mardi 23 avril 2013

Assassins de l'égalité

Le caché est l'illusoire.

A la suite de l'ouvrage de Cardet, qui donne à réfléchir sur la dérive, vérifiable désormais, et prévisible depuis ses limbes, du rap, en particulier sur le fait que le rap est vicié dès ses fondements et ne peut de ce fait que produire du mineur assez bien, jamais du bien (même mineur), le plus souvent un son (terme peu musical) oscillant entre médiocre et moyen : 
- non seulement ce reproche n'est pas propre au rap, mais concerne l'ensemble des contre-cultures plurielles, multiples, éclatées et antagonistes (la musique dite black en regorge, avec de multiples segments de marché qui sont adoubés par des fans, dont la première caractéristique est de ne pas s'en rendre compte, d'en être les victimes premières, naïves et souvent incultes);
- il faudrait s'attaquer au rap underground, non pour en faire une somme ne dépassant pas le médiocre, ce qui serait injuste, mais pour noter que le socle qui permet de continuer à défendre le rap de l'accusation de défectuosité est la caution underground, pas le rap commercial (rap game). Or la production underground se trouve viciée tout autant que le rap game et ne peut qu'endiguer le progrès musical, artistique, culturel et intellectuel de l'auditeur : la compréhension se trouve limitée (encadrée) aux bornes contre-culturelles et empêche l'auditeur formaté d'accéder au sens critique et au progrès comme continuité.
Non seulement le rap détruit la sensibilité musicale, mais encore le rap empêche le développement de l'esprit critique, en particulier chez l'adolescent, qui constitue le public privilégié du rap. L'impact des contre-cultures, dont le rap, sur leurs auditeurs relève de la conséquence majeure, surtout si l'on s'avise que le rap se veut une musique de contestation, destinée en premier lieu aux opprimés. Si on enlève aux opprimés leur esprit critique, il ne leur est plus loisible de l'exercer pour contester leur état. Le rap est ainsi au service des forces oligarchiques qu'il proclame combattre, en particulier le rap underground, qui se fait fort d'être plus radical par
Le rap soi-disant contestataire participe ainsi du conservatisme oligarchisant, tendant à empêcher les opprimés de se révolter au nom de la contestation. Dès lors, qu'il devient urgent de dénoncer l'imposture du rap, de la contestation frelatée qu'il charrie, plus largement des conséquences des contre-cultures sur des esprits jeunes ou viciés, qui ne peuvent accéder à la culture, et qui, pis encore, estiment que leur genre artistique constitue une forme de culture d'autant plus attirante qu'elle concilie le besoin culturel avec leurs désirs de contestation (adolescente).
Quand Cardet définit les férus de rap (fans, y compris au sens fanatique) comme des "baisés du rap", il rappelle que le rap est une contre-culture qui empêche d'accéder à la culture, simplificatrice au mieux, souvent simpliste (alors sous-culture), d'autant plus que le propre du rap est de se vendre comme produit de contestation anticapitaliste, ce qui contient une contradiction dans les termes : comment se vendre en tant que produit si l'on est anticapitaliste? Comment dépasser le stade de la contestation si l'on n'a aucune alternative à proposer en lieu et place? Enfin, peut-on produire des oeuvres d'art de qualité avec pour fin la contestation, qui est d'ordre social et/ou politique, mais qui ne peut atteindre à l'art, en particulier à la musicalité?
Ces questions montrent que le rap est une parmi tant d'autres des expressions de la black music (le terme plus lucide serait : la black pop music), qui ne sont qu'un segment de marché des contre-cultures mondialisées (pluriel plus adéquat que le singulier unifié de contre-culture), dont le propre est de tendre vers la multiplicité. Ces expressions ne sont pas toutes mauvaises; mais en relevant d'une contre-culture, elles ne peuvent tendre vers la culture, qui vise à l'unité, et dont la particularité est de permettre le progrès, tandis que les contre-cultures installent l'homme dans la facilité de la stabilité et engendrent la sclérose culturelle.
De même que le propre d'une contre-culture est de promouvoir l'arnaque de l'underground, de même, les contre-cultures tendant vers le commercial, leur paradoxe est d'y réserver leurs meilleures productions, contre la revendication de l'underground, selon laquelle le meilleur se trouverait caché, non commercialisé : le rap underground relève de l'hypocrisie contradictoire. Comme dans toutes les expressions artistiques, il existe une hiérarchie dans le rap, où certaines chansons sont meilleures que d'autres et certains artistes valent mieux que d'autres. Certains rappers développent des expressions originales et véhiculent des interprétations intéressantes (ainsi du spoken word).
Mais le meilleur du rap, comme de n'importe quelle autre contre-culture, cas du rock, ne peut, du fait de ses limites internes, atteindre la valeur majeure, que permet la culture. Sans doute de bonnes expressions contre-culturelles tendent vers des formes de culture mineures. Un bon rap ne vaudra jamais un morceau de musique reconnue a posteriori classique (terme qui finit par vouloir tout et rien dire). Pourquoi? La "bonne musique" ne serait alors que passée, ce qui relèverait de la considération réactionnaire. Le critère de la bonne musique : elle doit développer des techniques de composition nouvelles et viser à lancer des processus qui s'opposent à l'instantanéité contre-culturelle.
"Le rap underground ne peut être une musique majeure" signifie que la caution du rap s'effondrerait si son expression underground se trouvait démystifiée.
- L'argument technique (musicologique) porterait sur la saturation que contient le rap : les paroles poétiques se trouvent redoublées de manière artificielle et abusive d'une scansion de type syncopé (et samplée, donc dénuée d'originalité), qui ne peut que brimer le sens et révéler sa pauvreté répétitive. Limite poétique et pauvreté musicale engendrent la saturation et empêche le rap de prétendre à l'expression musicale majeure. C'est la limite esthétique du rap.
- L'underground évoque ce qui ne sort pas de terre et qui de ce fait ne peut que relever de l'instantané, ne peut prétendre au processus. Ce qui se destine à ne pas sortir de terre pourrit. Le même phénomène se produit en musique, où l'underground signale un type de refus d'accéder à l'art et au culturel. Refuser de sortir de terre ne signifie pas refuser le commercial, mais refuser le phénomène de la communication et de l'expression, ghettoïser le rap entre initiés, et proposer l'oxymore du rap anticommercial. Underground signifie que le rap enfanté comme commercial dérive vers le refus capitaliste (bien entendu, sans aucune proposition alternative)!
Les protestations ne changeront pas l'évidence. Qu'un Scott Heron ne soit pas assimilable à du Snoop Doggy Dogg (selon l'une de ses appellations) signifie que l'on peut proposer un niveau de qualité dans le rap, mais, rappel, mineur. L'attrait du rap s'effondrerait-il si l'on se rendait compte qu'il est vicié dès ses fondements, qu'il contient depuis lors la contradiction et qu'il ne peut échapper à son statut de contre-culture? Le plus pernicieux est qu'il laisse entendre, comme toute contre-culture, qu'il serait rebelle et pérenne, au sens où l'utilisateur pourrait en peu de temps acquérir un savoir alternatif, équivalent au savoir considéré comme rédhibitoire et classique, le savoir passé, celui des parents en termes adolescents.
Assassin = Platon. Cette assertion stupide se montrerait plus valable que Assassin = Mozart : le rap tend plus vers l'expression poétique saturée que la musicalité chantée en paroles. C'est une caractéristique de la contre-culture que d'osciller entre plusieurs formes, dans un genre hybride qui vire en sous-genre. Alors que l'auditeur tend à estimer le contraire, le problème se concentre davantage sur l'underground que le rap game. Le genre commercial revendique sa démarche et présente une certaine authenticité - dans son hétérodoxie mineure. Mieux vaut un rap formaté pour accepte son orientation commerciale que de l'underground qui refuse le commercial au nom de motifs moralistes et pesants.
L'underground vire alors, au choix, au moralisme éducatif, à la contestation négative (le ressentiment), au stéréotype exacerbé, dont le statut confidentiel s'explique par sa radicalité supérieure au hardcore officiel. Les thèmes abordés par l'underground ne peuvent être positifs : leur négativité renvoie à leur incomplétude, la moitié enterrée n'accédant pas à la visibilité. Ne reste que le négatif, ce qui correspond à ce que Rifkind le producteur à succès théorise comme de la consommation triste. Plus que jamais, il est temps de démystifier ce qui relève de l'underground : ce qui se présente tel pour camoufler son échec commercial; plus grave, ce qui se présente comme antithétique avec le commerce.
Le succès n'est bien entendu pas gage de qualité. Mais l'underground anticommercial signifierait que du commercial initial s'est mué en chemin (par quel miracle?) en anticommercial. Ce qui est anticommercial ne peut être que de la copie de commercial s'opposant sans rien proposer en échange. Le mythe de la perle inconnue n'est pas plus possible dans le rap que dans tout type de contre-culture.
Si la culture ne passe pas forcément par le commercial, plus l'inconnu l'est, plus il sera reconnu posthume, mais reconnu tôt ou tard, comme le rappelle depuis la Renaissance les inconnus (relatifs) de leur époque, dont Shakespeare offre le plus sûr exemple. La reconnaissance commerciale n'est pas le critère de la qualité artistique, tant s'en faut, mais l'on ne peut prôner l'underground contre le commerce sans établir la contradiction de deux formes complémentaires, antagonistes seulement si elles se tiennent sur le même plan et procèdent de la même matrice :
- si l'underground découle du mouvement commercial dès ses origines, cas du rap;
- si l'underground est considéré comme un état définitif, alors que la reconnaissance doit arriver tôt ou tard pour sanctionner la qualité, et que la reconnaissance posthume s'oppose à la stabilité underground, dénuée de toute possibilité de reconnaissance.
La véritable critique contre le rap ne porte pas contre le rap game, parce que ce type de rap, même majoritaire au sein du genre, est discrédité sur la durée d'un point de vue qualitatif. Le rap game est conçu comme un produit pour faire du fric, du business, et se trouve dès lors déconsidéré d'un point de vue artistique, en particulier si l'on considère sa pérennité. Mais si je devais identifier des formes de rap qui sont meilleures à d'autres, celles qui atteignent un niveau de mineur satisfaisant, je les chercherais dans le rap game, pas dans l'underground. Quand Rifkind explique que l'underground ressortit de la  consommation triste, il exprime depuis le point de vue du producteur que l'underground est le véritable problème du rap.
Le problème artistique et culturel. Une contre-culture se légitime par sa face underground, qui affirme, contre la logique, que le meilleur est le caché, quand le visible serait le moins bon. Ce raisonnement légitime l'idée selon laquelle la qualité ne peut sortir de sa confidentialité. Mais : comment certains font-ils pour connaître l'inconnaissable? Mieux vaudrait préciser : l'invérifiable. L'underground crée une certitude inexpugnable, selon laquelle le caché se révèle d'autant plus intéressant qu'il demeurera clôt et enfoui.
Seul l'habitué a le privilège de connaître cet intéressant inaccessible à la masse moutonnière. Il s'en félicite, s'en délecte et tient le reste pour inintéressant. C'est un initié à des mystères dont la caractéristique est de ne pouvoir être communiqués. L'habitué underground adhère à l'invérifiable. Ce qui lui importe n'est pas tant que ce à quoi il croit soit de qualité que ce produit demeure caché, connu de quelques initiés, happy few, marginaux. L'underground se moque de la reconnaissance et de la vérification par le temps. Ce qui lui importe est de humer le parfum du secret, de l'initiation pour les rares à être au courant. La reconnaissance tendrait presque à faire disparaître le charme de l'underground et à lui conférer une visibilité suffocante.
L'habitué se montre snob, élitiste, dans le moment où il prétend se tenir à l'écoute de ce qui peut rester à la fois non reconnu et de qualité. L'habitué se prétend progressiste et avant-gardiste, quand il recoupe un sentiment de réaction et de sélectivité. Mais de sélectivité faussée : la sélectivité basée sur la visibilité est fausse en ce qu'elle croit dans la domination. Au moins adhère-t-elle au visible. La sélectivité cachée passe un degré dans la fausseté : tout aussi sélective, elle est en outre cachée.
L'underground est le vice névralgique de toute contre-culture. Laissant entendre qu'il peut être de qualité, il donne une légitimité aux contre-cultures. Si une contre-culture passait pour un amusement, un passe-temps éphémère, il n'y aurait pas de problème. Cas du disco, qui se danse sans autre prétention. Mais la légitimation du rap comme art conciliant l'underground et la qualité rend possible que l'expression poétique passe par sa confidentialité, non provisoire, mais définitive - d'autant plus de qualité qu'elle est définitive. Si les fans peuvent expliquer avec contre-snobisme qu'il existe du bon rap, c'est grâce à la caution underground.
Sans elle, le rap désignerait une ribambelle de chansons oscillant entre fête et contestation. Mais la contestation accède pour une génération (seuulement) à la possibilité de signifier la rébellion subversive et de qualité grâce à la caution underground. Véritable label du phénomène contre-culturel, l'underground laisse croire que la contradiction n'est pas impossible, invivable, mais porteuse d'un message qui n'apporte aucune solution, ni espoir, mais qui comporte pourtant la qualité populaire. En ce sens, l'underground est marqué du sceau de la différence : la différence sert de paravent à la légitimation de la médiocrité et à son recyclage au service de la cause des opprimés.
La culture est perçue par les adeptes d'une contre-culture comme élitiste et institutionnelle, tandis que la contre-culture serait elle - populaire. Problème : outre que beaucoup d'aspects culturels sont populaires et rencontrent un écho populaire, une contre-culture est un phénomène de mode, qui ne dure jamais. La catégorie du populaire éphémère dessert le populaire. Le rap dure certes depuis quarante ans, mais change suivant les générations, avec des artistes à la longévité réduite - quelques années. Il est amusant d'entendre des adolescents d'aujourd'hui considérer que les idoles de leurs grands-frères sont des has been et des lourdingues. Le but d'une contre-culture est de suivre la versatilité de la mode, pas d'apporter la durée.
L'underground est le moyen relevant d'une contre-culture pour faire passer pour de l'art et de la qualité l'éphémère et le mineur - le plus souvent, ce mineur se révèle à l'examen médiocre, voire nul. En ce cas, on peut parler de sous-culture. La plupart des productions rap sont des produits sous-culturels, nuls en paroles, violents dans les sons, qu'ils font passer pour de la musique de qualité. Le sous-culturel est plutôt l'apanage de l'underground que du commercial, avec une propension à se montrer plus virulent, plus radical, plus authentique que le commercial.
L'imposture de l'underground prétend instaurer du caché pérenne, sans rappeler que la reconnaissance peut être tardive (exemple de Schopenhauer), voire posthume (quasi exemple de Nietzsche). Les arguments musicologiques viennent confirmer cette thèse : l'underground est bien plus prétentieux que le commercial. Le commercial se donne pour ce qu'il est; l'underground se fait au surplus passer pour ce qu'il n'est pas. De ce fait, la prétention de l'underground à la qualité est prétentieuse. Il est la caution artistique et qualitative de toute contre-culture, autant dire le toc travesti en strass.
Dans le cas du rap, la contre-culture laisse croire à l'auditeur lucide, et donc critique (dans un sens sévère), qu'il est passé à côté du rap de qualité, à condition que ce fameux rap existe d'autant plus qu'il ne lui est pas connaissable et ne peut être connu que de quelques initiés, doublement privilégiés : ils font partie des rares à connaître le mystère; leur initiation restera toujours confidentielle - attente qui témoigne de l'adolescence et qui classe la contre-culture comme une transition vers la culture. Quand elle s'installe, elle dégénère en revendication ridicule.

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