vendredi 1 février 2013

Le réducteur

Alors qu'on présente souvent Kant comme un philosophe des Lumières ennemi de Hume, le critique de l'empirisme et tenant d'une approche philosophique éclairée, favorable à l'idéalisme et opposé à l'empirisme, on ne se rend pas compte que l'on amalgame l'idéalisme ontologique et l'idéalisme métaphysicien. Le coup de génie d'Aristote consiste à mélanger l'ontologie et la métaphysique en décrétant que l'on peut théoriser à propos (et sur) l'être, mais que l'être est fini et qu'il se trouve environné de non-être. Descartes vient rénover la démarche métaphysique en l'insufflant de données de science expérimentale moderne et en lui apportant quelques corrections théoriques, car la théorie métaphysique était devenue obsolète, alors qu'il est plus long et difficile de remettre en question la théorie que la pratique.
Kant n'est pas ce philosophe éclairé, qui viendrait défendre l'idéalisme platonicien et aristotélicien, puisque dès le départ, l'ontologie et la métaphysique sont opposées - que la démarche d'Aristote s'oppose à celle de Platon. Puis, ce n'est pas parce que vous n'êtes pas d'accord avec quelqu'un (contre Hume en l'occurrence) que vous ne vous situez pas sur le même plan que lui. Le métaphysicien se situe sur le même plan que l'empiriste?
La querelle entre Hume et Kant fait apparaître que Kant poursuit le point de vue de la métaphysique rénovée par Descartes, dans la querelle moderne de l'inné et de l'acquis. Kant répète, après Descartes et Aristote, que l'on peut théoriser sur le réel, tandis que Hume prend un parti plus radical et décrète que la théorie du réel est rendue impossible par l'absence de causalisme, critique qui annonce la théorie de la même mouche et de l'ahistoricité chère à Schopenhauer. Hume serait à rapprocher du parti des sophistes, tandis que Kant rétablirait la métaphysique.
Les sophistes décrètent que le réel est morcelé, chaotique, au sens où le non-étant morcèle les étants, selon la théorie irrationaliste émise par Gorgias. Du coup, ils se réfugient dans l'art du langage, un morceau de réel, qui au moins délivre un certain épanouissement. Hume ne fait pas autre chose quand il décrète que l'on ne peut démontrer le lien causal entre deux événements. Il s'adonne à l'histoire comme exemple de chaos, à la philosophie comme critique de la métaphysique, et au commerce, comme départ du libéralisme - autre rapprochement entre Hume et les sophistes (de brillants commerçants de leurs idées). Sur l'échiquier du nihilisme, l'empirisme que Hume lance est une expression plus virulente de nihilisme que la métaphysique - première et seconde moutures.
Hume entend ruiner l'idée selon laquelle on peut théoriser le réel. Le point faible de sa démarche consiste, en voulant démontrer que le causalisme n'est pas démontrable (contradiction dans les termes, car l'erreur implique la vérité), à ne proposer aucune alternative de substitution. Hume n'a rien à proposer d'autre que l'érudition, le snobisme et l'argent - le programme des sophistes. Mais Hume sera plus habile que Gorgias, au sens où Gorgias se grille en disant tout haut ce qu'il faut penser tout bas. Hume se contente de détruire le lien théorique dans l'être, tout en se gardant d'évoquer la question du non-être. En cela, il se montre fidèle à l'enseignement de Descartes, selon lequel il n'y a rien à dire du non-être.
Kant n'est pas l'ennemi de Hume, mais il cherche plutôt à restaurer l'unité de l'être et à ruiner cette attaque contre la causalité qui signifie l'impossibilité de théoriser au-delà de quelques éléments épars. Kant s'intègre dans la lignée métaphysique et,pour sauver la métaphysique et répondre à Hume en métaphysicien, il se trouve contraint d'aller plus loin que Descartes sur le terrain de l'irrationalisme. Kant sanctionne l'idée selon laquelle aux Lumières, la rénovation cartésienne est déjà en train de s'effriter.
Les attaques ont commencé dans son propre camp, avant l'empirisme dont Hume, avec l'immanentisme, qui est une hérésie cartésienne lancée par le disciple Spinoza. La critique empiriste du parti britannique aboutira au libéralisme, qui est un minimalisme théorique (laissez faire) et une apologie de l'impérialisme commercial. L'empirisme se révèle moins dangereux que l'immanentisme pour la métaphysique, au sens où il ne se préoccupe pas d'aborder le problème de la théorie du réel : il s'en débarrasse avec l'incréé, tandis que Hume et les empiristes se contentent de botter en touche.
La réaction de Kant n'est pas tant une réponse aux empiristes (et à Hume) qu'à l'immanentisme, dont ils constatent l'affaissement inexorable. On minore le statut et la position de Kant : c'est l'héritier de la métaphysique, via son maître Wolff, et toute sa préoccupation tient à ajuster la métaphysique au problème que pose la reconnaissance implicite du non-être, via l'irrationalisme divin côtoyant le rationalisme physique (la théorie cartésienne) : cet être fini et multiple que reconnaissait Aristote et qui s'avère théorisable génère de tels problèmes de reconnaissance, au sens où l'on ne parvient pas à le délimiter, à l'encadrer, qu'il échappe à la théorisation la plus expérimentale et qu'il se trouve par réaction détruit et attaqué.
La science expérimentale s'attache à définir un objet fini mais restreint, définissable, au sens physique. Descartes avait déjà essayé de définir comme physique l'être fini, mais cette définition demeure trop imprécise. Spinoza le mieux trouve le moyen d'ajuster la théorie aux avancées de la science : avec son désir complet, il définit un domaine théorique précis, le désir, aux bornes de la connaissance humaine, qui correspond au domaine physique. Kant répond à cette délimitation du réel en désir par sa représentation : le réel n'existe plus selon sa norme d'extériorité au sujet, mais selon la représentation, qui est finie et interne.
Et c'est ce qu'on nomme révolution copernicienne de Kant? Alors que l'avancée de Copernic consiste à faire croître le réel en même temps que la connaissance scientifique, Kant le rétrécit. Il sanctionne la décrépitude métaphysique, autant que la contestation immanentiste, elle aussi en lambeaux. Il y parvient d'une manière hallucinatoire : en réduisant le réel à la représentation, ce qui conserve une portée métaphysique, au sens où la métaphysique est ce qui tente de sauvegarder la théorie dans le fini - de concilier théorie et fini.
Kant n'a pas répondu au défi de Hume : Hume ose que le fini est chaotique et Kant reconnaît que le théorique est fini. De ce fait, il se situe en retard par rapport à Hume. Loin de réussir à réfuter la critique de la causalité, il l'entérine plutôt, en s'échinant à trouver une logique à la représentation, qui se désintéresse de l'extériorité et qui valide dans ce domaine majoritaire qu'il abandonne l'absence de causalité. Kant essaye d'expliquer :
- à Hume que l'on peut théoriser de manière métaphysique, alors que Hume appelle au fragmentaire chaotique - que le sombre philosophe politique Hobbes revendiquera, pour prôner son conservatisme dictatorial du Léviathan;
- et à Spinoza que l'on peut théoriser autour du fini humain (le monde de l'homme), alors que le désir est une appellation antithéorique autant qu'antimorale - la métaphysique cartésienne (a fortiori aristotélicienne) faisait du réel physique la nature dont s'empare l'homme.
Kant le métaphysicien postcartésien n'est pas ce philosophe qui permettrait à l'homme d'accéder à l'humanisme. Dans sa Géographie, périmée, il tient sur les Noirs des propos qui constituent le reflet des préjugés de son temps (ce que je veux bien entendre jusqu'à un certain point), mais qui aboutissent à rendre son impératif moral seulement catégorique pour les Blancs, voire les Asiatiques, nullement pour ceux qui Noirs sont tenus pour une race inférieure. L'humanisme kantien désigne l'humanisme des Blancs!
Ce constat limite la portée de la morale kantienne. Notre philosophe-métaphysicien n'a pas révolutionné la philosophie, au sens où il aurait transformé par croissance, mais on lui prête la révolution par excellence, la révolution des Lumières... Révolution perverse alors, celle consistant à faire passer pour changement, non celle qui tend vers l'accroissement et la pérennité, mais celle qui épouse les contours de la dégénérescence métaphysique, vers la réduction et le provisoire. Loin de révolutionner quoi que ce soit, Kant bricole.
Il s'adapte à la critique empiriste, il s'adapte à l'hérésie immanentiste, il bricole une réduction du réel à la représentation humaine. Tel est le vrai visage de Kant : le réducteur, ce qui m'évoque le réducteur de tête. Kant coupe le réel et s'arrange pour le rabougrir, après maintes opérations sophistiquées vers les bornes étriquées de la représentation. Kant est l'évocation fidèle de l'état de la métaphysique, qui n'a jamais cessé de s'adapter, de se compromettre en compromis, et qui essayent encore une fois au dix-huitième siècle de s'adapter à son déclin et à son décalage épistémologique, en introduisant dans son propos des bribes d'immanentisme avec une pincée d'empirisme.
Kant est arrivé au bout de la démarche d'intégration de la métaphysique. Il ne peut réussir dans son projet, qui implique une complexification inouïe, en lieu et place de la réduction : plus l'être est court, plus il est compliqué (au sens d'inutile complexité, sophistication artificielle et injustifiée). Cette complication, passant par l'élaboration de tables logiques aussi inventives qu'inventées, s'explique par compensation : on complique pour que la réduction passe pour enrichissement. La complication d'un espace restreint passe par le déchaînement compensatoire de formes illusoires et d'artifices, qui augmenteraient la portée et l'étendue de ce qui est restreint.
On rend profond l'infiniment petit pour ne pas avoir à avouer que la restriction sur la seule intériorité signe la décrépitude. Mais cet infini subsumé n'existe pas, au sens où il reviendrait à instaurer de la profondeur unilatérale : l'infiniment petit serait coupé de manière schizoïde de l'infiniment grand, comme si on décrétait qu'une seule moitié d'infini existe, ce qui reviendrait à proférer l'absurdité selon laquelle l'infini existe en tant que fini. Kant pour adapter la métaphysique à son temps aboutit à cet échec : il veut faire du fini de la représentation, fini singulier et arbitraire, le lieu de l'immobilisme et de la perfection, qui permettrait de répondre à Hume qu'il existe pourtant dans ce monde un endroit logique, causal, Éden interne, et à Spinoza que la théorie de la représentation dépasse l'intelligence du désir par la possibilité de théorisation qu'elle délivre et permet - elle.
Le meilleur moyen de théoriser consiste à isoler le réel le plus réduit, de telle sorte qu'on puisse enfin trouver sa communauté d'identité. Plus le réel est vaste, plus il devient difficile de parvenir à cet effet, tandis que la création artificielle de complexité intérieure essaye de remplacer le manque par la compensation. Il s'agit de surcompensation, dans laquelle on compense l'absence de physique par la sureffectivité de virtualité. Quelle virtualité? Virtualité de désir au sens où l'expression dit et rappelle que l'on prend ses désirs pour des réalités.
C'est sous-entendre que le désir est l'élément sous-jacent de tout projet métaphysique, dans lequel on théorise du fini, soit l'on considère que l'intellect fini peut être la fin. Mais l'intellect fini ne peut être la fini que s'il s'associe au désir. Ce pour la raison que ce qui est fini repose sur le désir : l'intellect est tourné vers ce qu'on nomme vaguement et justement (pressentant l'existence d'autre chose que le fini) l'infini. L'infini recherche un extérieur (infini) au sens où il pressent que le fini n'est pas suffisant et complet. Le désir est complet à partir du moment où il s'allie avec l'intelligence tournée vers l'infini.
Le désir montre qu'il est tourné vers l'extérieur en ce qu'il se meut dans le fini et que le fini ne peut mener que vers l'ailleurs. Le désir qui se présente et se prétend complet manque de sérieux au sens où il n'est pas capable d'exhiber son fondement et sa complétude. C'est l'argutie de Nietzsche selon laquelle ce qui est profond et réel n'a pas besoin de se justifier, ni de recourir à l'argumentation. Ce genre de propos relève de la porte ouverte à l'arbitraire. Le désir est incomplet, tout comme l'intelligence au service du désir.
Les deux écoles de finitude oscillent entre métaphysique et immanentisme : la métaphysique estime que l'intelligence peut théoriser le désir; l'immanentisme tient que l'intelligence dans le désir s'exprime de manière singulière et morcelée. De ce fait, elle ne peut se théoriser au sens des sophistes : ce n'est pas qu'elle ne peut s'exprimer, c'est qu'elle ne peut unifier l'être, encore moins le réel (au sens que Rosset lui donne, passant pour réaliste, alors qu'il est plutôt un réductionniste du réel au sensible/physique, dans un sens alliant la sophistique à l'immanentisme).
La différence entre Rosset et Hume, c'est que le parti des empiristes ne cherche pas à identifier un fondement, même antithéorique, comme c'est le cas dans le cadre immanentiste à quelque stade que ce soit. Les empiristes pourraient être tenus pour des sceptiques implicites, qui s'en tiennent prudemment au constat qu'au-delà de l'expérience, aucun résultat ne peut être tenu pour certain et vérifiable (puisque la causalité est illusoire). Ils réfutent le parti métaphysique, d'où la querelle avec Descartes, puis Kant; tout comme l'immanentisme, qui se montre encore trop axé sur la recherche de la complétude et du fondement, même antithéorique.
Pour l'empiriste, la sensation fondamentale signifie que l'on ne peut que dresser des remarques et des constats morcelés. D'où la passion de l'histoire et du libéralisme commercial chez Hume, qui sont deux modes d'action morcelés. Quant à la théorie empiriste, elle constitue une école, au sens où elle ne peut que s'ordonner en théorie entièrement négative. De même que le scepticisme proclame que l'Etre existe, mais qu'il n'est pas accessible, de même l'empirisme décrète que la théorie n'est pas admissible, et sans doute qu'elle n'existe pas.
De ce point de vue, Hume a engendré la fameuse réponse de Kant, sans qu'on l'identifie bien pour ce qu'elle est, cette réponse qui serait sortie de sa torpeur dogmatique : c'est une réponse de métaphysicien, adaptant la métaphysique à son déclin. La métaphysique se recroqueville sur son intériorité pour tenir le coup face aux critiques, alors que si elle était solide, elle répondrait de front.
On oublie que, derrière le dialogue Hume/Kant, Hume répondait déjà à Spinoza, au sens où il considère que l'immanentisme est encore trop tourné vers la recherche de ce qui n'est plus théorique, mais qui recherche néanmoins la complétude. La complétude serait un substitut qui nie le théorique comme possibilité d'unifier l'être, tout en considérant qu'une partie de l'être peut être unifiée. Elle ne peut plus être théorisée, au sens où l'unité n'est plus de mise; mais elle peut être unifiée dans le morcelé, ce qui aboutit à la complétude.
En ce sens, la complétude pourrait apparaître comme le substitut inférieur de la théorie, non au sens où la théorie métaphysique existe avec cohérence; mais au sens où la théorie métaphysique posant mal le problème de l'être (au sens où Wittgenstein accuse la philosophie de commettre des erreurs en posant des questions oiseuses et mal formulées). La complétude est la formulation adéquate (au sens spinoziste) de l'exigence de théorie, contenant la valeur d'infériorité, à partir du moment où elle admet que l'unification du réel sous la bannière théorique n'est pas possible.
C'est face à l'empirisme et à l'immanentisme que se positionne Kant, obligé d'admettre la faiblesse de la métaphysique cartésienne, qui avait soi-disant rénové l'aristotélisme agonisant et qui s'effondre plus vite qu'elle, du fait qu'il contient des erreurs théoriques plus profondes que ses corrections et adaptations à l'expérimentalisme scientifique. Kant est contraint en particulier de tenir compte de points de vue hérétiques qu'en cas de position de force il aurait dédaigné. Sa métaphysique de type subjectiviste et réducteur (centrée autour de la représentation) indique que la métaphysique s'effondre et qu'elle se tient en retard par rapport à la position immanentiste selon son propre prisme (chercher une théorisation de l'être fini). L'immanentisme répond que si la théorisation est la manière de mal poser le problème, la complétude est la solution adéquate.
Hume parle carrément de faux problème et botte en touche, non sans un humour typique de la mentalité aristocratique de l'Empire britannique (cynisme et cruauté). Par la suite, les métaphysiciens postkantiens essayeront de dégager l'impasse, consistant à s'arc-bouter dans un sas et à rejeter l'extériorité du réel en décrétant que l'être est l'arbitraire qui se fonde par opposition au néant et qui est d'autant plus constitué qu'il est environné de néant. L'être qui est là, le Dasein, est l'arbitraire de l'ordre, qui apparaît de manière violente et qui demeure inexplicable.
Le plus frappant dans le kantisme comme tournant de l'histoire de la rénovation métaphysique, de Descartes à Heidegger, c'est son manque de continuation autant que de continuité, comme si le projet kantien constituait une aporie, tant métaphysique que philosophique, alors que Kant passe pour le philosophe qui, par son sens du compromis autant que de la modération (libéral modéré autant que métaphysicien modéré), (re)lance et révolutionne la philosophie depuis les Lumières jusqu'à sa phase contemporaine. Si Kant n'a pas fait école, c'est que son système constitue une impasse. En ce sens, je serais partisan du point de vue consistant à discerner un axe dans le processus métaphysique courant de Hegel à Heidegger.
Depuis Kant, la détérioration de la métaphysique (et de l'immanentisme) a contraint Heidegger à adopter un point de vue violent : l'Etre surgit de façon arbitraire au milieu du néant. Si Heidegger a mis l'accent sur le Dasein, d'autant plus là qu'il est inexplicable (arbitraire), c'est parce que les explications historicisantes de Hegel se révèlent encore trop rationalistes. Hegel croit qu'il existe une logique qui préside au fonctionnement de l'Etre et qui pourrait aboutir à une cohérence au niveau du réel. Hegel n'hésite pas à forger un processus de médiation finie, dans lequel au final il inféode le non-être à l'Etre, ayant commencé par assujettir l'être au non-être. Dans ces linéaments dialectiques, Hegel estime que l'on peut déterminer un sens et un ordre, qui soient supérieurs à la violence, à condition que sa dialectique soit comprise pour ce qu'elle est : l'inverse de la dialectique originelle de Socrate selon Platon.
La dialectique est ce qui permet de dépasser les positions figées et finies, pour tendre vers l'infini, même si Platon ne parvient pas à définir l'infini et l'Etre. Hegel utilise la dialectique à des fins métaphysiques, ce qui fait que la dialectique hégélienne exprime la tentative de la métaphysique postkantienne, déjà rénovée par le courant cartésien, de rénover l'héritage kantien, pour pallier à son effondrement et à sa décrépitude, pour trouver une fin contenue dans le fini, que le kantisme n'est pas parvenu à édicter. Hegel propose la dialectique finie, qui finirait avec l'Etre, après être passée de la double médiation négativiste de l'être vers l'Etre, via le non-être.
Kant, pour ne pas sombrer dans les pièges tendus par Hume et par l'immanentisme, s'est enfermé dans une toile dans laquelle il ne peut se tromper, puisqu'il ne propose rien. Kant a construit le domaine de l'illusoire, selon lequel la représentation étant le réel, le réel indépendant n'existe plus. Mais comme la représentation ne se trouve pas davantage définie, l'ensemble de la pensée de Kant repose sur l'illusion et empêche seulement qu'on puisse s'en aviser. Kant ne veut pas que l'on déduise de la critique humienne que que la métaphysique serait une illusion, qui détruirait la métaphysique tout en rendant la philosophie préservée à condition qu'elle soit critique de l'illusion. Pour ce faire, il recourt à l'illusion généralisée, consistant, non plus à décréter que le réel est fini, mais que le réel est indéfini.
Plus que le révolutionnaire copernicien, Kant est l'illusionniste de la métaphysique. Ce qui est trompeur par excellence, c'est de tenir Kant, non pour un métaphysicien particulier et sans héritage, mais pour le philosophe humaniste, universel, tolérant et avant-gardiste, le symbole de ce qu'on nomme les Lumières, sans toujours se rendre compte du caractère hétérogène de ce mouvement et de certains traits contestables (comme l'alliance du libéralisme et de la liberté). Kant est connoté dans l'histoire de la philosophie, mais pas comme universaliste des Lumières, plutôt comme métaphysicien libéral et réductionniste : je parie ainsi qu'il vieillira mal.
Si l'actuelle histoire de la philosophie, qui domine l'académisme au point de passer pour philosophie, donne une image d'Epinal de Kant, c'est parce que ce dernier propose de la philosophie une interprétation invérifiable et illusoire, qui était le cheval de bataille de Deleuze, en tant que son point de vue mineur de postmoderne recoupe l'enseignement d'historien de la philosophie qu'il a reçu (et qu'il croit transformer en introduisant dans le classicisme kantien, cartésien et antique Spinoza et Nietzsche, Deleuze est un historien de la philosophie de formation classique qui se cache derrière une excentricité de vernis) : qui proclame qu'il n'est pas possible de réfuter un système philosophique de l'extérieur, seulement le discuter de l'intérieur?
C'est ce qui s'appelle du fanatisme, avec la disparition de la vérité au profit de l'interprétation. Kant ouvre la porte à cet arbitraire de l'interprétation, lui qui se targue de rendre le réel incertain au-delà de la représentation et qui coupe la vérité en deux : d'un côté la représentation, de l'autre l'incertain. Du coup, il ne reste plus que l'interprétation de la représentation comme grille de lecture du réel. Comme la représentation ne se trouve pas définie, sinon arbitrairement... Descartes avait initié cette vérité peu fiable en privilégiant dans la démarche de pensée la méthode de la logique interne (je valide ce qui est cohérent) à la vérification expérimentale (je valide le cohérent s'il se vérifié expérimentalement).
Moyennant quoi, Descartes s'est tant trompé dans ses choix scientifiques par rapport à son époque. Si Spinoza privilégie la géométrie aux mathématiques, ce n'est pas parce qu'il opte pour la préférence expérimentale sur le postulat. Il opte c'est une géométrie euclidienne, fondée sur des axiomes et des postulats invérifiables. Spinoza reprend la méthode de l'indémontrable et de l'invérifiable. Il recourt au terme négatif d'incréé. Outre que l'incréé est ce qui ne se crée pas, c'est aussi ce qui ne se démontre pas. On le vérifie dans l'histoire biaisée et déniée du nihilisme, qui n'est pas affirmation explicite et directe, intégrale, mais immixtion du nihilisme manipulateur et caché (le masque de Nietzsche, Spinoza, Descartes et Aristote) dans un compromis avec l'héritage transcendantaliste, qui dans l'histoire de la philosophie renvoie à l'ontologie.
Quant à la métaphysique selon Kant, il est intéressant de constater que notre philosophe austère ressent le besoin de proposer un modèle qui se rapproche de l'immanentisme pour l'éliminer : la représentation correspondrait au désir. Raison pour laquelle Kant ne fait pas vraiment école dans l'histoire de la métaphysique : le propre de la métaphysique consiste à relier la représentation au réel extérieur, même de caractéristique finie. La métaphysique préfère le terme de représentation au désir, car il ménage encore la possibilité de théorisation, quand le désir rend l'intelligence subordonnée. La théorisation reconnue par le kantisme implique que le réel extérieur existe, fût-ce au prix de contorsions obscures, mais serait peu connaissable, permettant seulement de sauvegarder l'effort de connaissance, préservé au prix de son statut purement interne.
La position de Kant aboutit à rendre l'effort de connaissance presque infaisable, ce qui est une drôle de manière de clôturer la connaissance - se rappeler que la métaphysique poursuit pour objectif constitutif de clore la connaissance et de produire ainsi la fin de la philosophie. Kant parviendrait de manière paradoxale et contestable à ce but originel en empêchant la connaissance, ou plus exactement en scindant l'effort de connaissance complet, allant de la représentation vers l'extériorité, par l'opération faisant de l'intériorité un domaine connaissable, et de l'extériorité un objet fort peu connaissable, alliant le chaos à l'incertitude.
Le mouvement se trouve fini dans les termes les plus réduits, non seulement en termes de finitude, mais aussi en termes d'incertitude. On comprend que les héritiers de la métaphysique postkantienne seront contraints de restaurer ce lien fini mais ample entre l'intériorité et l'extériorité, et de sauvegarder la possibilité de connaître le réel au-delà de la représentation. Hegel forge un système dans lequel il prend soin de sortir du blocage représentation/extériorité incertaine et chaotique en faisant de l'extérieur un monde ordonné, dans lequel la représentation peut lancer son hypothèse de connaissance. Hegel contribue à restaurer la possibilité métaphysique de la connaissance (de type fini).
Quant à Schopenhauer, ce philosophe se situe à mi chemin entre l'immanentisme et la métaphysique, lui qui se réclame de la moitié de la théorie kantienne, c'est-à-dire qui préconise, non sans justesse pour la clarté, de ne retenir de Kant que la première partie de la Critique de la raison pure (fort mal écrite, mais encore lisible, alors que la suite n'a guère été comprise de ses plus fidèles interprètes et commentateurs). Schopenhauer trouve chez Kant le moyen dans la représentation interne de fonder sa volonté, avec cette précision que la volonté présente un caractère plus sentimental, se prêtant mieux à la caractéristique de coupure finie que les velléités de théorisation du réel, fût-il scindé. En ce sens, Schopenhauer constitue le plus illustre disciple de Kant.

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