dimanche 19 août 2018

Le droit à la crédulité

La crédulité est connotée négativement, alors qu'elle est une très bonne chose : car elle sanctionne la limite de la croyance, celle de croire à quelque chose sans fondement solide (ou très léger). Qu'est-ce qu'un fondement solide? Ce n'est pas quand on peut justifier d'une croyance, sans quoi il n'existe pas de croyances solides, ni les croyances les plus évidentes et terre à terre, ni les croyances religieuses, qui désignent les croyances, alors qu'on tend à les prendre pour douteuses. En réalité, toute croyance est douteuse, car on peut douter de tout et on ne peut jamais se déprendre du doute, si l'on commence à examiner ce dont on ne peut douter. Le sceptique triomphe dans le moment même de son échec : car il a beau jeu d'affirmer qu'on ne peut le contredire, puisqu'il n'affirme rien.
Peut-on vivre sans oser dépasser le doute, ce qui par une image se retranscrirait par l'obligation que l'on a de faire un pas en avant si l'on veut marcher - et de se rendre compte que ce faisant, on n'a rencontré ni précipice, ni obstacle et qu'il n'est pas si difficile que cela de marcher? On répondra en examinant la manière qu'on a de vivre : ce qui est difficile étant, non pas d'agir, mais d'agir de manière homogène et appuyée. Dès lors, se montrer crédule au sens où il s'agit d'un reproche justifié ne signe pas le fait de croire sans fondement, puisque croire implique qu'on ne dispose jamais de certitude, que la certitude soit un mythe - ou alors la certitude désigne un accommodement langagier selon lequel est certain ce qui s'avère très probable. Se montrer crédule, c'est rétablir des attentes justificationnistes, alors même qu'on se tient dans des domaines qui ne réclament pas d'examen plus approfondi que le fait de suivre son intuition la plus immédiate et la plus évidente. Mais n'est-ce pas le propre de la croyance de s’appuyer sur le critère de l'évidence, selon lequel il n'est surtout pas besoin de justification pour bien croire - tout comme il n'est pas besoin de justification pour ne pas verser dans le scepticisme?
Dans ce cas, la crédulité est un mauvais usage de l'évidence, selon lequel notre faculté de discernement ou de jugement fonctionne mal. Mais il n'y a pas grand chose à faire, puisqu'il n'existe pas un critère a posteriori qui permette de distinguer le vrai du faux de manière certaine - il existe des critères de vérification qui peuvent assez bien fonctionner dans le domaine théorique, bien qu'ils ne nous prémunissent pas de l'erreur, mais ces critères fonctionnent assez mal dans l'instantanéité, à partir du moment où on ne peut demander un temps de recul pour agir en direct, de manière instantanée. La limite entre croyance bonne et crédulité, c'est un problème de fiabilité de notre faculté de jugement, et c'est la raison pour laquelle on a voulu compenser le scandale de notre faillibilité par des critères intellectuels, alors que le jugement n'est pas distinct de l'intelligence, mais constitue seulement une de ses applications (comme comprendre en est une autre, et les deux sont connexes et contigües).
Force est de nous rendre compte, et il est donc mieux de l’accepter, que notre structuration intellectuelle et identitaire ne dépend pas plus de nous que notre structuration corporelle. Quoi qu'il en soit de ce sujet épineux concernant la manière d'aborder la réalité, ce qu'il importe de constater ici est que nous ne pouvons améliorer l'erreur qu'en croyant. En particulier, parmi les modalités de l'erreur, la crédulité constitue une erreur qu'on ne peut éviter qu'en proposant des croyances élaborées et éprouvées. Qu'est-ce que la crédulité, si ce n'est de la naïveté et de l'absence de réflexion que l'on travestit en pureté et en candeur? Le crédule est bien puéril s'il se refait avoir une seconde fois. Guérir de sa crédulité ne consiste pas à changer ses croyances en certitudes, car cela n'est pas possible, l'erreur méthodologique de Descartes en témoigne. Il faut pour ce faire éprouver et approfondir ses croyances, de telle sorte qu'on ne se satisfait pas de croyances récentes, ni superficielles, mais qu'on les aguerrit.
La crédulité peut aussi signifier la forme transitoire, qui ne demande qu'à s'améliorer, la croyance jeune et sans expérience. C'est cette crédulité que je voudrais réhabiliter, car elle constitue le gage d'idées nouvelles. Ne croire que dans des croyances éprouvées pour se prémunir de l'erreur, c'est décrépir dans des formes de pensée éculées et stéréotypées. Chercher le moyen de ne pas se tromper est ainsi rarement bon signe, n'en déplaise à Descartes. Ce qui est bon signe, c'est de chercher le moyen d'éprouver sa crédulité, c'est-à-dire ses croyances nouvelles, dans des formes d'expérience. Mais ce n'est pas toujours possible. Ce qui est possible en science l'est beaucoup moins en philosophie, où les recherches par définition sont destinées à ne pas recevoir d'applications concrètes, sans quoi ce n'est plus de la philosophie, mais déjà de l'action. 
C'est quand on évite la crédulité qu'on sombre dans la verbosité et la préciosité rhétorique, en pensant qu'en ne maniant que des idées anciennes et reconnues, voire prestigieuses, on ne risque pas de se tromper. Quand on ne se trompe plus, c'est le signe qu'on a définitivement quitté le domaine de la vérité. Il faudrait ainsi distinguer entre la crédulité qui consiste à estimer que tout ce à quoi on croit est vrai et la crédulité qui rappelle que les croyances plus fécondes sont celles qui ne sont pas adoubées et devenues des objets d'adoration qu’on n'a plus le droit de contester.

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