samedi 23 mars 2013

Rap game over

Interview avec Mathias Cardet, auteur de l'Effroyable imposture du rap, qui vient de sortir aux éditions Blanche/Kontrekulture.

1) Je voulais commencer par vous remercier de votre travail sur le rap game. Pourrait-on résumer votre démarche en disant que ce que vous nommez le rap game aboutit à des productions artistiques mauvaises, tandis que l'essence de la démarche du rap se trouve viciée dès ses fondements, aboutissant à des résultats certes meilleurs, bien qu'oscillant entre médiocre et encourageant - en aucun cas des chefs-d'oeuvres, tels qu'on nous les présente dans des magazines comme les Inrockuptibles par exemple, où on nous vante des bijoux et des perles, là où il n'existe que de la survalorisation esthétique, voire de la dévalorisation musicale?

C'est exactement ça. Au delà des considérations artistiques (car il peut exister un rap game artistiquement plus abouti qu'un rap dit indépendant : c'est la différence entre un Kanye West et un Immortal technique par exemple), ce que j'ai voulu démontrer, c'est que le rap est vicié dès le départ au vu de l'idéologie qui l'a porté. Ce qui fait que la seule différence entre ces 2 raps, est que l'un est une ode à la consommation "joyeuse" tandis que l' autre est une ode à la consommation "triste".


2) Je me demande si la limite du rap, qui empêche que cette musique accède à l'excellence ne réside pas dans le rythme syncopé, qui accompagne les paroles et qui empêche que ces dernières créent leur propre musicalité, à l'instar de la poésie. Lesté de cet effet surajouté, saturé, voire redondant, le rap manque d'autant plus son but qu'il accorde une partie importante de sa créativité aux paroles. Qu'en pensez-vous?

Tout à fait. C'est d'ailleurs la différence fondamentale entre le rap que l'on connaît et ce que moi j'appelle le véritable Rap, qui est le spoken word de Gill Scott Heron, soucieux d'allier musicalité, poésie, conscientisme et radicalité dans ses propos.


3) Vous dépeignez la politisation du rap sous des atours oscillant entre progressisme confus et radicalisme libertaire. Une expression musicale peut-elle viser comme fin de son art l'engagement politique, idéologique ou social? N'est-ce pas une contradiction avec l'exigence artistique, qui va au-delà du politique, surtout en musique, qui développe un autre langage que les mots?

Je pense que tout se résume par une question fondamentale : pour qui le rappeurs rappe t-il? Pour lui ou pour les autres? Car (en excluant les escrocs de type Booba et Cie, je parle ici de l'honnête homme), s'il veut rapper pour lui avec comme projet de vie l'espoir d'en vivre en arrivant à une autonomie financière tout en tenant un discours émancipateur : je suis désolé mais c'est voué à l'échec, du fait même de son postulat de départ (qui est à 99% la position des rappeurs indépendants actuellement), c'est laisser la porte entrouverte à l'industrie du désir (et c'est la trajectoire de tous les rappeurs que l'on a respecté, du Krs One récupéré par Barry Weiss ou Dead Predz par Loud). C'est la théorisation du rap indépendant faite par Rifkind. PAR CONTRE, si comme autre postulat, tu pars du principe que TU veux rapper pour les gens, les paupérisés, les déconscientisés : cette approche , d'une, te pousse à te conscientiser toi-même un maximum dans un souci de crédibilité; et de deux : te permet de contourner l'idéologie de l'acte d'achat, mieux, peut t'amener à mettre de l'argent dans ton art, sans vouloir nécessairement un retour sur investissement, vu que le but est de faire quelque chose de concret, de combattre. Aujourd'hui un rappeur se doit d'être un résistant....qui ne te présente pas de factures à la fin. Et d'ailleurs rien nous empêche entre résistants de créer un modèle économique en mutualisant nos efforts et nos talents.


4) Une critique que j'exprimerais à l'égard de votre travail : j'ai trouvé la première partie, qui expose les origines du rap, convaincante, notamment le lien indirect entre marcusianisme et rap. La suite m'a paru redondante, quoique fouillée, avec cette première partie. N'est-ce pas parce que manque à votre tableau du rap une critique plus générale le reliant à ce que constitue la contre-culture depuis environ un siècle, d'autant que vous rapprochez les recherches du Tavistock Institute des productions rap?

Il ne faut pas oublier le but du livre. C'est de créer un électrochoc et de toucher un maximum de personne. Aussi je ne me devais de ne pas négliger l'aspect pédagogique de ma démonstration afin d'être le plus efficace possible envers ceux qui auraient des difficultés à intégrer toutes les grilles de lecture. En ce qui concerne Tavistock, en effet je le rapproche au rap car cet institut fut primordial dans l'instauration de l'idéologie libérale à travers sa dimension publicitaire notamment, or c'est ce qu'est le rap en quelque sorte.


5) Vous avez cité lors d'une interview le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie comme une alternative fort supérieure au rap. Il suffit de lire des ouvrages réputés classiques pour sans conteste vous donner raison. Il m'arrive parfois, quand j'aborde ce sujet, de comparer le modèle du rapper réputé à textes (Rost?) au poète Villon, qui est resté dans l'histoire de la poésie, non du fait de son pedigree de bandit, mais parce que la qualité de ses textes apportait une originalité que l'on ne retrouve jamais dans le rap (indépendamment de la saturation musicale inhérente au genre). Justement, que proposez-vous à ces jeunes ayant peu travaillé intellectuellement et qui du coup confondent l'usage de la culture avec le mirage d'une contre-culture, celle du rap, qui leur a donné l'illusion qu'ils pouvaient proposer une alternative plaisante et superficielle, un peu comme si on prétendait que Platon et Assassins, c'est kif kif - le même niveau de pensée, juste une différence de langage?

Je leur propose de lire La Boétie justement!! En général le lecteur éduqué au code rap voit tout son paradigme de révolutionnaire de salon s'effondrer face à l'authenticité , la radicalité et la puissance de cette oeuvre. C'est l'ultime rappeur en quelque sorte!


6) Êtes-vous d'accord pour opposer à la culture, une et unie, les contre-cultures, multiples et empêchant de parvenir à l'idéal d'unité?

Ce n'est pas pour rien que le terme contre-culture a été inventé et utilisé par la gauche bourgeoise libéralo-libertaire des années 70. C'est un processus d'enfumage pour masquer sa proximité idéologique avec la matrice ultralibérale de la culture de masse. Aussi je ne les oppose pas : c'est la même chose. J'ai plutôt tendance à me cultiver avec les livres interdits et non promus pas les réseaux de la contre-culture mainstream.


7) Comment définiriez-vous la qualité des productions de rap de qualité : de la variété, le prolongement contemporain de la culture? Ceux qui entendent propager l'idée d'un rap de qualité recourent pour asseoir leur raisonnement à l'ailleurs, qui permet de ne pouvoir être démenti par des faits : l'intéressant relève de ce qui ailleurs se révèle insaisissable. C'est ainsi que nos thuriféraires évoquent les catégories "indépendant" ou "underground" comme expressions de l'ailleurs du rap, pour situer les productions de qualité. Autrement dit, le caché contiendrait la qualité méconnue, quand le visible, le médiatique, relèverait du rap game médiocre. Peut-on proposer un support musical pérenne qui soit underground ou ne faut-il pas estimer que ce qui est sous terre pourrit s'il ne sort de terre?

Je l'ai dit précedemment soit on est dans une démarche de rap de type spoken word, demandant des qualités artistiques certaines au même niveau que les James Brown, Miles Davis ou autres. Soit on tombe dans le piège du rap dit indépendant qui a été théorisé par Steve Rifkind : soit un rap de consommation triste, et son idéologie usurière qui s'adapte juste à son environnement. Du pauvrisme en quelque sorte. Ce qui est caché et underground est forcément authentique, etc.


8) Pourriez-vous résumer ce que furent les Black Dragons à un néophyte comme moi?

Les Blacks Dragons étaient un gang d'afro-descendants qui chassaient les skins durant fin des années 80, début des années 90. Des enfants issus de la générations d'immigrés venus dans les années 70 qui ont porté et pris en pleine gueule la culture rap quand elle est arrivée en france. Ce sont les premiers zoulous. Evidemment il y a une forte part à la mythification quant à la réalité effective de ces "Blacks chasseurs de skins" qui étaient en réalité très peu à vraiment faire le coup de poing.


9) Que pensez-vous du nationalisme, en particulier de l'alternationalisme de Soral, celui qui est proche des deux maisons d'édition qui vous coéditent, Blanche et Kontrekulture? En particulier, estimez-vous que ce courant idéologique puisse constituer une alternative politique au discours rap, quand il vise la critique sociale, en rappelant que le vrai ennemi de l'acquisition culturelle découle du rap didactique, celui des rappers réputés à textes, comme ce Rost que j'ai entendu sur Beur FM dans un débat auquel vous participiez présenter la portée éducative (plus que musicale?) du rap?

On va dire que je suis un patriote de gauche théorisée par Simone Weil dans l'enracinement. Sans pour autant renier ma négritude et la terre de mes parents, mais voilà, je ne laisse à personne dire que ce pays n'est pas le mien, ni celui de mes enfants. Aussi je ne crois pas aux frères de couleur mais plutôt aux frères d'armes réunis sous un dénominateur commun (ici la France).


10) Pour faire suite à la question 5, vous vous présentez vous-mêmes comme un "baisé" du rap dans la mesure où vous auriez été victime de ce discours mystificateur laissant croire que contre-culture = culture, autrement dit qu'on peut en quelques minutes proposer un savoir alternatif et subversif égal aux longues heures de lecture et de travail nécessaires à l'acquisition de la culture. Les effets de cet abrutissement se sont déjà fait sentir auprès des jeunes qui écoutent le rap depuis trente ans en France. Les symptômes de cette mentalité décérébrée ne découlent pas du rap seul, mais de la conséquence de l'idéologie prônée par un Marcus : quand on est pauvre et qu'on a raté ses études, au contraire de l'universitaire diplômé, érudit, voire intelligent, ou pire, quand on est un beauf déclassé ayant cru au mirage de la contre-culture facile et égale à la culture, le freudo-marxisme libertaire voire hédoniste auquel vous vous référez aboutit à la violence et à la duperie. Ce n'est pas peace, unity, love and havin' fun, mais plutôt : violence, struggles, hate and havin' sex. Comment faire en sorte pour que notre raté qui n'est plus jeune, qui est adulte, voire père divorcé, qui pointe au chômage ou travaille dans la précarité, se sorte de l'esprit ensorcelant du rap, qui agit comme un enfer-me-ment? Par nos temps de crise, concrètement, comment sortir de la misère intellectuelle et culturelle? Comment accéder à l'intelligence, qui, contrairement à la bêtise, est un but, pas un état?

Déjà par faire passer le message et le contenu de livre : car je prétends que le Rap est le principal outil qui maintient la jeunesse des quartiers populaires dans ce paradigme déconscientisant. Il faut provoquer un électrochoc avec des formules simples : "Le rap vient d'en haut". Le rap a été importé en France par l'intermédiaire de Jack Lang et du Palace" etc. Etant donné que tous les multiples processus de domination sont liés, il suffit de faire péter un verrou pour l'amener à réfléchir sur les autres manipulations. Car si on a pu leur faire croire que le Rap était l'arme de la contestation de la conscience noire et ce depuis plus de 30 ans, sachant que la finalité du projet étant l'idéologie ultralibérale de Booba, de quoi d'autre sont-ils capables?

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