude - et découvre le critère qui lance l’analyse moderne.
Ce qui importe dans cette mentalité n’est pas tant de définir l’ensemble du réel qu’une partie, pourvu qu’elle soit définie de manière approfondie et méticuleuse. Descartes parvient à cet objectif en expliquant que l’important n’est pas tant de définir l’ensemble de manière vague et imprécise que de partir d’un point certain pour agrandir sa connaissance. 
De mon point de vue néanthéiste, l’erreur consiste à passer à côté de la définition malléable du réel, en estimant que le réel en tant que domaine est certain. Selon ce schéma, en additionnant les certitudes une à une, pas à pas, on progresserait dans la connaissance du réel. J’objecterai que selon la définition néanthéiste, le propre du réel tient plutôt à la caractéristique de muter en s’accroissant, ce qui rend caduque cette certitude, à l’examen si fragile.
L’erreur seconde consiste à penser que l’on peut soit connaître l’ensemble du réel à partir d’un de ses points, ce qui implique qu’il soit fini - selon la version forte; soit que la connaissance consiste à connaître avec certitude un domaine fini, et peu importe que ce domaine soit inférieur au réel, puisque l’infini n’est pas connaissable (selon Descartes, il relève même du miraculeux, ce qui le rend indéfini et lui accorde le sens d’irrationnel, au sens que la raison ne le peut connaître et n’a pas à le connaître). 
Cette seconde version serait appelée faible, au sens elle rend le réel inconnaissable (le réel est inconnaissable selon le critère de la certitude). Mais elle passe à côté de l’essentiel  : le réel résiste à la certitude. C’est à ce compte qu’il s'avère inconnaissable. Décréter qu'il ne peut être connu en totalité (comme le fait Descartes, qui passe pour rationaliste et promoteur de la connaissance, mais laquelle?) est pire que d’estimer que le réel finira par être connu, étant de texture finie.
La position de Descartes encourage la connaissance parce qu’elle empêche la possibilité de connaître au-delà d’un certain domaine, ce qui revient à dire que si le réel n’est pas fini, la connaissance, elle, l’est. Dès lors, le réel non fini ne peut être connu. Voilà pourquoi Descartes le nomme indéfini - inconnaissable. La position d’Aristote est plus naïve : le réel étant fini, le savant peut achever la connaissance. Il est le métaphysicien. 
Au moins rend-elle la connaissance possible, bien que cette conception de la connaissance se révèle fausse. La position de Descartes en accordant à la connaissance le statut de possible fini ruine la possibilité de connaissance infinie; tandis que la position initiale pouvait à la rigueur restaurer la possibilité de connaissance, à condition qu’on en change le paradigme.
Descartes rend la connaissance impossible en lui assignant des bornes au-delà desquelles prédomine l’inconnaissable. Mais cet inconnaissable exprime l’aveu de l’impossible. Prétendre que l’on ne peut connaître revient à estimer que l’inconnaissable butte sur l’absence d’ordre - pas le désordre au sens où il peut être ordonné (et réparé), mais ce qui résiste au sens et qui est à jamais désordre (de manière irréductible). Cet impossible de la connaissance reviendrait à dire que si le réel est l’être et si l’être est le connaissable, alors l’inconnaissable serait de l’irréel, avec cette nuance, encore plus contradictoire, que cet irréel côtoierait le réel, comme si le réel comprenait l’irréel d’une manière ou d’une autre (soit que l’irréel côtoie le réel, soit qu'il en fasse partie). 
Le non-être relève de l’inconnaissable au sens où il permettrait le remplacement du principe de non-contradiction (une chose ne peut pas être et ne pas être) par le principe de contradiction (une chose pourrait être et ne pas être). La contradiction empêche de penser (donc de connaître), mais elle permet de penser parmi l’incertitude, soit de trouver du certain parmi l’incertitude, en rendant l’incertitude inconnaissable.
Telle est la vertu du négatif : au final, rendre possible le principe de non-contradiction, en estimant que Dieu, lui, en tant que principe de réalité suprême, peut échapper à la non-contradiction, en réalisant des miracles. Et telle est la caractéristique de la modernité depuis Descartes : penser quelque chose (de positif fini) vaut mieux que se perdre dans l’incertitude, ce qui engendre la confusion et qui débouche sur l’exigence de certitude (d’où le reproche concernant le manque de rigueur, le péché capital de cette philosophie). C’est la ligne de cette métaphysique, la 2. 
C’est cette conception qui s’effondre. La philosophie qui reste après la disparition de la métaphysique 2, toute-puissante dans l’histoire de la philosophie moderne, aura la lourde charge de réformer l’image de la philosophie. Et l’immanentisme, qui est le courant (ou le canal) hérétique issu de cette métaphysique 2, au sens où il est radical, se trouve influent parce que ce qui passe pour la philosophie est une expression déjà très particulière de la philosophie, bien qu’elle laisse entendre qu’elle est la philosophie. Du coup, les thuriféraires de l’immanentisme passent pour des philosophes marginaux et marginalisés, dont le courage consiste à affirmer ce qui n’est pas reconnu par la ligne officielle - la métaphysique.
Selon cette ligne, la philosophie est dévoyée en se résumant presque depuis Descartes à la métaphysique et à l’immanentisme (ce derniers pensant avoir raison parce qu’il se montre plus radical, ce qui est l’aveu que les deux se trouvent sur la même ligne). L’immanentisme va suivre l’effondrement de sa grande soeur qu’il a répudiée depuis Spinoza, et plus encore avec Nietzsche. Aujourd’hui, alors que la métaphysique s’effondre et que surgit la philosophie analytique, qui entend remplacer ces formes obsolètes, mais n’en est que le bégaiement lui aussi obsolète, l’immanentisme sonne comme dépassé, comme s’il ne pouvait plus se renouveler. Il n’est pas possible de prolonger cette position dont on a vu l’inanité philosophique avec l’effondrement de Nietzsche (les positions du fondateur Spinoza n'étaient pas plus cohérentes, notamment avec l’incréé).
La cohérence revendiquée de cette pensée (au point que Spinoza se réclame du modèle géométrique) tient à l’idée selon laquelle on ne peut créer de pensée, au sens de modèle théorique qui rende compte du domaine édicté, que si l’on commence par découvrir un domaine, dont l’examen se révèle aussi arbitraire qu’insuffisant.
La métaphysique 2 a réussi le prodige de nous faire croire que penser le réel revenait à penser un bout de réel, du moment que ce bout se trouvait analysé avec rigueur, selon ce que Descartes appelle la chaîne des raisons. Et peu importe que l’on n’en pense ainsi qu’une partie - ce qui compte est de tenir quelque chose, selon la mise en garde du proverbe : lâcher la proie pour l’ombre.
Mais cette configuration serait envisageable dans un monde où le réel désigne in fine un domaine stable, où l’on peut, à partir d’une partie retrouvée, découvrir le tout (ce serait l’approche de la métaphysique 1). Quant à la réforme 2, promue par Descartes, loin d’initier la possibilité de connaître l’infini, elle ne fait que déformer le réel à un certain fini, en espérant que cette connaissance imparfaite soit miraculeusement comblée par l’intervention de la volonté divine toute-puissante.
C’est ainsi que Descartes invente la connaissance imparfaite et inaccessible à la critique. Approche métaphysique de type classique, à ceci près qu’elle rend le réel invérifiable à toute critique, et ce, au moment où surgit le critère de la vérification expérimentale en sciences. C’est un bon moyen de rendre la métaphysique incritiquable, mais cette inaccessibilité à la critique évoque le mythe du crime parfait ou n’importe quelle perversité dont le propre est de croire à son invulnérabilité. Au final, le principe qui meut le réel étant supérieur à tout type de résolution qui émane de ses parties, cette dernière est condamnée à se tromper et à devenir caduque.
C’est ce qui est arrivé à Descartes d’un point de vue scientifique : il a réussi l’exploit, rare pour un chercheur réputé de son temps, de se tromper sur tous les sujets scientifiques qu’il a expérimentés, par rapport aux controverses de son temps (et non par rapport aux positions actuelles). Cette erreur de Descartes pourrait poser la question de sa pertinence philosophique. Comment un philosophe qui a fondé la métaphysique comme science des sciences pour rendre viables les sciences particulières peut-il s’être trompé à ce point dans les sciences qu’il a abordés tout en présentant une méthode plus générale valable?
C’est que la richesse d’une science est de rendre compte du morceau de réel qu’elle délimite, ce qui périme les erreurs. Mais ce qui rend la démarche philosophique de Descartes encore d’actualité plusieurs siècles après son expression, c’est qu’il soit parvenu à décrire du réel, tant il est vrai que, malgré les différences entre les parties décrites, demeure le principal : l’unité du réel qui fait que, quand on décrit avec profondeur une parie du réel, c’est tout le réel qu’on s’attache à approcher et dont on rend compte.

samedi 9 novembre 2013

Descartes et le radicalisme de Spinoza

"Mais pour ce que ces passions ne nous peuvent porter à aucune action que par l’entremise du désir qu’elles excitent, c’est particulièrement ce désir que nous devons avoir soin de régler, et c’est en cela que consiste la principale utilité de la morale. Or comme j’ai tantôt dit, qu'il est toujours bon lorsqu’il suit une vraie connaissance, ainsi il ne peut manquer d’être mauvais lorsqu’il est fondé sur quelque erreur. Et il me semble que l’erreur qu'on commet le plus ordinairement, touchant les désirs, est qu’on ne distingue pas assez les choses qui dépendent entièrement de nous de celles qui n’en dépendent point".
Article 144 des Passions de l'âme.

Cet article de Descartes pourrait être un point de départ pour expliquer la philosophie hérétique de Spinoza. Hérésie dans un sens particulier, car si Spinoza est un philosophe majeur de la modernité, il est le fondateur de l’immanentisme, un courant d’autant moins reconnu que l’on ne reconnaît pas la métaphysique pour ce qu’elle est (un compromis entre ontologie et nihilisme), encore moins l’existence du nihilisme (qu’on réduit au mouvement idéologique de la fin du dix-neuvième siècle). L’immanentisme ne surgit pas de nulle part, comme si Spinoza en était le fondateur isolé.
L’immanentisme est une hérésie nihiliste, qui se situe par rapport à la rénovation métaphysique qu’instaure Descartes. Spinoza a étudié de manière approfondie Descartes. Et il n’en a retenu que l’aspet du rationalisme, en évacuant la spéculation rattachant l’homme à Dieu (même si elle est irrationaliste).
L’immanentisme surgit au moment où la métaphysique a besoin de d’évacuer les scléroses scolastiques. La métaphysique d’impulsion cartésienne essaye de concilier l’exigence de scientificité expérimentale moderne (qui a démontré que la méthode métaphysique était fausse et accouchait de résultats scientifiques aberrants) avec un fondement plus assuré dans le domaine philosophique. 
Le point faible de la métaphysique initiale consiste à avoir sapé toute possibilité transcendantaliste, pour en rester à un entre-deux confus, où la question du divin est évacuée et où l’on constate la possibilité de théoriser sans poser la question du divin. Comme principale correction, Descartes pose la question du divin. Ce faisant, il reconnaît que, sans cette question, la philosophie se prive de ses bases spéculatives et ne peut relier le physique au métaphysique.
Parler de méta-physique, c’est définir ce qui se tient après la physique. Et Descartes estime que ce qui se tient après la physique est miraculeux au sens où il n’est pas physique et peut changer le cours de la physique. Mais aussi : que l’entendement ne peut connaître le divin que d’une manière toujours partielle te insuffisante. La connaissance du physique est possible, mais elle peut être changée par l’intervention divine, sans que cette intervention ne suive le cours des lois physiques.
Descartes reconnaît donc que l’optique métaphysique nécessite une branche divine supérieure, sans laquelle la métaphysique est bancale, et qui a abouti aux impasses de la scolastique, initiées par les origines aristotéliciennes. Mais sa proposition se révèle elle-même bancale : car dans sa pensée, l’inexplicable rend possible l’explicable. Leibniz ne s’y trompera pas, et critiquera dans les positions de Descartes l’inféodation de l’entendement (l’intelligence) à la volonté (affirmation/négation).
Spinoza est l’opposant par excellence de Leibniz. Leibniz va essayer de compléter et de poursuivre l’héritage de Platon (de l’ontologie en général). Il est un hapax dans l’histoire de la philosophie moderne, car celle-ci oscille entre la métaphysique 2 lancée par Descartes et l’hérésie immanentiste fondée par Spinoza.
Spinoza sera l’adversaire philosophique de Leibniz, qu’il rencontrera (Deleuze ne craignant pas de manière scandaleuse d’affirmer que Leibniz essayait de lui voler des concepts!).
Cette opposition historique situe la position de Spinoza : il est celui qui cherche à rétrécir le champ du cartésianisme, qui estime que le réel selon Descartes est encore trop vaste et indéterminé. La réduction doit s'établir sur le désir pur, soit les choses qui dépendent de nous; tandis que les autres ne sont pas considérées comme celles qui n'existent pas, mais comme celles qui n'ayant pas d'intérêt pour le désir sont quasiment dénuées d'existence (cette position me ferait presque penser à celle de Gracian déclarant que seul ce qui est visible est réel).
Alors que Descartes essaye de distinguer entre l’infini divin et l’entendement fini qui engendre la connaissance rationnelle, de type indéfini, Spinoza décrète qu’il convient de distinguer entre ce qui peut être le monde de l’homme et ce qui ne peut pas l’être. Le premier domaine relève du désir. Il le nomme complétude. Le second domaine peut certes englober l’infini, mais ce n’est plus le problème de Spinoza. Descartes utilisait la distinction entre infini et indéfini, pour permettre à l’entendement fini d’appréhender ce qui peut dans l’infini s'appréhender, sans se soucier d'un contenu sans contour et peu compréhensible.
Spinoza va bien plus loin. Radical, il remplace l’infini par l’incréé, considérant que l’infini est une représentation inadéquate de l’incréé et que le sujet mérite d’être traité avec une réelle désinvolture qui exprime le désintérêt. Pourquoi se préoccuper de ce qui ne concerne pas l’homme et ne saurait le concerner? Une fois qu'il a édicté les bornes de ce monde, autour du désir, une fois qu’il a défini le désir comme complet, il peut se permettre de ne plus trop s’intéresser à son environnement et de le traiter sans grande considération. 
Spinoza incarne dans la modernité ce courant philosophique estimant que seul compte le défini, et que seul le défini est le réel. Il ne dit pas qu'il n'existe pas de réel autre que le défini mais que ce qui est indéfini n'est pas vraiment réel, ne tout cas en compte pas aux yeux de l'existence ordonnée. Tout ce qui est réel et qui est sans ordre ne se trouve pas compris dans les bornes du réel.
Spinoza ayant trouvé dans le désir son domaine de réalité ordonnée, il le nomme complet. Le reste n'importe pas. Il le nomme incréé. Qu’est-ce que l’incréé, sinon un faux concept, de formation sémantique négative au sens d'inexistant, et qui vient prendre le contrepied de la création comme concept monothéiste et chrétien (tout ce que Spinoza exècre, lui qui dressera l'apologie politique du libéralisme et qui fut excommunié de sa communauté marrane)?
Spinoza prend dans cet extrait le contrepied de Descartes. Ce dernier préconise de garder les choses qui dépendent de nous liées avec celles qui n’en dépendent point. Spinoza ferait l’inverse, considérant que Dieu signifie la nature (un principe divin immanentiste) et opérant des distinctions entre ce qui peut être défini (le complet) et ce qui n’est pas définissable - et entre dans une catégorie qui ne peut être connue.
Spinoza a déformé Descartes, qui préconise de retenir les choses qui peuvent dépendre de nous et de s'éloigner de celles qui n'en dépendent point. Descartes établit un pont entre ces deux catégories qui interdit au désir d'être complet. Spinoza transforme le Dieu miraculeux de Descartes en une force impersonnelle et immanente, l'incréé; tandis qu'il ne retient que les choses qui dépendent de nous et qu'il faut comme si ce qui dépend de nous, étant complet, s'avérait autonome. C'est la grande différence finalement entre Spinoza et Descartes.
Descartes considère que les choses qui dépendent de nous ne sont pas autonomes par rapport au divin, ce qui implique qu'il accord au désir une place secondaire d'un point de vue métaphysique (d'un point de vue moral premier au sens où la condition de l'homme implique un désir pieux).  Tandis que Spinoza, lui, considèrent ces mêmes choses comme autonomes et le restant comme quantité négligeable. Raison pour laquelle il peut se permettre de tenir le réel sur le même plan (immanent) : car ce qui n'a pas à être compris étant quantité négligeable, il vient à la suite et doit s'estimer heureux d'être encore tenu pour quantité négligeable - quand aussi bien il pourrait être considéré comme inexistant.

dimanche 3 novembre 2013

Remarques sur le nihilisme et la métaphysique

La métaphysique est la définition du domaine fini.

L’erreur survient chaque fois que j’édicte la fin.

De même que tout domaine comprend son incomplétude, de même il génère son expansion. Ce qu’Aristote nomme la puissance est un phénomène qui ne peut être compris qu’en relation avec l’extensibilité (la faculté d’expression). La puissance reconnaît que quelque chose de non identifié peut changer le donné. Platon avait répondu que c’était l’autre qui changeait, l’autre étant le non-être. Mais il s’était empressé d’inclure le non-être dans l’Etre. Aristote, partant du principe que l’Etre n’est pas défini, cherche à expliquer le changement de l’être sans l’Etre. Il reprend la solution de Platon : c’est bien le non-être qui change l’être, puisqu’il faut bien que la puissance de l’être soit contenue autre part que dans l’être en acte. Mais quelle est alors cette puissance dont la dynamique devient inexplicable? Comment expliquer que le changement se fasse par le choc des contraires? Comment les contraires peuvent-ils accoucher de l’être, soit du domaine qu’Aristote définit comme le non contradictoire (selon le principe éponyme)? La puissance chez Aristote est une explication irrationnelle, donc oxymorique, au sens où on ne peut expliquer comment le non-être produit le changement dans l’être. Que l’être soit changé par du différent, rien de plus logique. Mais que ce différent soit indéfini, à part qu’il est l’opposé négatif et indéfini de l’être, n’ajoute aucun sens, et rend plutôt incompréhensible le changement. La différence s’opérerait par l’absence d’identité; Platon avait au moins réussi à restaurer l’identité entre l’être changé et l’Etre même indéfini. Cette absence d’identité chez Aristote se révèle d’autant plus lacunaire (et criante) que c’est bien Aristote au nom de la logique qui invoque le principe de non-contradiction. Il y aurait donc ce principe qui fonctionnerait à l’intérieur de l’être (fini); mais il faudrait lui adjoindre une extériorité à l’être, qui fonctionnerait elle sur la contradiction. Mais comment expliquer que le contradictoire puisse avoir une incidence sur le non contradictoire? Aristote n’y répond pas, ce qui fait de sa puissance un domaine d’irréalité qui viendrait expliquer le changement dans le domaine de réalité de l’acte. Dès lors, la puissance est un recours irrationnel, qui agit comme échappatoire. Aristote en parvient à expliquer les phénomènes dans l’être, comme le changement, donc il recourt à un expédient qui n’étant pas expliqué peut tout expliquer sans rien expliquer. Cette puissance s’avère être une fausse cause.

Une telle incohérence, qui frise l’inconsistance, indique qu’Aristote accorde plus d’importance à l’acte qu’à la puissance (à l'être donné et fini, plutôt qu’au non-être inconnu et inconnaissable) : parce qu’il tient le changement comme phénomène secondaire par rapport à l’activité. Le changement affecte l’activité de manière secondaire. Mais c’est l’ensemble des métaphysiciens qui tiennent le changement pour secondaire, tandis que le courant de la métaphysique provient pour partie du courant plus ancien et plus radical, le nihilisme, qui lui nie quasiment le changement, ou le tient pour quantité négligeable (bien plus que secondaire). Si Platon ne parvient pas à expliquer clairement ce qu’est l'autre par rapport à l’indéfini de l’Etre, il reste que l’ontologie dont il est le représentant le plus illustre accorde au changement un rôle majeur dans le réel. Pour preuve, Platon consacre sur cette question la part la plus importante d’un de ces dialogues majeurs, le Sophiste. Le nihilisme s’apparente à la position de Schopenhauer, qui de ce point de vue exprime le point de vue nihiliste et se montre plus nihiliste qu’immanentiste (et l’on pourrait estimer que son disciple pour un temps, Nietzsche, se montre plus spinoziste et immanentiste, même à son corps défendant, que schopenhauerien) : le changement n’existe pas, ce qui explique que le monde soit absurde. C’est toujours la même mouche qui bourdonne, l’événement historique est un leurre. Le changement n’est pas nié, mais son absurdité fondamentale le disqualifie en tant que valeur, sinon primordiale, au moins importante. Le changement ne saurait affecter l’être. C’est la position du nihiliste. Le changement est bien plus important chez l’ontologue, à tel point qu’il sera une définition centrale de l’Etre chez les néo-platoniciens. Bien qu’il soit difficile de définir le changement, puisqu’il se trouve indexé à l’Etre, qui, lui, est indéfini, Platon propose l’autre. C’est dire que la réalité du monde tel que nous l’expérimentons se trouve en son coeur, au niveau de son altérité, concernée par le changement.

Alors que la puissance recouvre une réalité bien supérieure : la possibilité d’extension qui est inscrite en chaque chose et qu’aucun métaphysicien ne peut pendre en compte, puisque sa vision est statique. Le grand défi de la philosophie pour tenir compte de l’extinction de la métaphysique et des limites de l’ontologie consiste à définir le changement par rapport à la faculté d’extensibilité.

Le nihiliste est celui qui essaye de trouver un domaine de non-contradiction et qui pour y arriver est prêt à rejeter la contradiction ailleurs – à accepter que du réel puisse être contradictoire – et à estimer même que le seul moyen que du réel soit certain revient à le contrebalancer par du contradictoire, pourvu qu’il fût étranger. L’ailleurs est une catégorie fourre-tout, qui signifie aussi le contradictoire. Mais c’est un endroit indéfinissable, au sens de mal localisable (et en ce sens de confus). Endroit qui est plus qu’un no man’s land étymologique et littéral : car le lieu où il n’est pas d’hommes est encore un lieu; tandis que cet ailleurs serait stricto sensu un nowhere land - la terre du nulle part. Mais quelle serait cette terre qui serait nulle part, c’est-à-dire qui ne serait pas terre. Quel serait ce qui n’est pas? C’est à une catégorie qui renvoie à un mot que correspond cette réalité : la contradiction. Le lieu du non-lieu correspond à une réalité qui n’existe pas.
On mesure la position de Bergson et de l’héritage métaphysique à cette aune : si le mot dit une réalité qui n’existe pas, la réalité n’existe pas, tandis que le mot existe. La position initiée par Descartes espère ainsi sauvegarder la catégorie du néant essentielle au système métaphysique tout en ne lui accordant pas une existence qui est intenable et qui explique pourquoi le nihilisme ne peut jamais se présenter à visage découvert sans sombrer, sauf en période de crise, et encore, avec des dommages certains pour la postérité, ce qui explique la faillite de l’érudit Démocrite ou des virtuoses nommés sophistes (dans lesquels d’autres commentateurs érudits englobent certains rhéteurs). C’est que le réel ne peut contenir la catégorie du non-être, ce qui implique que toute réalité soit, non pas forcément de l’être pur ou seulement de l’être, mais reliée par certaines de ces facettes à de l’être. 
C’est ce qu’avait enregistré Platon quand il rend plus cohérente la position de Parménide selon laquelle on ne peut forcer ce qui n’est pas à être. Soit ce qui n’est pas existe, et alors il faudrait expliquer comment; soit ce qui n’est pas n’existe pas, et li faut alors expliquer comment le terme existe. Pour Platon c’est l’autre. Ce qui implique que ce qui est dit existe, mais que le langage puisse dire de manière fausse (et autre) l’existence. L’erreur se trouve ainsi expliquée. 
Descartes loin d’améliorer la position de Platon la rendra plus embrouillée et inférieure au sens où il part de la position d’Aristote qui a dégénéré elle-même depuis lors dans les postures de l’Ecole (de la scolastique). Mais il propose seulement une posture intenable en dissociant l’existence du dire : il pourrait y avoir un lieu du langage sans lieu effectif, ce qui est aussi impossible qu'illusoire et qui réhabilite insidieusement la possibilité du néant. D’ailleurs, Descartes reconnaît que le néant existe sous une forme plus importante que celle du seul domaine langagier. Dans l’Entretien avec Burman, qui se déroule à la fin de sa vie : « Puisque nous sommes un composé qui participe du néant et de l’être, nous sommes aussi portés en partie vers l’être et en partie vers le néant. Mais Dieu, étant l’être souverain et l’être pur, ne peut pas se porter vers le néant. C’est là un raisonnement métaphysique, fort clair à ceux qui y font attention. Par suite, Dieu devrait être porté vers le néant, si ma faculté de percevoir, en tant qu’elle me vient de Dieu ou en tant que j’en fais bon usage, ne donnant mon assentiment qu’à des perceptions claires, me décevait et me trompait; car ainsi Dieu lui-même me tromperait, et tendrait au non-être. »
Le non-être existe, bien qu’il n’existe pas : c’est contre cette tradition métaphysique qui gangrène l’histoire de la philosophie moderne qu’il faut s’élever, parce qu’elle empêche de saisir l’importance du nihilisme dans l’histoire des idées; et parce qu’elle perpétue la possibilité de l’erreur au nom de la latence introduite entre ce qui existe et ce qui est dit (l’être étant le lien qui permet la confusion). Plus que jamais, Descartes mérite d’être dit inutile et incertain - à condition qu’on généralise ce jugement à l’ensemble de la métaphysique, sinon de la philosophie dans son déploiement historique.

lundi 28 octobre 2013

L’illusion du non-être

Il conviendrait de noter la position de catégories comme l’illusion, l’erreur ou le faux par rapport au réel. Ces trois termes ne sont pas des synonymes, bien que leur sens soit fort proche. L’illusion connote plus la faculté de se tromper (de produire du faux et de commettre des erreurs); l’erreur renvoie à l’activité mentale (le raisonnement) qui débouche sur du faux; quand le faux désigne le contenu erroné, soit l’idée selon laquelle l’idée fausse se fonde sur un objet qui est bien réel seulement mal compris (déformé). Mais ces trois termes ont ceci de remarquable qu’ils prétendent désigner un contenu qui n’existe pas tout en étant de ce fait existants. C’est la critique que Bergson synthétise à la fin de l’histoire de la métaphysique en reprenant la critique du flatus vocis de Spinoza : ce faisant, Bergson indique quelle est sa position sur la carte philosophique. C’est un métaphysicien, qui reconnaît la parenté de l’immanentisme avec la métaphysique (l’immanentisme étant une hérésie de la métaphysique, tout comme Spinoza fut le disciple de Descartes).
Bergson dénonce qu’il existerait des mots vides de réel, les pseudo-concepts. Certains mots ne détiennent aucune réalité pensable, ne sont rien. Bergson est persuadé d’avoir montré une réalité aussi importante que paradoxale : qu’il existerait du rien, que la possibilité qu’il existe du rien est envisageable. Mais Bergson ne dresse pas cette critique en reconnaissant que rien existe, ce qui serait déjà un paradoxe retentissant (commet ce qui n’existe pas peut-il exister?), mais que rien n’existe, ce qui implique que à la fois seul ce qui existe existe (l’être est ce qui existe), mais aussi que ce qui existe a besoin pour exister que rien ne soit. La nuance est d’importance : ce n’est pas la même chose d’affirmer que rien est ou que rien n’est. 
Si rien n’est, alors rien est autre chose que son apparence fausse (ou illusoire). C’est la critique de Platon. Si rien est, alors le discours nihiliste explicite est possible, sur le mode de Gorgias par exemple. Mais le discours métaphysique réussit un prodige de compromis, au sens où il affirme que rien n’est, bien que l’être ait besoin de ce rien pour être - lui. Quand Bergson dit : les pseudo-concepts ont ceci de remarquable qu’ils disent un sens qui ne correspond rien de réel, à aucun objet, à aucun existence, il indique que le réel présente ceci de remarquable qu’il peut être et ne pas être, que l’être a certes besoin du non-être, mais en même temps, privilège exorbitant du sentiment de mauvaise foi propre à l’exigence de contradiction, qu’il a besoin d’être. Autrement dit, la métaphysique exigerait que rien ne soit et que rien soit. Rien ne soit : Platon a répondu à ce paradoxe par l’autre. L’autre résoudrait le non-être si l’Etre, clé de voûte du système platonicien, se trouvait défini.
Mais la métaphysique se pose bien en compromis en ce qu’elle veut être à la fois la science de l’être et définit l’être comme le fini. Elle veut être les deux contraires à la fois, ce qui pourrait être une des définitions de la contradiction. Face à l’erreur, l’illusion et le faux, elle veut être à la fois ce qui est vrai et ce qui reconnaît le faux; ce qui est lucide et qui reconnaît l’illusoire; ce qui est vrai et qui reconnaît l’erreur. Autrement dit, la métaphysique est cette branche de la philosophie qui entend être au-dessus des lois du réel au nom de la physique. Cette prétention dans tous les sens du terme (prétendre quelque chose autant que se montrer prétentieux) se retrouve chez Descartes, le fondateur de la métaphysique moderne, le rénovateur de la métaphysique aristotélicienne, dans le lignage duquel s’inscrit Bergson : chez Descartes, Dieu est celui qui peut modifier le cours du réel physique de manière miraculeuse. autant dire que son pouvoir de création est au-dessus de la faculté de raison telle qu’elle se trouve présente chez l’homme (dont le lien avec Dieu se situe plus du côté de la volonté mécanique que de l’entendement).
Bergson pourrait à ce titre être dit cartésien, s’il n’essayait de produire la conciliation entre l’héritage cartésien et l’immanentisme. Il est vrai que Spinoza, le fondateur de l’immanentisme, est lui-même un cartésien hérétique, ce qui est parfaitement son droit, sauf qu’on pourrait considérer qu’il n’a fait qu’accroître les erreurs du cartésianisme, et, non sans quelque injustice, qu’il a gardé les défauts de Descartes sans en reprendre les qualités. Spinoza aurait parfaitement le droit de s’inspirer de Descartes pour ensuite trouver son chemin, mais loin de témoigner de cette inventivité, il se contente d’accroître le trait. Laissons Spinoza et revenons à Bergson : toujours aussi peu créatif, notre métaphysicien essaye de trouver une sortie de crise pour cette manière importante de concevoir la philosophie, et qui se nomme métaphysique; et comme il n’y arrive pas, il essaye à son tour de nouer des alliances entre Descartes et Spinoza. Juste après, Heidegger nouera une alliance plus redoutable entre Aristote et Nietzsche.
La position de Bergson face à l’erreur est contradictoire, tout comme sa position face au réel. Il faudrait un miracle pour que les pseudo concepts existent sans que leur contenu existât à son tour. L’erreur serait un mot tout en n’étant pas un contenu (en n’étant pas reliée à un contenu)? Si l’on prend Bergson au pied de la lettre, il faudrait accorder qu’il existe un réel, qui se distingue d’un faux réel, qui constitue une erreur, et qui est une illusion d’optique. Mais comment ce faux pourrait-il être à côté du réel sans exister? Soit ce type de discours nous explique qu’il existe du faux à côté du réel; auquel cas c’est un discours cohérent dont il convient de préciser l’identité (obédience nihiliste); soit ce discours est contradictoire et tente un coup de force : sur le mode, ce qui n’est pas n’étant pas ne peut être, mais pourtant, est bien s’il est à côté de ce qui est.
Nous nous trouvons face à un coup de force théorique dont il convient d’identifier la nature nihiliste, même si elle se présente sous plusieurs couches de compromis. Le réel possède ceci de particulier qu’il ne peut souffrir de concurrence. A ce titre, il est total, non au sens où la totalité du réel serait envisageable, puisque pour être total, il faudrait que le réel soit donné et déterminé; mais au sens où il ne peut exister autre chose que du total, une alternative au total. Il ne peut davantage exister autre chose que du réel. Et si le réel ne se limite pas à l’être, ce que je pense (contre cette intuition se retrouve l'ensemble de l'histoire de la philosophie, dont la métaphysique en tant que science de l’être fini), il convient cependant de préciser que le non-être ne peut être ce qui compléterait l’être au sein du réel, puisque le non-être s’oppose à l’être et ne se trouve pas défini.
Si Bergson avançait que ce qui n’est pas défini n’est pas vraiment réel, fort bien! Je me trouverais en accord avec lui - jusqu’à un certain point (car qu’est-ce qui n’est pas réel?). Mais Bergson fait comme si ce qui n’est pas défini (qui est donc pseudo concept) existe sans exister sous la forme de mots creux (existe dans le langage sans exister dans le réel) : mots pleins de sens et vides de contenu, et non vides de sens, comme le prétend une expression lucide, quoiqu’elle démentirait Bergson et la tradition à laquelle il se rattache (depuis les Mégariques en Grèce antique). Comment est-il possible que des mots creux existent, au sens où le dire pourrait désigner ce qui n’existe pas? A y bien regarder, cette posture pleine de déni est la seule qui caractérise le déni nihiliste depuis les origines de la pensée.
Car s’il existe bien une distinction entre le déni nihiliste et l’affirmation nihiliste, fort rare et survenant lors des crises, le nihiliste repose sur le déni dans son expression majoritaire. Le nihilisme se caractérise ainsi par l’art du compromis, dont la métaphysique offre l’état le plus abouti depuis le monothéisme, surgi lors de l’Antiquité. Le nihilisme se déploie dans le compromis, et le compromis est l’expression du déni, selon lequel ce qui est n’est pas tout en étant. De ce point de vue, le discours métaphysique depuis la modernité explique clairement, un stade plus loin que le discours métaphysique antique, que ce qui est s’oppose certes à ce qui n’est pas, mais sans une positivité paradoxale du non-être, où le non-être n’existant pas et devant être expliqué sans être reconnu est rapporté au non-dit.
L’on retrouve le déni, qui est le non-dit. Sauf que la métaphysique se retrouve obligée d’expliquer le problème cardinal d’Aristote : comment faire pour expliquer le faux, l’erreur ou l’illusion autrement que par la positivité paradoxale du non-être? Sans quoi la métaphysique repose sur des fondements bancals. La positivité négative est bancale. La métaphysique moderne essaye de résoudre cette erreur en expliquant que ce qui est dit ne pas être n’existe pas et n’a aucune existence, ni positive, ni paradoxale, mais résulte du dire vide d’existence. Ce qui impliquerait que l’erreur repose sur la possibilité pour le langage de dire ce qui n’est pas. Sauf que cette manière de dire que le langage peut recourir au non-être, mais que l’existence langagière du non-être n’implique pas son existence effective, se révèle tout aussi bancale et incohérente que la mouture initiale de la métaphysique.
Car l’on voit mal comment ce qui est dit pourrait ne pas exister, sauf à considérer que le langage ne serait pas connecté au réel. Ce qui se dit ne serait pas au sens réel serait possible au niveau du dire déconnecté. Sauf que l’on voit mal comment le langage, qui est la principale expression du réel chez les animaux, en particulier chez l’homme, ne serait pas connecté au réel. Quand le langage dit que cela n’est pas, qu’il y a du non-être, que dit-il? Peut-on dire que ce qui n’est pas est circonscrit au dire? Ce serait alors battre en brèche la possibilité de connaissance, ce que personne ne fait, sauf quelques sophistes, et encore, de manière paradoxale (le langage dit des morceaux d’être, et l’on ne peut aller au-delà de cette connaissance virtuose).
Surtout, ce serait oublier la faculté primordiale du réel, qui est d’englober tout ce qui relève de l’être, de l’agir ou de l’existence, pour employer des termes qui sont proches, bien qu’ils dénotent des situations différentes. Et pour être précis, il convient de définir par existence tout ce qui relève du quelque chose, quand bien même ce quelque chose ne serait pas de l’être (définition qu’il conviendrait de préciser, mais là n’est pas le lieu). Tout ce qui est relève du réel, ce qui fait que l’on peut se demander comment ce qui est dit n’est pas intégrable au ce qui est, ou serait déconnectable du ce qui est. 
Comment le faux ≠ réel ? Aussi bien que l'illusion ≠ réel ? Cette différence n’est pas possible, au sens où le réel est celui qui intègre tout et qui peut être dit intègre au sens où l’honnêteté serait de se confondre avec la faculté de totalisation. Rien de ce qui existe peut se différencier du réel. Le réel est ce qui intègre toute différence, ce qui fait que l’on ne peut établir de rapport de différenciation entre un objet et le réel. Tout objet est réel. Aussi bien, tout quelque chose est réel.
Dès lors, la position de Bergson, typique de la métaphysique, s’effondre. Ce qui est dit est aussi bien réel que ce qui est, qui existe, etc. L’inquiétude vient de ce que l’ensemble de la philosophie moderne (ou presque) a pris ce parti, et que Bergson ne fait nullement preuve d’originalité en la matière, mais, en bon historien de la philosophie, résume l'ensemble de ce qui a été dit par les philosophes sur le sujet, en particulier le point de vue énoncé par Descartes et qui fonde la métaphysique moderne. Prétendre que c’est Bergson qui avance cela, c’est oublier qu'il ne fait que reprendre presque au mot près la position de Descartes, sauf qu’il lui ajoute quelques dénominations originales, comme le pseudo-concept. Mais même ce terme est bien proche de la position hérétique de Spinoza, ce qui vérifie la proximité de positionnement entre la métaphysique et son cousin l’immanentisme, qui est une hérésie plus virulente et radicale que la métaphysique.
L’accointance montre simplement la position de Bergson, entre métaphysique et immanentisme, et la parenté de l’immanentisme et de la métaphysique. En reléguant la possibilité de non-être au dire, la métaphysique moderne n’a rien résolu du tout du problème initial. Je dirais que, sur ce point, la philosophie n’a jamais été à ma connaissance plus loin que Platon (notablement), lorsque la principale innovation qu’il propose consiste à résoudre ce problème : comment le faux peut-il exister si le non-être n’existe pas? Aussi bien : comment peut-on dire que le non-être existe si tout ce qui existe d’une manière ou d’une autre relève du réel (y compris donc le non-être)? Platon répond : le faux est l’autre. Quand on prend quelque chose pour un autre, on accélère le changement.
Mais qu’est-ce que le changement. En définissant le non-être comme le changement, Platon recule la difficulté d’un cran, mais ne définit pas ce qui définit le changement et qu’il nomme l’Etre dans la tradition ontologique. Il reconnaît qu’il existe quelque chose qui englobe tout et qui est supérieur de ce fait à l’être fait de changements, mais qu’est-ce que cet Etre? Il demeure indéfini. Peut-on expliquer quelque chose par un autre inexpliqué? Platon part d’une intuition : le réel ne peut souffrir le non-être, au nom d’une pensée toute simple : l’être ne peut souffrir le non-être. Mais comme l’être n’est pas suffisant pour englober le non-être, et comme le non-être est employé, comment expliquer d’une manière générale tout ce qui est négatif dans l’expérience ordinaire?
C’est ici que Platon cale (patine). Bergson en fin de chaîne répondra : parce que le langage peut inventer des pseudo concepts qui n’ont pas d’existence réelle. Mais si Bergson y est parvenu, c’est qu’il est le lointain descendant, et indirect, d’Aristote, le fondateur de la métaphysique. Et Aristote fonde sa doctrine contre Platon, directement, lui qui en fut l’élève dissident et le plus érudit de tous. Aristote s’élève contre Platon directement avec cette question. Avant d’être un puits de science, le compilateur de tous les savoirs de son temps, le fondateur de la démarche métaphysique en philosophie, Aristote lance son intelligence à partir du postulat suivant : l’être existe, mais il est fini; le non-être existe aussi, sans qu’il soit défini (est-il fini? quel est-il?). C’est ce qu’il déclare au début de la métaphysique, et si l’on n’évoque jamais ce passage fondateur, c’est parce que la démarche initiale d’Aristote repose sur l’intuition qu’il convient de ne pas penser les fondements, que les fondements sont donnés ainsi et sont arbitraire.
D’où vient l’opposition d’Aristote à Platon? De ce qu’Aristote refuse que le réel ne comporte pas de soubassement, de fondement, de sol, de stabilité. Le culte du savoir qu’entretient Aristote s’explique parce que le savoir est le dur du théorique, l’idée selon laquelle existe un fondement au réel. Jamais Aristote ne serait parvenu à cette opposition si Platon avait défini l’Etre. La révolte d’Aristote vient de ce qu’ayant défini le non-être comme l’autre, Platon se permet d’adosser le non-être sur l’Etre, soit un défini sur l’indéfini. Platon admet que le réel repose sur un certain indéfini, avec cette précision que l’indéfini en question est rationnel, c’est-à-dire que l’indéfini peut être défini, mais jamais complètement, toujours par parties successives. Aristote estime que le réel repose sur le définissable, mais un définissable définitif et déjà constitué, que l’on n’a pas encore trouvé, que l’on peut trouver, et que bien entendu lui va trouver.
Constat : Aristote a échoué, au point que Descartes survient pour rendre possible la survie prolongée de la métaphysique en recourant à l’argutie selon laquelle ce qui est dit peut ne pas exister. Et toute la philosophie depuis lors fonctionne sur ce déni selon lequel ce qui n’existe pas peut être dit et se trouve dit.
Le moyen philosophique (et commode) d'autoriser un discours sur l’être qui a besoin de son complément et qui, faute de pouvoir l’expliquer, recourt au non-être comme une poubelle inexplicable consiste à créer la poubelle du non-être. Sauf que ce stratagème ne fonctionne depuis que la caution Aristote a fait faillite. La faillite est actée par la science moderne. Durant cet entre-deux, la métaphysique aura d’autant plus réglé qu’elle aura sclérosé la connaissance par un savoir aussi stable que dépassé, voire aberrant.
C’est ici qu’intervient non l’alternative à la métaphysique, qui entérine sa faillite; mais la réforme de la métaphysique, qui consiste à prolonger la métaphysique en lui donnant une nouvelle légitimité. Le non-être du dire permet de restaurer la possibilité de philosopher dans la finitude et de légitimer cette démarche de finitudisation par la rigueur, méthode qui est déjà l’apanage d’Aristote et qui chez Descartes devient admirable : on a l’impression que Descartes est parvenu à instaurer sa chaîne des raisons, à ceci près que s'il a adéquatement adopté son programme, il a échoué.
Échec en deux points :
1) comme avec Aristote, Descartes se trompe scientifiquement, sauf que chez Descartes cet échec signe la mort programmatique de la métaphysique (trois siècles plus tard, en gros avec Heidegger, le disciple d’Aristote). Descartes ne se trompe pas a posteriori, mais par rapport aux querelles de son temps, il choisit le parti faux et caduc contre le parti qui sera conservé par la recherche scientifique. Dès lors, comment estimer que le scientifique qui se trompe peut coexister avec le philosophe rigoureux, alors que lui-même revendique d’avoir fondé une méthode philosophique nouvelle à partir de la nouvelle physique?
2) comment expliquer, si la chaîne des raisons est juste, qu’elle échoue à relier l’intérieur à l’extérieur, le cogito au monde physique?
Bergson est l’héritier mâtiné de spinozisme de Descartes. Il condense par ses analyses concernant les pseudo-concepts la position que les métaphysiciens adoptent à propos du non-être : comme c’est le fourre-tout qui sert à borner l’être, mais dont on peine à énoncer la qualité (irréel, indéfini?), on finit par se rendre compte qu’il vaut mieux le décréter irréel, sans se soucier de la question que pose l’irréel, surtout quand on le délimite avec désinvolture et négligence dans le dire : mais cette position n’est pas cohérente! Et c’est au nom du rationnel que l’on consent à l’incohérence!
De même, la question de l’infini se trouve évacuée avec le non-être, qui n’est pas infini, et qui se rapprocherait de cet indéfini que Descartes édicte comme une méthode pour que l’homme inapte à comprendre l’infini puisse exercer sa raison dans le fini en jugeant que ce qui est incompréhensible est indéfini aux yeux du fini (à ses yeux).
Le problème est que plus la métaphysique déraille, plus son succès est grand auprès des cercles philosophiques. Loin de se rendre compte que la méthode est inconséquente, les philosophes la reprennent d’autant plus qu’elle permet de philosopher avec rigueur. C’est la revendication de Descartes, et elle sera reprise par tous ceux qui se réclament de la métaphysique (les phénoménologues, Kant, Hegel, Bergson, Heidegger...), comme des immanentistes (Spinoza et Nietzsche principalement, Schopenhauer dans une certaine mesure). L’explication à cette dérive si importante (qu’elle en devient prédominante) tient au gain qu’offre cette démarche et à la définition qu’on se fait du réel. Si le réel est ce qui est défini, alors la métaphysique constitue le plus sûr moyen d’y être parvenu, surtout quand on s’avise de ce qu’en propose Platon (qui de ce fait, tend furieusement vers l’idéalisme de type pragmatique).
C’est pour cette raison que la métaphysique connaît un tel engouement : parce qu’elle est le moyen le plus rigoureux de définir le réel (et tant pis que ce soit du réel). C’est ici qu’on touche aux limites de la rigueur. Si être rigoureux consiste à borner un domaine, il arrive aussi qu’être rigoureux revienne à être borné, au sens où la rigueur ne sert à rien d’autre qu’à déformer l’infini. Le réel rigoureux est le fini. La rigueur dans le domaine finie est indispensable certes à n’importe quelle démarche, encore qu’elle soit plus l’apanage de la démarche scientifique que philosophique; mais, à partir du moment où la philosophie doit se confronter à l’infini, sans la pirouette cartésienne de l’indéfini, l’exigence de rigueur est inadaptée. Demander à la philosophie d’être rigoureuse est insuffisant quand on s’avise que la philosophie doit en premier lieu se montrer créatrice. Mais c’est peut-être parce que les métaphysiciens et leurs cousins immanentistes refusent de se confronter avec la créativité qu’ils en viennent à privilégier la rigueur (et le savoir érudit).