mardi 1 juin 2010

Il était une foi

Ta foi t'a perdu.

On aurait tendance à confondre athéisme et nihilisme. L'athée se vante de son athéisme. Bien que les arguments en faveur de l'athéisme se montrent inconséquents, bien que les exemples d'athées inclinent vers la médiocrité, à l'instar d'un Onfray de nos jours, il serait hâtif d'amalgamer athéisme et nihilisme. D'abord parce que le nihiliste véritable n'explicite jamais son nihilisme. Le nihiliste véritable est un descendant d'Aristote, le roi du compromis entre le nihilisme de Gorgias et le transcendantalisme de Platon.
Ensuite parce que le nihilisme se masque derrière l'indéfinition, alors que l'athéisme se définit facilement, sous la forme : Dieu ne se laisse pas prouver, donc il n'existe pas. La grande différence entre athéisme et nihilisme, c'est que l'athéisme n'est pas compatible avec Dieu, alors que le nihilisme l'est. De ce fait, l'athéisme n'est jamais qu'une variété assez vulgaire de nihilisme. Il faut en savoir long pour édicter que Dieu n'existe pas ou qu'il est une illusion. Le sceptique authentique suspendrait plutôt son jugement à propos de cette question ultime (ainsi que de toutes les questions dernières).
L'athée se présente comme un fanatique, en tout cas un penseur transformant l'incertitude première en certitude bancale et rigoriste. Le nihiliste athée règle sans doute quelque compte avec ses parents en refusant Dieu. Il exacerbe la position nihiliste selon laquelle Dieu est inutile et incertain. Ce n'est pas un hasard si le plus représentatif des immanentistes terminaux, Clément Rosset, aime tant Pascal.
Pascal offre un angle d'attaque idéal pour le nihilisme en ce qu'il propose une forme de philosophie négative que seule la foi arationnelle permettrait de dépasser. Le nihilisme propose quant à lui un scepticisme pratique qui s'appuie sur une forme de certitude qui n'a rien de sceptique et qui se révèle à l'examen tout à fait nihiliste. Qu'est-ce que le scepticisme nihiliste?
C'est l'idée que la vérité existe bel et bien, mais qu'elle est inférieure à l'ontologie nihiliste et à la morale impérialiste qui en découle (la fameuse loi du plus fort tant débattue par Platon). On pourrait sans trop risquer le contresens remplacer la vérité par Dieu : Dieu existe bel et bien, mais il est inférieur à l'ontologie nihiliste.
La vérité et Dieu sont synonymes proches. Pour le nihiliste conséquent, Dieu existe, mais sous une forme inférieure. La vérité existe, sous une forme inférieure. Paradoxe de la contradiction tant révérée : si la vérité est inférieure, la vérité nihiliste est que la vérité est inférieure. La vérité nihiliste contredit l'infériorité de la vérité. Un nihiliste rétorquerait bientôt que c'est la conséquence de l'irrationnel et de l'inconséquent que de se contredire. Quand on est nihiliste, on accepte avec enthousiasme le principe de contradiction.
Qu'Aristote passe pour le promoteur du principe de non contradiction et de la logique n'est pas contradictoire avec le nihilisme de compromis qu'affiche Aristote. En effet, Aristote instaure le principe de non contradiction à l'intérieur du réel, soit dans la sphère du fini. Il se garde de préciser l'inévitable : en définissant le réel comme fini, il libère l'espace du néant en tant qu'infini et il oppose le réel fini au néant infini. dans cette configuration véritable quoique occultée, le principe de non contradiction ne tient guère...
Le nihiliste qui croit en Dieu ne se montre pas tout à fait inconséquent en se comportant en nihiliste, soit en suivant une morale qui contredit les commandements prêtés à Dieu. Pour lui, suivre le divin, c'est se montrer inférieur et ne pas avoir accès à l'infériorité de Dieu (ce que Rosset appelle la tragédie de l'existence). Sans doute cette position suinte-t-elle le diabolique, mais pour le nihiliste, en bon inconséquent, le diable n'existe pas (telle la critique de Spinoza, qui sous prétexte de rationalité éclairée livre sa critique de la superstition réduisant le réel à un rationalisme radical, soit un cartésianisme exacerbé de mécanisme et de linéarité).
Cependant l'infériorité du divin selon le nihiliste conduit à une impasse logique : si Dieu est inférieur, le principe supérieur (le nihilisme) devient logiquement un autre Dieu - un Dieu quand même (à cette réserve près que cette représentation du divin n'est pas monothéiste forcément, ni tout à fait calqué sur la représentation divine classique du quelque chose). Le principe du nihilisme est assez simple, quoique substantiellement différent du divin. C'est le schéma réel contre néant, l'antagonisme entre le néant nihiliste et le réel fini. Là encore, cette position irrationnelle et logiquement illogique n'est admissible qu'à la suite d'un pari proche de l'attitude pascalienne. On pourrait la rapprocher d'une formule prêtée (de manière fausse je crois) à Tertullien, que Rosset affectionne : je crois parce que c'est absurde.
Transposée au nihilisme, cette formule vaut encore plus. On comprend l'attirance de Rosset pour ce genre de déclaration. Avoir la foi nihiliste pourrait être tenu pour de la foi religieuse, d'u type ignoré et marginal. La grande différence, c'est que le croyant classique estime qu'il y a quelque chose de plus grand que le quelque chose qu'il connaît, quand le croyant nihiliste entend que seul ce qu'il connaît est le quelque chose. Le reste serait néant.
Cependant, la foi religieuse classique diffère de la religiosité nihiliste (qui est une forme religieuse marginale) en ce que la foi affirme quelque chose de positif quand le nihilisme n'affirme rien (du négatif). Quelles que soient les modalités de la foi, elles conduisent à croire dans quelque chose et à rejeter le néant de type nihiliste. On peut croire en Dieu comme un sceptique, mais c'est sans doute le signe d'une crise dans la conception de la foi (ainsi aujourd'hui de la position d'un Marion qui fonde sa foi catholique arationnelle sur le scepticisme philosophique). Selon cette position, la négativité rationnelle de Dieu libère l'espace de la foi arationnelle, telle qu'elle est codifiée par exemple par les Évangiles chrétiens.
Marion se définirait comme d'autant plus catholique qu'il se présente en philosophe sceptique postcartésien. C'est ici qu'il importe de rappeler au croyant que la raison ne peut en aucun cas se trouver dissociée du Logos dans un sens comme dans l'autre : si pour un Marion le scepticisme se fonde sur l'hétérogénéité de la raison (le Logos englobe la raison, la raison ne comprend pas le Logos), c'est une conception qui exprime la crise religieuse classique et contre laquelle on peut opposer la foi historique : la raison comprend imparfaitement la Raison, mais la comprend en partie.
Rosset livre une confidence radiophonique éloquente à propos de Dieu : l'existence de Dieu n'améliorerait pas les choses, tant s'en faut. Cette confidence est explicitée par l'analyse contenue dans les Notes sur Cioran : l'homme coincé entre l'infiniment grand et l'infiniment petit est abandonné par un Dieu impuissant, si tant est qu'il existe. Rosset s'appuie sur le scepticisme empiriste de Hume pour affirmer que l'existence de Dieu est inutile plus encore qu'incertaine.
Pour Pascal, elle serait utile et incertaine; pour Marion - plus encore. Marion se situe entre Pascal et Descartes, soit dans une position sclérosée, voire réactionnaire (on ne revient pas dans le passé, fût-il admirable). Hume cache son nihilisme derrière son scepticisme empiriste. Pour autant, la réduction effarante du réel auquel Hume parvient à force de livrer le réel aux sens immédiats trahit son dessein. Pour Hume, Dieu est tout à fait inutile puisque la causalité est une illusion.
Hume est moins un sceptique classique (au sens pyrrhonien) qu'un sceptique nihiliste : le sceptique classique jugerait que l'Être est tout à fait inconnaissable, c'est-à-dire que le jugement doit être suspendu. Hume ne suspend son jugement qu'après avoir abouti à l'irrationalité du réel (à partir de la réfutation du principe de causalité et du principe de logique). Si l'on voulait poursuivre dans la parodie, Hume pense que Dieu est inutile plus qu'incertain quand le sceptique antique pense que Dieu est incertain plus qu'inutile.
La foi nihiliste ne doit pas être niée en tant que foi. C'est une foi authentique. Simplement, elle mène vers la destruction et pour les plus conséquents des nihilistes (les plus conséquents des inconséquents), vers la déréliction. C'est la folie de la foi. Cas d'un Nietzsche qui eut au moins le mérite de la franchise. Sa foi l'aura perdu. Au lieu de nier le caractère de religiosité du nihilisme, reconnaissons-le : le néant nihiliste pose un profond problème - la foi nihiliste pose un redoutable problème.
Simplement, le résultat de destruction auquel le nihiliste parvient le démasque ne tant que foi nihiliste se démarquant radicalement de la foi classique. Cas d'un Rosset qui à force de promouvoir l'irrationnel verse dans le désespoir et la joie totalitaire (la force majeure). Cas des immanentistes qui s'appuient sur une telle espérance (exprimer enfin la vérité) qu'ils engendrent une déception d'autant plus fracassante (leur certitude accouche du principe maximal d'incertitude). Pour différencier sainement les nihilistes des religieux classiques, affirmons que les nihilistes expriment une foi qui mène vers le néant quand les classiques expriment une foi qui mène vers la croissance.
Quelque chose plutôt que rien : toute la différence entre nihilisme et classicisme. Raison pour laquelle la reconnaissance d'un divin inférieur s'avère pire encore que la réfutation de l'existence du divin. Dans le second cas, on peut construire à partir d'un socle commun (certes limité au fini); quand dans le premier cas, on ne peut que détruire. Je sais bien que nous nous trouvons dans une période d'effondrement systémique, mais c'est précisément dans ces périodes troublées qu'il convient de rappeler à quel point la construction caractérise l'existence.

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