samedi 7 mai 2016

Domaines de friction

Je lis une histoire : 
1) Première image, la Bible, avec pour commentaire : "La preuve que Dieu existe".
2) Deuxième image, le Coran, avec pour commentaire : "La preuve qu'Allah existe".
3) Troisième image, une histoire de Monsieur Chatouille, avec pour commentaire : "La preuve que Monsieur Chatouille existe".
CQFD?
Eh bien, non. L'exemple 3 implique que la preuve est virtuelle, donc que M. Chatouille est un personnage virtuel. Sous-entendu : Dieu également, que ce soit le Dieu de la Bible ou celui du Coran. Seule différence : la définition de Dieu n'est pas celle d'un personnage fictif. Le personnage désigne un objet singulier, dont il il est facile de se rendre compte qu'il est inventé, du fait de sa singularité. Tandis que Dieu, dont la définition d'ensemble s'avère des plus vagues (ce qui implique qu'on ne sache pas bien ce que ce nom désigne en fait), renvoie à plus qu'à la totalité des biens finis, dont il serait le créateur et le perpétuateur (le régisseur).
Du coup, cet argument tel qu'il est présenté ne constitue absolument pas un argument probant, encore moins une preuve, puisque l'on compare deux éléments qui ne sont pas comparables, qui plus est qualitativement. Pourtant, quelque chose accroche, dans cet "argumentaire" en faveur de l'athéisme. Mais quoi? L'idée que Dieu faisant partie de ce qui n'existe pas concrètement pourrait être comparé à un personnage virtuel, dont on est sûr pour le coup qu'il n'existe pas du tout (il est évident que M. Chatouille entre dans cette catégorie)? Serait-ce que cette analogie possède comme lot de vérité le fait que les deux ne font pas partie du champ de l'existence, en son sens le plus littéral ou réel?
Mais pourtant, Dieu n'est pas un terme qui désigne du fictif, comme l'on parlerait de Madame Bovary ou Monsieur Chatouille. Car le personnage fictif se crée au fond à partir d’éléments réels, qu'il soit plausible (Emma Bovary) ou inventé (à la manière de la licorne). M. Chatouille est ainsi un personnage enfantin, créé à partir d'une détestable habitude de chatouiller les enfants pour sois-disant les amuser. Mais Dieu? Il n'est pas fictif en ce sens, ce qui n'implique pas qu'il soit existant, et s'il est existant, c'est au titre d'une existence que l'on peut qualifier de suffisamment large sémantiquement parlant pour qu'elle ne soit pas identifiable à une existence précise, singulière, réelle.
La différence entre Dieu et une histoire de fiction tient au fait que la légende parle de l'histoire de M. Chatouille pour qualifier la fiction Chatouille, tandis que Dieu ou Allah ne sont pas présentés comme des histoires. S'ils sont faux, que sont-ils? Des fabrications consciemment mensongères? Mais alors, le mensonge aurait été démasqué depuis le temps, tant nous sommes capables, en changeant de point de vue historique et avec du recul chronologique, de distinguer entre ce qui est réel au sens littéral et ce qui n'est pas réel en ce sens. Dès lors, le religieux n'est pas un mensonge, ni une fiction. 
Qu'est-ce qu'une fiction? C'est la possibilité dont dispose l'homme de créer quelque chose qui n'existe pas et qui aura plus de sens que ce qui existe pendant un temps plus long que l'existence ordinaire. La fiction joue donc sur le sens, en proposant un sens plus puissant et clair que le sens disponible au niveau des existants. Voilà qui implique qu'on reconnaisse que la valeur du sens ne découle pas du sens disponible dans les différentes œuvres de l'existence, mais qu'au contraire, nous disposions du moyen de la fiction pour rendre notre accès au sens plus puissant. Conclusion : alors que nous existons dans un monde que nous nommons réel, nous pouvons aisément nous rendre compte que notre faculté de faire sens nous dévoile que le sens renvoie à un monde bien plus large que notre monde expérimental.
La fiction est capable de créer des personnages, pour ne prendre que celui récent d'Emma Bovary, bien plus larges que des personnes réelles, alors que nous pourrions estimer qu'ils s'en inspirent, ce qui montre que la fiction s'appuie sur une structure de sens bien plus large que la structure réelle, dont nous pouvons faire l'expérience. A ce niveau, la différence saute aux yeux : il existe dans le réel une autre réalité que l'être, ce que nous nommons l'être, sans quoi nous ne serions pas capables de créer des personnages. Si la différence était l’Être, comme le veut la tradition ontologique en philosophie, plus largement la démarche transcendantaliste en religion, alors nous ne disposerions pas de la possibilité de sortir du champ du donné pour créer des fictions - la possibilité de créer des possibles, trois termes paronymes.
Nous tenons donc la preuve que le réel ne se limite pas à l'être, mais qu'il existe en son sein une différence intime et continue. Pour pouvoir créer de la fiction, nous avons besoin de cette différence. Pour qu'il y ait des possibles, nous avons besoin de cette différence. Et même, pour qu'il y ait du faux, nous avons besoin de cette différence. Si nous ne disposions que de l'être, d'une réalité univoque, nous ne pourrions ni changer, ni sortir de la sphère de l'être. Quant à l'objection selon laquelle il pourrait exister un Être plus grand que l'être, elle ne tient pas, car elle implique que ce serait l'identique qui serait à la fois le même et l'autre.
Revenons à notre déclaration initiale pour rappeler que Dieu et Monsieur Chatouille ne se situent pas sur le terrain de la fiction. Monsieur Chatouille (ou une version plus prestigieuse et élaborée de la fiction, comme Emma Bovary) sont des personnages de fiction, mais Dieu n'est pas une fiction. Il est donc soit faux, soit vrai. Mais qu'est-ce que le vrai (interrogation que l'on prête à Pilate, le proconsul romain, qui s’interroge à juste titre sur cette valeur alors qu'il est le représentant de la puissance politique, comme s'il y avait autre chose de bien plus important que la puissance politique)? 
Si le vrai s'en tient à désigner ce qui est vrai dans le réel, alors il s'en tient en gros à la vérité expérimentale, qu'elle soit la vérité de notre expérience ordinaire (auquel cas la vérité dépend de nos sens) ou qu'elle soit la vérité scientifique (auquel cas la vérité reconnaît qu'elle se sert des sens pour aller plus loin, ce qui signifie ici encore que l'être ne suffit pas à expliquer pourquoi nous progressons dans la vérité, mais : nous progressons dans la vérité, parce que nous ne sommes pas que des donnés d'être, mais que notre double nature nous rend faillibles autant que fiables). Le vrai réel serait une valeur qui ne serait pas supérieure au beau esthétique par exemple ou au bon politique (bien que cette valeur devrait être discutée pour voir si le bon moral peut recouper le bon politique sur le long terme).
Ainsi on constate que dans la fiction, Madame Bovary ne peut être dite ni "vraie" ni "fausse", mais porteuse d'un sens plus important que le sens réel littéral. Si vérité il y a, c'est selon un sens qui est supérieur à celui de la vérité effective et qui rejoint donc le constat de valeur fictionnelle du sens plus importante que la valeur réelle. Dans le cas de Dieu, son sens est tellement large qu'il ne renvoie pas à un ou deux sens précis, qui connoteraient un ou deux mots (ou au maximum à deux expressions). Raison pour laquelle on peut l'assimiler de manière en partie plausible à un sens fictionnel manifestement faux du point de vue des critères littéraux. 
On pourrait estimer qu'à l'inverse de la démarche fictionnelle, qui part de l'homme pour élargir son expérience au-delà de l'expérience sensible qu'il éprouve quotidiennement, la démarche religieuse part du constat selon lequel il existe quelque chose (dans le sens le plus large possible, qui ne tient pas compte de la distinction animé/inanimé) qui n'est pas le monde de l'homme (car s'en tenir à la définition individuelle la plus restrictive possible, soit : le monde d'un individu, n'est pas sérieux, n'en déplaise aux kantiens - il est évident que nous savons bien que notre expérience ne s'arrête aux bornes de la représentation individuelle). Dieu signifie qu'il existe autre chose que le monde de l'homme, sans que nous sachions cependant ce qu'il y a au-delà. Qu'il existe autre chose signifie que nous sommes alors confrontés à deux significations de ce constat : 
1) Dieu qui excède le fini désigne l'infini (ce qui implique que le monde de l'homme s'étende à ce qui est fini, autrement dit à ce qui excède le monde de l'homme - exemple : on peut concevoir des galaxies qui excèdent de loin l'expérience humaine, même si on peut aussi estimer que la découverte de ces éléments de réel non humain ).
2) Dieu n'est pas seulement le créateur du monde, il est aussi son continuateur, selon la logique de la création continuée, sans quoi le monde aurait disparu depuis belle lurette, puisque nulle créature connue ne se montre en mesure de faire en sorte que ce qui se détruit sinon dans un périmètre fini (selon le principe de l'entropie) se perpétue cependant de manière impressionnante, quoique banale (où l'on mesure en passant que l’expérience la plus ordinaire s'avère aussi la plus incroyable).
Cette définition de Dieu doit au surplus reconnaître qu'elle n'est pas capable de proposer un sens qui soit exhaustif (qui s'en tienne à ces deux points ou qui en ajoute d'autres). Dieu est donc une définition dont la caractéristique principale est pour le moins surprenante : elle est flottante, au sens où elle comprend plusieurs sens distincts et, plus encore, non limités. En effet, le terme Dieu peut accueillir d'autres sens que ceux qui sont actuellement reconnus, de telle sorte qu'il est toujours en mesure d'être à la hauteur des attentes qu'on exige de lui. Raison pour laquelle on lui prête avec tant d'instance la toute-puissance. Raison aussi pour laquelle les sens que Dieu prend peuvent changer avec le temps : s'ils sont flottants, on peut ainsi passer du polythéisme au monothéisme sans dommage, de même qu'on peut parler de dieux pour des religions polythéistes différentes et évolutives. 
Le plus surprenant est contenu dans l'énoncé initial ironique, qui ne se contente pas de mettre en parallèle Dieu et Monsieur Chatouille, mais qui fait comme si un personnage de fiction équivalait à Dieu. Or Dieu n'est pas un personnage, comme on l'a vu, mais une multitude de sens, dont on peut dire qu'ils forment dans l'approche traditionnelle une seule entité, qui ne saurait être décrite comme un personnage, fictif ou réel (même un dieu ne saurait être décrit ainsi). Dire que Dieu est faux n'a aucun sens, tant sur le plan physique, puisqu'il excède bien entendu les sens en présence dans ce champ, mais aussi sur le plan fictif, puisque la fiction étend le champ de l’expérience en conservant la structure du sensible, dont la principale manifestation est le sensible (il n'est pas dans les moyens de la fiction de se passer du sensible ou de mettre en scène de manière prolongée et crédible une force qui ne serait pas singulière, mais qui serait collective par exemple, sans aller jusqu'à faire de cette entité Dieu).
Dire que Dieu est vrai n'a aucun sens non plus, du moins si l'on s'en tient aux deux sens de vérité que l'on vient de trouver, sur le plan physique et sur le plan fictionnel. Dieu exprime une autre réalité que la réalité fictionnelle, qui déjà exprimait une autre réalité que le réel. Si l'on récapitule, le réel est l'ensemble fini de ce qui est physique, donc extérieur à l'homme, mais qu'il peut connaître. La réalité fictionnelle constitue le moyen pour l'homme d'étendre sa connaissance, mais avec une précision : si la réalité recomposée peut être d'inspiration réelle au sens littéral, le réel n'est qu'un moyen, jamais la fin. Ce que la fiction a en vue, c'est d'agrandir le domaine du fini en s'occupant d'infini (en gros, par l'analyse des sentiments, et via eux de la réalité qui du coup se donne à voir différemment).
La fiction est une technique qui dépend de la faculté de l'homme de développer son champ d'expérience en direction de l'infini. Mais Dieu ne dépend pas de l'homme dans le même sens. S'il reste lui aussi une création de l'homme au niveau du langage, il ne désigne pas une création de l'homme, au sens où il existe indépendamment de l'homme. Il désigne ainsi la reconnaissance du réel qui est extérieur à l'homme et qui est infini (pouvant comprendre en son sein le fini). Du coup, c'est à un autre type de réalité qu'on se trouve cette fois confrontée. Sa principale caractéristique : son indétermination. Raison pour laquelle il est si difficile de définir précisément Dieu. 
Chacun sait qu'il désigne le plus large des champs envisageables de réel, mais chacun sait bien aussi, d'où les nombreuses contestations, que cette reconnaissance irréfutable au départ se montre si large qu'elle en devient confuse. Dieu est donc une entreprise aussi incontestable que confuse, irréfutable si on prend son point de départ, mais de plus en plus contestée si l'on s'avise de la définition qu'elle propose, et qui pourrait s'en tenir à une pirouette tautologique résumée par cette définition dans l'Ancien Testament : "Je suis qui je suis". Rien à redire à cette proposition, sauf qu'elle veut tout et rien dire à la fois et qu'il serait temps qu'on se mette en peine de définir ce qu'on nomme Dieu, ou le divin. Sauf qu'il faudra pour ce faire résoudre la difficulté principale, plus obscure que le Sphinx : l'énigme de l'infini.

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