jeudi 28 février 2013

L'incréationnisme

La complétude constitue l'explication du réel selon l'immanentisme : on arrive enfin, grâce à elle, à expliquer le réel comme tout, sans constamment se demander comment concilier l'infini et la limite imposée par le tout - qu'y aurait-il après ce tout? Spinoza pose cette définition de l'immanentisme incréé rendant illusoire cette question en répondant au problème majeur de la métaphysique classique, qui considère que le fini seul compte et que l'infini est à remplacer par le non-être, et surtout après la tentative d'aggiornamento cartésienne, souvent présentée comme révolution philosophique, qui consiste à moderniser (remettre au goût du jour, expérimental) la métaphysique classique dépassée, tout en restant métaphysicien, et surtout pas en sombrant dans l'empirisme.
Le cartésianisme considère que le non-être doit être remplacé par le Dieu chrétien, mais un Dieu non augustinien, un Dieu irrationaliste et miraculeux, tendant vers les pires formes de christianisme inexplicable. Le cartésianisme refuse l'explication de l'infini, en la remplaçant par le refus d'explication du miracle. Si Spinoza, qui était au départ cartésien, opère une scission vis-à-vis de la tradition qui l'a formée et qu'il considère insuffisante, c'est qu'il considère que le cartésianisme demeure trop engoncé dans la tradition reconnaissant le créationnisme dans le domaine de la connaissance, créationniste au sens véritable, non des allumés littéralistes qui tiennent que le monde fut créé en sept jours, selon leur dogme biblique (d'ailleurs, quel monde?), mais de ceux qui considèrent que le monde a été créé (une grande part des scientifiques d'aujourd'hui).
C'est contre cette tradition que Spinoza s'oppose et c'est pour cette raison principale qu'il fut poignardé par un fidèle marrane fanatique, considérant que notre apostat attentait contre l'enseignement venu de Dieu tel qu'il est transmis selon la tradition juive (principalement autour du Pentateuque). Spinoza rompt avec le cartésianisme pour le même motif qu'il rejette le judaïsme : parce que Descartes reconnaît le créationnisme, et opère ses compromis pour sauvegarder le créationnisme fini (déjà une idée bizarre), qui dans la tradition métaphysique s'exprime par le souci de conserver une possibilité de théorisation du réel, même tenu pour fini et ayant aboli l'infini :
- par le Premier Moteur selon Aristote, conception caduque et fumeuse;
- par le Dieu miraculeux selon Descartes, qui restaure la possibilité de théoriser le réel fini en ajoutant la correction du miraculeux pour compenser l'effondrement du non-être s'exprimant par le discrédit pesant sur la rationalisme intellectualiste. Descartes remplace l'intellectualisme rationaliste fini par l'intellectualisme rationaliste s'appuyant sur le miraculeux, ce qui fait qu'il détruit le lien établi par Aristote entre être et non-être (via le multiple) et qu'il accroît d'un pas supplémentaire l'irrationalisme en cassant le lien entre être et miraculeux, le miraculeux étant d'autant plus divin qu'il obéit à des lois surnaturelles antithétiques au rationalisme physique.
Spinoza intervient pour résoudre le problème du lien infini/fini, en rappelant que le cartésianisme ne fait qu'accroître le problème sous couvert de le résoudre; et que le seul moyen selon lui de parvenir à la résolution consiste à considérer que le problème est mal posé et qu'il porte sur le créationnisme : l'infini résulte de l'idée selon laquelle le monde a été créé, alors qu'en supprimant la création, on supprime le problème de l'infini, devenu inutile, et on se concentre sur le vrai problème : le domaine à circonscrire pour que l'homme s'épanouisse, car la vision adéquate du réel ne tient pas à la bonne définition de l'infini, mais à la bonne définition du domaine d'épanouissement dans lequel l'homme puisse s'ébattre et se développer.
- L'immanentisme ne peut provenir que d'un juif baignant dans une mentalité de créationnisme hérétique, la tradition marrane rédupliquée par le climat d'hérésie perpétuelle et renforcée baignant en Hollande à cette époque, notamment avec la réforme protestante;
- La réfutation du créationnisme implique la réhabilitation de la loi du plus fort, qui passera par la redéfinition de la liberté (accroissement de la puissance) par rapport au désir, qui est de texture fixe;
- Spinoza ne voit pas forcément un univers limité à des frontières trop étroites ou étriquées pour accepter le développement et la prolifération des désirs. Il considère par contre que le désir est la limite de toute individualité et que c'est mal poser le problème que de considérer que le réel peut s'accroître pour accepter et englober les désirs en augmentation.
Ce qui est important n'est pas que les désirs prolifèrent au sein du fini extensible, mais que l'on s'attache à accroître le désir, étant entendu que ce qui importe est de délimiter l'unité de compréhension du réel. Spinoza prétend être parvenu à la quête de la philosophie en réfutant le problème de l'infini et de la création et en remplaçant l'infini par le désir. Le désir est l'unité fondamentale permettant de comprendre le réel. Il importe de ne pas chercher à s'écarter de ce problème en cherchant à trouver un dénominateur commun à tous les désirs, qui constituerait la nouvelle base d'unité (l'unité formant l'ensemble des désirs).
Le problème n'est pas d'accroître le domaine regroupant les désirs, domaine qui serait en extension continue du fait de la prolifération des désirs. Le problème est d'en revenir au désir comme unité incompressible qui ne peut s'épanouir qu'en dominant les autres désirs, ce qui donne en langage spinoziste : en accroissant sa puissance. L'illusion consistant à accorder de l'importance au méta-désir, au collectif des désirs, provient du fait qu'on ne peut parvenir à édicter un nouveau substrat pour définir ce méta-désir, de telle sorte qu'il est impératif d'en revenir au désir individuel et de rappeler que toute forme d'organisation ne peut s'ébaucher que sur le socle du désir individuel.
L'organisation politique que prône Spinoza, ce libéralisme devenu la mentalité dominante en Europe et dans le monde, et qui commençait seulement à apparaître dans la Hollande en pleine guerre civile, pour devenir la règle idéologique régissant l'Empire britannique associé, n'est envisageable que s'il s'élabore à partir du susbstrat indivisible et inaliénable du désir. Spinoza a bien compris que le libéralisme constituait l'idéologie ad hoc de l'immanentisme, parce qu'il développe l'organisation sociale à partir du désir, via la dimension commerciale.
L'intervention de Grotius est commerciale, elle vise à défendre la Compagnie des Indes hollandaises. Grotius défend le droit d'un Empire à imposer sa loi contre les lois autochtones, et il baptise cette loi la main invisible ou le laissez-faire (pour reprendre la formule de Turgot). Spinoza se place d'un point de vue philosophique, le point de vue qu'il juge fondamental en ce qu'il tient le rationalisme pour l'expression la plus haute de la pensée. Le rationalisme immanent détruit la croyance classique, d'obédience transcendantaliste, selon laquelle le rationalisme se trouve supplanté par la révélation divine.
Spinoza évoque à ce propos la superstition. L'immanentisme est juste en ce qu'il évacue le problème de l'infini et celui, connexe, de la création. Peu importe pour Spinoza que l'incréé soit un rejet conceptuel et que son système repose sur un schéma bancal (inexpliqué) : importe pour lui ce qu'il nomme l'éthique, sagesse consistant à se focaliser sur le désir et à chercher la complétude. Chercher la complétude du réel, même finie, est impossible, en ce que le réel est trop vaste.
C'est aux yeux de Spinoza la principale raison de l'échec de la métaphysique, et c'est la raison pour laquelle il s'éloigne du cartésianisme et fonde son hérésie immanentiste : Descartes n'a pas su changer l'erreur fondamentale de l'aristotélisme, consistant à définir une unité de mesure trop vaste. Au contraire, Descartes tend à accroître cette erreur en la rendant plus vague et inaccessible. L'intervention miraculeuse de Dieu, loin d'améliorer la possibilité de définition, la soumet à un élément aussi extérieur qu'indéfinissable (le miracle).
Dans l'immanentisme, on passe du tout au désir. Le tout est considéré comme superflu, à partir du moment où l'unité est le désir, pour la raison, relevant de la synecdoque, que les parties du réel sont formées de manière homothétique. Spinoza déclare que le représentation et le réel sont modelés sur la même structuration et que la pensée peut de ce fait connaître le réel. S'occuper du tout reviendrait à trouver que le redondant est plus important que l'original.
L'éthique est sagesse du réel en ce qu'elle invite à en revenir à l'essentiel du réel pour l'homme : le désir. Spinoza estime avoir révolutionné la connaissance, en montrant que l'essentiel est d'isoler un domaine praticable pour le désir et que la connaissance du désir remplace la connaissance du réel. Le réel est une entreprise inutile et incertaine, pour parodier Pascal ironisant contre Descartes. Rien ne sert de s'échiner à comprendre le réel : c'est un espace trop vaste, trop ardu, alors que ce qui importe se révèle, lui, connaissable et seul important - le désir.
Spinoza repousse la connaissance du réel et fixe un objectif qui est atteignable. Rien ne sert de perdre son temps à savoir si le réel est fini ou infini, il suffira de décréter avec désinvolture qu'il est incréé. En se concentrant sur le désir, Spinoza montre que le restant, le réel qui échappe au désir, relève de la perte de temps, et que l'important n'est pas le fini au sens aristotélicien, mais le désir fini. Il redéfinit le fini à l'aune de cette correction, en employant le terme de complétude. Désir complet : la complétude définit adéquatement le fini, avec cette idée qu'il convient seulement de connaître le complet.
Spinoza est persuadé d'aller plus loin que la métaphysique avec l'immanentisme, en considérant que l'infini est l'incréé, et que seul compte ce qui est complet. Le complet se montre supérieur à la fois au créé et au tout, en ce qu'il déplace le problème pour proposer une solution plus satisfaisante pour la connaissance. Le critère est : le fondement sera autosuffisant. Ce qui est complet se suffit à lui-même. Du coup, il supprime le problème de l'infini. Plus besoin de se poser la question de ce qui perdure du réel qui n'est pas fini. Plus que fini, le complet est ce qui est suffisant. Preuve de son incomplétude, le fini seul avait besoin de l'adjonction du non-être. Le complet rend superfétatoire les notions de non-être et d'infini en proposant de se concentrer sur l'intéressant exclusif, le désir.
Le complet est suffisant, au sens où il fonde les conditions pour dominer : circonscrire le domaine, dominer à l'intérieur. Le domaine ne suffit pas, il serait incomplet sans le projet de domination, qui lui est conjoint et connexe. Les interprétations divergent, au point que Nietzsche propose une mutation tarabiscotée et impossible pour rendre possible le projet immanentiste à son époque avariée, quand Rosset se contente de nos jours, au nom du réalisme, de la domination dans le réel tel qu'il est et sans se soucier de la question de la permanence. C'est la faiblesse du projet immanentiste : il isole le domaine de complétude sans se soucier de sa persistance. Nietzsche est intervenu (en vain) pour le rendre pérenne. Il n'a pas réussi, parce que ce qui est complet n'est pas pérenne.
C'est une suffisance entendue comme provisoire, équivalente à l'instant. L'immanentisme découvre le défaut de sa cuirasse et la raison pour laquelle le transcendantalisme institue l'infini pour résoudre la question de la pérennité du réel. L'infini pose mal la question en ce qu'il admet que le réel est pérenne, excède l'instantanéité, sans réussir à définir autrement que négativement ce qui n'est pas fini - l'infini. Face à l'échec relatif du transcendantalisme, qui réussit seulement dans la pratique à justifier de sa pérennité (à défaut de sa validité), l'échec de l'immanentisme, total et écrasant, se mesure dans la théorie, qui va de mal en pis, en particulier la tentative de corriger certaines conséquences en considérant que le fondamental demeurerait valable.
Théoriquement, l'erreur de l'immanentisme consiste à considérer que le complet remplacerait le fini, qui lui est extérieur et étranger, et qui ne compte pas, du fait qu'il ne serait pas complet. Le complet n'est pas le total. Seul compte ce qui est complet, au sens où c'est le suffisant. Mais ce suffisant découvre son défaut de cuirasse dans le fait qu'il se désintéresse de ce qui lui est extérieur et étranger. L'inexplicable reprend ses droits, catégorie proche du non-être. Spinoza remplace l'infini, terme négatif, par l'incréé. L'incréé ne signifie rien de plus que l'infini, à ceci près qu'il légitime le déplacement d'intérêt du réel vers le désir.
La philosophie cesse de se préoccuper du réel; elle le considère inutile, quand seul importe l'empire du désir. Lorsque Rosset fait du réel l'étalon de sa philosophie, il entend par réel ce décentrement vers le désir. Rosset ne définit pas le réel, parce qu'il juge cet effort superfétatoire et qu'il estime que l'important n'est pas de se préoccuper de savoir si le réel est infini ou non, vu que cet effort est inutile; mais de s'attacher à ce que notre désir soit complet et se rapproche le plus du modèle de la complétude. Rosset accrédite l'idée selon laquelle la complétude est la vraie problématique, qui encourage la désinvolture à l'égard de l'incréé.
Spinoza ne peut pas ignorer que le terme de complétude connote une réalité positive; quand l'incréé est un terme négatif, dont la désinvolture est patente. La "solution" complétude permettrait de ne plus s'importuner avec le réel, de conférer à cette problématique atavique une dimension revisitée. Mais la redéfinition n'est pas satisfaisante et l'on comprend pourquoi dès Nietzsche, il importe de corriger les erreurs de l'immanentisme et de lancer une révolution, dont la spécificité contraint à envisager une révolution qui ne soit pas changement de réel tout en l'étant, bref qui soit modelée selon les termes de l'impossible.
Le désir complet ne résout pas le problème cardinal du réel : sa faculté d'extensibilité, que l'on nomme infinie en langage transcendantaliste. Mais l'on voit mal comment dans un cadre figé et fixe, le désir pourrait évoluer. L'articulation entre définition et progrès n'est pas envisagée : certes, l'on pourrait estimer de manière sinistre que l'accroissement de la puissance implique la destruction des désirs dominés et que du coup, l'équilibre par la destruction qui s'instaure explique la permanence et l'équilibre du domaine envisagé comme le monde de l'homme.
Outre que cette vision ne tient pas compte du témoignage historique, qui atteste du progrès territorial et topographique entourant l'évolution du monde de l'homme, elle comporte une erreur logique interne : comment garantir que le domaine stabilisé par sa définition de complétude ne s'autodétruira pas et réussira à assurer sa viabilité et sa permanence? L'effet de stabilité ne s'obtient que par la mise en place d'un mécanisme d'autodestruction oscillant entre le cercle (vicieux) et l'effet de miroir, qui compris ne peut se déployer qu'à l'intérieur de ce cercle justement nommé vicieux.
Justement nommé : car toute structure de cercle mène vers le vice, au sens de l'autodestruction. C'est en ce sens que l'immanentisme serait définissable par la circularité, instaurant contre le transcendantalisme de la pensée classique une structure circulaire, quand le transcendantal suggère au contraire une pyramide il est vrai englobée dans un élément mal défini et dont on constate empiriquement qu'il fonctionne à ses résultats. On retrouve cette structure dans certaines traditions hindoues, qui considèrent le réel fonctionner selon la figure du cercle.
Nietzsche pensera perfectionner le cercle par la sphère, comme si la sphère conférait un meilleur réalisme en donnant à la figure géométrique la reconnaissance des dimensions. Mais toute circularité amène à l'autodestruction, ce qui fait que le modèle immanentiste, dont on voit qu'il s'inspire de l'héritage de traditions millénaires, via notamment certains modèles hindoues (mais on pourrait trouver des modèles équivalents dans les systèmes polythéistes africains), n'est pas viable.
Par rapport à la métaphysique, l'immanentisme se réclame de la circularité, quand la métaphysique proposerait un compromis intenable entre la pyramide et le cercle, qui ne correspond à aucune figure possible et qui impliquerait la négation de la forme géométrique, selon laquelle il faut pour correspondre à une formation géométrique :
1) dépasser la contradiction;
2) dépasser l'être du modèle de non-contradiction par la croissance.

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