vendredi 18 mai 2012

Vieilles lunes


http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/05/15/les-vieilles-histoires-de-jpmorgan_1701494_3232.html

Dans un article conformiste, l'honorable correspondant du Monde à la City de Londres Marc Roche explique qu'il n'a jamais apprécié les méthodes de la banque Morgan et qu'à titre personnel, il a même subi l'opprobre de son arrogant P-DG, l'inénarrable Dimon, parangon du spéculateur financier qui se prend en toute ubris pour le maître du monde, voire un dieu régnant sur l'Olympe des marchés dérégulés. Pour Roche le plus important n'est pas là. 
Le plus important réside dans l'antisémitisme forcené qui marque la maison Morgan, surtout aux temps de sa splendeur, à la fin du dix-neuvième siècle, quand il fut le plus grand conglomérat de l'histoire financière mondiale. Roche précise qu'une évolution importante a eu lieu depuis (... la dérégulation du Big Bang de la City de Londres, mais cette précision est superflue, n'est-ce pas), et qu'à la ségrégation religieuse a succédé le cosmopolitisme utilitariste. Cette évolution est-elle vraie?
Un journaliste avisé des intrigues de l'oligarchie britannique ne peut ignorer que la banque américaine Morgan est issue de la City de Londres, plus précisément de sa branche Morgan Grenfell, et que cet empire américain n'est pas dirigé depuis Wall Street et la Côte est des Etats-Unis, à moins d'ignorer ce que Roche précise lui-même : les élites de cette Côte est oligarchique regroupent les grandes familles WASP et les lords issus de la tradition de l'aristocratie britannique et formés par les plus prestigieuses écoles de cet univers feutré. 
C'est dire à quel point l'influence historique de l'Empire britannique sur la banque Morgan recoupe la suprématie de la City de Londres sur Wall Street comme deux places financières liées par une hiérarchie qui n'a jamais évolué. Les oligarques britanniques ont tellement influencé le milieu de la Côte est américaine qu'il est oiseux d'un point de vue historique d'envisager  une domination financière qui n'a jamais existé (la suprématie de Wall Street) et qui ne saurait s'expliquer par des motifs aussi improbables que la domination WASP.
Parler de "suprématie de Wall Street", c'est oublier que les valeurs dominantes de la Côte est américaines sont issues de l'Empire britannique, avec un mimétisme qui évoque le petit frère singeant son aîné. C'est oublier également que la domination politique des États-Unis est intervenue chaque fois qu'ils ont suivi leur propre modèle de développement et qu'ils se sont affranchis de la tutelle britannique - comme lors de la politique de Roosevelt, qui permit de sortir de la crise financière ayant amené la Seconde guerre mondiale. Le principal problème à l'heure actuelle des États-Unis provient du fait qu'ils sont sous la coupe des intérêts financiers de l'Empire britannique qui régissent Wall Street et l'empire Morgan (désormais empire plus protéiforme, hétéroclite et morcelé).
Don't forget it : le monde de la finance a toujours été apatride. Deux de ses secrets ne sont jamais répercutés par les bien informés journalistes : 
1) l'Empire britannique existe toujours depuis son démantèlement politique, sous une forme mondialisée, avec ses paradis fiscaux, sa City névralgique et son Commonwealth très influent.
2) les banques américaines centrées autour de Wall Street, l'omnipotente place financière de la Côte est (méprisant les codes de sous-prolétaires frustrés du rap US se réclament lui aussi, par un mimétisme de capitalisme frustré, de cette proverbiale Côte), proviennent de racines britanniques, à tel point que l'oligarchie britannique fonctionnant en réseaux complexes et mouvants contrôlent les intérêts Morgan (ce que les complotistes simplificateurs présentent comme la subordination stable, pyramidale et cachée des intérêts Morgan aux intérêts Rothschild).
Quand on énonce qu'il n'y a pas de fumée sans feu, on oublie de mentionner quelle est cette fumée et d'où elle vient - la fumée indique l'existence d'un feu, non son identité. Ce qu'il convient de comprendre dans cette subordination stratégique des milieux financiers à la City de Londres (notamment les milieux américains de la Côte est), c'est que, contrairement à ce qu'assène Roche, les relations ont été fondées par l'intérêt utilitariste et libéral, transcendant les clivages entre obédiences religieuses (souvent voisines). Outre qu'il serait bon de rappeler le lien entre les WASP et l'anglicanisme, il serait surtout avisé de comprendre que le monde financier suit l'intérêt comme fin première et que les clivages d'ordre religieux sont assujettis à cet utilitarisme financier.
Quand on pointe du doigt l'antisémitisme de la maison Morgan, non sans bien-pensance de nos jours, on oublie que les milieux catholiques, qui ont ressenti d'hypocrites réserves vis-à-vis du monde de l'argent et de ses méthodes de spéculation (les princes veulent bien du pouvoir que procure l'argent, à condition de fermer les yeux sur les méthodes de leurs collaborateurs). Pourtant, la judéophobie (terme plus exact que l'antisémitisme) s'est accommodé des intérêts supérieurs de la spéculation financière. On connaît l'usage que les familles régnantes d'Europe firent de certains milieux juifs pour leur confier les basses-oeuvres déconsidérées de la gestion bancaire.
Si l'on confiait à des minorités aisées (comme certaines milieux juifs, mais pas seulement) la gestion d'aspects fondamentaux, quoique méprisés des affaires publiques, la culture protestante a assoupli d'une manière très hypocrite la mentalité catholique, en valorisant le mérite personnel et en permettant l'enrichissement valorisé à condition qu'il profite aux dominants. La constitution de l'Empire britannique valorise le pouvoir financier autour de la City de Londres à condition qu'il bénéficie à l'oligarchie britannique : l'aristocratie des lords et ladies réunie autour de la Couronne.
Dans cet enchevêtrement de valeurs classiques (religieuses) et balbutiantes (idéologiques), l'on encouragea, pour les mêmes raisons sociales sus-mentionnées, l'accession de petits milieux juifs à la gestion financière, de telle sorte qu'ils pouvaient servir de paratonnerre à l'oligarchie les contrôlant et qu'ils commencèrent à jouer leur rôle historique au service des puissants. C'est ainsi que certains milieux juifs introduits dans l'expertise bancaire, comme les fameux et fantasmés Rothschild (même si lord Jacob Rothschild est une locomotive du monde des affaires, selon l'expression de Roche, et le symbole métonymique du Big Bang de la City), ont joué un rôle important dans le milieu financier, bien que leur pouvoir soit sous la coupe constante des intérêts de l'oligarchie qu'ils servaient.
Les banquiers juifs depuis presque mille ans ont appris à servir les intérêts de ceux qui les utilisaient et n'hésitaient pas en cas de problèmes à les traiter en boucs émissaires. Du coup, ce que Roche présente comme un fait récent, le caractère cosmopolite de la finance mondialisée, résulte d'un processus connexe au développement moderne de la finance. Dans ces milieux, on travaille de manière utilitariste. Cet oubli de Roche lui permet de glisser sur le fait que les Morgan ont travaillé sans vergogne avec des banquiers juifs (comme certains banquiers de la maison Lazare), avec cette précision que ce beau monde ne raisonnait pas en termes d'identité religieuse, mais d'intérêt financier à court terme.
L'antisémitisme est subordonné à l'utilitarisme dénié, inhérent à la mentalité des réseaux financiers. La maison Morgan n'a pas été un cartel bancaire antisémite, au sens où elle aurait refusé de travailler avec des juifs, mais un milieu soumis à la loi du plus fort : on travaille cependant avec des juifs s'ils sont adoubés par les milieux britanniques dont on est issu et dont on revendique sur la Côte est les valeurs si délicieuses et traditionnelles. C'est ce qui s'est passé avec les intérêts Morgan, qui ont travaillé avec des milieux juifs dans la haute finance, pourvu qu'ils soient adoubés par la City et l'oligarchie britannique.
Cette évidence historique n'est pas antithétique avec le fait que ces milieux juifs (promoteurs du sionisme mélangeant idéologie et religion) aient travaillé avec des antisémites ou se soient accommodés de l'antisémitisme de certains de leurs parrains et supérieurs : ces milieux juifs sont mus par l'enrichissement personnel et l'utilitarisme. Ils se moquent tellement d'autres types de valeurs, sinon de manière secondaire, qu'ils agissent par intérêt et qu'ils furent capables de soutenir des causes antisémites du moment qu'ils estimaient qu'elles satisfaisaient à leurs intérêts à court terme - et tant pis s'il fallut ensuite retourner casaque du fait du caractère destructeur du régime nationale-socialiste et de l'engagement de l'Empire britannique dans la Seconde guerre mondiale du côté des Alliés et contre le bellicisme des fascismes au sens large.
L'inconséquence de la stratégie financière s'explique par sa vision à très court terme : l'utilitarisme. Cette stratégie put pousser certains financiers de l'Empire britannique à soutenir le sionisme non pas par attachement à la cause idéologique ou par philanthropie judéophile, mais parce que cette oligarchie estimait que le sionisme se trouvait utile. Idem avec les fascismes, dont le nazisme.
3) Il eût été bon que Roche mentionnât cette particularité : l'on peut être antisémite et travailler par utilitarisme avec des financiers juifs, qui eux-mêmes ne sont pas mus par le communautarisme religieux ou idéologique : tous ont pour point commun de poursuivre la fin de l'utilitarisme.
Roche aurait dû se rappeler que certains de ses confrères ont diffusé un instrutif documentaire sur France 5 qui rappelle que la City de Londres constitue le fondement du système mondial des marchés financiers et que Wall Street n'en est qu'un dérivé puissant, mais secondaire. Roche serait cohérent avec son raisonnement : il convient d'identifier le fondement du processus (la City et l'oligarchie afférente), non de s'en tenir aux émanations, aussi influentes soient-elles (Wall Street & Co.).
Roche devrait accepter de perdre son prestigieux emploi de correspondant à la City pour le compte du plus prestigieux des journaux du progressisme oligarchique français. On prétend que dans la vie, c'est soit l'honneur, soit les honneurs. Roche a fait son choix. Il lui reste à nous entretenir, avec gourmandise, des évolutions de la royauté britannique ou à s'en prendre aux activités toxiques de certaines grandes banques américaines (Goldmann Sachs servant de bouc émissaire à des pratiques généralisées). Il nous divertit avec le secondaire en omettant de le relier au principal : non l'antisémitisme, non l'hégémonie des institutions financières de Wall Street, mais les pratiques autour de la City de Londres, notamment les marchés des devises et des produits dérivés.
Ce serait plus courageux. Emblématique de la plupart des grands journalistes français, Roche aura voué sa vie aux honneurs : la loi du plus fort, le prestige social, l'arrivisme médiatique. Ce n'est pas ainsi qu'on rend témoignage à la vérité. Mais c'est ainsi qu'on collabore au journal français qui, après avoir dénoncé la Collaboration, est devenu le porte-voix des intérêts financiers internationaux, certains français, et qui finira lui-même en collaborateur attitré de ce qu'il a initialement dénoncé.

Je joins l'article en question :

"Les "vieilles histoires" de JPMorgan

LE MONDE |  • Mis à jour le 

JPMorgan, première banque par les actifs aux Etats-Unis.
La banque américaine JPMorgan Chase est aujourd'hui l'objet de toutes les moqueries. Depuis l'annonce, le 10 mai, de la perte d'au moins 2 milliards de dollars dans les opérations de courtage de sa filiale londonienne, son PDG, Jamie Dimon, fait rire - jaune - à la mesure de son arrogance donneuse de leçons et de l'autoproclamation de son génie. Surtout, du haut de son Olympe, "Jamie le magnifique" ne souffrait aucune critique.
L'auteur de ces lignes a fait l'expérience du mépris affiché par Jamie Dimon à l'égard de ses contradicteurs. Un article intitulé "Une vieille rivalité entre banque protestante et banque juive" en avait été la cause. Ce texte, publié dans Le Mondedu 8 octobre 2008, à propos du rôle de JPMorgan dans la faillite, trois semaines auparavant, de Lehman Brothers, avait mis en exergue l'antisémitisme affiché de la maison Morgan au XIXe siècle et jusqu'à la seconde guerre mondiale.
"Comment osez-vous remuer ces vieilles histoires ?", s'était plaint le porte-parole de la banque sur un ton péremptoire. Du jour au lendemain, pour avoir rappelé un fait historique indéniable, le correspondant du Monde à Londres était devenu persona non grata à la cour du roi Jamie. Il y avait pourtant beaucoup à dire.
ANTISÉMITISME
A la fin du XIXe siècle, la maison Morgan, alors le plus grand conglomérat de l'histoire financière mondiale, et ses acolytes protestants bon chic bon genre sont omnipotents. J. Pierpont Morgan (1837-1913) représente alors l'Amérique des mille et une nuits, mais aussi ses excès, ses abus, ses "barons voleurs" tant honnis.
Sa puissance repose sur trois banques : JPMorgan à New YorkMorgan Grenfellà Londres et Morgan & Compagnie à Paris. A l'époque, cet univers huppé américano-européen mêle grandes familles WASP ("White Anglo-Saxon Protestant", c'est-à-dire Blanc, anglo-saxon et protestant) de la Côte est desEtats-Unis, lords passés par Eton puis Oxford ou Cambridge et continentaux au sang bleu.
J. Pierpont Morgan est aussi un virulent antisémite. Ce fleuron du protestantismedit haut et fort le malaise qu'il ressent en présence de ses confrères juifs. Morgan, mais aussi Kidder, Peabody & Co, First Boston ou George F. Baker, précurseur de Citigroup, refusent de traiter avec les compagnies juives. Sujets alors à une véritable ségrégation, les établissements israélites sont systématiquement exclus des grands financements industriels, l'automobile, l'acier, le pétrole.
Ils doivent se contenter des secteurs moins nobles de la distribution, du textile ou de l'agroalimentaire. Les Kuhn Loeb, Lehman ou Goldman Sachs feront avec, en se montrant particulièrement novateurs en matière de montages financiers au profit des nouveaux acteurs économiques, en particulier dans le secteur desservices, alors en voie de création.
Les catholiques ne sont guère mieux lotis. Confrontés au même ostracisme, ils se réfugient dans la banque commerciale. La seule banque d'affaires "papiste" estMerrill Lynch, fondée par un Irlandais.
SOUTIEN DISCRET AU REICH
Dans les années 1930, Morgan critique en public la persécution des juifs dans l'Allemagne nazie. Mais, en privé, l'enseigne s'accommode très bien d'un régime qui, à l'écouter, combat le même ennemi : le communisme. L'entreprise Morgan à Londres espère que ce soutien discret au Reich et à la politique d'apaisement envers Hitler lui permettra de se faire rembourser l'énorme paquet de dette allemande liée aux réparations de la première guerre mondiale qu'elle détient.
Il faudra attendre 1984 pour qu'un dirigeant juif accède au poste de numéro deux de JPMorgan. A Londres, au même moment, Morgan Grenfell (aujourd'hui intégrée à la Deutsche Bank) n'employait pas de juifs à l'international.
Heureusement, l'époque où le facteur religieux dominait la vie des affaires est bel et bien révolue. Sous les coups de la déréglementation et de la mondialisation, la religion a disparu comme valeur dominante. Seule reste la compétence. Une salle de marché est aujourd'hui une tour de Babel (... mais où tout le monde parle anglais !). Tout se ramène au diptyque : acheter ou vendre. La finance est devenue un village "global", cosmopolite et transfrontalier. Ainsi, dans le scandale qui frappe actuellement JPMorgan, le courtier responsable, Bruno Michel Iksil, est français, son chef à Londres est grec et la responsable de son département, leChief Investment Office, est américaine.
PEU DE REPENTIR
Depuis longtemps, il n'est plus utile, pour faire carrière, d'être protestant chez JPMorgan - Jamie Dimon est grec orthodoxe - ou juif chez Goldman Sachs. L'hostilité historique entre les deux confessions concurrentes qui se partageaient la haute finance anglo-saxonne jusqu'aux années 1960, en raison notamment de la pudeur du catholicisme à l'égard de l'argent ou de l'hostilité de l'islam aux prêts à intérêts, a tout simplement disparu.
Reste que JPMorgan n'a jamais exprimé publiquement son repentir sur sa période antisémite, qui a correspondu à son âge d'or. D'ailleurs, à l'étage des salles àmanger, au siège de Park Avenue, J. Pierpont est omniprésent, par ses portraits, son secrétaire, ses livres rares. Plus on fait fortune avec l'avenir, plus on a tendance à se réfugier dans un passé qui autorise toutes les indulgences.
roche@lemonde.fr

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