mercredi 16 octobre 2013

Le complotisme grundlos

Le complotisme pose comme question : comment surviennent les événements? Et à cette question, il répond : par la volonté grundlos. Il est significatif que le complotisme surgisse en reprenant (indirectement) la doctrine de Schopenhauer, qui s'élabore au début de la contemporanéité et annonce l’esprit de notre temps : la condamnation du complotisme correspondrait à celle de Schopenhauer, à ceci près que, dans un bel élan de cohérence, elle inspire aussi celle qu’elle combat (le complotisme autant que l’anticomplotisme). Et concernant l'immanentisme? La distinction entre Schopenhauer et l’immanentisme recoupe la différence entre la volonté et le désir. Les deux se montrent assez voisines et indiquent quelle conception est accordée à l'influence : la volonté est la faculté intellectuelle qui expliquerait le réel et qui se retrouve chez l’homme comme une de ses parties; le désir est la force vitale, que Nietzsche essayera de théoriser, de manière elliptique, confuse et inachevée sous son concept aussi célèbre qu’incompris de volonté de puissance, comme s’il avait voulu adjoindre Schopenhauer (la volonté) et Spinoza (la puissance). Le désir n’entend nullement s'appliquer à l'ensemble du réel, dont il se moque, puisque la force est ce qui émane d’un corps et ne concerne que l’environnement alentour. Pour le dire d’un mot, il ne concerne seulement que le monde de l’homme, en précisant bien que l’homme ici visé est l’individu, et non l'universel. D’où une première exagération, et aussi une surestimation de ses forces : le complotisme entend expliquer l'intégralité du réel, mais en dégradé par rapport à la conception de Schopenhauer - alors que la volonté est chez lui une faculté universalisante, quoique absurde, chez le complotiste, elle est entendue comme humaine, quoique totale. Elle se trouve incarnée dans les individus multiples et irréductibles à toute universalisation (fidèle en cela au nominalisme médiéval et opposée à son adversaire le réalisme), au point de faire des hommes le fondement explicatif et contestable du réel. Ce n’est pas la même chose de faire de la volonté absurde le fondement et d’incarner la volonté dans les hommes. Dans le premier cas, la volonté est une faculté générale prêtée au réel; dans le second, elle est rapportée à l’homme, et l’on voit mal comment le monde de l’homme pourrait recouper le réel plus vaste. Déjà que Schopenhauer explique mal la venue des événements avec sa théorie de la volonté absurde (il faut être bien informé pour savoir que la volonté régit le fonctionnement du réel et que le réel est absurde); alors le complotisme révèle son incohérence viscérale, qui est la clé de son succès dans les mentalités échauffées en périodes de crise : en mélangeant au sein d’un terme généraliste des éléments contradictoires, l’on s’assure au mieux de leur succès médiatique, au sens où l’on donne l’impression de la résolution la plus difficile, alors qu’on est seulement parvenu à forger un fourre-tout assez vite inconfortable et mal ajusté. Il est amusant de vouloir faire sens à partir de l’absurde, comme c’est la prétention intuitive de Schopenhauer, mais le complotisme surenchérit encore, si c’est possible, à cette tendance en faisant de l’absurde le siège de la réconciliation des contraires. Dès lors, l’impression de réconciliation se fonde sur l’imposture et l’illusion. Si l'on se trouvait en mesure de répondre à la question : « Comment surviennent les événements?", l'on pourrait démentir le complotisme quand il survient comme anti-explication générale, tout autant que l’absurde de Schopenhauer comme doctrine aussi rigoureuse dans son déploiement qu’irrationnelle dans son intuition initiale; le problème est qu'on ne sait pas comment surviennent les événements (ce qui permet à Schopenhauer d’avancer son explication absurde, comme au complotisme de surgir quand tous les repères se trouvent chamboulés). L'opposé du complotisme (tout est régi par la volonté humaine) serait le hasard : on ne sait expliquer comment les événements surviennent et on les imputerait à un non-principe par compensation et dépit, voire dégoût. Le hasard se tient d’autant plus au fondement qu'il n'explique rien. Mais le complotisme explique par la volonté humaine ce que le hasard n'expliquant rien reporte sur la volonté générale (intuition de Schopenhauer). La différence entre le complotisme et Schopenhauer tiendrait ainsi au statut de l’absurde : si chez Schopenhauer, le réel est tenu pour absurde, le complotisme explique que, la volonté étant humaine, l’homme dispose par elle du pouvoir exorbitant, sinon de contrôler le réel, du moins de contrôler son monde. Selon Schopenhauer, l’existence est triste au sens où le réel est absurde : la vie ne peut osciller qu’entre tristesse et souffrance si c’est le hasard qui régente e cours du réel. L’homme est impuissant à façonner son monde, trop soumis aux aléas extérieurs, sur lesquels il n’a aucune prise, et incapable de façonner son propre monde. Au contraire, plus extrémiste encore que cette approche déjà passablement extrémiste, le complotisme rend la volonté à la fois absurde en général et opérante concernant le monde particulier de l’homme. Là où le complotisme penche du côté de la volonté plutôt que du désir, Schopenhauer plutôt que Spinoza, c’est qu’en promouvant la volonté, il relie le particulier avec le général, même si ce lien s’avère inconsistant et incohérent : car l’explication générale reposant sur l’incohérent, on voit mal comment le particulier serait relié de manière satisfaisante au général; alors que le désir, pour être complet, implique que le monde du désir ne se trouve pas relié au restant du réel.

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